Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/9

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 109-118).

CHAPITRE IX.

Les mois de Janvier et de Février se passèrent sans amener de nouveaux évènemens dans la famille de Longbourn, dont les plus grands divertissemens étoient de fréquentes promenades à Meryton, tantôt par le froid, tantôt par l’humidité. Au mois de Mars on devoit emmener Elisabeth à Hunsford ; elle n’avoit pas d’abord pensé sérieusement à y aller, mais voyant que Charlotte comptoit sur elle, peu-à-peu elle commença à s’en faire un plaisir. L’absence lui avoit fait sentir le besoin de revoir son amie, et avoit diminué son aversion contre Mr. Collins. Ce voyage avoit pour elle le charme de la nouveauté, et avec une mère et des sœurs qui lui offroient si peu de ressources pour la société, l’intérieur de la maison ne devoit pas être fort agréable ; un peu de changement devenoit nécessaire ; cette course devoit surtout lui procurer le plaisir de voir Jane, puisqu’il falloit passer par Londres. Enfin plus le moment approchoit, et plus elle auroit été fâchée qu’il survînt quelque retard.

Son seul chagrin étoit de quitter son père à qui elle étoit très-nécessaire, et qui eut tant de regrets en la voyant partir qu’il la pria de lui écrire, et promit presque de lui répondre.

M. Wikam parut fâché de son départ ; la cour dont il étoit occupé dans ce moment, ne lui avoit point fait oublier qu’Elisabeth avoit été la première femme du pays à laquelle il avoit adressé ses hommages, et la première à l’écouter comme à le plaindre ; en lui disant adieu, il lui rappela tout ce qu’elle devoit attendre de Lady Catherine de Bourg, et espéra que l’idée qu’elle en alloit prendre seroit conforme à celle qu’il lui en avoit donnée ; enfin, il parut si plein d’intérêt et de sollicitude pour tout ce qui concernoit Elisabeth, qu’elle le quitta persuadée que, marié ou non, il seroit toujours un modèle d’amabilité et d’agrémens.

Ses compagnons de voyage n’étoient pas propres à le faire paroître moins aimable. Sir Williams et sa fille Marie qui étoit une excellente personne, mais aussi dépourvue d’esprit que lui, n’avoient rien à dire qui fût digne d’attention. Les ridicules amusoient beaucoup Elisabeth, mais elle connaissoit trop à fond ceux de Sir Williams ; les circonstances remarquables de sa présentation à St.-James, et les raffinemens de son excessive politesse étoient usés pour elle et ne pouvoient plus fournir à son divertissement.

Ils étoient partis de si bonne heure, qu’ils arrivèrent à midi dans Church Street ; lorsque la voiture s’arrêta devant la maison de M. Gardiner, Jane attendoit à la fenêtre l’arrivée de sa sœur ; elle se précipita au bas de l’escalier pour la recevoir, dès le premier coup-d’œil Elisabeth eut le plaisir de la retrouver plus jolie que jamais, et avec toute l’apparence de la santé ; elle étoit accompagnée d’une bande d’enfans que l’impatience de voir leur cousine avoit fait venir sur l’escalier, et que la timidité retenoit cependant un peu en arrière. La journée se passa très-agréablement, le matin à courir les boutiques, et le soir au théâtre.

Elisabeth put alors s’asseoir à côté de sa tante, et s’entretenir avec elle de ce qui l’intéressoit le plus. Elle fut très-affligée d’apprendre que Jane, malgré tous ses efforts, étoit souvent très-abattue ; il falloit cependant espérer qu’elle finiroit par se remettre tout-à-fait.

Mistriss Gardiner lui raconta en détail la visite de Miss Bingley, ainsi que plusieurs conversations qu’elle avoit eues avec Jane, et dont le résultat étoit que Jane avoit tout-à-fait renoncé à cette liaison.

Mistriss Gardiner, plaisanta ensuite sa nièce sur la désertion de M. Wikam, et la félicita sur la manière dont elle supportoit ce malheur.

