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passage ; et l’humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs futurs ; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez apporté à l’art d’agiter sera pour le genre humain un plus grand bien que l’objet spécial de vos efforts, quelle qu’en soit la grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans l’opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en œuvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la palme de l’immortalité et je vous marque au front du signe des grands hommes.

Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j’ai déserté le champ de bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il faut bien le dire, l’œuvre en France est plus scientifique, moins susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les obstacles matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n’avons ni railways ni penny-postage. On n’est pas accoutumé aux souscriptions ; les esprits français sont impatients de toute hiérarchie. On est capable de discuter un an les statuts d’un règlement ou les formes d’un meeting. Enfin, le plus grand de tous les malheurs, c’est que nous n’avons pas de vrais Économistes. Je n’en ai pas rencontré deux capables de soutenir la cause et la doctrine dans toute son orthodoxie, et l’on voit les erreurs et les concessions les plus grossières se mêler aux discours et aux écrits de ceux qui s’appellent free-traders. Le communisme et le fouriérisme absorbent toutes les jeunes intelligences, et nous aurons une foule d’ouvrages extérieurs à détruire avant de pouvoir attaquer le corps de la place.

Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu et… mais que servent les plaintes et les regrets !