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XIX. — En effet, pour répondre aux seuls théologiens, puisque j’apprends qu’ils sont les seuls à être choqués, qui ne sait tout le mal qu’on dit communément des mœurs des mauvais théologiens ? La Folie ne touche à rien de cette sorte. Elle mille seulement leurs discussions oiseuses ; elle ne se contente pas de les désapprouver, elle condamne encore ceux qui placent en elles seules, comme on dit, « la poupe et la proue » de la science théologique, et qui s’occupent tellement de logomachies de ce genre, pour employer l’appellation de saint Paul, qu’ils n’ont le temps de lire ni les Évangiles ni les Prophètes ni les Apôtres. Et plût au ciel, mon cher Dorpius, qu’un tout petit nombre d’entre eux fût en butte à ce reproche ! Je pourrais te citer des vieillards de quatre-vingts ans passés qui ont perdu tant de temps à des futilités de ce genre qu’ils n’ont jamais ouvert le livre l’Évangile ; j’en ai eu la preuve, et ils l’ont finalement avoué. Je n’ai pas osé dire, même sous le masque de la Folie, ce que j’entends plus d’une fois déplorer par beaucoup de théologiens, mais de vrais théologiens, c’est-à-dire des hommes intègres, pondérés, érudits, et qui ont puisé profondément aux sources mêmes la doctrine du Christ : chaque fois qu’ils sont devant des personnes, devant qui ils peuvent dire librement ce qu’ils pensent, ils déplorent ce nouveau genre de théologie qui s’est introduit dans le monde et regrettent l’ancien. Qu’est-il en effet de plus saint, de plus auguste, et qui reflète et réfléchit aussi bien les dogmes célestes du Christ ? Or, sans parler de l’ignominie et des monstruosités d’un langage barbare et factice, sans parler de l’ignorance totale des belles-lettres ni de l’inintelligence des langues, Aristote, les inventions humaines, les lois profanes même ont si bien perverti cet état premier que je ne sais s’il exprime encore le pur et le vrai Christ. Il arrive, en effet, qu’à trop tourner les yeux vers les traditions humaines on ne rejoint plus l’archétype. De là vient que souvent les théologiens éclairés sont forcés de tenir en public un langage différent de ce qu’ils pensent ou de ce qu’ils disent dans l’intimité. Et quelquefois ils ne sauraient que répondre à ceux qui les consultent, en découvrant que le Christ a enseigné une chose, et que les traditions humaines en prescrivent une autre. Je le demande, quel rapport y a-t-il entre le Christ et Aristote ? entre les subtilités sophistiqués et les mystères de l’éternelle sagesse ? À quoi bon les labyrinthes de toutes