Calmann-Lévy (p. 155-252).


troisième partie

I


. . . . . . . . . . . . . . . . .

… Dans l’air, une balle qui siffle !… Sylvestre s’arrête court, dressant l’oreille…

C’est sur une plaine infinie, d’un vert tendre et velouté de printemps. Le ciel est gris, pesant aux épaules.

Ils sont là six matelots armés, en reconnaissance au milieu des fraîches rizières, dans un sentier de boue…

… Encore !!… ce même bruit dans le silence de l’air ! – Bruit aigre et ronflant, espèce de dzinn prolongé, donnant bien l’impression de la petite chose méchante et dure qui passe là tout droit, très vite, et dont la rencontre peut être mortelle.

Pour la première fois de sa vie, Sylvestre écoute cette musique-là. Ces balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l’on tire soi-même : le coup de feu, parti de loin, est atténué, on ne l’entend plus ; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de métal, qui file en traînée rapide, frôlant vos oreilles…

… Et dzinn encore, et dzinn ! Il en pleut maintenant, des balles. Tout près des marins, arrêtés net, elles s’enfoncent dans le sol inondé de la rizière, chacune avec un petit flac de grêle, sec et rapide, et un léger éclaboussement d’eau.

Eux se regardent, en souriant comme d’une farce drôlement jouée, et ils disent :

— Les Chinois ! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-Noirs, pour les matelots, tout cela c’est de la même famille chinoise.)

Et comment rendre ce qu’ils mettent de dédain, de vieille rancune moqueuse, d’entrain pour se battre, dans cette manière de les annoncer : « Les Chinois ! »

Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci ; on les voit ricocher, comme des sauterelles dans l’herbe. Cela n’a pas duré une minute, ce petit arrosage de plomb, et déjà cela cesse. Sur la grande plaine verte, le silence absolu revient, et nulle part on n’aperçoit rien qui bouge.

Ils sont tous les six encore debout, l’œil au guet, prenant le vent, ils cherchent d’où cela a pu venir.

De là-bas, sûrement, de ce bouquet de bambous, qui fait dans la plaine comme un îlot de plumes, et derrière lesquels apparaissent, à demi cachées, des toitures cornues. Alors ils y courent ; dans la terre détrempée de la rizière, leurs pieds s’enfoncent ou glissent ; Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui qui court devant.

Rien ne siffle plus ; on dirait qu’ils ont rêvé…

Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours et éternellement les mêmes, — le gris des ciels couverts, la teinte fraîche des prairies au printemps, — on croirait voir les champs de France, avec des jeunes hommes courant là gaîment, pour tout autre jeu que celui de la mort.

Mais, à mesure qu’ils s’approchent, ces bambous montrent mieux la finesse exotique de leur feuillée, ces toits de village accentuent l’étrangeté de leur courbure, et des hommes jaunes, embusqués derrière, avancent, pour regarder, leurs figures plates contractées par la malice et la peur… Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se déploient en une longue ligne tremblante, mais décidée et dangereuse.

— Les Chinois ! disent encore les matelots, avec leur même brave sourire.

Mais c’est égal, ils trouvent cette fois qu’il y en a beaucoup, qu’il y en a trop. Et l’un d’eux, en se retournant, en aperçoit d’autres, qui arrivent par derrière, émergeant d’entre les herbages…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

… Il fut très beau, dans cet instant, dans cette journée, le petit Sylvestre ; sa vieille grand’mère eût été fière de le voir si guerrier !

Déjà transfiguré depuis quelques jours, bronzé, la voix changée, il était là comme dans un élément à lui. À une minute d’indécision suprême, les matelots, éraflés par les balles, avaient presque commencé ce mouvement de recul qui eût été leur mort à tous ; mais Sylvestre avait continué d’avancer ; ayant pris son fusil par le canon, il tenait tête à tout un groupe, fauchant de droite et de gauche, à grands coups de crosse qui assommaient. Et, grâce à lui, la partie avait changé de tournure : cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui décide aveuglément de tout, dans ces petites batailles non dirigées était passé du côté des Chinois ; c’étaient eux qui avaient commencé à reculer.

… C’était fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots, ayant rechargé leurs armes à tir rapide, les abattaient à leur aise ; il y avait des flaques rouges dans l’herbe, des corps effondrés, des crânes versant leur cervelle dans l’eau de la rizière.

Ils fuyaient tout courbés, rasant le sol, s’aplatissant comme des léopards. Et Sylvestre courait après, déjà blessé deux fois, un coup de lance à la cuisse, une entaille profonde dans le bras ; mais ne sentant rien que l’ivresse de se battre, cette ivresse non raisonnée qui vient du sang vigoureux, celle qui donne aux simples le courage superbe, celle qui faisait les héros antiques.

Un, qu’il poursuivait, se retourna pour le mettre en joue, dans une inspiration de terreur désespérée. Sylvestre s’arrêta, souriant, méprisant, sublime, pour le laisser décharger son arme, puis se jeta un peu sur la gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais, dans le mouvement de détente, le canon de ce fusil dévia par hasard dans le même sens. Alors, lui, sentit une commotion à la poitrine, et, comprenant bien ce que c’était, par un éclair de pensée, même avant toute douleur, il détourna la tête vers les autres marins qui suivaient, pour essayer de leur dire, comme un vieux soldat, la phrase consacrée : « Je crois que j’ai mon compte ! » Dans la grande aspiration qu’il fit, venant de courir, pour prendre, avec sa bouche, de l’air plein ses poumons, il en sentit entrer aussi, par un trou à son sein droit, avec un petit bruit horrible, comme dans un soufflet crevé. En même temps, sa bouche s’emplit de sang, tandis qu’il lui venait au côté une douleur aiguë, qui s’exaspérait vite, vite, jusqu’à être quelque chose d’atroce et d’indicible.

Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la tête perdue de vertige et cherchant à reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge dont la montée l’étouffait, — et puis, lourdement, dans la boue, il s’abattit.

II


. . . . . . . . . . . . . . . . .

Environ quinze jours après, comme le ciel se faisait déjà plus sombre à l’approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune, Sylvestre, qu’on avait rapporté à Hanoï, fut envoyé en rade d’Ha-Long et mis à bord d’un navire-hôpital qui rentrait en France.

Il avait été longtemps promené sur divers brancards, avec des temps d’arrêt dans des ambulances. On avait fait ce qu’on avait pu ; mais, dans ces conditions mauvaises, sa poitrine s’était remplie d’eau, du côté percé, et l’air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui ne se fermait pas.

On lui avait donné la médaille militaire et il en avait eu un moment de joie.

Mais il n’était plus le guerrier d’avant, à l’allure décidée, à la voix vibrante et brève. Non, tout cela était tombé devant la longue souffrance et la fièvre amollissante. Il était redevenu enfant, avec le mal du pays ; il ne parlait presque plus, répondant à peine d’une petite voix douce, presque éteinte. Se sentir si malade, et être si loin, si loin ; penser qu’il faudrait tant de jours et de jours avant d’arriver au pays, — vivrait-il seulement jusque-là, avec ses forces qui diminuaient ?… Cette notion d’effroyable éloignement était une chose qui l’obsédait sans cesse ; qui l’oppressait à ses réveils, — quand, après les heures d’assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse de ses plaies, la chaleur de sa fièvre et le petit bruit soufflant de sa poitrine crevée. Aussi il avait supplié qu’on l’embarquât, au risque de tout.

Il était très lourd à porter dans son cadre ; alors, sans le vouloir, on lui donnait des secousses cruelles en le charroyant.

À bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l’un des petits lits de fer alignés à l’hôpital et il recommença en sens inverse sa longue promenade à travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu de vivre comme un oiseau dans le plein vent de hunes, c’était dans les lourdeurs d’en bas, au milieu des exhalaisons de remèdes, de blessures et de misères.

Les premiers jours, la joie d’être en route avait amené en lui un peu de mieux. Il pouvait se tenir soulevé sur son lit avec des oreillers, et de temps en temps il demandait sa boîte. Sa boîte de matelot était le coffret de bois blanc, acheté à Paimpol, pour mettre ses choses précieuses ; on y trouvait les lettres de la grand’mère Yvonne, celles d’Yann et de Gaud, un cahier où il avait copié des chansons du bord, et un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d’un pillage sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne.

Le mal pourtant ne s’améliorait pas et, dès la première semaine, les médecins pensèrent que la mort ne pouvait plus être évitée.

… Près de l’Équateur maintenant, dans l’excessive chaleur des orages. Le transport s’en allait, secouant ses lits, ses blessés et ses malades ; s’en allait toujours vite, sur une mer remuée, tourmentée encore comme au renversement des moussons.

Depuis le départ d’Ha-Long, il en était mort plus d’un, qu’il avait fallu jeter dans l’eau profonde, sur ce grand chemin de France ; beaucoup de ces petits lits s’étaient débarrassés déjà de leur pauvre contenu.

Et ce jour-là, dans l’hôpital mouvant, il faisait très sombre : on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades.

Il allait plus mal, lui ; c’était la fin. Couché toujours sur son côté percé, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de force, pour immobiliser cette eau, cette décomposition liquide dans ce poumon droit, et tâcher de respirer seulement avec l’autre. Mais cet autre aussi, peu à peu, s’était pris par voisinage, et l’angoisse suprême était commencée.

Toute sorte de visions du pays hantaient son cerveau mourant ; dans l’obscurité chaude, des figures aimées ou affreuses venaient se pencher sur lui ; il était dans un perpétuel rêve d’halluciné, où passaient la Bretagne et l’Islande.

Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d’un petit enfant.

Il demandait de l’air, de l’air ; mais il n’y en avait nulle part ; les manches à vent n’en donnaient plus ; l’infirmier, qui l’éventait tout le temps avec un éventail à fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur lui des buées malsaines, des fadeurs déjà cent fois respirées, dont les poitrines ne voulaient plus.

Quelquefois, il lui prenait des rages désespérées pour sortir de ce lit, où il sentait si bien la mort venir ; d’aller au plein vent là-haut, essayer de revivre… Oh ! les autres, qui couraient dans les haubans, qui habitaient dans les hunes !… Mais tout son grand effort pour s’en aller n’aboutissait qu’à un soulèvement de sa tête et de son cou affaibli, — quelque chose comme ces mouvements incomplets que l’on fait pendant le sommeil. — Eh ! non, il ne pouvait plus ; il retombait dans les mêmes creux de son lit défait, déjà englué là par la mort ; et chaque fois après la fatigue d’une telle secousse, il perdait pour un instant conscience de tout.

Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que se fût encore dangereux, la mer n’étant pas assez calmée. C’était le soir, vers six heures. Quand cet auvent de fer fut soulevé, il entra de la lumière seulement, de l’éblouissante lumière rouge. Le soleil couchant apparaissait à l’horizon avec une extrême splendeur, dans la déchirure d’un ciel sombre ; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il éclairait cet hôpital en vacillant, comme une torche que l’on balance.

De l’air, non, il n’en vint point ; le peu qu’il y en avait dehors était impuissant à entrer ici, à chasser les senteurs de la fièvre. Partout, à l’infini, sur cette mer équatoriale, ce n’était qu’humidité chaude, que lourdeur irrespirable. Pas d’air nulle part, pas même pour les mourants qui haletaient.

… Une dernière vision l’agita beaucoup : sa vieille grand’mère, passant sur un chemin, très vite, avec une expression d’anxiété déchirante ; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funèbres ; elle se rendait à Paimpol, mandée au bureau de la marine pour y être informée qu’il était mort.

Il se débattait maintenant ; il râlait. On épongeait aux coins de sa bouche de l’eau et du sang, qui étaient remontés de sa poitrine, à flots, pendant ses contorsions d’agonie. Et le soleil magnifique l’éclairait toujours ; au couchant, on eût dit l’incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages ; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui.

… À ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin ; là, pourtant, il avait une couleur très différente ; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre ; il éclairait d’une douce lumière blanche la grand’mère Yvonne, qui travaillait à coudre, assise sur sa porte.

