Obsession (Libertad)


Le Libertaire 28 août-3 septembre 1898 (p. 4-8).

OBSESSION



Durand, sortant de son hôtel, un sourire de contentement sur les lèvres, eut un petit recul, en lisant une minuscule affiche :

Pendant que nous crevons dans la rue, le bourgeois a des palais pour se loger.
Mort aux bourgeois !
Vive l’Anarchie !

puis, il ricana, et cria au concierge : « Vous enlèverez ces idioties plaquées sur la porte ».

Et son sourire tranquille revint quand il aperçut, glorieux dans leur nullité, deux agents faisant les cent pas. Mais il s’arrêta, en même temps qu’eux d’ailleurs. Des étiquettes rouges tranchaient sur la crudité blanche du mur :

Les sergots sont les bouledogues du bourgeois
Mort aux flics !
Vive l’Anarchie !

Les sergots s’usèrent les ongles à gratter ces affiches et Durand s’en alla soucieux. Lorsque au coin de l’avenue, un bruit de clairons et tambours se fit entendre et au loin apparurent deux bataillons. Il se sentit protégé et poussa un soupir de soulagement.

La troupe passant devant lui, il se découvrit ; à ce moment, comme un vol de papillons, flotta dans l’air une multitude de carrés de papier ; indifféremment, il lut :

L’armée est l’école du crime.
Vive l’Anarchie !

Quelques-uns de ces papiers volèrent sur les soldats, d’autres les couvrirent ; l’obsession le reprit, il se sentit comme écrasé par ces légers papillons.

Comme il s’asseyait en sa place ordinaire pour prendre le bock ou l’apéritif habituel, sur la table s’étalait encore une étiquette :

Va, gave-toi, bourgeois, le jour viendra où la haine nous rendra cannibales.
Vive l’Anarchie !

Il ricana, mais, cette fois, il n’amoncela pas soucoupe sur soucoupe.

Se levant, il se dirigea rapidement vers le coin de la rue X, où les exploiteurs demandent des ouvriers et machinalement chercha des yeux son affiche réclame, elle était recouverte et on lisait :

L’exploiteur Chose ou Machin demandent vos fils pour les avilir, vos filles pour les violer, vous et vos femmes pour vous exploiter.
Avis aux pantres.
Vive l’Anarchie !

Il hocha la tête et se rendit vers son bureau. On lisait sur une plaque : Durand et Cie, Société au capital de 2 millions, mais, dessous, l’exaspérante critique disait son mot :

Le capital est le produit du travail volé et accumulé par les fainéants.
Vive l’Anarchie !

Il l’arracha rapidement. Il expédia quelques affaires et, pour se distraire, pensa à voir sa maîtresse. Chemin faisant, il acheta un bouquet qu’il lui offrit.

Elle sourit, voyant parmi les fleurs comme un billet doux : « Des vers, maintenant, dit-elle ? »

La prostituée est le déversoir du trop-plein des bourgeois.
Du fils de pauvre on fait l’esclave et de sa fille la courtisane.
Vive l’Anarchie !

Elle lui jeta son bouquet à la face et le chassa.

Honteux, fatigué, il rentra chez lui ; la porte avait repris son aspect ordinaire.

Or, rentrant dans le salon, sa femme lui dit : « Vois cette jolie potiche que je viens d’acheter, une occasion. » Il la prit, la tourna, la retourna ; un papier tomba :

Le luxe du bourgeois est payé par le sang du pauvre.
Vive l’Anarchie !

Et ce mot « Vive l’Anarchie ! », et ces réclamations acerbes, tout cela voltigeait autour de lui et, ce soir-là, il ne vit pas sa femme, de crainte de trouver, en un endroit discret et touffu, une étiquette où il eût lu :

Le mariage : c’est la prostitution légale.
Vive l’Anarchie !

Albert Libertad.