Ontologie naturelle/Leçon 10

Garnier Frères (p. 77-87).

DIXIÈME LEÇON

Formation des êtres ; historique. — Génération spontanée.

Des quatre grandes questions qui font l’objet de ce cours, j’ai traité la première : la spécification des êtres. C’était une question toute nouvelle, si nouvelle que, si vous exceptez quelques-uns de mes écrits où j’en ai touché quelques points, vous n’en trouverez trace nulle part. Il n’en est pas de même de la question que j’aborde aujourd’hui : la formation des êtres. C’est, au contraire, une des questions les plus anciennes de la science.

Poussé par une curiosité peu réfléchie, l’esprit humain s’adresse d’abord à ce qu’il y a de plus caché dans la nature : manquant de faits, c’est avec le secours des hypothèses qu’il cherche la vérité. Elles l’en éloignent. La vérité n’est jamais que le fruit lent et tardif de l’observation.

Les hypothèses ne sont rien. Il en est cependant quelques-unes, et particulièrement en ce qui touche à la mystérieuse question de la formation des êtres, qui ont si profondément occupé les esprits, qu’elles font, jusqu’à un certain point, partie de la science. Je dois vous les exposer.

Je les divise en hypothèses philosophiques et en hypothèses physiologiques.

Occupons-nous d’abord des premières : la plus ancienne est celle de la génération spontanée.

Toute l’antiquité a cru à la génération spontanée. Les anciens faisaient tout venir de la terre. Tout, en effet, pour un œil superficiel, semble en venir, et en venir spontanément ; tout, chaque année, renaît avec le printemps, et c’est la terre qui paraît produire cette rénovation. De l’observation commune, cette impression passa, de bonne heure, dans la philosophie. Le premier qui ait donné à cette erreur la forme dogmatique est Épicure : suivant lui, la terre, dans sa première énergie, avait produit tous les animaux, et même l’homme.

Plutarque convient que, de son temps, la terre, moins énergique, ne produisait plus que des rats[1]. La méprise de Plutarque a aussi sa source dans une apparence : il y a des années où les rats abondent en quantité prodigieuse ; on les voit sortir de dessous terre, pour ainsi dire. Le peuple étonné leur donne la terre pour mère.

À plus forte raison, l’idée des générations spontanées fut-elle d’abord adoptée par les poëtes. Selon les poëtes, la terre était la mère commune de toutes choses. Vous vous rappelez ce beau vers de Lucrèce :

Omniparens eadem rerum commune sepulcrum.

On comprend qu’Épicure et Plutarque, qui n’étaient pas naturalistes, aient ainsi donné dans une croyance populaire. Mais qu’Aristote, ce grand naturaliste, ait cru, lui aussi, à la génération spontanée, il y a là de quoi nous surprendre.

Aussi n’y a-t-il point cru d’une manière absolue. Aristote n’admet la génération spontanée que le moins qu’il peut, et, si je puis ainsi dire, qu’à son corps défendant. C’est là ce qu’il faut bien voir.

Aristote distingue trois sortes de générations : 1o la génération vivipare ; 2o la génération ovipare ; 3o la génération spontanée. Toutes les fois qu’Aristote connaît bien le mode de génération d’un animal, il le classe soit parmi les vivipares, soit parmi les ovipares. Mais toutes les fois aussi qu’il n’a pas suivi le mode de génération de l’animal, qu’il ignore ce mode, il classe l’animal parmi les animaux à génération spontanée. Ainsi, pour Aristote, la génération spontanée marque tout simplement la limite de son savoir.

Quoi qu’il en soit, il a failli sur ce point, lui dont la sagacité a été admirable sur tant d’autres. Il a parfaitement décrit, sous le nom de quadrupèdes vivipares, les animaux si bien nommés aujourd’hui mammifères ; il a reconnu que les cétacés sont des animaux vivipares, qu’ils sont pourvus de mamelles, qu’ils ont des poumons et non des branchies, des poils et non des écailles. Il a aussi très-bien connu le mode de génération ovipare. Il a vu que la vipère, qui présente les apparences de la viviparité, n’est en réalité qu’un ovipare. Je crois me rappeler les termes dont il se sert à ce sujet : « La vipère produit intérieurement un œuf, et extérieurement un petit vivant. » Il est impossible de mieux exprimer le caractère de ce que nous appelons ovo-viviparité.

On me dira que tous les animaux sont ovipares. Oui, sans doute, et c’est ce que nous savons aujourd’hui : omne vivum ex ovo, comme a dit Harvey, et si bien dit. Mais, dans le sujet qui nous occupe, la découverte de l’œuf des mammifères est celle qui a été faite la dernière. C’est une de ces choses d’anatomie fine et délicate qu’on ne pouvait savoir au temps d’Aristote. Je reprends :

Aristote sait que tous les oiseaux sont ovipares, les poissons de même. Parmi les poissons, les sélaciens ont exercé sa pénétration : il voit que, comme la vipère, les sélaciens ne sont que de faux vivipares.

Enfin il arrive aux insectes. C’est alors seulement que le fil de sa méthode se rompt, et qu’il a recours à la génération spontanée. Il reconnaît pourtant que certains insectes, tels que les araignées, les sauterelles, les criquets, les cigales, les scorpions naissent d’un œuf et viennent de parents de même espèce. C’est qu’il avait étudié la génération de ces insectes. Pour les autres, l’observation lui manque, et, par conséquent, la vérité aussi.

