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les éloges et montrés du doigt par la foule : « Le voilà, cet homme fameux ! » Les libraires les exposent en belle place ; au titre de leurs ouvrages, se lisent trois noms le plus souvent étrangers et cabalistiques. Que signifient donc ces mots, Dieux immortels ! et qu’il y a peu de gens dans le vaste univers à pouvoir en comprendre le sens, moins encore à les approuver, puisque même les ignorants ont leurs préférences ! Ces mots, en réalité, sont d’ordinaire forgés ou tirés des livres des anciens. Il plaît à l’un de se nommer Télémaque, à un autre Stélénus ou Laërte, ou encore Polycrate ou Thrasimaque ; ils pourraient aussi bien donner à leurs livres le titre de Caméléon ou de Citrouille, ou y inscrire comme les philosophes Alpha ou Bêta.

Le fin du fin est de s’accabler d’éloges réciproques en épîtres et pièces de vers. C’est la glorification du fou par le fou, de l’ignorant par l’ignorant. Le suffrage de l’un proclame l’autre Alcée et celui-ci le salue Callimaque. Celui qui vous dit supérieur à Cicéron, vous le déclarez plus savant que Platon. On se cherche parfois un adversaire pour grandir sa réputation par une bataille. « Deux partis contraires se forment dans le public » ; les deux chefs combattent à merveille, sont tous deux vainqueurs et célèbrent leur victoire. Les sages se moquent à bon droit de cette extrême folie. Je ne la nie point ; mais, en attendant, j’ai fait des heureux qui ne changeraient pas leur triomphe pour ceux des Scipion.

Mais ces Savants aussi, qui prennent tant de plaisir à rire de ces énormités et à jouir de la folie des autres, ne sont pas moins mes débiteurs et ne pourraient le contester sans être les plus ingrats des hommes.


LI. — Parmi eux, les Jurisconsultes réclament le premier rang, personne n’étant plus vaniteux. Ils roulent assidûment le rocher de Sisyphe, en amoncelant des textes de lois sur un sujet auquel elles n’ont que faire. Accumulant glose sur glose, opinion sur opinion, ils donnent l’impression que leur science est la plus difficile. Ils se figurent, en effet, que tout ce qui coûte de la peine est méritoire.

Joignons-leur les Dialecticiens et les Sophistes, race plus bruyante que l’airain de Dodone et dont le moindre l’emporterait en bavardage sur vingt femmes au choix. Ce serait peu que d’être aussi bavards, mais ils sont également querelleurs au point de s’acharner à