Imprimerie des sourds-muets (p. 37-41).

CHAPITRE iii

Trois mois après le décès de Gilberte, par un jour orageux de fin d’octobre, Étienne Bordier arriva en gare de Montréal, de retour de sa lointaine expédition.

Sans prendre le temps de se reposer, et malgré l’orage qui dégénérait en tempête, Étienne paya un fort montant à un propriétaire d’automobile, qui consentit à le conduire à Chambly.

On se mit en route. Les chemins n’étaient pas pavés alors, et la voiture prit du temps à parcourir le trajet sur la surface rendue glissante par la pluie.

Le voyageur arriva à la ferme Bruteau vers onze heures du soir.

La pluie tombait toujours, et les éclairs sillonnaient les nues à tout instant.

Une lumière brillait à la fenêtre de la cuisine du vieux logis. En l’apercevant, le cœur d’Étienne se mit à battre follement.

— Gilberte ! dit-il éperdu, Gilberte, tu m’attends !

Aucune inquiétude chez le jeune homme. Quelques mois avant sa mort, Gilberte avait écrit longuement à son mari, et cette lettre pleine de gaieté et d’espoir en l’avenir Étienne la reçut avant son départ du Nord. Pour l’ingénieur, les nouvelles de sa femme étaient donc récentes.

En sautant lestement par terre, Étienne dit au chauffeur :

— Mettez votre voiture dans la remise, et attendez une accalmie pour retourner. Je reviendrai tout à l’heure vous aider à décharger mes malles.

Puis ne faisant qu’un bond jusqu’à la porte, il frappa joyeusement.

Le bruit réveilla le vieux Joachim assoupi dans son fauteuil. Il dressa l’oreille et un rictus retroussa ses lèvres, car il avait reconnu la voix du mari de sa nièce qui disait :

— Ouvrez, oncle Joachim, c’est moi.

— Hé, Étienne Bordier qui m’arrive. Je vais me délecter, j’ai des nouvelles importantes à lui apprendre à ce garçon-là.

Et il introduit le voyageur.

Étienne entra, ruisselant. Tout à la joie du retour, il ne remarqua pas le désordre de la pièce et le silence de la maison ne le frappa point. Il serra vigoureusement les mains du vieillard, et s’écria ému :

— Oncle Joachim, je suis heureux de vous voir.

Et s’élançant vers l’escalier conduisant à l’étage supérieur, il jeta, une main sur la rampe :

— Oncle Joachim, Gilberte est dans sa chambre ?

— Gilberte est morte ! lança le vieux, la voix coupante.

La brutalité de ces paroles fut telle, qu’Étienne crut que sa question n’avait pas été comprise. Il s’immobilisa, et reprit :

— Que dites-vous ? Je vous ai demandé où était Gilberte.

— Hé, où elle est ?… Au cimetière, puisqu’elle est morte.

— Morte ? morte ? vous dites que Gilberte est morte ? Vous êtes fou… votre farce est macabre… allons donc…

Le jeune homme remarqua alors le désordre de l’appartement, les rideaux mal drapés, les pots de fleurs desséchées sur le rebord des fenêtres. Une douleur atroce le transperça ; il se tordit les mains et les élevant implorant, il cria :

— Oncle Joachim, par pitié, dites que Gilberte est partie, mais qu’elle n’est pas morte… Oh, non, non ! Pas cette horrible chose !

— Vous ne voulez pas me croire, fit le vieux, en fixant ses yeux devenus de braise sur le mari de la disparue, attendez, je vais vous convaincre.

Il se leva, alla à une armoire qu’il ouvrit avec une lenteur calculée, en sortit une liasse de papiers qu’il tendit au mari de Gilberte.

— Voici le certificat du décès de votre femme, et le reçu du coût de son enterrement. J’ai payé toutes les dépenses des funérailles, vous voudrez bien me les rembourser.

Étienne eut un tremblement convulsif de tout son être en prenant les documents. En y jetant la vue, sa figure se décomposa. Il chancela et dut se retenir à un meuble pour ne pas tomber.

Le vieux Joachim regarda le spectacle pitoyable qu’offrait le malheureux, et marmotta entre ses dents :

— Oh, ta douleur me régale et me venge, et j’ai encore un plat à te servir.

Étienne, soudainement vieilli, bégaya dans un sanglot :

— De quoi… est-elle…

Il ne put dire le mot, il l’étranglait, et sa bouche entr’ouverte laissait passer un souffle saccadé.

Joachim comprit ce qu’Étienne voulait savoir.

— Elle est morte presque subitement, cinq ou six jours, je crois, après la naissance du petit, dit-il.

— Oh ! Et lui… l’enfant…

Joachim vit tout à coup la possibilité d’ennuis pour lui, s’il disait ce qu’il en avait fait. Quel dommage ! C’eût été réjouissant pour lui de jeter à la face de cet homme : « Ton rejeton, Bordier, est parmi les enfants naturels, tu ne peux plus le retrouver ». La crainte de la justice lui fit dire :

— L’enfant est mort aussi.

— Mort ! Mort !… Je ne retrouve que des tombes. Ah, Dieu que je souffre !

Joachim Bruteau poursuivit d’une façon explicitement cruelle :

— Oui, mort aussi le p’tit gars. Fort et vigoureux en naissant, il a tourné l’œil presque en même temps que sa mère : l’un a tué l’autre avant de cesser de vivre.

— Ah ! taisez-vous ! taisez-vous !

Étienne Bordier titubant comme un homme ivre, gagna la porte, l’ouvrit, et la laissant béante derrière lui, s’engouffra dans le noir de la nuit.

— Hé, hé, ricana Joachim, pourquoi sort-il si vite, ses contorsions me divertissaient tant.

Et alors féroce, grimaçant :

— Sauve-toi Bordier ! je saurai te trouver plus tard quand ton fils aura vingt ans, disons. En attendant que j’avive ta souffrance, pâtis ! pâtis ! pâtis !…

La pluie qui fouetta Étienne lorsqu’il sortit de la maison ne parvint pas à rafraîchir son front brûlant, et dans son cerveau affolé, une seule pensée surnageait : fuir ! s’éloigner pour toujours du lieu de son calvaire.

Il héla son chauffeur.

— Mettez votre moteur en mouvement, ordonna-t-il, je repars avec vous.

Sans chercher à revoir qui que ce soit des siens, Étienne Bordier signa un nouvel engagement pour les régions polaires, d’où il venait d’arriver, et alla cacher son inguérissable souffrance dans ces terres de glace, où la bise et les bêtes sauvages ne sont pas plus cruelles que le destin et certains cœurs humains.