— Dites-moi, ma chère Elisabeth, ajouta-t-elle, quelle femme est Miss King ? Je serois fâchée s’il n’étoit guidé que par l’intérêt.

— Mais je vous prie, ma tante, lorsqu’il s’agit de mariage, quelle est la différence entre un motif intéressé et la prudence qu’on nous recommande tant ?

À Noël dernier, vous aviez la crainte que je ne l’épousasse ; c’eût été une folie, disiez-vous, et maintenant parce qu’il recherche une femme qui a seulement dix mille livres, vous l’accusez d’être intéressé ?

— Si vous voulez me dire seulement quelle espèce de femme est Miss King, je saurois alors qu’en penser.

— Je crois que c’est une très-bonne personne ; je n’en ai entendu dire aucun mal.

— Mais ne l’avoit-il jamais remarquée avant que la mort de son grand-père l’eût rendue maîtresse de cette fortune ?

— Non, pourquoi l’auroit-il remarquée, s’il ne lui étoit pas permis de chercher à obtenir ma tendresse ? Parce que je n’avois pas assez de fortune, pourquoi auroit-il fait sa cour à une personne qui ne lui plaisoit pas, et qui étoit aussi pauvre que moi ?

— Mais il me semble qu’il manque de délicatesse, en lui adressant ses vœux si vite après cet évènement ?

— Un homme qui se trouve dans une position gênée n’a pas le temps d’observer le même décorum que les autres ; d’ailleurs, si elle ne fait point d’objections elle-même, pourquoi en ferions-nous ?

— Cela ne suffit pas pour le justifier ; cela prouve seulement que Miss King a peu de jugement et de sensibilité.

— Eh bien ! s’écria Elisabeth, choisissez, puisque vous voulez absolument que Miss King, soit folle ou que Mr. Wikam soit intéressé.

— Non, Lizzy, c’est une chose que je ne puis prononcer, puisque vous savez bien que je serois très-fâchée d’avoir une mauvaise opinion d’un homme que je regarde presque comme mon compatriote ; il a vécu si long-temps dans le Derbyshire !

— Oh ! si ce n’est que cela, j’ai peu bonne opinion des hommes qui ont vécu dans le Derbyshire, et de leurs amis intimes qui ont demeuré dans le Hertfordshire. Je suis lasse d’eux tous… Dieu merci, je vais demain dans un pays où je trouverai un homme qui n’a pas une seule qualité agréable, et dont les manières et le jugement ne peuvent pas le rendre le moins du monde intéressant : après tout, les hommes tout-à-fait stupides sont les seuls qu’on puisse connoître !

— Prenez garde, Lizzy, que ce discours ne décèle trop le désappointement !

Avant de terminer la journée, Elisabeth eut le bonheur inespéré de recevoir de son oncle et de sa tante l’invitation de les accompagner dans un petit voyage de plaisir qu’ils se proposoient de faire dans le courant de l’été.

— Nous ne sommes pas encore bien décidés où nous irons, dit Mistriss Gardiner, peut-être aux lacs.

Aucune proposition ne pouvoit être plus agréable à Elisabeth, aussi l’accepta-t-elle avec la reconnaissance la plus vive et la plus expansive. Ma chère, ma chère bonne tante, s’écrioit-elle dans son transport, quels délices ! quelle félicité ! Vous me donnez une nouvelle vie ! Adieu les désappointemens, la mélancolie ! Que sont les hommes en comparaison des rochers, des montagnes ! Quelles heures de ravissement nous allons passer ! lorsque nous reviendrons, je ne serai pas, comme les autres voyageurs, incapable de donner une idée exacte de ce que nous avons vu ; nous connoîtrons à fond le pays que nous aurons parcouru, nous nous rappellerons tout ; les lacs, les montagnes, les rivières, ne seront pas confondus dans notre tête, quand nous voudrons raconter quelques scènes particulières, nous ne commencerons pas par nous disputer sur le lieu où elle s’est passée, et nos descriptions seront peut-être moins ennuyeuses que celles de la plupart des voyageurs.