En Islande, où c’était le matin, il paraissait aussi, à cette même minute de mort. Pâli davantage, on eût dit qu’il ne parvenait à être vu là que par une sorte de tour de force d’obliquité. Il rayonnait tristement, dans un fiord où dérivait la Marie, et son ciel était cette fois d’une de ces puretés hyperboréennes qui éveillent des idées de planètes refroidies n’ayant plus d’atmosphère. Avec une netteté glacée, il accentuait les détails de ce chaos de pierres qui est l’Islande : tout ce pays, vu de la Marie, semblait plaqué sur un même plan et se tenir debout. Yann, qui était là, éclairé un peu étrangement lui aussi, pêchait comme d’habitude, au milieu de ces aspects lunaires.

… Au moment où cette traînée de feu rouge, qui entrait par ce sabord de navire, s’éteignit, où le soleil équatorial disparut tout à fait dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit fils mourant se chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaître dans la tête. Alors on abaissa dessus les paupières avec leurs longs cils — et Sylvestre redevint très beau et calme, comme un marbre couché…

III


… Aussi bien, je ne puis m’empêcher de conter cet enterrement de Sylvestre que je conduisis moi-même là-bas, dans l’île de Singapour. On en avait assez jeté d’autres dans la mer de Chine pendant les premiers jours de la traversée ; comme cette terre malaise était là tout près, on s’était décidé à le garder quelques heures de plus pour l’y mettre.

C’était le matin, de très bonne heure, à cause du terrible soleil. Dans le canot qui l’emporta, son corps était recouvert du pavillon de France. La grande ville étrange dormait encore quand nous accostâmes la terre. Un petit fourgon, envoyé par le consul, attendait sur le quai ; nous y mîmes Sylvestre et la croix de bois qu’on lui avait faite à bord ; la peinture en était encore fraîche, car il avait fallu se hâter, et les lettres blanches de son nom coulaient sur le fond noir.

Nous traversâmes cette Babel au soleil levant. Et puis se fut une émotion, de retrouver là, à deux pas de l’immonde grouillement chinois, le calme d’une église française. Sous cette haute nef blanche, où j’étais seul avec mes matelots, le Dies iræ chanté par un prêtre missionnaire résonnait comme une douce incantation magique. Par les portes ouvertes on voyait des choses qui ressemblaient à des jardins enchantés, des verdures admirables, des palmes immenses ; le vent secouait les grands arbres en fleurs, et c’était une pluie de pétales d’un rouge de carmin qui tombaient jusque dans l’église.

Après, nous sommes allés au cimetière, très loin. Notre petit cortège de matelots était bien modeste, le cercueil toujours recouvert du pavillon de France. Il nous fallut traverser des quartiers chinois, un fourmillement de monde jaune ; puis des faubourgs malais, indiens, où toute sorte de figures d’Asie nous regardaient passer avec des yeux étonnés.

Ensuite, la campagne, déjà chaude ; des chemins ombreux où volaient d’admirables papillons aux ailes de velours bleu. Un grand luxe de fleurs, de palmiers ; toutes les splendeurs de la sève équatoriale. Enfin, le cimetière : des tombes mandarines, avec des inscriptions multicolores, des dragons et des monstres ; d’étonnants feuillages, des plantes inconnues. L’endroit où nous l’avons mis ressemble à un coin des jardins d’Indra.

Sur sa terre, nous avons planté cette petite croix de bois qu’on lui avait faite à la hâte pendant la nuit :

SYLVESTRE MOAN
dix-neuf ans

Et nous l’avons laissé là, pressés de repartir à cause de ce soleil qui montait toujours, nous retournant pour le voir, sous ses arbres merveilleux, sous ses grandes fleurs.

IV


Le transport continuait sa route à travers l’Océan Indien. En bas, dans l’hôpital flottant, il y avait encore des misères enfermées. Sur le pont, on ne voyait qu’insouciance, santé et jeunesse. Alentour, sur la mer, une vraie fête d’air pur et de soleil.

Par ces beaux temps d’alizés, les matelots, étendus à l’ombre des voiles, s’amusaient avec leurs perruches, à les faire courir. (Dans ce Singapour d’où ils venaient, on vend aux marins qui passent toute sorte de bêtes apprivoisées.)

Ils avaient tous choisi des bébés de perruches, ayant de petits airs enfantins sur leurs figures d’oiseau ; pas encore de queue, mais déjà vertes, oh ! d’un vert admirable. Les papas et les mamans avaient été verts ; alors elles, toutes petites, avaient hérité inconsciemment de cette couleur-là, posées sur ces planches si propres du navire, elles ressemblaient à des feuilles très fraîches tombées d’un arbre des tropiques.

Quelquefois on les réunissait toutes ; alors elles s’observaient entre elles, drôlement ; elles se mettaient à tourner le cou en tous sens, comme pour s’examiner sous différents aspects. Elles marchaient comme des boiteuses, avec des petits trémoussements comiques, partant tout d’un coup très vite, empressées, on ne sait pour quelle patrie ; et il y en avait qui tombaient.

Et puis les guenons apprenaient à faire des tours, et c’était un autre amusement. Il y en avait de tendrement aimées, qui étaient embrassées avec transport, et qui se pelotonnaient tout contre la poitrine dure de leurs maîtres en les regardant avec des yeux de femme, moitié grotesques, moitié touchantes.

Au coup de trois heures, les fourriers apportèrent sur le pont deux sacs de toile, scellés de gros cachets en cire rouge, et marqués au nom de Sylvestre ; c’était pour vendre à la criée, — comme le règlement l’exige pour les morts, — tous ses vêtements, tout ce qui lui avait appartenu au monde. Et les matelots, avec entrain, vinrent se grouper autour ; à bord d’un navire-hôpital, on en voit assez souvent, de ces ventes de sac, pour que cela n’émotionne plus. Et puis, sur ce bateau, on avait si peu connu Sylvestre.

Ses vareuses, ses chemises, ses maillots à raies bleues, furent palpés, retournés et puis enlevés à des prix quelconques, les acheteurs surfaisant pour s’amuser.

Vint le tour de la petite boîte sacrée, qu’on adjugea cinquante sous. On en avait retiré, pour remettre à la famille, les lettres et la médaille militaire ; mais il y restait le cahier de chansons, le livre de Confucius, et le fil, les boutons, les aiguilles, toutes les petites choses disposées là par la prévoyance de grand’mère Yvonne pour réparer et recoudre.

Ensuite le fourrier, qui exhibait les objets à vendre, présenta deux petits bouddha, pris dans une pagode pour être donnés à Gaud, et si drôles de tournure qu’il y eut un fou rire quand on les vit apparaître comme dernier lot. S’ils riaient, les marins, ce n’était pas par manque de cœur, mais par irréflexion seulement.

Pour finir, on vendit les sacs, et l’acheteur entreprit aussitôt de rayer le nom inscrit dessus pour mettre le sien à la place.

Un soigneux coup de balai fut donné après, afin de bien débarrasser ce pont si propre des poussières ou des débris de fil tombés de ce déballage.

Et les matelots retournèrent gaîment s’amuser avec leurs perruches et leurs singes.

V


. . . . . . . . . . . . . . . . .

Un jour de la première quinzaine de juin, comme la vieille Yvonne rentrait chez elle, des voisines lui dirent qu’on était venu la demander de la part du commissaire de l’inscription maritime.

C’était quelque chose concernant son petit-fils, bien sûr ; mais cela ne lui fit pas du tout peur. Dans les familles des gens de mer on a souvent affaire à l’Inscription ; elle donc, qui était fille, femme, mère et grand’mère de marin, connaissait ce bureau depuis tantôt soixante ans.

C’était au sujet de sa délégation, sans doute ; ou peut-être un petit décompte de la Circé à toucher au moyen de sa procure. Sachant ce qu’on doit à M. le commissaire, elle fit sa toilette, prit sa belle robe et une coiffe blanche, puis se mit en route sur les deux heures.

Trottinant assez vite et menu dans ces sentiers de falaise, elle s’acheminait vers Paimpol, un peu anxieuse tout de même, à la réflexion, à cause de ces deux mois sans lettre.

Elle rencontra son vieux galant, assis à une porte, très tombé depuis les froids de l’hiver.

— Eh bien ?… Quand vous voudrez, vous savez ; faut pas vous gêner, la belle !… (Encore ce costume en planches, qu’il avait dans l’idée.)

Le gai temps de juin souriait partout autour d’elle. Sur les hauteurs pierreuses, il n’y avait toujours que les ajoncs ras aux fleurs jaune d’or ; mais dès qu’on passait dans les bas-fonds abrités contre le vent de la mer, on trouvait tout de suite la belle verdure neuve, les haies d’aubépine fleurie, l’herbe haute et sentant bon. Elle ne voyait guère tout cela, elle, si vieille, sur qui s’étaient accumulées les saisons fugitives, courtes à présent comme des jours…

Autour des hameaux croulant aux murs sombres il y avait des rosiers, des œillets, des giroflées et, jusque sur les hautes toitures de chaume et de mousse, mille petites fleurs qui attiraient les premiers papillons blancs.

Ce printemps était presque sans amour, dans ce pays d’Islandais, et les belles filles de race fière que l’on apercevait, rêveuses, sur les portes, semblaient darder très loin au delà des objets visibles leurs yeux bruns ou bleus. Les jeunes hommes, à qui allaient leurs mélancolies et leurs désirs, étaient à faire la grande pêche, là-bas, sur la mer hyperborée…

Mais c’était un printemps tout de même, tiède, suave, troublant, avec de légers bourdonnements de mouches, des senteurs de plantes nouvelles.

Et tout cela, qui est sans âme, continuait de sourire à cette vieille grand’mère qui marchait de son meilleur pas pour aller apprendre la mort de son dernier petit-fils. Elle touchait à l’heure terrible où cette chose, qui s’était passée si loin sur la mer chinoise, allait lui être dite ; elle faisait cette course sinistre que Sylvestre au moment de mourir avait devinée et qui lui avait arraché ses dernières larmes d’angoisses : sa bonne vieille grand’mère, mandée à l’Inscription de Paimpol pour apprendre qu’il était mort ! — Il l’avait vu très nettement passer, sur cette route, s’en allant bien vite, droite, avec son petit châle brun, son parapluie et sa grande coiffe. Et cette apparition l’avait fait se soulever et se tordre avec un déchirement affreux, tandis que l’énorme soleil rouge de l’Équateur, qui se couchait magnifiquement, entrait par le sabord de l’hôpital pour le regarder mourir.

Seulement, de là-bas, lui, dans sa vision dernière, s’était figuré sous un ciel de pluie cette promenade de pauvre vieille, qui, au contraire, se faisait au gai printemps moqueur…

En approchant de Paimpol, elle se sentait devenir plus inquiète, et pressait encore sa marche.

La voilà dans la ville grise, dans les petites rues de granit où tombait ce soleil, donnant le bonjour à d’autres vieilles, ses contemporaines, assises à leur fenêtre. Intriguées de la voir, elles disaient :

— Où va-t-elle comme ça si vite, en robe du dimanche, un jour sur semaine ?

M. le commissaire de l’inscription ne se trouvait pas chez lui. Un petit être très laid, d’une quinzaine d’années, qui était son commis, se tenait assis à son bureau. Étant trop mal venu pour faire un pêcheur, il avait reçu de l’instruction et passait ses jours sur cette même chaise, en fausses manches noires, grattant son papier.

Avec un air d’importance, quand elle lui eut dit son nom, il se leva pour prendre, dans un casier, des pièces timbrées.

