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grette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus. Parfois le nom, aperçu dans un journal, d’un des hommes qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert — mais aussi où il avait connu une manière de sentir si voluptueuse — et que les hasards de la route lui permettraient peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable