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j’ai eu toujours grand plaisir à dire tout ce qui me vient sur la langue.

Vous attendez peut-être, d’après l’usage commun de la rhétorique, que je fasse ma définition en plusieurs points. Non, je ne ferai rien de semblable. Il ne convient pas de limiter ou de diviser l’empire d’une divinité qui règne en tous lieux, et si loin que toute chose sur terre lui rend hommage. Et pourquoi me définir, me dessiner ou me peindre, puisque je suis en votre présence et que vous me contemplez de vos yeux ? Je suis, comme vous le voyez, cette véritable dispensatrice du bonheur que les Latins nomment Stultitia, les Grecs, Moria.


V. — Nul besoin de vous le dire ; je me révèle, comme on dit, au front et aux yeux, et si quelqu’un voulait me prendre pour Minerve ou pour la Sagesse, je le détromperais sans parler, par un seul regard, le miroir de l’âme le moins menteur. Je n’use point de fard, je ne simule pas sur le visage ce que je ne ressens pas dans mon cœur. Partout je ressemble à ce que je suis ; je ne prends pas le déguisement de ceux qui tiennent à jouer un rôle de sagesse, et se promènent comme des singes sous la pourpre et des ânes sous une peau de lion. Qu’ils s’affublent tant qu’ils voudront, l’oreille pointe et trahit Midas.

Une ingrate race d’hommes, pourtant bien de ma clientèle, rougit en public de mon nom et ose en injurier les autres. Ce sont les plus fols, les morotatoï, qui veulent passer pour sages, faire les Thalès ; et ne devrions-nous pas les appeler morosophoï, les sages-fols ?


VI. — Ainsi nous imiterions ces rhéteurs de nos jours, qui se croient des dieux pour user d’une double langue, comme les sangsues, et tiennent pour merveille d’insérer en leur latin quelques petits vocables grecs, mosaïque souvent hors de propos. Si les mots étrangers leur manquent, ils arrachent à des parchemins pourris quatre ou cinq vieilles formules qui jettent la poudre aux yeux du lecteur, de façon que ceux qui les comprennent se rengorgent, et que ceux qui ne les comprennent pas les en admirent d’autant mieux. Les gens, en effet, trouvent leur suprême plaisir à ce qui leur est suprêmement étranger. Leur vanité y est intéressée ; ils rient, applaudissent, remuent l’oreille comme les ânes, pour montrer qu’ils