Il y en avait beaucoup… qu’est-ce que cela voulait dire ? Des certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni par la mer, tout cela ayant comme une odeur de mort…

Il les étalait devant la pauvre vieille, qui commençait à trembler et à voir trouble. C’est qu’elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud écrivait pour elle à son petit-fils, et qui étaient revenues là, non décachetées… Et ça c’était passé ainsi vingt ans auparavant, pour la mort de son fils Pierre : les lettres étaient revenues de la Chine chez M. le commissaire, qui les lui avait remises…

Il lisait maintenant d’une voix doctorale : « Moan, Jean-Marie-Sylvestre, inscrit à Paimpol, folio 213, numéro matricule 2091, décédé à bord du Bien-Hoa le 14… »

— Quoi ?… Qu’est-ce qui lui est arrivé, mon bon monsieur ?…

— Décédé !… Il est décédé, reprit-il.

Mon Dieu, il n’était sans doute pas méchant, ce commis ; s’il disait cela de cette manière brutale, c’était plutôt manque de jugement, inintelligence de petit être incomplet. Et, voyant qu’elle ne comprenait pas ce beau mot, il s’exprima en breton :

Marw éo !

Marw éo !… (Il est mort…)

Elle répéta après lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un pauvre écho fêlé redirait une phrase indifférente.

C’était bien ce qu’elle avait à moitié deviné, mais cela la faisait trembler seulement ; à présent que c’était certain, ça n’avait pas l’air de la toucher. D’abord sa faculté de souffrir s’était vraiment un peu émoussée, à force d’âge, surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne venait plus tout de suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le moment dans sa tête, et voilà qu’elle confondait cette mort avec d’autres : elle en avait tant perdu, de fils !… Il lui fallut un instant pour bien entendre que celui-ci était son dernier, si chéri, celui à qui se rapportaient toutes ses prières, toute sa vie, toute son attente, toutes ses pensées, déjà obscurcies par l’approche sombre de l’enfance

Elle éprouvait une honte aussi à laisser paraître son désespoir devant ce petit monsieur qui lui faisait horreur : est-ce que c’était comme ça qu’on annonçait à une grand’mère la mort de son petit-fils ?… Elle restait debout, devant ce bureau, raidie, torturant les franges de son châle brun avec ses pauvres vieilles mains gercées de laveuse.

Et comme elle se sentait loin de chez elle !… Mon Dieu, tout ce trajet qu’il faudrait faire, et faire décemment, avant d’atteindre le gîte de chaume où elle avait hâte de s’enfermer – comme les bêtes blessées qui se cachent au terrier pour mourir. C’est pour cela aussi qu’elle s’efforçait de ne pas trop penser, de ne pas encore bien comprendre, épouvantée surtout d’une route si longue.

On lui remit un mandat pour aller toucher, comme héritière, les trente francs qui lui revenaient de la vente du sac de Sylvestre ; puis les lettres, les certificats et la boîte contenant la médaille militaire. Gauchement elle prit tout cela avec ses doigts qui restaient ouverts, le promena d’une main dans l’autre, ne trouvant plus ses poches pour le mettre.

Dans Paimpol, elle passa tout d’une pièce et ne regardant personne, le corps un peu penché comme qui va tomber, entendant un bourdonnement de sang à ses oreilles ; — et se hâtant, se surmenant, comme une pauvre machine déjà très ancienne qu’on aurait remontée à toute vitesse pour la dernière fois, sans s’inquiéter d’en briser les ressorts.

Au troisième kilomètre, elle allait toute courbée en avant, épuisée ; de temps à autre, son sabot heurtait quelque pierre qui lui donnait dans la tête un grand choc douloureux. Et elle se dépêchait de se terrer chez elle, de peur de tomber et d’être rapportée…

IV


— La vieille Yvonne qui est soûle !

Elle était tombée, et les gamins lui couraient après. C’était justement en entrant dans la commune de Ploubazlanec, où il y a beaucoup de maisons le long de la route. Tout de même elle avait eu la force de se relever et, clopin-clopant, se sauvait avec son bâton.

— La vieille Yvonne qui est soûle !

Et des petits effrontés venaient la regarder sous le nez en riant. Sa coiffe était tout de travers.

Il y en avait, de ces petits, qui n’étaient pas bien méchant dans le fond, — et quand ils l’avaient vue de plus près, devant cette grimace de désespoir sénile, s’en retournaient tout attristés et saisis, n’osant plus rien dire.

Chez elle, la porte fermée, elle poussa un cri de détresse qui l’étouffait, et se laissa tomber dans un coin, la tête au mur. Sa coiffe lui était descendue sur les yeux ; elle la jeta par terre, — sa pauvre belle coiffe, autrefois si ménagée. Sa dernière robe des dimanches était toute salie, et une mince queue de cheveux, d’un blanc jaune, sortait de son serre-tête, complétant un désordre de pauvresse…

VII


Gaud, qui venait pour s’informer, la trouva le soir ainsi, toute décoiffée, laissant pendre les bras, la tête contre la pierre, avec une grimace et un hi hi hi ! plaintif de petit enfant ; elle ne pouvait presque pas pleurer : les trop vieilles grand’mères n’ont plus de larmes dans leurs yeux taris.

— Mon petit-fils qui est mort !

Et elle lui jeta sur les genoux les lettres, les papiers, la médaille.

Gaud parcourut d’un coup d’œil, vit que c’était bien vrai, et se mit à genoux pour prier.

Elles restèrent là ensemble, presque muettes, les deux femmes, tant que dura ce crépuscule de juin — qui est très long en Bretagne et qui là-bas, en Islande, ne finit plus. Dans la cheminée, le grillon qui porte bonheur leur faisait tout de même sa grêle musique. Et la lueur jaune du soir entrait par la lucarne, dans cette chaumière des Moan que la mer avait tous pris, qui étaient maintenant une famille éteinte…

À la fin Gaud disait :

— Je viendrai, moi, ma bonne grand’mère, demeurer avec vous ; j’apporterai mon lit qu’on m’a laissé, je vous garderai, je vous soignerai, vous ne serez pas toute seule…

Elle pleurait son petit ami Sylvestre, mais dans son chagrin elle se sentait distraite involontairement par la pensée d’un autre : — celui qui était reparti pour la grande pêche.

Ce Yann, on allait lui faire savoir que Sylvestre était mort ; justement les chasseurs devaient bientôt partir. Le pleurerait-il seulement ?… Peut-être que oui, car il l’aimait bien… Et au milieu de ses propres larmes, elle se préoccupait de cela beaucoup, tantôt s’indignant contre ce garçon dur, tantôt s’attendrissant à son souvenir, à cause de cette douleur qu’il allait avoir lui aussi et qui était comme un rapprochement entre eux deux ; — en somme, le cœur tout rempli de lui…

VIII


… Un soir pâle d’août, la lettre qui annonçait à Yann la mort de son frère finit par arriver à bord de la Marie sur la mer d’Islande ; — c’était après une journée de dure manœuvre et de fatigue excessive, au moment où il allait descendre pour souper et dormir. Les yeux alourdis de sommeil, il lut cela en bas, dans le réduit sombre, à la lueur jaune de la petite lampe ; et, dans le premier moment, lui aussi resta insensible, étourdi, comme quelqu’un qui ne comprendrait pas bien. Très renfermé, par fierté, pour tout ce qui concernait son cœur, il cacha la lettre dans son tricot bleu, contre sa poitrine, comme les matelots font, sans rien dire.

Seulement il ne se sentait plus le courage de s’asseoir avec les autres pour manger la soupe ; alors, dédaignant même de leur expliquer pourquoi, il se jeta sur sa couchette et, du même coup, s’endormit.

Bientôt il rêva de Sylvestre mort, de son enterrement qui passait…

Aux approches de minuit, – étant dans cet état d’esprit particulier aux marins qui ont conscience de l’heure dans le sommeil et qui sentent venir le moment où on les fera lever pour le quart, – il voyait cet enterrement encore. Et il se disait :

— Je rêve ; heureusement ils vont me réveiller mieux et ça s’évanouira.

Mais quand une rude main fut posée sur lui, et qu’une voix se mit à dire : « Gaos ! — allons debout, la relève ! » il entendit sur sa poitrine un léger froissement de papier – petite musique sinistre affirmant la réalité de la mort. — Ah ! oui, la lettre !… c’était vrai, donc ! — et déjà ce fut une impression plus poignante, plus cruelle, et, en se dressant vite, dans son réveil subit, il heurta contre les poutres son front large.

Puis il s’habilla et ouvrit l’écoutille pour aller là-haut prendre son poste de pêche…

IX


Quand Yann fut monté, il regarda tout autour de lui, avec ses yeux qui venaient de dormir, le grand cercle familier de la mer.

Cette nuit-là, c’était l’immensité présentée sous ses aspects les plus étonnamment simples, en teintes neutres, donnant seulement des impressions de profondeur.

Cet horizon, qui n’indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l’origine des siècles, qu’en regardant il semblait vraiment qu’on ne vit rien, — rien que l’éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d’être.

Il ne faisait même pas absolument nuit. C’était éclairé faiblement, par un reste de lumière, qui ne venait de nulle part. Cela bruissait comme par habitude, rendant une plainte sans but. C’était gris, d’un gris trouble qui fuyait sous le regard. — La mer pendant son repos mystérieux et son sommeil, se dissimulait sous les teintes discrètes qui n’ont pas de nom.

Il y avait en haut des nuées diffuses ; elles avaient pris des formes quelconques, parce que les choses ne peuvent guère n’en pas avoir dans l’obscurité, elles se confondaient presque pour n’être qu’un grand voile.

Mais, en un point de ce ciel, très bas, près des eaux elles faisaient une sorte de marbrure plus distincte, bien que très lointaine ; un dessin mou, comme tracé par une main distraite ; combinaison de hasard, non destinée à être vue, et fugitive, prête à mourir. — Et cela seul, dans tout cet ensemble, paraissait signifier quelque chose ; on eût dit que la pensée mélancolique, insaisissable, de tout ce néant, était inscrite là ; — et les yeux finissaient par s’y fixer, sans le vouloir.

Lui, Yann, à mesure que ses prunelles mobiles s’habituaient à l’obscurité du dehors, il regardait de plus en plus cette marbrure unique du ciel ; elle avait forme de quelqu’un qui s’affaisse, avec deux bras qui se tendent. Et à présent qu’il avait commencé à voir là cette apparence, il lui semblait que ce fût une vraie ombre humaine, agrandie, rendue gigantesque à force de venir de loin.

Puis, dans son imagination où flottaient ensemble les rêves indicibles et les croyances primitives, cette ombre triste, effondrée au bout de ce ciel de ténèbres, se mêlait peu à peu au souvenir de son frère mort, comme une dernière manifestation de lui.

Il était coutumier de ces étranges associations d’images, comme il s’en forme surtout au commencement de la vie, dans la tête des enfants… Mais les mots, si vagues qu’ils soient, restent encore trop précis pour exprimer ces choses ; il faudrait cette langue incertaine qui se parle quelquefois dans les rêves, et dont on ne retient au réveil que d’énigmatiques fragments n’ayant plus de sens.

À contempler ce nuage, il sentait venir une tristesse profonde, angoissée, pleine d’inconnu et de mystère, qui lui glaçait l’âme ; beaucoup mieux que tout à l’heure, il comprenait maintenant que son pauvre petit frère ne reparaîtrait jamais, jamais plus ; le chagrin, qui avait été long à percer l’enveloppe robuste et dure de son cœur, y entrait à présent jusqu’à pleins bords. Il revoyait la figure douce de Sylvestre, ses bons yeux d’enfant ; à l’idée de l’embrasser, quelque chose comme un voile tombait tout à coup entre ses paupières, malgré lui, — et d’abord il ne s’expliquait pas bien ce que c’était, n’ayant jamais pleuré dans sa vie d’homme. — Mais les larmes commençaient à couler lourdes, rapides, sur ses joues ; et puis des sanglots vinrent soulever sa poitrine profonde.

Il continuait de pêcher très vite, sans perdre son temps ni rien dire, et les deux autres, qui l’écoutaient dans ce silence, se gardaient d’avoir l’air d’entendre, de peur de l’irriter, le sachant si renfermé et si fier.

