Observations sur quelques grands peintres/Le Brun


LE BRUN.


Né avec les plus brillantes dispositions pour la peinture, le Brun eut l’avantage, dès son enfance, d’être connu du chancelier Séguier, qui lui donna tous les moyens de perfectionner son talent ; à son retour de Rome, il lui procura les plus grandes occasions de le faire connoître.

Rapide comme les armées de Turenne et de Condé, sa noble imagination a couvert les voûtes des palais de Louis XIV, des représentations pompeuses de ses conquêtes. Par l’abondance des pensées, par des allégories pleines d’esprit, de clarté et de noblesse, il a montré dans ces immenses travaux toute l’étendue et toute la richesse de son génie : cette abondance et cette richesse sont les principaux caractères de son originalité. Il fut dans sa jeunesse jeté par les destinées au milieu des palais des rois ; et son esprit exalté par l’éclat d’une cour fastueuse, en prit de bonne heure l’orgueilleuse physionomie : c’est cette physionomie qui, empreinte dans tous ses ouvrages, fait encore un de ses caractères distinctifs. Ses ordonnances sont grandes et faciles ; jamais des lignes désagréables n’y fatiguent les yeux, mais on n’y trouve jamais cette intéressante simplicité qui touche : elles excitent l’admiration, l’étonnement, et cette sorte de plaisir que l’on éprouve en voyant de grands spectacles, des choses extraordinaires, des cérémonies magnifiques, des marches triomphales. Il semble qu’il se plaisoit particulièrement à peindre tout ce que Louis XIV aimoit à voir. Ses groupes sont disposés aisément, noblement ; ils présentent toujours de belles lignes et de grands effets ; ses figures sont bien ajustées ; il ne se piquoit pas d’une scrupuleuse exactitude dans le costume, mais il ne l’ignoroit pas, et il n’en prenoit que ce qui convenoit à son goût. Quoiqu’il y ait un peu de lourdeur dans l’exécution de ses draperies, et dans leurs agencemens, elles sont toujours jetées d’une manière grande, riche et tout-à-fait à lui. Son dessin est savant, il a de la correction, de l’originalité ; les formes en sont nobles ; mais on leur reproche, avec raison, d’être un peu lourdes, et elles n’ont pas tout l’intérêt et toute la variété de la nature. Sans doute occupé de tant d’ouvrages à la fois, il n’avoit pas le temps de la consulter assez. Semblable aux conquérans qu’il a peints, son génie ambitieux et infatigable vouloit envahir tous les travaux ; n’en trouvant pas encore assez de ceux dont il étoit chargé, et dont tout autre eût été accablé, il composoit, il dirigeoit ceux des artistes, des ouvriers de tous les genres, employés dans les différentes maisons royales.

Sa couleur n’est pas ce qui fait sa célébrité, elle est cependant souvent très-belle, et toujours vigoureuse et harmonieuse. Il étoit savant dans l’expression, et l’on connoît la suite des principes qu’il en a laissés ; mais lorsqu’il en a donné des règles, il l’a, pour ainsi dire, circonscrite ; il en a borné les causes et les effets ; aussi dans cette partie a-t-il en général plus d’art que de chaleur : on l’admire comme la fameuse Clairon, mais il n’entraîne pas comme la Dumesnil.

