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à combattre que des arguments protectionnistes, la victoire ne se ferait pas longtemps attendre. J’ai assisté à beaucoup de conférences, composées d’hommes de lettres ou de jeunes gens parfaitement désintéressés dans la question, et je me suis convaincu qu’un patriotisme et une philanthropie fort respectables, mais peu éclairés, avaient ouvert contre le libre-échange une source d’objections aussi abondante au moins que l’économie politique du Moniteur Industriel.

Les rêveries sociales, qui, de nos jours, ont une circulation très-active, ne sont pas dangereuses, en ce sens qu’il n’y a pas à craindre qu’elles s’emparent jamais de la pratique des affaires ; mais elles ont l’inconvénient de dévorer une masse énorme d’intelligences, surtout parmi les jeunes gens, et de la détourner d’études sérieuses. Par là elles retardent certainement le progrès de notre cause. Ne nous en plaignons pas trop cependant. Elles prouvent que la France est calomniée, et que souvent elle se calomnie elle-même. Non, l’égoïsme n’a pas tout envahi. Quoi que nous voyions à la surface, il existe au fond de la société un sentiment de justice et de bienveillance universelle, une aspiration vers un ordre social qui satisfasse d’une manière plus complète et surtout plus égale les besoins physiques, intellectuels et moraux de tous les hommes. Les utopies mêmes que ce sentiment fait éclore en constatent l’existence ; et si elles sont bien souvent frivoles comme doctrine, elles sont précieuses comme symptôme. De tout temps on a fait des utopies ; elles n’étaient guère que la manifestation de quelques bonnes volontés individuelles. Mais remarquez que de nos jours il n’est pas un écrivain, un orateur qui ne se croie tenu de mettre en tête de ses écrits et de ses discours, ne fût-ce que comme étiquette, ne fût-ce, passez-moi l’expression, que comme réclame, les mots : égalité, fraternité, émancipation du travailleur. Donc ce n’est pas dans celui qui s’adresse au public, mais dans le public lui-même que ce sentiment existe,