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s’étant dirigés de toute la force de leur âme vers les objets les plus étrangers aux sens grossiers, arrivent à émousser ceux-ci et les annihilent, alors que le vulgaire s’en sert fort bien et n’est pas fort sur le reste. N’avons-nous pas entendu dire que des saints ont pu boire de l’huile pour du vin ? En outre, parmi les passions de l’âme, certaines dépendent plus étroitement de la grossièreté du corps, comme l’appétit charnel, le besoin de la nourriture et du sommeil, la colère, l’orgueil, l’envie. La piété leur fait énergiquement la guerre, tandis que le vulgaire ne saurait s’en passer pour vivre.

Il est ensuite des passions moyennes et comme naturelles, telles que l’amour de sa patrie, la tendresse pour ses enfants, ses parents, ses amis. Le commun des hommes s’y laisse aller ; mais les gens pieux travaillent à les déraciner de leur cœur, ou bien à les élever jusqu’au sommet de l’âme. Ils aiment leur père, non en tant que père, car il n’a engendré que leur corps, lequel même leur vient du Père divin, mais pour être un honnête homme en qui brille à leurs yeux l’image de cette suprême intelligence qui les appelle au souverain bien, et hors de laquelle ils ne voient rien à aimer et à désirer. C’est sur cette règle qu’ils mesurent tous les devoirs de la vie. Si l’on ne doit pas toujours mépriser les choses visibles, on doit du moins les considérer comme infiniment inférieures aux choses invisibles. Ils disent encore que, dans les sacrements même et les exercices de piété, se retrouve la distinction du corps et de l’esprit. Dans le jeûne, par exemple, ils attribuent peu de mérite à l’abstinence des viandes et d’un repas, ce qui pour le vulgaire constitue l’essentiel du jeûne. Ils veulent qu’en même temps les passions subissent un retranchement, que l’emportement et l’orgueil soient refrénés, de telle sorte qu’étant moins surchargé par le poids du corps l’esprit parvienne à goûter et à posséder les biens célestes.

Il en va de même pour la messe. Sans dédaigner, disent-ils, l’extérieur des cérémonies, ils le regardent comme médiocrement utile, ou même pernicieux, s’il ne s’y mêle un élément spirituel que ces signes visibles représentent. La messe figure la mort du Christ, que les fidèles doivent reproduire en eux en domptant, éteignant, ensevelissant, si l’on peut dire, les passions du corps, afin de renaître d’une vie nouvelle et ne faire tous ensemble qu’un avec Lui. Ainsi pense, ainsi agit l’homme pieux. La foule, au contraire, ne voit dans le sacrifice de la messe