… Dans son idée à lui, la mort finissait tout…

Il lui arrivait bien, par respect, de s’associer à ces prières qu’on dit en famille pour les défunts ; mais il ne croyait à aucune survivance des âmes.

Dans leurs causeries entre marins, ils disaient tous cela, d’une manière brève et assurée, comme une chose bien connue de chacun ; ce qui pourtant n’empêchait pas une vague appréhension des fantômes, une vague frayeur des cimetières, une confiance extrême dans les saints et les images qui protègent, ni surtout une vénération innée pour la terre bénite qui entoure les églises.

Ainsi Yann redoutait pour lui-même d’être pris par la mer, comme si cela anéantissait davantage, — et la pensée que Sylvestre était resté là-bas, dans cette terre lointaine d’en dessous, rendait son chagrin plus désespéré, plus sombre.

Avec son dédain des autres, il pleura sans aucune contrainte ni honte, comme s’il eût été seul.

… Au dehors, le vide blanchissait lentement, bien qu’il fût à peine deux heures ; et en même temps il paraissait s’étendre, devenir plus démesuré, se creuser d’une manière plus effrayante. Avec cette espèce d’aube qui naissait, les yeux s’ouvraient davantage et l’esprit plus éveillé concevait mieux l’immensité des lointains ; alors les limites de l’espace visible étaient encore reculées et fuyaient toujours.

C’était un éclairage très pâle, mais qui augmentait ; il semblait que cela vînt par petits jets, par secousses légères ; les choses éternelles avaient l’air de s’illuminer par transparence, comme si des lampes à flamme blanche eussent été montées peu à peu, derrière les informes nuées grises ; — montées discrètement, avec des précautions mystérieuses, de peur de troubler le morne repos de la mer.

Sous l’horizon, la grande lampe blanche, c’était le soleil, qui se traînait sans force, avant de faire au-dessus des eaux sa promenade lente et froide commencée dès l’extrême matin…

Ce jour-là, on ne voyait nulle part de tons roses d’aurore, tout restait blême et triste. Et, à bord de la Marie, un homme pleurait, le grand Yann…

Ces larmes de son frère sauvage, et cette plus grande mélancolie du dehors, c’était l’appareil de deuil employé pour le pauvre petit héros obscur, sur ces mers d’Islande où il avait passé la moitié de sa vie…

Quand le plein jour vint, Yann essuya brusquement ses yeux avec la manche de son tricot de laine et ne pleura plus. Ce fut fini. Il semblait complètement repris par le travail de la pêche, par le train monotone des choses réelles et présentes, comme ne pensant plus à rien.

Du reste, les lignes donnaient beaucoup et les bras avaient peine à suffire.

Autour des pêcheurs, dans les fonds immenses, c’était un nouveau changement à vue. Le grand déploiement d’infini, le grand spectacle du matin était terminé, et maintenant les lointains paraissaient au contraire se rétrécir, se refermer sur eux. Comment donc avait-on cru voir tout à l’heure la mer si démesurée ? L’horizon était à présent tout près, et il semblait même qu’on manquât d’espace. Le vide se remplissait de voiles ténus qui flottaient, les uns plus vagues que des buées, d’autres aux contours presque visibles et comme frangés. Ils tombaient mollement, dans un grand silence, comme des mousselines blanches n’ayant pas de poids ; mais il en descendait de partout en même temps, aussi l’emprisonnement là-dessous se faisait très vite, et cela oppressait, de voir ainsi s’encombrer l’air respirable.

C’était la première brume d’août qui se levait. En quelques minutes le suaire fut uniformément dense, impénétrable ; autour de la Marie, on ne distinguait plus rien qu’une pâleur humide où se diffusait la lumière et où la mâture du navire semblait même se perdre.

— De ce coup, la voilà arrivée, la sale brume, dirent les hommes.

Ils connaissaient depuis longtemps cette inévitable compagne de la seconde période de pêche ; mais aussi cela annonçait la fin de la saison d’Islande, l’époque où l’on fait route pour revenir en Bretagne.

En fines gouttelettes brillantes, cela se déposait sur leur barbe ; cela faisait luire d’humidité leur peau brunie. Ceux qui se regardaient d’un bout à l’autre du bateau se voyaient troubles comme des fantômes ; par contre les objets très rapprochés apparaissaient plus crûment sous cette lumière fade et blanchâtre. On prenait garde de respirer la bouche ouverte ; une sensation de froid et de mouillé pénétrait les poitrines.

En même temps, la pêche allait de plus en plus vite, et on ne causait plus, tant les lignes donnaient ; à tout instant, on entendait tomber à bord des gros poissons, lancés sur les planches avec un bruit de fouet ; après, ils se trémoussaient rageusement en claquant de la queue contre le bois du pont ; tout était éclaboussé de l’eau de la mer et des fines écailles argentées qu’ils jetaient en se débattant. Le marin qui leur fendait le ventre avec son grand couteau, dans sa précipitation, s’entaillait les doigts, et son sang bien rouge se mêlait à la saumure.

X


Ils restèrent, cette fois, dix jours d’affilée pris dans la brume épaisse, sans rien voir. La pêche continuait d’être bonne et, avec tant d’activité, on ne s’ennuyait pas. De temps en temps, à intervalles réguliers, l’un d’eux soufflait dans une trompe de corne d’où sortait un bruit pareil au beuglement d’une bête sauvage.

Quelquefois, du dehors, du fond des brumes blanches, un autre beuglement lointain répondait à leur appel. Alors on veillait davantage. Si le cri se rapprochait, toutes les oreilles se tendaient vers ce voisin inconnu, qu’on apercevrait sans doute jamais et dont la présence était pourtant un danger. On faisait des conjectures sur lui ; il devenait une occupation, une société et, par envie de le voir, les yeux s’efforçaient à percer les impalpables mousselines blanches qui restaient tendues partout dans l’air.

Puis il s’éloignait, les beuglements de sa trompe mouraient dans le lointain sourd ; alors on se retrouvait seul dans le silence, au milieu de cet infini de vapeurs immobiles. Tout était imprégné d’eau ; tout était ruisselant de sel et de saumure. Le froid devenait plus pénétrant ; le soleil s’attardait davantage à traîner sous l’horizon ; il y avait déjà de vraies nuits d’une ou deux heures, dont la tombée grise était sinistre et glaciale.

Chaque matin on sondait avec un plomb la hauteur des eaux, de peur que la Marie ne se fût trop rapprochée de l’île d’Islande. Mais toutes les lignes du bord filées bout à bout n’arrivaient pas à toucher le lit de la mer : on était donc bien au large, et en belle eau profonde.

La vie était saine et rude ; ce froid plus piquant augmentait le bien-être du soir, l’impression de gîte bien chaud qu’on éprouvait dans la cabine en chêne massif, quand on y descendait pour souper ou pour dormir.

Dans le jour, ces hommes, qui étaient plus cloîtrés que des moines, causaient peu entre eux. Chacun tenant sa ligne, restait pendant des heures et des heures à son même poste invariable, les bras seuls occupés au travail incessant de la pêche. Ils n’étaient séparés les uns des autres que de deux ou trois mètres, et ils finissaient par ne plus se voir.

Ce calme de la brume, cette obscurité blanche endormait l’esprit. Tout en pêchant, on se chantait pour soi-même quelque air du pays à demi-voix, de peur d’éloigner les poissons. Les pensées se faisaient plus lentes et plus rares ; elles semblaient se distendre, s’allonger en durée afin d’arriver à remplir le temps sans y laisser des vides, des intervalles de non-être. On n’avait plus du tout l’idée aux femmes, parce qu’il faisait déjà froid ; mais on rêvait à des choses incohérentes ou merveilleuses, comme dans le sommeil, et la trame de ces rêves était aussi peu serrée qu’un brouillard…

Ce brumeux mois d’août, il avait coutume de clore ainsi chaque année, d’une manière triste et tranquille, la saison d’Islande. Autrement c’était toujours la même plénitude de vie physique, gonflant les poitrines et faisant aux marins des muscles durs.

Yann avait bien retrouvé tout de suite ses façons d’être habituelles, comme si son grand chagrin n’eût pas persisté : vigilant et alerte, prompt à la manœuvre et à la pêche, l’allure désinvolte comme qui n’a pas de soucis ; du reste, communicatif à ses heures seulement — qui étaient rares — et portant toujours la tête aussi haut avec son air à la fois indifférent et dominateur.

Le soir, au souper, dans le logis fruste que protégeait la Vierge de faïence, quand on était attablé, le grand couteau en main, devant quelque bonne assiettée toute chaude, il lui arrivait, comme autrefois, de rire aux choses drôles que les autres disaient.

En lui-même, peut-être, s’occupait-il un peu de cette Gaud, que Sylvestre lui avait sans doute donnée pour femme dans ses dernières petites idées d’agonie, — et qui était devenue une pauvre fille à présent sans personne au monde… Peut-être bien surtout, le deuil de ce frère durait-il encore dans le fond de son cœur…

Mais ce cœur d’Yann était une région vierge, difficile à gouverner, peu connue, où se passaient des choses qui ne se révélaient pas au dehors.

XI


Un matin, vers trois heures, tandis qu’ils rêvaient tranquillement sous leur suaire de brume, ils entendirent comme des bruits de voix dont le timbre leur sembla étrange et non connu d’eux. Ils se regardèrent les uns les autres, ceux qui étaient sur le pont, s’interrogeant d’un coup d’œil :

— Qui est-ce qui a parlé ?

Non, personne ; personne n’avait rien dit.

Et, en effet, cela avait bien eu l’air de sortir du vide extérieur.

Alors, celui qui était chargé de la trompe, et qui l’avait négligée depuis la veille, se précipita dessus, en se gonflant de tout son souffle pour pousser le long beuglement d’alarme.

Cela seul faisait déjà frissonner, dans ce silence. Et puis, comme si, au contraire, une apparition eût été évoquée par ce son vibrant de cornemuse, une grande chose imprévue s’était dessinée en grisaille, s’était dressée menaçante, très haut tout près d’eux : des mâts, des vergues, des cordages, un dessin de navire qui s’était fait en l’air, partout à la fois et d’un même coup, comme ces fantasmagories pour effrayer qui, d’un seul jet de lumière, sont créées sur des voiles tendus. Et d’autres hommes apparaissaient là, à les toucher, penchés sur le rebord, les regardant avec des yeux très ouverts dans un réveil de surprise et d’épouvante…

Ils se jetèrent sur des avirons, des mâts de rechange, des gaffes — tout ce qui se trouva dans la drôme de long et de solide — et les pointèrent en dehors pour tenir à distance cette chose et ces visiteurs qui leur arrivaient. Et les autres aussi, effarés, allongeaient vers eux d’énormes bâtons pour les repousser.

Mais il n’y eut qu’un craquement très léger dans les vergues, au-dessus de leurs têtes, et les mâtures, un instant accrochées, se dégagèrent aussitôt sans aucune avarie ; le choc, très doux par ce calme, était tout à fait amorti ; il avait été si faible même, que vraiment il semblait que cet autre navire n’eût pas de masse et qu’il fût une chose molle, presque sans poids…

Alors, le saisissement passé, les hommes se mirent à rire ; ils se reconnaissaient entre eux :

— Ohé ! de la Marie.

— Eh ! Gaos, Laumec, Guermeur !

L’apparition, c’était la Reine-Berthe, capitaine Larvoër, aussi de Paimpol ; ces matelots étaient des villages d’alentour ; ce grand-là, tout en barbe noire, montrant ses dents dans son rire, c’était Kerjégou, un de Ploudaniel ; et les autres venaient de Plounès ou de Plounérin.

— Aussi, pourquoi ne sonniez-vous pas de votre trompe, bande de sauvages ? demandait Larvoër de la Reine-Berthe.

