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tué, ô mes amis ! Vous ne m’avez nullement sauvé, en m’arrachant ma joie, en me forçant à quitter la charmante illusion de mon esprit. » Il disait bien, et plus que lui auraient eu besoin d’ellébore les gens qui avaient réussi à droguer, comme une maladie, cette folie si heureuse et si bienfaisante.

Je n’appelle pas démence, notez-le bien, toute aberration des sens ou de l’esprit. Un qui a la berlue prend un âne pour un mulet, comme un autre s’extasie sur un mauvais poème ; on n’est pas fou pour cela. Mais si, outre les sens, le jugement s’y trompe, et surtout avec excès et continuité, on peut reconnaître la démence ; c’est le cas de l’homme qui, chaque fois que l’âne brait, jouit d’une symphonie, ou du pauvre diable, d’infime condition, qui se figure être Crésus, roi de Lydie. Assez souvent, cette espèce de folie est agréable, tant à ceux qui l’éprouvent qu’à ceux qui en sont témoins et sont fous d’une autre façon. Elle est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit dans le public. À tour de rôle, le fou se moque du fou, et ils s’amusent l’un de l’autre. L’on voit même assez souvent que c’est le plus fou des deux qui rit le plus fort.


XXXIX. — Mon avis, à moi, Folie, est que plus on est fou, plus on est heureux, pourvu qu’on s’en tienne au genre de folie qui est mon domaine, domaine bien vaste à la vérité, puisqu’il n’y a sans doute pas, dans l’espèce humaine, un seul individu sage à toute heure et dépourvu de toute espèce de folie. Il n’existe ici qu’une différence : l’homme qui prend une citrouille pour une femme est traité de fou, parce qu’une telle erreur est commise par peu de gens ; mais celui dont la femme a de nombreux amants et qui, plein d’orgueil, croit et déclare qu’elle surpasse la fidélité de Pénélope, celui-là personne ne l’appellera fou, parce que cet état d’esprit est commun à beaucoup de maris.

Rangeons parmi ces illusionnés les chasseurs forcenés, dont l’âme n’est vraiment heureuse qu’aux sons affreux du cor et dans l’aboiement des chiens. Je gage que l’excrément des chiens pour eux sent la cannelle. Et quelle ivresse à dépecer la bête ! Dépecer taureaux et béliers, c’est affaire au manant ; au gentilhomme de tailler dans la bête fauve. Le voici, tête nue, à genoux, avec le coutelas spécial qu’aucun autre ne peut remplacer ; il fait certains gestes, dans un certain ordre, pour découper