Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
451
LETTRES PARISIENNES (1840).

venu où l’on sourit tout simplement parce qu’on s’amuse ; mais le moment d’aller chez madame de *** est aussi venu. Vite, demandez vos manteaux, interrompez la phrase commencée, il faut partir, l’honneur l’ordonne. « Vous allez chez madame de *** ? — Sans doute, et vous ? — J’irai plus tard… » On tâche encore, dans le second salon, de causer un peu ; mais le mari inflexible s’avance ; il est chargé d’un lourd bagage et enveloppé dans son paletot ; il jette sur les épaules de sa femme un burnous, un manteau quelconque. La jeune femme remet ses chaussons et ses manches ouatées ; elle attend languissamment sa voiture, pendant que son mari, qui s’impatiente, va de temps en temps regarder ce qui se passe dans la cour.

Une jeune fille et sa tante viennent aussi demander leur voiture et leurs manteaux. La jeune fille, qui a une robe neuve, ne veut pas mettre son burnous : « Je n’ai pas froid ! » dit-elle en grelottant. La tante tousse et met par-dessus son manteau le burnous de sa nièce ; elle met en outre un collier de fourrure autour de son cou et un petit fichu de soie sur sa tête, en marmotte par-dessus son turban. On la regarde : pour expliquer ce costume de sorcière ou de sibylle, elle tousse avec affectation, en répétant de moment en moment ces mots qui sont un amer reproche : « Je devrais être dans mon lit ! »

Passe un élégant ; d’un air dégagé il sourit à ces dames, et leur dit avec finesse : « Vous attendez votre voiture ?… » Il a deviné cela !

La jeune femme, qui s’ennuie, est rentrée dans le premier salon. Son mari, après avoir longtemps guetté son domestique, l’aperçoit enfin ; il court prévenir sa femme, elle a disparu. Il la cherche avec une fureur concentrée. On le voit apparaître dans le salon, et les mille bougies de la fête s’indignent d’éclairer ce sombre paletot. Il arrache son épouse infortunée à une conversation qui commençait à devenir amusante, et, tout en grondant sourdement, il la conduit jusqu’à une voiture qu’il croit être la sienne. La jeune femme, étourdie par ce brusque sermon, s’élance sur le marchepied et se heurte contre une princesse russe qui descendait tranquillement de sa voiture, et dont le turban violemment retourné garde de cette rencontre le plus funeste souvenir.