— Eh bien, et vous donc, bande de pirates et d’écumeurs, mauvais poison de la mer ?…

— Oh ! nous… c’est différent ; ça nous est défendu de faire du bruit. (Il avait répondu cela avec un air de sous-entendre quelque mystère noir ; avec un sourire drôle, qui, par la suite, revint souvent en tête à ceux de la Marie et leur donna à penser beaucoup.)

Et puis comme s’il en eût dit trop long, il finit par cette plaisanterie :

— Notre corne à nous, c’est celui-là, en soufflant dedans, qui nous l’a crevée.

Et il montrait un matelot à figure de triton, qui était tout en cou et tout en poitrine, trop large, bas sur jambes, avec je ne sais quoi de grotesque et d’inquiétant dans sa puissance difforme.

Et pendant qu’on se regardait là, attendant que quelque brise ou quelque courant d’en dessous voulût bien emmener l’un plus vite que l’autre, séparer les navires, on engagea une causerie. Tous appuyés en bâbord, se tenant en respect au bout de leurs longs morceaux de bois, comme eussent fait des assiégés avec des piques, ils parlèrent des choses du pays, des dernières lettres reçues par les « chasseurs », des vieux parents et des femmes.

— Moi, disait Kerjégou, la mienne me marque qu’elle vient d’avoir son petit que nous attendions ; ça va nous en faire la douzaine tout à l’heure.

Un autre avait eu deux jumeaux, et un troisième annonçait le mariage de la belle Jeannie Caroff — une fille très connue des Islandais — avec certain vieux richard infirme, de la commune de Plourivo.

Ils se voyaient comme à travers des gazes blanches, et il semblait que cela changeât aussi le son des voix qui avait quelque chose d’étouffé et de lointain.

Cependant Yann ne pouvait détacher ses yeux d’un de ces pêcheurs, un petit homme déjà vieillot qu’il était sûr de n’avoir jamais vu nulle part et qui pourtant lui avait dit tout de suite : « Bonjour, mon grand Yann ! » avec un air d’intime connaissance ; il avait la laideur irritante des singes avec leur clignotement de malice dans ses yeux perçants.

— Moi, disait encore Larvoër, de la Reine-Berthe, on m’a marqué la mort du petit-fils de la vieille Yvonne Moan, de Ploubazlanec, qui faisait son service à l’État, comme vous savez, sur l’escadre de Chine ; un bien grand dommage !

Entendant cela, les autres de la Marie se tournèrent vers Yann pour savoir s’il avait déjà connaissance de ce malheur.

— Oui, dit-il d’une voix basse, l’air indifférent et hautain, c’était sur la dernière lettre que mon père m’a envoyée.

Ils le regardaient tous, dans la curiosité qu’ils avaient de son chagrin, et cela l’irritait.

Leurs propos se croisaient à la hâte, au travers du brouillard pâle, pendant que fuyaient les minutes de leur bizarre entrevue.

— Ma femme me marque en même temps, continuait Larvoër, que la fille de M. Mével a quitté la ville pour demeurer à Ploubazlanec et soigner la vieille Moan, sa grand’tante ; elle s’est mise à travailler à présent, en journée chez le monde, pour gagner sa vie. D’ailleurs, j’avais toujours eu dans l’idée, moi, que c’était une brave fille, et une courageuse, malgré ses airs de demoiselle et ses falbalas.

Alors, de nouveau, on regarda Yann, ce qui acheva de lui déplaire, et une couleur rouge lui monta aux joues sous son hâle doré.

Par cette appréciation sur Gaud fut clos l’entretien avec ces gens de la Reine-Berthe qu’aucun être vivant ne devait plus jamais revoir. Depuis un instant, leurs figures semblaient déjà plus effacées, car leur navire était moins près, et, tout à coup, ceux de la Marie ne trouvèrent plus rien à pousser, plus rien au bout de leurs longs morceaux de bois ; tous leurs « espars », avirons, mâts ou vergues, s’agitèrent en cherchant dans le vide, puis retombèrent les uns après les autres lourdement dans la mer, comme de grands bras morts. On rentra donc ces défenses inutiles : la Reine-Berthe, replongée dans la brume profonde, avait disparu brusquement tout d’une pièce, comme s’efface l’image d’un transparent derrière lequel la lampe a été soufflée. Ils essayèrent de la héler, mais rien ne répondit à leurs cris, — qu’une espèce de clameur moqueuse à plusieurs voix, terminée en un gémissement qui les fit se regarder avec surprise…

Cette Reine-Berthe ne revint point avec les autres Islandais et, comme ceux du Samuel-Azénide avaient rencontré dans un fiord une épave non douteuse (son couronnement d’arrière avec un morceau de sa quille), on ne l’attendit plus ; dès le mois d’octobre, les noms de tous ses marins furent inscrits dans l’église sur des plaques noires.

Or, depuis cette dernière apparition dont les gens de la Marie avaient bien retenu la date, jusqu’à l’époque du retour, il n’y avait eu aucun mauvais temps dangereux sur la mer d’Islande, tandis que, au contraire trois semaines auparavant, une bourrasque d’ouest avait emporté plusieurs marins et deux navires. On se rappela alors le sourire de Larvoër et, en rapprochant toutes ces choses, on fit beaucoup de conjectures ; Yann revit plus d’une fois, la nuit, le marin au clignotement de singe, et quelques-uns de la Marie se demandèrent craintivement si, ce matin-là, ils n’avaient point causé avec des trépassés.

XII


L’été s’avança et, à la fin d’août, en même temps que les premiers brouillards du matin, on vit les Islandais revenir.

Depuis trois mois déjà, les deux abandonnées habitaient ensemble, à Ploubazlanec, la chaumière des Moan ; Gaud avait pris place de fille dans ce pauvre nid de marins morts. Elle avait envoyé là tout ce qu’on lui avait laissé après la vente de la maison de son père : son beau lit à la mode des villes et ses belles jupes de différentes couleurs. Elle avait fait elle-même sa nouvelle robe noire d’un façon plus simple et portait, comme la vieille Yvonne, une coiffe de deuil en mousseline épaisse ornée seulement de plis.

Tous les jours, elle travaillait à des ouvrages de couture chez les gens riches de la ville et rentrait à la nuit, sans être distraite en chemin par aucun amoureux, restée un peu hautaine, et encore entourée d’un respect de demoiselle ; en lui disant bonsoir, les garçons mettaient, comme autrefois, la main à leur chapeau.

Par les beaux crépuscules d’été, elle s’en revenait de Paimpol, tout le long de cette route de falaise, aspirant le grand air marin qui repose. Les travaux d’aiguille n’avaient pas eu le temps de la déformer — comme d’autres, qui vivent toujours penchées de côté sur leur ouvrage — et, en regardant la mer, elle redressait la belle taille souple qu’elle tenait de race ; en regardant la mer, en regardant le large, tout au fond duquel était Yann…

Cette même route menait chez lui. En continuant un peu, vers certaine région plus pierreuse et plus balayée par le vent, on serait arrivé à ce hameau de Pors-Even où les arbres, couverts de mousses grises, croissent tout petits entre les pierres et se couchent dans le sens des rafales d’ouest. Elle n’y retournerait sans doute jamais, dans ce Pors-Even, bien qu’il fût à moins d’une lieue ; mais, une fois dans sa vie, elle y était allée et cela avait suffi pour laisser un charme sur tout son chemin ; Yann, d’ailleurs, devait souvent y passer et, de sa porte, elle pourrait le suivre allant ou venant sur la lande rase, entre les ajoncs courts. Donc elle aimait toute cette région de Ploubazlanec ; elle était presque heureuse que le sort l’eût rejetée là : en aucun autre lieu du pays elle n’eût pu se faire à vivre.

À cette saison de fin d’août, il y a comme un alanguissement de pays chaud qui remonte du midi vers le nord ; il y a des soirées lumineuses, des reflets du grand soleil d’ailleurs qui viennent traîner jusque sur la mer bretonne. Très souvent, l’air est limpide et calme, sans aucun nuage nulle part.

Aux heures où Gaud s’en revenait, les choses se fondaient déjà ensemble pour la nuit, commençaient à se réunir et à former des silhouettes. Çà et là, un bouquet d’ajoncs se dressait sur une hauteur entre deux pierres, comme un panache ébouriffé ; un groupe d’arbres tordus formait un amas sombre dans un creux, ou bien, ailleurs, quelque hameau à toit de paille dessinait au-dessus de la lande une petite découpure bossue. Aux carrefours les vieux christs qui gardaient la campagne étendaient leurs bras noirs sur les calvaires, comme de vrais hommes suppliciés, et, dans le lointain, la Manche se détachait en clair, en grand miroir jaune sur un ciel qui était déjà obscurci par le bas, déjà ténébreux vers l’horizon. Et dans ce pays, même ce calme, même ces beaux temps, étaient mélancoliques ; il restait, malgré tout, une inquiétude planant sur les choses ; une anxiété venue de la mer à qui tant d’existences étaient confiées et dont l’éternelle menace n’était qu’endormie.

Gaud, qui songeait en chemin, ne trouvait jamais assez longue sa course de retour au grand air. On sentait l’odeur salée des grèves, et l’odeur douce de certaines fleurs qui croissent sur les falaises entre les épines maigres. Sans la grand’mère Yvonne qui l’attendait au logis, volontiers elle se serait attardée dans ces sentiers d’ajoncs, à la manière de ces belles demoiselles qui aiment à rêver, les soirs d’été, dans les parcs.

En traversant ce pays, il lui revenait bien aussi quelques souvenirs de sa petite enfance ; mais comme ils étaient effacés à présent, reculés, amoindris par son amour ! Malgré tout, elle voulait considérer ce Yann comme une sorte de fiancé, — un fiancé fuyant, dédaigneux, sauvage, qu’elle n’aurait jamais ; mais à qui elle s’obstinerait à rester fidèle en esprit, sans plus confier cela à personne. Pour le moment, elle aimait à le savoir en Islande ; là, au moins, la mer le lui gardait dans ses cloîtres profonds et il ne pouvait se donner à aucune autre…

Il est vrai qu’un de ces jours il allait revenir, mais elle envisageait aussi ce retour avec plus de calme qu’autrefois. Par instinct, elle comprenait que sa pauvreté ne serait pas un motif pour être plus dédaignée, — car il n’était pas un garçon comme les autres. — Et puis cette mort du petit Sylvestre était une chose qui les rapprochait décidément. À son arrivée, il ne pourrait manquer de venir sous leur toit pour voir la grand’mère de son ami : et elle avait décidé qu’elle serait là pour cette visite, il ne lui semblait pas que ce fût manquer de dignité ; sans paraître se souvenir de rien, elle lui parlerait comme à quelqu’un que l’on connaît depuis longtemps ; elle lui parlerait même avec affection comme à un frère de Sylvestre, en tâchant d’avoir l’air naturel. Et qui sait ? il ne serait peut-être pas impossible de prendre auprès de lui une place de sœur, à présent qu’elle allait être si seule au monde ; de se reposer sur son amitié ; de la lui demander comme un soutien, en s’expliquant assez pour qu’il ne crût plus à aucune arrière-pensée de mariage. Elle le jugeait sauvage seulement, entêté dans ses idées d’indépendance, mais doux, franc, et capable de bien comprendre les choses bonnes qui viennent tout droit du cœur.

