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D’abord, il est clair que toutes les passions sont du domaine de la Folie, car le fou se distingue du sage en ce qu’il se laisse conduire par ses passions, tandis que l’autre prétend les mépriser et suivre la raison. Voilà pourquoi les stoïciens interdisent ces affections de l’âme comme autant de maladies ; et cependant, il est certain que les passions sont les pilotes qui conduisent sûrement au port de la Sagesse et inspirent la pensée et le désir de faire le bien. Sénèque, ce stoïcien renforcé a beau dire que le vrai philosophe doit être sans passions ; un sage de cette espèce n’aurait plus rien d’humain, ce serait une sorte de dieu qui n’a jamais existé sur terre et n’existera jamais ; pour tout dire, ce serait une statue inanimée. Que les stoïciens jouissent en paix de leur chimère, qu’ils l’aiment sans contestation, mais qu’ils l’emportent avec eux dans la cité de Platon, dans la région des idées, ou les jardins de Tantale. Pourrait-on ne pas abhorrer comme un monstre et fuir comme un spectre, cet être sourd à tous les sentiments naturels, qui, sans affectation, sans amour, sans bienveillance, ne se laisse pas plus impressionner qu’un rocher ? Rien ne lui échappe, rien ne le trompe ; son œil de lynx voit tout ; il pèse tout, sans se tromper d’un grain. Il n’est content que de lui-même, se croit le seul riche, le seul sain, le seul roi, le seul libre ; bref tout est à lui seul ; mais personne ne partage son opinion. D’amis il n’en a pas et n’est l’ami de personne. Les dieux, il les méprise ; et tout ce qui se fait dans ce monde est l’objet de ses critiques et de ses railleries.