Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 3.djvu/33

Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
OU DEUX AMOURS

Certes, ce récit du sous-préfet était parfaitement insignifiant ; cependant Étienne en conservait une impression pénible, une crainte agitée qu’il ne pourrait dissimuler. Plus la trace de ce personnage mystérieux paraissait se perdre pour tout le monde, plus Étienne semblait la suivre avec intelligence et lucidité.

D’abord ce fusil, qui avait attiré si vivement l’attention du garde-chasse, était un indice significatif. Ce fusil appartenait sans doute à un homme très-élégant ; Travay n’en était pas à son premier fusil, et pour qu’une arme de chasse eût excité à ce point son admiration, il fallait qu’elle fût rare et précieuse. Ensuite, le mystère même était une preuve de la distinction du personnage. Avoir sauvé l’enfant de la marquise de Meuilles, l’une des femmes les plus célèbres par leur beauté, c’était, pour un jeune débutant, une bonne fortune, une façon heureuse et brillante d’entrer dans le monde et de se faire connaître ; or, pour dédaigner un tel avantage, il fallait être supérieur à cet avantage ; pour cacher si modestement ce trait de courage et d’adresse, il fallait être déjà placé bien haut dans l’opinion par son courage et par son adresse… Les dandys se reconnaissent entre eux comme les artistes, les peintres ; les poètes, ou plutôt comme les voleurs et les mouchards, qui, en apprenant un vol ou un crime, disent : « Ce doit être celui-ci ; cela ressemble à celui-là… c’est la manière de telle ou telle école. » De même Étienne, en écoutant tous ces récits, en commentant cette conduite singulière, se disait : « Ce doit être lui, cela lui ressemble bien. »

Il faut si peu de chose pour dénoncer la vérité aux esprits observateurs qui ont étudié la science des indices ! Demandez aux magistrats : ils ne rendent pas toujours la justice faute de preuves, mais ils savent toujours la vérité par les indices. Un malheur réel, affreux, vint donner encore à cet accident plus de gravité. Dix jours après, l’enfant de la jardinière, mordu par la louve, mourut dans des convulsions horribles, avec tous les symptômes de l’hydrophobie. Madame de Meuilles fut vivement frappée de cette mort ; elle passait de longues heures auprès de la malheureuse mère, et l’idée du danger qu’avait couru Gaston la glaçait d’effroi et lui inspirait encore plus de sympathie pour cet inconnu qui l’avait préservé d’une