Qu’allait-il éprouver, en la retrouvant là, pauvre, dans cette chaumière presque en ruine ?… Bien pauvre, oh ! oui, car la grand’mère Moan, n’étant plus assez forte pour aller en journée aux lessives, n’avait plus rien que sa pension de veuve ; il est vrai, elle mangeait bien peu maintenant, et toutes deux pouvaient encore s’arranger pour vivre sans demander rien à personne…

La nuit était toujours tombée quand elle arrivait au logis ; avant d’entrer, il fallait descendre un peu, sur des roches usées, la chaumière se trouvant en contre-bas de ce chemin de Ploubazlanec, dans la partie de terrain qui s’incline vers la grève. Elle était presque cachée sous son épais toit de paille brune, tout gondolé, qui ressemblait au dos de quelque énorme bête morte effondrée sous ses poils durs. Ses murailles avaient la couleur sombre et la rudesse des rochers, avec des mousses et du cochléaria formant de petites touffes vertes. On montait les trois marches gondolées du seuil, et on ouvrait le loquet intérieur de la porte au moyen d’un bout de corde de navire qui sortait par un trou. En entrant, on voyait d’abord en face de soi la lucarne, percée comme dans l’épaisseur d’un rempart, et donnant sur la mer d’où venait une dernière clarté jaune pâle. Dans la grande cheminée flambaient des brindilles odorantes de pin et de hêtre, que la vieille Yvonne ramassait dans ses promenades le long des chemins ; elle-même était là assise, surveillant leur petit souper ; dans son intérieur, elle portait un serre-tête seulement, pour ménager ses coiffes ; son profil, encore joli, se découpait sur la lueur rouge de son feu. Elle levait vers Gaud ses yeux jadis bruns, qui avaient pris une couleur passée, tournée au bleuâtre, et qui étaient troublés, incertains, égarés de vieillesse. Elle disait toutes les fois la même chose :

— Ah ! mon Dieu, ma bonne fille, comme tu rentres tard ce soir…

— Mais non, grand’mère, répondait doucement Gaud qui y était habituée. Il est la même heure que les autres jours.

— Ah !… me semblait à moi, ma fille, me semblait qu’il était plus tard que de coutume.

Elles soupaient sur une table devenue presque informe à force d’être usée, mais encore épaisse comme le tronc d’un chêne. Et le grillon ne manquait jamais de leur recommencer sa petite musique à son d’argent.

Un des côtés de la chaumière était occupé par des boiseries grossièrement sculptées et aujourd’hui toutes vermoulues ; en s’ouvrant, elles donnaient accès dans des étagères où plusieurs générations de pêcheurs avaient été conçus, avaient dormi, et où les mères vieillies étaient mortes.

Aux solives noires du toit s’accrochaient des ustensiles de ménage très anciens, des paquets d’herbes, des cuillers de bois, du lard fumé ; aussi de vieux filets, qui dormaient là depuis le naufrage des derniers fils Moan, et dont les rats venaient la nuit couper les mailles.

Le lit de Gaud, installé dans un angle avec ses rideaux de mousseline blanche, faisait l’effet d’une chose élégante et fraîche, apportée dans une hutte de Celte.

Il y avait une photographie de Sylvestre en matelot, dans un cadre, accrochée au granit du mur. Sa grand’mère y avait attaché sa médaille militaire, avec une de ces paires d’ancres en drap rouge que les marins portent sur la manche droite, et qui venait de lui ; Gaud lui avait aussi acheté à Paimpol une de ces couronnes funéraires en perles noires et blanches dont on entoure, en Bretagne, les portraits des défunts. C’était là son petit mausolée, tout ce qu’il avait pour consacrer sa mémoire, dans son pays breton…

Les soirs d’été, elles ne veillaient pas, par économie de lumière ; quand le temps était beau, elles s’asseyaient un moment sur un banc de pierre, devant la maison, et regardaient le monde qui passait dans le chemin un peu au-dessus de leur tête.

Ensuite la vieille Yvonne se couchait dans son étagère d’armoire, et Gaud, dans son lit de demoiselle ; là, elle s’endormait assez vite, ayant beaucoup travaillé, beaucoup marché, et songeant au retour des Islandais en fille sage, résolue, dans un trouble trop grand…

XIII


Mais un jour, à Paimpol, entendant dire que la Marie venait d’arriver, elle se sentit prise d’une espèce de fièvre. Tout son calme d’attente l’avait abandonnée ; ayant brusqué la fin de son ouvrage, sans savoir pourquoi, elle se mit en route plus tôt que de coutume, — et, dans le chemin, comme elle se hâtait, elle le reconnut de loin qui venait à l’encontre d’elle.

Ses jambes tremblaient et elle les sentait fléchir. Il était déjà tout près, se dessinant à vingt pas à peine, avec sa taille superbe, ses cheveux bouclés sous son bonnet de pêcheur. Elle se trouvait prise si au dépourvu par cette rencontre, que vraiment elle avait peur de chanceler, et qu’il s’en aperçût ; elle en serait morte de honte à présent… Et puis elle se croyait mal coiffée, avec un air fatigué pour avoir fait son ouvrage trop vite ; elle eût donné je ne sais quoi pour être cachée dans les touffes d’ajoncs, disparue dans quelque trou de fouine. Du reste, lui aussi avait eu un mouvement de recul, comme pour essayer de changer de route. Mais c’était trop tard : ils se croisèrent dans l’étroit chemin.

Lui, pour ne pas la frôler, se rangea contre le talus, d’un bond de côté comme un cheval ombrageux qui se dérobe, en la regardant d’une manière furtive et sauvage.

Elle aussi, pendant une demi-seconde, avait levé les yeux, lui jetant malgré elle-même une prière et une angoisse. Et, dans ce croisement involontaire de leurs regards, plus rapide qu’un coup de feu, ses prunelles gris de lin avaient paru s’élargir, s’éclairer de quelque grande flamme de pensée, lancer une vraie lueur bleuâtre, tandis que sa figure était devenue toute rose jusqu’aux tempes, jusque sous les tresses blondes.

Il avait dit en touchant son bonnet :

— Bonjour, mademoiselle Gaud !

— Bonjour, monsieur Yann, répondit-elle.

Et ce fut tout ; il était passé. Elle continua sa route, encore tremblante, mais sentant peu à peu à mesure qu’il s’éloignait, le sang reprendre son cours et la force revenir…

Au logis, elle trouva la vieille Moan assise dans un coin, la tête entre ses mains, qui pleurait, qui faisait son hi hi hi ! de petit enfant, toute dépeignée, sa queue de cheveux tombée de son serre-tête comme un maigre écheveau de chanvre gris :

— Ah ! ma bonne Gaud, — c’est le fils Gaos que j’ai rencontré du côté de Plouherzel, comme je m’en retournais de ramasser mon bois ; — alors nous avons parlé de mon pauvre petit, tu penses bien. Ils sont arrivés ce matin de l’Islande et, dès ce midi, il était venu pour me faire une visite pendant que j’étais dehors. Pauvre garçon, il avait des larmes aux yeux lui aussi… Jusqu’à ma porte, qu’il a voulu me raccompagner, ma bonne Gaud, pour me porter mon petit fagot…

Elle écoutait cela, debout, et son cœur se serrait à mesure : ainsi, cette visite de Yann, sur laquelle elle avait tant compté pour lui dire tant de choses, était déjà faite, et ne se renouvellerait sans doute plus ; c’était fini.

Alors la chaumière lui sembla plus désolée, la misère plus dure, le monde plus vide, — et elle baissa la tête avec une envie de mourir.

XIV


L’hiver vint peu à peu, s’étendit comme un linceul qu’on laisserait très lentement tomber. Les journées grises passèrent après les journées grises, mais Yann ne reparut plus, — et les deux femmes vivaient bien abandonnées.

Avec le froid, leur existence était plus coûteuse et plus dure.

Et puis la vieille Yvonne devenait difficile à soigner. Sa pauvre tête s’en allait ; elle se fâchait maintenant, disait des méchancetés et des injures ; une fois ou deux par semaine, cela la prenait, comme les enfants, à propos de rien.

Pauvre vieille !… elle était encore si douce dans ses bons jours clairs, que Gaud ne cessait de la respecter ni de la chérir. Avoir toujours été bonne, et finir par être mauvaise ; étaler, à l’heure de la fin, tout un fond de malice qui avait dormi durant la vie, toute une science de mots grossiers qu’on avait cachée, quelle dérision de l’âme et quel mystère moqueur !

Elle commençait à chanter aussi, et cela faisait encore plus de mal à entendre que ses colères ; c’était, au hasard des choses qui lui revenaient en tête, des oremus de messe, ou bien des couplets très vilains qu’elle avait entendus jadis sur le port, répétés par des matelots. Il lui arrivait d’entonner les Fillettes de Paimpol ; ou bien, en balançant la tête et battant la mesure avec son pied, elle prenait :

                   Mon mari vient de partir ;
Pour la pêche d’Islande, mon mari vient de partir,
                   Il m’a laissée sans le sou,
                   Mais… trala, trala la lou…
                               J’en gagne !
                               J’en gagne !…

Chaque fois, cela s’arrêtait tout court, en même temps que ses yeux s’ouvraient bien grands dans le vague en perdant toute expression de vie, — comme ces flammes déjà mourantes qui s’agrandissent subitement pour s’éteindre. Et après, elle baissait la tête, restait longtemps caduque, en laissant pendre la mâchoire d’en bas à la manière des morts.

Elle n’était plus bien propre non plus, et c’était un autre genre d’épreuve sur lequel Gaud n’avait pas compté.

Un jour, il lui arriva de ne plus se souvenir de son petit-fils.

— Sylvestre ? Sylvestre ?… disait-elle à Gaud, en ayant l’air de chercher qui ce pouvait bien être ; ah dame ! ma bonne, tu comprends, j’en ai eu tant quand j’étais jeune, des garçons, des filles, des filles et des garçons qu’à cette heure, ma foi !…

Et, en disant cela, elle lançait en l’air ses pauvres mains ridées, avec un geste d’insouciance presque libertine…

Le lendemain, par exemple, elle se souvenait bien de lui ; et en citant mille petites choses qu’il avait faites ou qu’il avait dites, toute la journée elle le pleura.


Oh ! ces veillées d’hiver, quand les branchages manquaient pour faire du feu ! Travailler ayant froid, travailler pour gagner sa vie, coudre menu, achever avant de dormir les ouvrages rapportés chaque soir de Paimpol.

La grand’mère Yvonne, assise dans la cheminée, restait tranquille, les pieds contre les dernières braises, les mains ramassées sous son tablier. Mais au commencement de la soirée, il fallait toujours tenir des conversations avec elle.

— Tu ne me dis rien, ma bonne fille, pourquoi ça donc ? Dans mon temps à moi, j’en ai pourtant connu de ton âge qui savaient causer. Me semble que nous n’aurions pas l’air si triste, là, toutes les deux, si tu voulais parler un peu.

Alors Gaud racontait des nouvelles quelconques qu’elle avait apprises en ville, ou disait les noms des gens qu’elle avait rencontrés en chemin, parlait de choses qui lui étaient bien indifférentes à elle-même comme, du reste, tout au monde à présent, puis s’arrêtait au milieu de ses histoires quand elle voyait la pauvre vieille endormie.

Rien de vivant, rien de jeune autour d’elle, dont la fraîche jeunesse appelait la jeunesse. Sa beauté allait se consumer, solitaire et stérile…

Le vent de la mer, qui arrivait de partout, agitait sa lampe, et le bruit des lames s’entendait là comme dans un navire en l’écoutant, elle y mêlait le souvenir toujours présent et douloureux de Yann, dont ces choses étaient le domaine ; durant les grandes nuits d’épouvante, où tout était déchaîné et hurlant dans le noir du dehors, elle songeait avec plus d’angoisse à lui.

Et puis seule, toujours seule avec cette grand’mère qui dormait, elle avait peur quelquefois et regardait dans les coins obscurs, en pensant aux marins ses ancêtres, qui avaient vécu dans ces étagères d’armoires, qui avaient péri au large pendant de semblables nuits, et dont les âmes pouvaient revenir ; elle ne se sentait pas protégée contre la visite de ces morts par la présence de cette si vieille femme qui était déjà presque des leurs…

Tout à coup elle frémissait de la tête aux pieds, en entendant partir du coin de la cheminée un petit filet de voix cassé, flûté, comme étouffé sous terre. D’un ton guilleret qui donnait froid à l’âme, la voix chantait :

Pour la pêche d’Islande, mon mari vient de partir ;
                   Il m’a laissée sans le sou,
                   Mais… trala, trala, la lou…

Et alors elle subissait ce genre particulier de frayeur que cause la compagnie des folles.

