Calmann-Lévy (p. 157-169).
Chap. II.  ►


I


Vers la fin de l’année 1340, par une nuit froide mais encore belle de l’automne, un cavalier suivait le chemin étroit qui côtoie la rive gauche du Rhin. On aurait pu croire, attendu l’heure avancée et le pas rapide qu’il avait fait prendre à son cheval, si fatigué qu’il fût de la longue journée déjà faite, qu’il allait s’arrêter au moins pendant quelques heures dans la petite ville d’Oberwinter, dans laquelle il venait d’entrer ; mais, au contraire, il s’engagea du même pas, et en homme à qui elles sont familières, au milieu de rues étroites et tortueuses qui pouvaient abréger de quelques minutes son chemin, et reparut bientôt de l’autre côté de la ville, sortant par la porte opposée à celle par laquelle il était entré. Comme, au moment où l’on baissait la herse derrière lui, la lune, voilée jusque-là, venait justement d’entrer dans un espace pur et brillant comme un lac paisible, au milieu de cette mer de nuages qui roulait au ciel ses flots fantastiques, nous profiterons de ce rayon fugitif pour jeter un coup d’œil rapide sur le nocturne voyageur.

C’était un homme de quarante-huit à cinquante ans, de moyenne taille, mais aux formes athlétiques et carrées, et qui semblait, tant ses mouvements étaient en harmonie avec ceux de son cheval, avoir été taillé dans le même bloc de rocher. Comme on était en pays ami et, par conséquent, éloigné de tout danger, il avait accroché son casque à l’arçon de sa selle, et n’avait, pour garantir sa tête de l’air humide de la nuit, qu’un petit capuchon de mailles doublé de drap, qui, lorsque le casque était en son lieu ordinaire, retombait en pointe entre les deux épaules. Il est vrai qu’une longue et épaisse chevelure qui commençait à grisonner rendait à son maître le même service qu’aurait pu faire la coiffure la plus confortable, enfermant, en outre, comme dans son cadre naturel, sa figure à la fois grave et paisible comme celle d’un lion.

Quant à sa qualité, ce n’eût été un secret que pour le peu de personnes qui à cette époque ignoraient la langue héraldique ; car, en jetant les yeux sur son casque, on en voyait sortir, à travers une couronne de comte qui en formait le cimier, un bras nu levant une épée nue, tandis que de l’autre côté de la selle brillaient, sur fond de gueules, au bouclier attaché en regard, les trois étoiles d’or posées deux et une de la maison de Hombourg, l’une des plus vieilles et des plus considérées de toute l’Allemagne.

Maintenant, si l’on veut en savoir davantage sur le personnage que nous venons de mettre en scène, nous ajouterons que le comte Karl arrivait de Flandre, où il était allé, sur l’ordre de l’empereur Louis V de Bavière, prêter le secours de sa vaillante épée à Édouard III d’Angleterre, nommé, dix-huit mois auparavant, vicaire général de l’empire, lequel, grâce aux trêves d’un an qu’il venait de signer avec Philippe de Valois par l’intercession de madame Jeanne, sœur du roi de France et mère du comte de Hainaut, lui avait rendu momentanément sa liberté.

Parvenu à la hauteur du petit village de Melhem, le voyageur quitta la route qu’il avait suivie depuis Coblence pour prendre un sentier qui entrait directement dans les terres. Un instant le cheval et le cavalier s’enfoncèrent dans un ravin, puis bientôt reparurent de l’autre côté, suivant, à travers la plaine, un chemin qu’ils semblaient bien connaître tous deux.

En effet, au bout de cinq minutes de marche, le cheval releva la tête et hennit comme pour annoncer son arrivée, et, cette fois, sans que son maître eût besoin de l’exciter ni de la parole ni de l’éperon, il redoubla d’ardeur, si bien qu’au bout d’un instant ils laissèrent dans l’ombre, à leur gauche, le petit village de Godesberg, perdu dans un massif d’arbres, et, quittant le chemin qui conduit de Rolandseck à Bone, en prenant une seconde fois à gauche, ils s’avancèrent directement vers le château situé au haut d’une colline, et qui porte le même nom que la ville, soit qu’il l’ait reçu d’elle, soit qu’il le lui ait donné.

Il était dès-lors évident que le château de Godesberg était le but de la route du comte Karl ; mais ce qui était plus sûr encore, c’est qu’il allait arriver au lieu de sa destination au milieu d’une fête. À mesure qu’il gravissait le chemin en spirale qui partait du bas de la montagne et aboutissait à la grande porte, il voyait chaque façade à son tour jeter de la lumière par toutes ses fenêtres ; puis, derrière les tentures chaudement éclairées, se mouvoir des ombres nombreuses dessinant des groupes variés. Il n’en continua pas moins sa route, quoiqu’il eût été facile de juger, au léger froncement de ses sourcils, qu’il eût préféré tomber au milieu de l’intimité de la famille que dans le tumulte d’un bal, de sorte que, quelques minutes après, il franchissait la porte du château.

La cour était pleine d’écuyers, de valets, de chevaux et de litières ; car, ainsi que nous l’avons dit, il y avait fête à Godesberg. Aussi à peine le comte Karl eut-il mis pied à terre, qu’une troupe de valets et de serviteurs se présenta pour s’emparer de son cheval, et le conduire dans les écuries. Mais le chevalier ne se séparait pas si facilement de son fidèle compagnon : aussi n’en voulut-il confier la garde à personne, et, le prenant lui-même par la bride, le conduisit-il dans une écurie isolée, où l’on mettait les propres chevaux du landgrave de Godesberg.

Les valets, quoique étonnés de cette hardiesse, le laissèrent faire ; car le chevalier avait agi avec une telle assurance, qu’il leur avait inspiré cette conviction qu’il avait le droit de faire ainsi.

Lorsque Hans, c’était le nom que le comte donnait à son cheval, eut été attaché à l’une des places vacantes, que sa litière eut été confortablement garnie de paille, son auge d’avoine et son râtelier de foin, le chevalier songea alors à lui-même, et, après avoir fait quelques caresses encore au noble animal, qui interrompit son repas déjà commencé pour répondre par un hennissement, il s’achemina vers le grand escalier, et, malgré l’encombrement formé dans toutes les voies par les pages et les écuyers, il parvint jusqu’aux appartements où se trouvait réunie pour le moment toute la noblesse des environs.

Le comte Karl s’arrêta un instant à l’une des portes du salon principal pour jeter un coup d’œil sur l’ensemble le plus brillant de la fête. Elle était animée et bruyante, toute bariolée de jeunes gens vêtus de velours et de nobles dames aux robes blasonnées ; et, parmi ces jeunes gens et ces nobles dames, le plus beau jeune homme était Othon, et la plus belle châtelaine madame Emma, l’un le fils et l’autre la femme du landgrave Ludwig de Godesberg, seigneur du château et frère d’armes du bon chevalier qui venait d’arriver.

Au reste, l’apparition de celui-ci avait fait son effet : seul au milieu de tous les invités, il apparaissait, comme Vilhelm à Lenore, tout couvert encore de son armure de bataille dont l’acier sombre contrastait étrangement avec les couleurs joyeuses et vives du velours et de la soie. Aussi tous les yeux se tournèrent-ils aussitôt de son côté, à l’exception cependant de ceux du comte Ludwig, qui, debout à la porte opposée, paraissait plongé dans une préoccupation si profonde, que ses regards ne changèrent pas un instant de direction.

Karl reconnut son vieil ami, et, sans s’inquiéter autrement de la chose qui le préoccupait, il fit le tour par les appartements voisins, et, après une lutte acharnée mais victorieuse avec la foule, il atteignit cette chambre reculée, à l’une des portes de laquelle il aperçut, en entrant par l’autre, le comte Ludwig n’ayant point changé d’attitude et toujours sombre et debout.

Karl s’arrêta de nouveau un instant pour examiner cette étrange tristesse, plus étrange encore chez l’hôte lui-même, qui semblait avoir donné aux autres toute la joie et n’avoir gardé que les soucis ; puis enfin il s’avança, et, voyant qu’il était arrivé jusqu’à son ami sans que le bruit de ses pas eût pu le tirer de sa préoccupation, il lui posa la main sur l’épaule.

Le landgrave tressaillit et se retourna. Son esprit et sa pensée étaient si profondément enfoncés dans un ordre d’idées différent de celui qui venait le distraire, qu’il regarda quelque temps, et sans le reconnaître à visage découvert, celui que, dans un autre temps, il eût nommé, visière baissée, au milieu de toute la cour de l’empereur. Mais Karl prononça le nom de Ludwig et tendit les bras ; le charme fut rompu, Ludwig se jeta sur la poitrine de son frère d’armes, plutôt en homme qui y cherche un refuge contre une grande douleur qu’en ami joyeux de revoir un ami.

Cependant ce retour inattendu parut produire sur l’hôte soucieux de cette joyeuse fête une heureuse distraction. Il entraîna l’arrivant à l’autre extrémité de la chambre, et, là, le faisant asseoir sur une large stalle de chêne surmontée d’un dais de drap d’or, il prit place près de lui ; et, tout en cachant sa tête dans l’ombre et lui prenant la main, il lui demanda le récit de ce qui lui était arrivé pendant cette longue absence de trois ans qui les avait séparés l’un et l’autre.

Karl lui raconta tout avec la prolixité guerrière d’un vieux soldat ; comment les troupes anglaises, brabançonnes et impériales, conduites par Édouard III lui-même, étaient venues mettre le siège devant Cambrai, brûlant et ravageant tout ; comment les deux armées s’étaient rencontrées à Buironfosse sans combattre, parce qu’un message du roi de Sicile, qui était très-savant en astrologie, était venu annoncer, au moment d’en venir aux mains, à Philippe de Valois, que toute bataille qu’il livrerait aux Anglais et dans laquelle commanderait Édouard en personne lui serait fatale (prédiction qui se réalisa plus tard à Crécy), et comment enfin des trêves d’un an avaient été conclues entre les deux rois rivaux en la plaine d’Esplechin, et cela, comme nous l’avons dit, à la requête et prière de madame Jeanne de Valois, sœur du roi de France.

Le landgrave avait écouté ce récit avec un silence qui pouvait jusqu’à un certain point passer pour de l’attention, quoique de temps en temps il se fût levé avec une inquiétude visible pour aller jeter un coup d’œil dans la salle de bal ; mais, comme, à chaque fois, il était revenu prendre sa place, le narrateur, momentanément interrompu, n’en avait pas moins continué son récit, comprenant cette nécessité dans laquelle se trouve un maître de maison de suivre des yeux l’ordonnance de la fête qu’il donne, afin que rien ne manque de ce qui peut la rendre agréable aux convives invités.

Cependant, attendu qu’à la dernière interruption le landgrave, comme s’il eût oublié son ami, ne revenait pas prendre place auprès de lui, celui-ci se leva ; il se rapprocha de nouveau de la porte du bal par laquelle entrait dans cette petite chambre retirée et sombre un flot de lumière, et, cette fois, celui qu’il venait rejoindre l’entendit, car il leva le bras sans détourner la tête.

Le comte Karl prit la place indiquée par ce geste, et le bras du landgrave retomba sur l’épaule de son frère d’armes, qu’il serra convulsivement contre lui.

Il se passait évidemment une lutte terrible et secrète dans le cœur de cet homme, et néanmoins Karl avait beau jeter les yeux sur cette foule joyeuse qui tourbillonnait devant lui, il ne remarquait rien qui pût indiquer la cause d’une pareille émotion ; mais elle était trop visible pour qu’un ami aussi dévoué que le comte ne s’en aperçût pas et n’en prit point quelque inquiétude. Cependant, celui-ci resta muet, comprenant que le premier devoir de l’amitié est la religion du secret pour les choses qu’elle veut cacher ; mais aussi, dans les cœurs habitués à se deviner, il existe un contact sympathique : de sorte que le landgrave, comprenant ce silence intime, regarda son ami, passa la main sur son front, poussa un soupir ; puis, après un dernier moment d’hésitation :

— Karl, lui dit-il d’une voix sourde et en lui montrant du doigt son fils, ne trouves-tu pas qu’Othon ressemble étrangement, à ce jeune seigneur qui danse avec sa mère ?

Le comte Karl tressaillit à son tour. Ce peu de paroles était pour lui ce qu’est pour le voyageur perdu dans le désert un éclair illuminant la nuit ; à sa lueur orageuse, si rapide qu’elle eût été, il avait vu le précipice, et cependant, quelque amitié qu’il eût pour le landgrave, la ressemblance était si frappante de l’adolescent à l’homme, que le comte ne put s’empêcher de lui répondre, quoiqu’il devinât l’importance de sa réponse :

— C’est vrai, Ludwig, on dirait deux frères.

Cependant, à peine eut-il prononcé ces mots, que, sentant un frisson courir par tout le corps de celui contre lequel il était appuyé, il se hâta d’ajouter :

— Après tout, qu’est-ce que cela prouve ?

— Rien, répondit le landgrave d’une voix sourde ; seulement, j’étais bien aise d’avoir ton avis là-dessus. Maintenant, viens me raconter la fin de ta campagne.

Et il le ramena sur cette même stalle où Karl avait commencé son récit, récit que le comte acheva, cette fois, sans être interrompu.

À peine cessait-il de parler, qu’un homme parut à la porte par laquelle Karl était entré. À sa vue, le landgrave se leva vivement et s’avança vers lui. Les deux hommes se parlèrent un instant à voix basse sans que Karl pût rien entendre de ce qu’ils disaient. Cependant il vit facilement, à leurs gestes, qu’il s’agissait d’une communication de la plus haute importance, et il en fut plus convaincu que jamais lorsqu’il vit revenir à lui le landgrave avec un visage plus sombre qu’auparavant.

— Karl, dit Ludwig, mais sans s’asseoir cette fois, tu dois, après une route aussi longue que celle que tu as faite aujourd’hui, avoir plus besoin de repos que de bals et de fêtes. Je vais te faire conduire à ton appartement. Bonne nuit ; nous nous reverrons demain.

Karl vit que son ami désirait être seul ; il se leva sans répondre, lui serra silencieusement la main, l’interrogeant une dernière fois du regard ; mais le landgrave ne lui répondit que par un de ces sourires tristes qui indiquent au cœur que le moment n’est pas encore venu de lui confier le dépôt sacré qu’il réclame. Karl lui indiqua par un dernier serrement de main qu’à toute heure il le trouverait, et se retira dans l’appartement qui lui était destiné et jusqu’où, tout éloigné qu’il était, le bruit de la fête parvenait encore.

Le comte se coucha l’âme remplie d’idées tristes et l’oreille pleine de sons joyeux ; pendant quelque temps, cet étrange contraste écarta le sommeil par sa lutte. Mais enfin la fatigue l’emporta sur l’inquiétude, le corps vainquit l’âme. Peu à peu, les pensées et les objets devinrent moins distincts, ses sens s’engourdirent et ses yeux se fermèrent. Il y eut encore entre ce moment de somnolence et le sommeil réel un intervalle pareil à celui du crépuscule qui sépare le jour de la nuit, intervalle bizarre et indescriptible pendant lequel la réalité se confond avec le rêve, de manière qu’il n’y a ni rêve ni réalité ; puis un repos profond lui succéda.

Il y avait si longtemps que le chevalier ne dormait plus que sous une tente et dans son harnais de guerre, qu’il céda avec volupté aux douceurs d’un bon lit, si bien que, lorsqu’il se réveilla, il vit tout d’abord, au jour, que la matinée devait être assez avancée. Mais aussitôt un spectacle inattendu et qui lui rappelait toute la scène de la veille s’offrit à sa vue et attira toute son attention. Le landgrave était assis dans un fauteuil, immobile et la tête inclinée sur sa poitrine, comme s’il attendait le réveil de son ami, et cependant sa rêverie était si profonde, qu’il ne s’était pas aperçu de ce réveil. Le comte le regarda un instant en silence ; puis, voyant que deux larmes roulaient sur ses joues creuses et pâlies, il n’y put tenir plus longtemps, et, tendant les bras vers lui :

— Ludwig ! s’écria-t-il, au nom du ciel ! qu’y a-t-il donc ?

— Hélas ! hélas ! répondit le landgrave, il y a que je n’ai plus ni femme ni fils !

Et, à ces mots, se levant avec effort, il vint, en chancelant comme un homme ivre, tomber dans les bras que le comte ouvrait pour le recevoir.