Et cependant nul n’a connu, mieux que lui, du moins pour son temps, les métamorphoses des insectes. Il sait que le papillon a été chrysalide, et, avant d’être chrysalide, chenille ou ver. Mais d’où vient le ver ? Des feuilles vertes et particulièrement des feuilles du chou, dit-il. Ici la cause de déception est patente : nous voyons un nombre prodigieux de chenilles naître et se développer sur la feuille du chou. Si Aristote ne s’était pas arrêté là, s’il avait porté son observation plus loin, il serait arrivé à la ponte de l’œuf par le papillon et ne serait pas tombé dans l’erreur.

Dès qu’on a fait un pas dans l’erreur, il est difficile de n’y en pas faire un autre. D’ailleurs, quel homme aurait été capable alors de redresser Aristote, si supérieur à tous ses contemporains ? Il crut que les poux venaient de la chair, les puces des ordures, les mouches de la viande corrompue, etc.

L’erreur de la génération spontanée s’est propagée jusqu’à nous. Un illustre physiologiste d’Allemagne, M. Burdach, l’admet encore pour les poissons. Des poissons paraissent tout à coup dans les étangs qui, après avoir été longtemps desséchés, se remplissent d’eau. Cette apparition subite frappe l’imagination. Une observation attentive aurait démontré que des milliers d’œufs, déjà fécondés, s’étaient conservés dans la vase, et n’attendaient, pour éclore, qu’une circonstance favorable. L’eau, revenue dans l’étang, a favorisé l’éclosion des œufs ; voilà tout le mystère.

De la part d’un savant aussi considérable que M. Burdach[2], une pareille idée étonne : Quandoque bonus dormitat Homerus. Mais voici que le même physiologiste, qui admet la génération spontanée pour les poissons, la repousse quand il s’agit des crapauds trouvés, dit-on, dans l’intérieur des pierres, ou dans des creux d’arbres. Et, cette fois, il a bien raison. D’ailleurs, rien n’est moins prouvé que ces faits-là ; mais comment, après avoir admis la génération spontanée pour le poisson, peut-on être reçu à la nier pour le crapaud ou pour la grenouille ? Si l’on admet la génération spontanée pour le poisson, pour le polype, pour une seule espèce animale, et pour une quelconque, je défie qu’on me donne une raison philosophique de ne pas l’admettre pour toutes les espèces.

Vers le milieu du xviie siècle, l’erreur des générations spontanées parut céder un moment devant les belles expériences de Redi.

On disait que la viande corrompue, que le fromage engendraient des vers. Redi mit de la viande fraîche dans des vases couverts d’une gaze qui donnait passage à l’air : sans cette précaution, on n’aurait pas manqué d’objecter que, dans un vase où l’air ne pénétrait pas, les vers n’avaient pu naître. La viande se corrompit et ne produisit pas de vers. Même expérience pour le fromage, même résultat négatif. Les expériences prirent un dernier caractère de démonstration quand on vit les mouches, attirées par la putréfaction des viandes, venir déposer leurs œufs sur la gaze.

À peu près à la même époque, Vallisnieri trouvait, jusque dans les vers intestinaux, les organes de la génération et des œufs. Ainsi, ces animaux avaient en eux tous les moyens de se reproduire.

Aujourd’hui, la génération spontanée est encore supposée, mais seulement pour les espèces les plus inférieures, pour les infusoires. Les mêmes physiologistes qui admettent la mutabilité des espèces admettent la génération spontanée. Certains esprits sont sympathiques à toutes les erreurs.

Je le demande encore : quelle raison, j’entends quelle raison valable, de rejeter la génération spontanée dans les animaux supérieurs, si on l’admet pour les infusoires, pour les vers intestinaux, pour les polypes ? La difficulté, l’impossibilité est la même : il s’agit toujours d’êtres organisés. Le polype n’a-t-il pas une organisation propre, des tentacules pour saisir sa proie, un estomac pour la digérer ? N’a-t-il pas jusqu’à un instinct ?

Des observations récentes ont complété celles de Vallisnieri ; M. Van Beneden, professeur à l’Université de Louvain, devait porter le dernier coup à la génération spontanée[3]. Dans un mémoire fort remarquable, et couronné par l’Institut, il étudie l’anatomie, les fonctions, le mode de génération des trématodes et des cestoïdes, groupes de vers intestinaux. Il décrit avec précision leurs organes génitaux, et, chose remarquable, la complication de ces organes est portée très-loin.

M. Van Beneden a surpris, dans les vers intestinaux, un autre fait non moins curieux. Certains d’entre eux subissent des métamorphoses très-nombreuses et complètes, métamorphoses qui se compliquent de migrations, et des migrations les plus singulières. Un helminthe commence son développement dans une espèce et le finit dans une autre. Il la commence dans un herbivore et la finit dans un carnivore. Le cysticerque du lapin (cysticercus pisiformis) devient le tænia du chien (tænia serrata). Jusque-là, on avait pris le cysticerque du lapin pour un animal distinct, complet, propre au lapin ; point du tout, ce n’est qu’une larve, et c’est la larve du tænia, lequel, de son côté, passait aussi pour un animal distinct, complet et propre au chien. Un cycle semblable de métamorphoses se retrouve dans l’histoire de la plupart des helminthes.

  1. Jamque adeo affecta est ætas, effœtaque Tellus,
    Vix animalia parva creat, quæ cuncta creavit
    Sæcla, deditque ferarum ingentia corpora partu.
    (Lucrèce, liv. II.)
  2. Traité de physiologie considérée comme science d’observation, traduit de l’allemand par A.-J.-L. Jourdan. Paris, 1837, tome I, page 45.
  3. Je le croyais alors (1854). La question des générations spontanées vient d’être reprise avec une nouvelle ardeur, mais aussi combattue avec un savoir nouveau.