La pluie tombait, tombait, avec un petit bruit incessant de fontaine ; on l’entendait presque sans répit ruisseler dehors sur les murs. Dans le vieux toit de mousse, il y avait des gouttières qui, toujours aux mêmes endroits, infatigables, monotones, faisaient le même tintement triste ; elles détrempaient par places le sol du logis, qui était de roches et de terre battue avec des graviers et des coquilles.

On sentait l’eau partout autour de soi, elle vous enveloppait de ses masses froides, infinies : une eau tourmentée, fouettante, s’émiettant dans l’air, épaississant l’obscurité, et isolant encore davantage les unes des autres les chaumières éparses du pays de Ploubazlanec.

Les soirées de dimanche étaient pour Gaud les plus sinistres, à cause d’une certaine gaîté qu’elles apportaient ailleurs : c’étaient des espèces de soirées joyeuses, même dans ces petits hameaux perdus de la côte ; il y avait toujours, ici ou là, quelque chaumière fermée, battue par la pluie noire, d’où partaient des chants lourds. Au dedans, des tables alignées pour les buveurs ; des marins se séchant à des flambées fumeuses ; les vieux se contentant avec de l’eau-de-vie, les jeunes courtisant des filles, tous allant jusqu’à l’ivresse, et chantant pour s’étourdir. Et, près d’eux, la mer, leur tombeau de demain, chantait aussi, emplissant la nuit de sa voix immense…

Certains dimanches, des bandes de jeunes hommes, qui sortaient de ces cabarets-là ou revenaient de Paimpol, passaient dans le chemin, près de la porte des Moan ; c’étaient ceux qui habitaient à l’extrémité des terres, vers Pors-Even. Ils passaient très tard, échappés des bras des filles, insouciants de se mouiller, coutumiers des rafales et des ondées. Gaud tendait l’oreille à leurs chansons et à leurs cris — très vite noyés dans le bruit des bourrasques ou de la houle — cherchant à démêler la voix de Yann, se sentant trembler ensuite quand elle s’imaginait l’avoir reconnue.

N’être pas revenu les voir, c’était mal de la part de ce Yann ; et mener une vie joyeuse, si près de la mort de Sylvestre, — tout cela ne lui ressemblait pas ! Non, elle ne le comprenait plus décidément, — et, malgré tout, ne pouvait se détacher de lui, ni croire qu’il fût sans cœur.

Le fait est que, depuis son retour, sa vie était bien dissipée.

D’abord il y avait eu la tournée habituelle d’octobre dans le golfe de Gascogne, — et c’est toujours pour ces Islandais une période de plaisir, un moment où ils ont dans leur bourse un peu d’argent à dépenser sans souci (de petites avances pour s’amuser, que les capitaines donnent sur les grandes parts de pêche, payables seulement en hiver).

On était allé, comme tous les ans, chercher du sel dans les îles, et lui s’était repris d’amour, à Saint-Martin-de-Ré, pour certaine fille brune, sa maîtresse du précédent automne. Ensemble ils s’étaient promenés, au dernier gai soleil, dans les vignes rousses toutes remplies du chant des alouettes, tout embaumées par les raisins mûrs, les œillets des sables et les senteurs marines des plages ; ensemble ils avaient chanté et dansé des rondes à ces veillées de vendange où l’on se grise, d’une ivresse amoureuse et légère, en buvant le vin doux.

Ensuite, la Marie ayant poussé jusqu’à Bordeaux, il avait retrouvé, dans un grand estaminet tout en dorures, la belle chanteuse à la montre, et s’était négligemment laissé adorer pendant huit nouveaux jours.

Revenu en Bretagne au mois de novembre, il avait assisté à plusieurs mariages de ses amis, comme garçon d’honneur, tout le temps dans ses beaux habits de fête, et souvent ivre après minuit, sur la fin des bals. Chaque semaine, il lui arrivait quelque aventure nouvelle, que les filles s’empressaient de raconter à Gaud, en exagérant.

Trois ou quatre fois, elle l’avait vu de loin venir en face d’elle sur ce chemin de Ploubazlanec, mais toujours à temps pour l’éviter ; lui aussi du reste, dans ces cas-là, prenait à travers la lande. Comme par une entente muette, maintenant ils se fuyaient.

XV


À Paimpol, il y a une grosse femme appelée madame Tressoleur ; dans une des rues qui mènent au port, elle tient un cabaret fameux parmi les Islandais, où des capitaines et des armateurs viennent enrôler des matelots, faire leur choix parmi les plus forts, en buvant avec eux.

Autrefois belle, encore galante avec les pêcheurs, elle a des moustaches à présent, une carrure d’homme et la réplique hardie. Un air de cantinière, sous une grande coiffure blanche de nonnain ; en elle, un je ne sais quoi de religieux, qui persiste quand même parce qu’elle est Bretonne. Dans sa tête, les noms de tous les marins du pays tiennent comme sur un registre ; elle connaît les bons, les mauvais, sait au plus juste ce qu’ils gagnent et ce qu’ils valent.

Un jour de janvier, Gaud, ayant été mandée pour lui faire une robe, vint travailler là, dans une chambre, derrière la salle aux buveurs…

Chez cette dame Tressoleur, on entre par une porte aux massifs piliers de granit, qui est en retrait sous le premier étage de la maison, à la mode ancienne ; quand on l’ouvre, il y a presque toujours quelque rafale engouffrée dans la rue, qui la pousse, et les arrivants font des entrées brusques, comme lancés par une lame de houle. La salle est basse et profonde, passée à la chaux blanche et ornée de cadres dorés où se voient des navires, des abordages, des naufrages. Dans un angle, une Vierge en faïence est posée sur une console, entre des bouquets artificiels.

Ces vieux murs ont entendu vibrer bien des chants puissants de matelots, ont vu s’épanouir bien des gaîtés lourdes et sauvages, — depuis les temps reculés de Paimpol, en passant par l’époque agitée des corsaires, jusqu’à ces Islandais de nos jours très peu différents de leurs ancêtres. Et bien des existences d’hommes ont été jouées, engagées là, entre deux ivresses, sur ces tables de chêne.

Gaud, tout en cousant cette robe, avait l’oreille à une conversation sur les choses d’Islande, qui se tenait derrière la cloison entre madame Tressoleur et deux retraités assis à boire.

Ils discutaient, les vieux, au sujet de certain beau bateau tout neuf, qu’on était en train de gréer dans le port : jamais elle ne serait parée, cette Léopoldine, à faire la campagne prochaine.

— Eh ! mais si, ripostait l’hôtesse, bien sûr qu’elle sera parée ! — Puisque je vous dis, moi, qu’elle a pris équipage hier : tous ceux de l’ancienne Marie, de Guermeur, qu’on va vendre pour la démolir ; cinq jeunes personnes, qui sont venues s’engager là, devant moi, — à cette table, — signer avec ma plume, — ainsi ! — Et des bel’hommes, je vous jure : Laumec, Tugdual Caroff, Yvon Duff, le fils Keraez, de Tréguier ; — et le grand Yann Gaos, de Pors-Even, qui en vaut bien trois !

La Léopoldine !… Le nom, à peine entendu, de ce bateau qui allait emporter Yann, s’était fixé d’un seul coup dans la mémoire de Gaud, comme si on l’y eût martelé pour le rendre plus ineffaçable.

Le soir, revenue à Ploubazlanec, installée à finir son ouvrage à la lumière de sa petite lampe, elle retrouvait dans sa tête ce mot-là toujours, dont la seule consonance l’impressionnait comme une chose triste. Les noms des personnes et ceux des navires ont une physionomie par eux-mêmes, presque un sens. Et ce Léopoldine, mot nouveau, inusité, la poursuivait avec une persistance qui n’était pas naturelle, devenait une sorte d’obsession sinistre. Non, elle s’était attendue à voir Yann repartir encore sur la Marie qu’elle avait visitée jadis, qu’elle connaissait, et dont la Vierge avait protégé pendant de longues années les dangereux voyages ; et voici que ce changement, cette Léopoldine, augmentait son angoisse.

Mais, bientôt, elle en vint à se dire que pourtant cela ne la regardait plus, que rien de ce qui le concernait, lui, ne devait plus la toucher jamais. Et, en effet, qu’est-ce que cela pouvait lui faire, qu’il fût ici ou ailleurs, sur un navire ou sur un autre, parti ou de retour ?… Se sentirait-elle plus malheureuse, ou moins, quand il serait en Islande ; lorsque l’été serait revenu, tiède, sur les chaumières désertées, sur les femmes solitaires et inquiètes ; — ou bien quand un nouvel automne commencerait encore, ramenant une fois de plus les pêcheurs ? Tout cela pour elle était indifférent, semblable, également sans joie et sans espoir. Il n’y avait plus aucun lien entre eux deux, aucun motif de rapprochement, puisque même il oubliait le pauvre petit Sylvestre ; — donc il fallait bien comprendre que c’en était fait pour toujours de ce seul rêve, de ce seul désir de sa vie ; elle devait se détacher de Yann, de toutes les choses qui avaient trait à son existence, même de ce nom d’Islande qui vibrait encore avec un charme si douloureux à cause de lui ; chasser absolument ces pensées, tout balayer ; se dire que c’était fini, fini à jamais…

Avec douceur elle regarda cette pauvre vieille femme endormie, qui avait encore besoin d’elle, mais qui ne tarderait pas à mourir. Et alors, après, à quoi bon vivre, à quoi bon travailler, et pour quoi faire ?…

Le vent d’ouest s’était encore levé dehors ; les gouttières du toit avaient recommencé, sur ce grand gémissement lointain, leur bruit tranquille et léger de grelot de poupée. Et ses larmes aussi se mirent à couler, larmes d’orpheline et d’abandonnée, passant sur ses lèvres avec un petit goût amer, descendant silencieusement sur son ouvrage, comme ces pluies d’été qu’aucune brise n’amène, et qui tombent tout à coup, pressées et pesantes, de nuages trop remplis ; alors n’y voyant plus, se sentant brisée, prise de vertige devant le vide de sa vie, elle replia le corsage ample de cette dame Tressoleur et essaya de se coucher.

Dans son pauvre beau lit de demoiselle, elle frissonna en s’étendant : il devenait chaque jour plus humide et plus froid, — ainsi que toutes les choses de cette chaumière. — Cependant, comme elle était très jeune, tout en continuant de pleurer, elle finit par se réchauffer et s’endormir.

XVI


Des semaines sombres avaient passé encore, et on était déjà aux premiers jours de février, par un assez beau temps doux.

Yann sortait de chez l’armateur, venant de toucher sa part de pêche du dernier été, quinze cents francs, qu’il emportait pour les remettre à sa mère, suivant la coutume de famille. L’année avait été bonne, et il s’en retournait content.

Près de Ploubazlanec, il vit un rassemblement au bord de la route : une vieille, qui gesticulait avec son bâton, et autour d’elle des gamins ameutés qui riaient… La grand’mère Moan !… La bonne grand’mère que Sylvestre adorait, toute traînée et déchirée, devenue maintenant une de ces vieilles pauvresses imbéciles qui font des attroupements sur les chemins !… Cela lui causa une peine affreuse.

Ces gamins de Ploubazlanec lui avaient tué son chat, et elle les menaçait de son bâton, très en colère et en désespoir :

— Ah ! s’il avait été ici, lui, mon pauvre garçon, vous n’auriez pas osé, bien sûr, mes vilains drôles !…

Elle était tombée, paraît-il, en courant après eux pour les battre ; sa coiffe était de côté, sa robe pleine de boue, et ils disaient encore qu’elle était grise (comme cela arrive bien en Bretagne à quelques pauvres vieux qui ont eu des malheurs).

Yann savait, lui, que ce n’était pas vrai, et qu’elle était une vieille respectable ne buvant jamais que de l’eau.

— Vous n’avez pas honte ? dit-il aux gamins, très en colère lui aussi, avec sa voix et son ton qui imposaient.

Et, en un clin d’œil, tous les petits se sauvèrent, penauds et confus, devant le grand Gaos.

Gaud, qui justement revenait de Paimpol, rapportant de l’ouvrage pour la veillée, avait aperçu cela de loin, reconnu sa grand’mère dans ce groupe. Effrayée, elle arriva en courant pour savoir ce que c’était, ce qu’elle avait eu, ce qu’on avait pu lui faire, — et comprit, voyant leur chat qu’on avait tué.

Elle leva ses yeux francs vers Yann, qui ne détourna pas les siens ; ils ne songeaient plus à se fuir cette fois ; devenus seulement très roses tous deux, lui aussi vite qu’elle, d’une même montée de sang à leurs joues, ils se regardaient, avec un peu d’effarement de se trouver si près ; mais sans haine, presque avec douceur, réunis qu’ils étaient dans une commune pensée de pitié et de protection.

Il y avait longtemps que les enfants de l’école lui en voulaient, à ce pauvre matou défunt, parce qu’il avait la figure noire, un air de diable ; mais c’était un très bon chat, et, quand on le regardait de près, on lui trouvait au contraire la mine tranquille et câline. Ils l’avaient tué avec des cailloux et son œil pendait. La pauvre vieille, en marmottant toujours des menaces, s’en allait tout émue, toute branlante, emportant par la queue, comme un lapin, ce chat mort.

— Ah ! mon pauvre garçon, mon pauvre garçon… s’il était encore de ce monde, on n’aurait pas osé me faire ça, non, bien sûr !…

Il lui était sorti des espèces de larmes qui coulaient dans ses rides ; et ses mains, à grosses veines bleues, tremblaient.

Gaud l’avait recoiffée au milieu, tâchait de la consoler avec des paroles douces de petite fille. Et Yann s’indignait ; si c’était possible, que des enfants fussent si méchants ! Faire une chose pareille à une pauvre vieille femme ! Les larmes lui en venaient presque, à lui aussi. — Non point pour ce matou, il va sans dire : les jeunes hommes, rudes comme lui, s’ils aiment bien à jouer avec les bêtes, n’ont guère de sensiblerie pour elles ; mais son cœur se fendait, à marcher là derrière cette grand’mère en enfance, emportant son pauvre chat par la queue. Il pensait à Sylvestre, qui l’avait tant aimée ; au chagrin horrible qu’il aurait eu, si on lui avait prédit qu’elle finirait ainsi, en dérision et en misère.

Et Gaud s’excusait, comme étant chargée de sa tenue :

— C’est qu’elle sera tombée, pour être si sale, disait-elle tout bas ; sa robe n’est plus bien neuve, c’est vrai, car nous ne sommes pas riches, monsieur Yann ; mais je l’avais encore raccommodée hier, et ce matin quand je suis partie, je suis sûre qu’elle était propre et en ordre.

Il la regarda alors longuement, beaucoup plus touché peut-être par cette petite explication toute simple qu’il ne l’eût été par d’habiles phrases, des reproches et des pleurs. Ils continuaient de marcher l’un près de l’autre, se rapprochant de la chaumière des Moan. — Pour jolie, elle l’avait toujours été comme personne, il le savait fort bien, mais il lui parut qu’elle l’était encore davantage depuis sa pauvreté et son deuil. Son air était devenu plus sérieux, ses yeux gris de lin avaient l’expression plus réservée et semblaient malgré cela vous pénétrer plus avant, jusqu’au fond de l’âme. Sa taille aussi avait achevé de se former. Vingt-trois ans bientôt ; elle était dans tout son épanouissement de beauté.

Et puis elle avait à présent la tenue d’une fille de pêcheur, sa robe noire sans ornements et une coiffe tout unie ; son air de demoiselle, on ne savait plus bien d’où il lui venait ; c’était quelque chose de caché en elle-même et d’involontaire dont on ne pouvait plus lui faire reproche ; peut-être seulement son corsage, un peu plus ajusté que celui des autres, par habitude d’autrefois, dessinant mieux sa poitrine ronde et le haut de ses bras… Mais non, cela résidait plutôt dans sa voix tranquille et dans son regard.

XVII


Décidément il les accompagnait, — jusque chez elles sans doute.

Ils s’en allaient tous trois, comme pour l’enterrement de ce chat, et cela devenait presque un peu drôle, maintenant, de les voir ainsi passer en cortège ; il y avait sur les portes des bonnes gens qui souriaient. La vieille Yvonne au milieu, portant la bête ; Gaud à sa droite, troublée et toujours très rose ; le grand Yann à sa gauche, tête haute, et pensif.

Cependant la pauvre vieille s’était presque subitement apaisée en route ; d’elle-même, elle s’était recoiffée et, sans plus rien dire, elle commençait à les observer alternativement l’un et l’autre, du coin de son œil qui était redevenu clair.

Gaud ne parlait pas non plus de peur de donner à Yann une occasion de prendre congé ; elle eût voulu rester sur ce bon regard doux qu’elle avait reçu de lui, marcher les yeux fermés pour ne plus voir rien autre chose, marcher ainsi bien longtemps à ses côtés dans un rêve qu’elle faisait, au lieu d’arriver si vite à leur logis vide et sombre où tout allait s’évanouir.

À la porte, il y eut une de ces minutes d’indécision pendant lesquelles il semble que le cœur cesse de battre. La grand’mère entra sans se retourner ; puis Gaud, hésitante, et Yann, par derrière, entra aussi…

Il était chez elles, pour la première fois de sa vie ; sans but, probablement ; qu’est-ce qu’il pouvait vouloir ?… En passant le seuil, il avait touché son chapeau, et puis, ses yeux ayant rencontré d’abord le portrait de Sylvestre dans sa petite couronne mortuaire en perles noires, il s’en était approché lentement comme d’une tombe.

Gaud était restée debout, appuyée des mains à leur table. Il regardait maintenant tout autour de lui, et elle le suivait dans cette sorte de revue silencieuse qu’il passait de leur pauvreté. Bien pauvre, en effet, malgré son air rangé et honnête, le logis de ces deux abandonnées qui s’étaient réunies. Peut-être, au moins, éprouverait-il pour elle un peu de bonne pitié, en la voyant redescendue à cette même misère, à ce granit fruste et à ce chaume. Il n’y avait plus de la richesse passée, que le lit blanc, le beau lit de demoiselle, et involontairement les yeux de Yann revenaient là…

Il ne disait rien… Pourquoi ne s’en allait-il pas ?… La vieille grand’mère, qui était encore si fine à ses moments lucides, faisait semblant de ne pas prendre garde à lui. Donc ils restaient debout l’un devant l’autre, muets et anxieux, finissant par se regarder comme pour quelque interrogation suprême.

Mais les instants passaient et, à chaque seconde écoulée, le silence semblait entre eux se figer davantage. Et ils se regardaient toujours plus profondément, comme dans l’attente solennelle de quelque chose d’inouï qui tardait à venir.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

– Gaud, demanda-t-il à demi-voix grave, si vous voulez toujours…

Qu’allait-il dire ?… On devinait quelque grande décision, brusque comme étaient les siennes, prise là tout à coup, et osant à peine être formulée…

— Si vous voulez toujours… La pêche s’est bien vendue cette année, et j’ai un peu d’argent devant moi…

Si elle voulait toujours !… Que lui demandait-il ? avait-elle bien entendu ? Elle était anéantie devant l’immensité de ce qu’elle croyait comprendre.

Et la vieille Yvonne, de son coin là-bas, dressait l’oreille, sentant du bonheur approcher…

— Nous pourrions faire notre mariage, mademoiselle Gaud, si vous vouliez toujours…

… Et puis il attendit sa réponse, qui ne vint pas… Qui donc pouvait l’empêcher de prononcer ce oui ?… Il s’étonnait, il avait peur, et elle s’en apercevait bien. Appuyée des deux mains à la table, devenue tout blanche, avec des yeux qui se voilaient, elle était sans voix, ressemblait à une mourante très jolie…

— Eh bien, Gaud, réponds donc ! dit la vieille grand’mère qui s’était levée pour venir à eux. Voyez-vous, ça la surprend, monsieur Yann ; il faut l’excuser ; elle va réfléchir et vous répondre tout à l’heure… Asseyez-vous, monsieur Yann, et prenez un verre de cidre avec nous…

Mais non, elle ne pouvait pas répondre, Gaud ; aucun mot ne lui venait plus, dans son extase… C’était donc vrai qu’il était bon, qu’il avait du cœur. Elle le retrouvait là, son vrai Yann, tel qu’elle n’avait jamais cessé de le voir en elle-même, malgré sa dureté, malgré son refus sauvage, malgré tout. Il l’avait dédaignée longtemps, il l’acceptait aujourd’hui, — et aujourd’hui qu’elle était pauvre ; c’était son idée à lui sans doute, il avait eu quelque motif qu’elle saurait plus tard ; en ce moment, elle ne songeait pas du tout à lui en demander compte, non plus qu’à lui reprocher son chagrin de deux années… Tout cela, d’ailleurs, était si oublié, tout cela venait d’être emporté si loin, en une seconde, par le tourbillon délicieux qui passait sur sa vie !… Toujours muette, elle lui disait son adoration rien qu’avec les yeux, tout noyés, qui le regardaient à une extrême profondeur, tandis qu’une grosse pluie de larmes commençait à descendre le long de ses joues…

— Allons, Dieu vous bénisse ! mes enfants, dit la grand’mère Moan. Et moi, je lui dois un grand merci, car je suis encore contente d’être devenue si vieille, pour avoir vu ça avant de mourir.

Ils restaient toujours là, l’un devant l’autre, se tenant les mains et ne trouvant pas de mots pour se parler ; ne connaissant aucune parole qui fût assez douce, aucune phrase ayant le sens qu’il fallait, aucune qui leur semblât digne de rompre leur délicieux silence.

— Embrassez-vous, au moins, mes enfants… Mais c’est qu’ils ne se disent rien !… Ah ! mon Dieu, les drôles de petits enfants que j’ai là par exemple !… Allons, Gaud, dis-lui donc quelque chose, ma fille… De mon temps à moi, me semble qu’on s’embrassait, quand on s’était promis…

Yann ôta son chapeau, comme saisi tout à coup d’un grand respect inconnu, avant de se pencher pour embrasser Gaud, — et il lui sembla que c’était le premier vrai baiser qu’il eût jamais donné de sa vie.

Elle aussi l’embrassa, appuyant de tout son cœur ses lèvres fraîches, inhabiles aux raffinements des caresses, sur cette joue de son fiancé que la mer avait dorée. Dans les pierres du mur, le grillon leur chantait le bonheur ; il tombait juste, cette fois, par hasard. Et le pauvre petit portrait de Sylvestre avait un air de leur sourire, du milieu de sa couronne noire. Et tout paraissait s’être subitement vivifié et rajeuni dans la chaumière morte. Le silence s’était rempli de musiques inouïes ; même le crépuscule pâle d’hiver, qui entrait par la lucarne, était devenu comme une belle lueur enchantée…


— Alors, c’est au retour d’Islande que vous allez faire ça, mes bons enfants ?

Gaud baissa la tête. L’Islande, la Léopoldine, — c’est vrai, elle avait déjà oublié ces épouvantes dressées sur la route. — Au retour d’Islande !… comme se serait long, encore tout cet été d’attente craintive. Et Yann, battant le sol du bout de son pied, à petits coups rapides, devenu fort pressé lui aussi, comptait en lui-même très vite, pour voir si, en se dépêchant bien, on n’aurait pas le temps de se marier avant ce départ : tant de jours pour réunir les papiers, tant de jours pour publier les bans à l’église ; oui, cela ne mènerait jamais qu’au 20 ou 25 du mois pour les noces, et, si rien n’entravait, on aurait donc encore une grande semaine à rester ensemble après.

— Je m’en vais toujours commencer par prévenir notre père, dit-il, avec autant de hâte que si les minutes mêmes de leur vie étaient maintenant mesurées et précieuses…