Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 3.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150
MARGUERITE

— Moi, j’ai vu l’autre soir, au spectacle, madame de Meuilles. La Fresnaye était en face d’elle, et elle n’osait pas le regarder ; donc elle l’aime !

— C’est qu’alors elle les aime tous les deux ! Un savant hollandais raconte qu’il y avait à Rotterdam une femme très-belle et très-honnête qui aimait également deux jeunes gens de sa famille ; elle est morte sans avoir jamais pu se décider à choisir entre eux. On a ouvert son corps, et il s’est trouvé qu’elle avait deux cœurs.

— Ah ! ah ! ah ! il faut être savant pour inventer des histoires pareilles !

— Savant et Hollandais ! La fable est ingénieuse… C’est pour nous faire croire que les femmes aiment avec leur cœur, mais on sait bien qu’elles n’aiment qu’avec leur tête ; or, comme la dame en question n’a pas deux têtes, elle ne peut pas avoir deux amours.

— Non. Elle ne les aime pas tous les deux. Une femme ne peut pas aimer deux hommes ; elle peut en tromper dix ; mais si elle aime, elle en aime un seul.

— Ah ! que ceci est bourgeoisement absolu ! Comme s’il n’y avait pas plusieurs manières d’aimer ! dit un jeune chercheur de paradoxes ; moi, je comprends très-bien qu’une femme honnête et délicate, précisément parce qu’elle est délicate et honnête, aime deux hommes également… si elle les aime différemment…

On se récria.

— Laissez-moi développer mon système. Deux jeunes gens aiment la même femme… bien ! Il y en a un qu’elle aime et un qu’elle sacrifie… bon ! Eh bien, auquel des deux voulez-vous qu’elle s’intéresse ?… À celui qu’elle préfère ?… Non, il n’est pas intéressant, vous en conviendrez. La femme sensible se dira donc : « Je n’ai pas besoin de m’occuper de celui-là, sa part est déjà assez belle ! le scélérat, je l’aime, il est déjà trop heureux… » Et naturellement tous ses soins, toutes ses attentions seront pour celui qu’elle a sacrifié, et elle se demandera sans cesse : « Que puis-je faire pour lui ?… comment pourrai-je le consoler ?… Ainsi, vous le voyez, cette femme se trouve sans remords, sans perfidie, aimer deux hommes : elle aime