Odes et Chansons
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 235-236).

IV. — HORRIDA BELLA.


Le soir vient ; le soleil empourpre en s’abaissant
La lisière d’un bois aux profondeurs sereines ;
Dans la plaine, un tumulte emplit l’air frémissant :
Canonnade, clairons, tambours, clameurs humaines !
L’horizon est voilé d’une vapeur de sang.

La bataille a duré tout le jour, — et dans l’ombre,
Là-bas où le sol noir avec le ciel se fond,
Dans les chemins couverts de cadavres sans nombre
Et les blés verts fauchés par les balles de plomb,
Elle se continue impitoyable et sombre.

Dans les champs, dans les clos du village détruit,
Les blessés et les morts font une large voie
Qui du fleuve en rumeur aux bois muets conduit,
Et l’œil peut suivre, au vol des lourds oiseaux de proie,
La piste des soldats s’égorgeant dans la nuit.

C’est une âpre mêlée où l’on ne sent plus vivre
Un seul des grands instincts que l’homme a dans le cœur,
Où le sang veut du sang, où le fer et le cuivre
Rendent la force aveugle et cruelle la peur ;
L’âme entière a sombré, la bête humaine est ivre.


Parfois les combattans s’apaisent, et les sons
Confus des nuits de juin montent par intervalles,
Et les grillons des prés murmurent leurs chansons…
Les conscrits mutilés lèvent leurs têtes pâles,
Blonds fils de paysans, couchés sous les buissons.

L’autre année, ils marchaient joyeux dans leurs collines,
Robustes laboureurs ou bûcherons hâlés,
Humant à pleins poumons l’odeur des aubépines,
Et, comme l’alouette à l’essor dans les blés,
Sentant l’air libre et pur jouer dans leurs poitrines.

Et les voilà sur l’herbe et le sable étendus…
Adieu la vie, adieu le jour, adieu la terre !
Ils jettent vainement des cris inentendus ;
La mort vient ; — maudissant les rois qui font la guerre,
Leur bouche se referme et ne se rouvre plus.

La lutte se poursuit horrible, haletante,
Sans quartier, sans merci, baïonnette en avant ;
Les carrés enfoncés roulent dans l’eau sanglante…
Jusqu’aux cimes des monts impassibles, le vent
Emporte une clameur de rage et d’épouvante.

La déroute commence ; ainsi que des troupeaux
Effarés, les fuyards courent dans la vallée.
La bataille est finie, — Aux clartés des flambeaux,
Aux salves des tambours, d’orgueil l’âme gonflée,
Le vainqueur rentre au camp et compte ses drapeaux.

Tandis que l’aube grise éclaire ceux qui meurent,
Le bruit de son succès vole par l’univers…
Et là-bas, dans les bourgs où les femmes demeurent,
Près des foyers éteints de leurs logis déserts,
Dans les bourgs dépeuplés, là-bas, les mères pleurent.



André Theuriet.