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temps, que ce même temps, qui se perd, fût un passage à l’éternité, qui demeure : et de cette distinction importante du temps considéré en lui-même, et du temps par rapport à l’éternité, je tire cette conséquence infaillible :

Si le temps n’est rien par lui-même, il s’ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n’aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l’éternité bienheureuse. Ce principe étant supposé, arrêtons un peu notre vue sur un vieillard qui aurait blanchi dans les vanités de la terre. Quoique l’on me montre ses cheveux gris, quoique l’on me compte ses longues années, je soutiens que sa vie ne peut être longue, j’ose même assurer qu’il n’a pas vécu. Que sont devenues toutes ses années ? Elles sont passées, elles sont perdues. Il ne lui en reste pas la moindre parcelle en ses mains ; parce qu’il n’y a rien attaché de fixe, ni de permanent. Que si toutes ses années sont perdues, elles ne sont pas capable de faire nombre. Je ne vois rien à compter dans cette vie si longue ; parce que tout y est inutilement dissipé. Par conséquent tout est mort en lui ; et sa vie étant vide de toutes parts, c’est erreur de s’imaginer qu’elle puisse jamais être estimée longue.

Que si je viens maintenant à jeter les yeux sur la dame si vertueuse qui a gouverné si longtemps cette noble et religieuse abbaye, c’est là où je remarque, fidèles, une vieillesse vraiment vénérable. Certes, quand elle n’aurait vécu que fort peu d’années, les ayant fait profiter si utilement pour la bienheureuse immortalité, sa vie me paraîtrait toujours assez longue. Je ne puis jamais croire qu’une vie soit courte, lorsque j’y vois une éternité tout entière.

Mais quand je considère quatre-vingt-dix ans si soigneusement ménagés ; quand je regarde des années si pleines et si bien marquées par les bonnes œuvres ; quand je vois dans une vie si réglée, tant de jours, tant d’heures et tant de moments comptés et alloués pour l’éternité, c’est là que je ne puis m’empêcher de dire : Ô temps utilement employé ! ô vieillesse vraiment précieuse ! Ubi est, mors, victoria tua ? Ô mort, où est ta victoire ? Ta main avare n’a rien enlevé à cette vertueuse abbesse ; parce que ton domaine n’est que sur le temps, et que la sage dame dont nous parlons, désirant conserver celui qu’il a plu à Dieu lui donner, l’a fait heureusement passer dans l’éternité.

Si je l’envisage, fidèles, dans l’intérieur de son âme, j’y remarque, dans une conduite très sage, une simplicité chrétienne. Étant humble dans ses actions et dans ses paroles, elle s’est toujours plus glorifiée d’être fille de saint Bernard que de tant de braves aïeux, de la race desquels elle est descendue. Elle passait la plus grande partie de son temps dans la méditation et dans la prière. Ni les affaires, ni les compagnies n’étaient pas capables de lui ravir le temps qu’elle destinait aux choses divines. On la voyait entrer en son cabinet avec une contenance, une modestie et une action toute retirée, et là elle répandait son cœur devant Dieu avec cette bienheureuse simplicité qui est la marque la plus assurée des enfants de la nouvelle alliance. Sortie de ces pieux exercices, elle parlait souvent des choses divines avec une affection si sincère, qu’il était aisé de connaître que son âme versait sur ses lèvres ses sentiments les plus purs et les plus profonds. Jusque dans la vieillesse la plus décrépite, elle souffrait les incommodités et les maladies sans chagrin, sans murmure, sans impatience ; louant Dieu parmi ses douleurs, non point par une constance affectée, mais avec une modération qui paraissait bien avoir pour principe une conscience tranquille et un esprit satisfait de Dieu.

Parlerai-je de sa prudence si avisée dans la conduite de sa maison ? Chacun sait que sa sagesse et son économie en a beaucoup relevé le lustre. Mais je ne vois rien de plus remarquable que ce jugement si réglé avec lequel elle a gouverné les dames qui lui étaient confiées ; toujours également éloignée et de cette rigueur farouche et de cette indulgence molle et relâchée : si bien que, comme elle avait pour elles une sévérité mêlée de douceur, elles lui ont toujours conservé une crainte accompagnée de tendresse, jusqu’au dernier moment de sa vie, et dans l’extrême caducité de son âge.

L’innocence, la bonne foi, la candeur, étaient ses compagnes inséparables. Elles conduisaient ses desseins, elles ménageaient tous ses intérêts, elles régissaient toute sa famille. Ni sa bouche ni ses oreilles n’ont jamais été ouvertes à la médisance ; parce que la sincérité de son cœur en chassait cette envie secrète qui envenime presque tous les hommes contre leurs semblables. Elle savait donner de la retenue aux langues les moins modérées ; et l’on remarquait dans ses entretiens cette charité dont parle l’Apôtre (I Cor., XIII, 5), qui n’est ni jalouse ni ambitieuse, toujours si disposée à croire le bien qu’elle ne peut pas même soupçonner le mal.

Vous dirai-je avec quel zèle elle soulageait les pauvres membres de Jésus-Christ ? Toutes les personnes qui l’ont fréquentée savent qu’on peut dire, sans flatterie, qu’elle était naturellement libérale, même dans son extrême vieillesse, quoique cet âge ordinairement soit souillé des ordures de l’avarice. Mais cette inclination généreuse s’était particulièrement appliquée aux pauvres. Ses charités s’étendaient bien loin sur les personnes malades et nécessiteuses : elle partageait souvent avec elles ce qu’on lui préparait pour sa nourriture ; et dans ces saints empressements de la charité, qui travaillait son âme innocente d’une inquiétude pieuse pour les membres affligés du Sauveur des âmes, on admirait particulièrement son humilité, non moins soigneuse de cacher le bien, que sa charité de le faire. Je ne m’étonne plus, chrétiens, qu’une vie si religieuse ait été couronnée d’une fin si sainte.