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phane, malpropres, voûtés, ridés, chauves et édentés, sans menton, s’acharner à goûter la vie. Aussi se rajeunissent-ils, l’un en teignant ses cheveux, l’autre en portant perruque, celui-ci par des fausses dents peut-être prises à un cochon, celui-ci en s’amourachant d’une pucelle et en faisant pour elle plus de folies qu’un tout jeune homme. Tel moribond, près de rejoindre les ombres, épouse sans dot un jeune tendron, qui fera l’affaire des voisins ; le cas est fréquent et, ma foi, l’on s’en fait gloire. Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu’on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : « La vie est belle ! » Elles sont chaudes comme des chiennes ou, comme disent volontiers les Grecs, sentent le bouc. Elles séduisent à prix d’or quelque jeune Phaon, se fardent sans relâche, ont toujours le miroir à la main, s’épilent à l’endroit secret, étalent des mamelles flasques et flétries, sollicitent d’une plainte chevrotante un désir qui languit, veulent boire, danser parmi les jeunes filles, écrire des billets doux. Chacun se moque et les dit ce qu’elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d’elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses. Je prie ceux qui les trouvent ridicules, d’examiner s’il ne vaut pas mieux couler sa douce vie en cette folie que de chercher, comme on dit, la poutre pour se pendre. Bien entendu, le déshonneur qu’on attache à la conduite de mes fous ne compte pas pour eux ; ils ne le sentent même pas, ou n’y font guère attention. Recevoir une pierre sur la tête, c’est un mal qui existe ; la honte, l’infamie, l’opprobre, l’insulte, ne sont des maux qu’autant qu’on les sent. Il n’y a point de mal quand on ne sent rien. Le peuple entier te siffle ; ce n’est rien, si tu t’applaudis, et seule la Folie t’y autorise.


XXXII. — Je crois entendre ici les philosophes réclamer : « C’est précisément fort malheureux qu’on soit tenu ainsi par la Folie dans l’illusion, l’erreur et l’ignorance. » Mais non, c’est être homme, tout simplement. Je ne vois pas pourquoi ils appellent un malheur d’être né tel, d’être élevé et formé selon la condition commune. Il n’y a rien de malheureux à être ce qu’on est, à moins qu’un homme ne se juge à plaindre de ne pouvoir voler comme les oiseaux, marcher à quatre