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marronniers et les lilas de Trianon que j’allais voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les souvenirs d’une époque historique, dans des œuvres d’art, dans un petit temple à l’amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles palmées d’or. Je rejoignis les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux pigeons. L’idée de perfection que je portais en moi, je l’avais prêtée alors à la hauteur d’une victoria, à la maigreur de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’un désir de revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau sous les yeux, au moment où l’énorme cocher de Mme Swann, surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d’acier qui se débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas ! il n’y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus qu’accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps, pour savoir s’ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu’ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promener avec Mme Swann dans l’allée de la Reine Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d’autrefois, ni même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutes