Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Geai Bleu


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 293-298).

LE GEAI BLEU.[1]
(Blue Jay.)


La parure éclatante du Geai bleu en fait une espèce de damoiseau, de dandy parmi les habitants ailés de nos forêts ; son caquetage, ses manières excentriques complètent ses titres. Cet oiseau fréquente le bord aussi bien que l’intérieur des grands bois ; son cri aigre fait fuir le chevreuil et attire souvent en conséquence sur l’oiseau, la vengeance sommaire du chasseur. Parmi les autres chantres des bois, à la saison des amours, ses accents fixent immédiatement l’attention ; dans le concert général, sa voix représente assez la trompette. Il a la faculté d’imiter le cri des autres espèces. Lorsqu’il s’entretient avec sa compagne, il simule le cri du canard ; mais si on l’approche, la note d’alarme qu’il émet en s’envolant est véhémente et soudaine. En d’autres occasions, on croirait entendre le grincement de la roue d’une brouette ; le tout est accompagné de gestes, de soubresauts et de hochements de tête fort singuliers. Le Geai bleu se construit un gros nid sur un cèdre, un pommier ou un autre arbre, le matelasse de racines sèches et y pond cinq œufs d’un olive pâle, tachetés de brun. Le mâle se garde bien de chanter dans le voisinage du nid et n’y vient qu’avec le plus grand silence et en secret. Il se nourrit de glands, de maïs, de chenilles, sans épargner les vergers, les cerises et autres fruits ; la faim le fera même s’introduire par les crevasses de la grange[2] pour dévorer le grain : pris sur le fait, il s’esquivera sans bruit, comme si sa conscience l’accusait.

Sa haine contre le hibou lui a fait prendre part à la sainte alliance, à la ligue formée entre la corneille, le titiri, l’hirondelle, pour châtier l’égorgeur, des attentats qu’il commet sous le voile de la nuit contre le monde ailé. À l’apparition du nocturne, le Geai bleu sonne son tocsin d’alarme et les Geais du voisinage d’accourir. On entoure, on embrouille (style d’élection) le solitaire, qui, à l’instar de bien d’autres blagueurs sans plumes, affecte un grand calme, voire même une attitude imposante ; mais enfin la réprobation universelle le force à fuir : poursuivi par la troupe furibonde, il s’enfonce dans un épais buisson et paraît s’y croire en parfaite sûreté : tel naguère, un valeureux champion des libertés populaires, se blottissait discrètement de record en une historique armoire,[3] un jour d’élection et pour cause.

Pourtant le Geai bleu ne vaut guère mieux que le nocturne ; au besoin, il ne se fait aucun scrupule de piller les nids des autres oiseaux et de dévorer les jeunes ; les parents des opprimés se liguent ensemble et le forcent à battre en retraite. Pendant la disette de l’hiver, il se gorge de n’importe quelle charogne qu’il rencontre dans ses courses. Tel est son caractère à l’état sauvage. Wilson parle d’un Geai apprivoisé qu’il possédait, lequel fit preuve d’instincts sociaux à un haut degré : « Je le mis d’abord, dit-il, dans une cage avec un Pivart, lequel faillit l’assommer : je l’ôtai et je le plaçai avec un Loriot de verger, femelle. La princesse prit une attitude confuse et craintive, comme si la présence de l’intrus dans son domicile était pour elle un outrage. Le Geai, tapi au bas de la cage, était parfaitement immobile, comme pour donner à son amie le temps de calmer ses alarmes. Madame se hasarda à en approcher, prête à fuir au premier signe de danger ; le Geai ramassa des miettes de châtaignes : elle suivit son exemple, mais toujours sur le qui vive. Tous ces symptômes de défiance disparurent avant le soir, et, la nuit venue, tous deux se perchèrent côte à côte sur le même juchoir, amis comme Castor et Pollux. Quand le Geai voulait boire, l’autre oiseau sautant sans façon dans l’abreuvoir, s’y baignait en éclaboussant son compagnon, qui supportait ce traitement avec une patience de petit saint : entre chaque bain, il se hasardait à prendre une becquetée d’eau et paraissait de la meilleure humeur possible. Il permettait à la dame de lui tirer les favoris[4] ; elle s’amusait aussi à lui nettoyer les griffes des fragments de châtaignes qui y adhéraient : tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Est-ce l’infortune commune qui était le lieu de cette amitié ? Toujours est-il vrai que le caractère tyrannique du Geai peut s’adoucir, et qu’on parvient à lui faire respecter en captivité des oiseaux qu’il dévorerait libre dans la forêt. »

Il est non-seulement hardi et bruyant, mais il imite dans l’occasion, à s’y méprendre, le cri de l’émerillon : il assemble par ce moyen une bande de Geais, et chacun de tourmenter et d’attaquer l’oiseau de proie. La pièce quelquefois tourne au tragique ; l’émerillon fixant une victime, s’élancera dessus et la sacrifiera à sa faim et à son ressentiment : à l’instant la face des choses change ; de hauts cris proclament le désastre et la bande s’envole.

Le Geai est susceptible d’éducation ; plusieurs faits l’attestent. Les bandes de Geais bleus en Canada ne sont jamais bien nombreuses.

Comme bien d’autres oiseaux, ils jouent un rôle important dans les forêts : les graines qu’ils avalent et qu’ils rejettent servent à reproduire un nombre immense d’arbres forestiers ; ce fait a été remarqué par plusieurs naturalistes.

Le Geai bleu porte sur son chef, un panache de plumes d’un bleu clair ou pourpre, qu’il dresse ou abaisse à volonté ; une étroite ligne noire court le long du front plus haut que l’œil, mais sans le surmonter ; le dos et le haut du cou sont d’un beau pourpre où le bleu prédomine ; un collier noir, prenant au derrière de la tête, descend avec grâce du côté du cou au haut de la poitrine où il forme un croissant ; le menton, les joues et la gorge sont blancs, légèrement nuancés de bleu ; le ventre est blanc, les couvertures supérieures des ailes sont d’un beau bleu ; les côtés extérieurs des primaires, d’un bleu clair ; ceux des secondaires d’un pourpre foncé, excepté les trois plumes les plus proches du corps, lesquelles sont d’un superbe bleu clair, et sont, excepté les primaires, barrées de croissants noirs et terminées de blanc ; la queue est longue et uniforme, composée de douze plumes d’un bleu clair luisant, marquées de demi-pouce en demi-pouce, de courbes transversales noires, chaque plume étant terminée de blanc, excepté les deux médianes, qui se fondent en un pourpre foncé à leur extrémité. La poitrine et le dessous des ailes, sont d’un blanc pâle, avec des taches peu apparentes de pourpre ; le dedans du bec, le bec, la langue, les pieds, les griffes sont noirs ; l’iris, noisette.

Longueur totale, 12 pouces ; envergure, 14.


Laissons maintenant à un grand poëte, à un chaleureux admirateur des beautés de la nature, à Chateaubriand, la tâche de résumer l’existence des Passereaux.

« Une admirable Providence se fait remarquer dans les nids des petits oiseaux : on ne peut contempler, sans en être attendri, cette bonté divine qui donne l’industrie au faible et la prévoyance à l’insouciant. Aussitôt que les arbres ont développé leurs fleurs, mille ouvriers commencent leurs travaux : ceux-ci portent de longues pailles dans le trou d’un vieux mur ; ceux-là maçonnent des bâtiments aux fenêtres d’une église ; d’autres cherchent un crin à une cavale, ou le brin de laine que la brebis a laissé suspendu à la ronce. Il y a des bûcherons qui croisent des branches dans la cime d’un arbre ; il y a des filandières qui recueillent la soie sur un chardon ; mille palais s’élèvent et chaque palais est un nid, chaque nid voit des métamorphoses charmantes : un œuf brillant, ensuite un petit couvert de duvet. Ce nourrisson prend des plumes, sa mère lui apprend à se soulever sur sa couche ; bientôt il va jusqu’à se percher sur le bord de son berceau, d’où il jette un premier coup d’œil sur la nature ; effrayé et ravi, il se précipite parmi ses frères ; mais rappelé par la voix de ses parents, il sort une seconde fois de sa couche, et ce jeune roi des airs, ose déjà contempler le vaste ciel, la cime ondoyante des pins, et les abîmes de verdure au-dessous du chêne paternel. Et cependant, tandis que les forêts se réjouissent en recevant leur nouvel hôte, un vieil oiseau, qui se sent abandonné de ses ailes, vient s’abattre auprès d’un courant d’eau : là, résigné et solitaire, il attend tranquillement la mort au bord du même fleuve où il chanta ses amours, et dont les arbres portent encore son nid et sa postérité harmonieuse. »

Lecteur, nous avons terminé, pour cette année du moins, notre esquisse de cette classe intéressante, les Passereaux : en contemplant les abîmes d’amour maternel des parents pour les jeunes ; en recueillant les flots d’harmonie de ces locataires aériens ; en examinant les mystères de la migration printanière et automnale, ainsi que les merveilles du vol et de la nidification, comment ne pas nous écrier avec un aimable auteur :

« Mélodieuses étincelles du feu d’en haut, où n’atteignez-vous pas ?........ pour vous ni hauteur, ni distance ; le ciel, l’abîme, c’est tout un. Quelle nuée et quelle eau profonde ne vous est accessible ? La terre dans sa vaste ceinture, tant qu’elle est grande, avec ses monts, ses mers et ses vallées, elle vous appartient. Je vous entends sous l’équateur, ardentes comme les traits du soleil. Je vous entends au pôle, dans l’éternel silence où la vie a cessé, où la dernière mousse a fini ; l’ours lui-même regarde de loin et s’éloigne en grondant. Vous, vous restez encore, vous vivez, vous aimez, vous témoignez de Dieu, vous réchauffez la mort. Dans ces déserts terribles, vos touchantes amours innocentent ce que l’homme appelle la barbarie de la nature. »


  1. No. 435. — Cyanura cristata. — Baird.
    Garrulus cristatus.Audubon.
  2. Depuis que ces lignes ont été écrites, le Colonel Rhodes nous signale un fait identique. Une famille de Geais bleus hiverne depuis plusieurs années dans le bois qui entoure sa villa, sur le chemin St. Louis, près de Québec : le Colonel, ami sincère de l’espèce, bien que chasseur impitoyable d’ours et de caribous, est dans l’habitude de pourvoir à l’alimentation de nos amis au bleu plumage : la soirée arctique du 7 février dernier, un de ses partenaires cherchant non seulement le vivre, mais aussi le couvert, se faufila dans la grange. Il devint victime de sa hardiesse ; mais après avoir été admiré, choyé et bien nourri par les enfants du logis pendant une semaine entière, on le rendit à la liberté. — (Note de l’auteur.)
  3. Visible au Palais de Justice, à Québec.
  4. Longs poils roides que les moucherolles, les geais et autres espèces ont à la base du bec.