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MARGUERITE

jours à temps l’arrêter au moment terrible, et, lui envoyant une inspiration généreuse, l’aidait à changer en bien le mal que l’instinct cruel qu’il tenait de son père lui avait fatalement et vaillamment fait entreprendre.

Une seule de ces aventures à double aspect suffira pour donner une idée de toutes les autres. On appelait cette aventure-là, dans le monde, son histoire avec madame de L…

— Vous connaissez son histoire avec madame de L… ?

— Non.

— Comment ! vous ne savez pas cette bonne plaisanterie !… Elle est charmante. Je vais vous la raconter. Et on vous la racontait ainsi :

« D’abord, vous saurez que la jolie madame de L… — la brune, pas la grande blonde, qui est une pédante insupportable, — non, la nièce du maréchal *** est la plus gentille, la plus étourdie, la plus naïve petite personne qui soit au monde ; ce qui ne l’empêche pas d’être spirituelle et maligne comme un page. On lui a fait épouser à seize ans un ostrogot qui n’a qu’une passion, c’est de tourner des boîtes en ivoire ; oui, il tourne toute la journée : ça fait un petit bruit insupportable. Pour une femme nerveuse, c’était un supplice. La pauvre madame de L… s’ennuyait beaucoup avec ce mari. Elle rencontrait souvent chez une de ses parentes M. de la Fresnaye ; lui ne l’ennuyait pas. Il était fort occupé d’elle ; mais il la trouvait rebelle, quoique sérieusement atteinte ; il ne pouvait s’expliquer sa conduite, c’était un mélange d’imprudence et de retenue qui l’impatientait. Un jour de querelle, la jeune folle lui dit franchement : — Je vous aime, mais je ne sais pas mentir ; je déteste mon mari, mais je suis trop étourdie pour le tromper ; enlevez-moi ! — Je ne demande pas mieux ; partons ! — Et ils partirent. Je passe des détails inutiles. Ils arrivèrent à Lyon ; là, madame de L… apprit, par hasard, ou autrement, qu’un oncle à elle, vieillard morose et très-avare qui habitait dans les environs, était dangereusement malade. M. de la Fresnaye l’engagea vite à l’aller voir. — Cela servira de prétexte à votre voyage.

» — Mais, dit-elle, je n’ai pas besoin de prétexte, puisque je ne veux jamais revenir.