On voit dans tous ses ouvrages l’image de la cour de Louis XIV, et même celle de son siècle. Sans doute c’est un reproche à lui faire, surtout lorsqu’il peignoit ou des Grecs antiques, ou des Saints, ou des Dieux ; mais ce reproche porte avec lui son excuse, et nous pouvons bien lui pardonner de présenter à nos yeux ce siècle à jamais fameux ; de nous rappeler ces temps de pompe et de gloire, où sur un même char de triomphe couvert de palmes immortelles, les sciences, les arts et la victoire parcouroient nos villes florissantes. Ses figures ont plutôt la dignité des grands seigneurs vieillis auprès des rois, que la grandeur naïve de la nature. Mais pourquoi le blâmer de nous avoir conservé les traits de cette classe brillante qu’on nomme courtisans, et qui ne peuvent se dispenser d’avoir au moins le masque de la noblesse et de l’élévation de l’âme. Tout ce qui est marquant dans l’univers intéresse la philosophie, et doit être conservé par la peinture. Nous lui devons, au contraire, de la reconnoissance, puisqu’il nous a donné un genre de plus, qui a de l’intérêt par lui-même et par le contraste qu’il fait avec les autres. Eh ! ne sait-on pas que les contrastes sont une des sources de nos plaisirs : ils embellissent l’art ainsi que la nature : auprès d’une sombre forêt, une prairie nous charme davantage ; dans un Muséum, à côté d’un tableau qui nous offre d’innocens bergers, l’image de la paix, du bonheur des campagnes, près d’une vierge de Raphaël, et touchante et céleste, nous nous plaisons à voir un jeune ambitieux, altéré de carnage et de gloire, s’élançant comme un lion, au plus fort des dangers, pour punir l’antique injustice des Perses ; dissipant devant lui d’innombrables armées, et dans sa marche inouie renversant les trônes de l’Orient : nous aimons à voir ce héros en contraste avec lui-même, mériter de plus beaux lauriers encore, en relevant d’une main victorieuse le front auguste et humilié d’une mère vénérable, en consolant une famille infortunée[1], naguère enivrée de l’encens qu’on prodigue à la jeunesse, à la beauté, à la puissance ; exemple mémorable des jeux cruels de la fortune et du néant de la grandeur.

Un critique célèbre, après avoir analisé, et souvent déchiré les ouvrages de Piron, s’est écrié : mais il a fait la Métromanie ; mais il a fait la Métromanie ! Eh bien ! j’abandonne aux critiques sévères la plupart des ouvrages de le Brun ; je conviens même avec eux, pour un moment, que tous leurs reproches sont fondés, mais je leur dis : il a fait les batailles d’Alexandre ; il a fait les batailles d’Alexandre ! il a conçu, exécuté ces travaux immenses, chefs-d’œuvres de l’esprit humain, ces belles ordonnances, ce pompeux assemblage de tant de grandes parties de la peinture ! il a fait surtout la défaite de Porus, cette sublime conception où se trouvent rassemblées tant de différentes beautés, à un si haut degré ; où, dans un riche paysage, sur un vaste champ de bataille jonché de guerriers, de chevaux, d’éléphans, victimes de la fureur des combats, un jeune vainqueur, entouré de ses drapeaux triomphans et des compagnons de sa gloire, cherche à calmer le courroux d’un héros terrible et gigantesque, baigné de son sang, porté par des soldats, désespéré de n’avoir pu trouver la mort avant d’avoir connu la honte.

Si les batailles de le Brun n’ont pas dans les détails toute l’énergie de celles de Raphaël et de Jules Romain, elles réunissent tant d’autres beautés, elles ont un ensemble si héroïque, si neuf ; il y règne tant de goût, tant de magnificence, qu’elles suffisent seules pour placer leur auteur à côté des plus grands peintres. On dira peut-être ce qu’on a répété tant de fois, que les estampes de Gérard Audran, supérieures aux tableaux de le Brun, ont fait toute leur réputation. Je rends justice au rare talent de Gérard Audran, je sais que ses estampes des batailles d’Alexandre sont des chefs-d’œuvres de gravure ; mais s’il est arrivé au but de son art, en rendant avec précision, et par un travail large et facile, les beautés des originaux, le Brun aussi a bien rempli les devoirs d’un grand peintre, et c’est pour cela principalement que l’ouvrage de Gérard Audran est si admiré. Qu’on n’imagine pas que nous prétendions comparer le Brun à Piron : sans doute si le Brun n’eut fait que les batailles d’Alexandre, il auroit une extrême renommée ; mais quand il ne les auroit pas faites, il en auroit beaucoup encore ; si Piron n’étoit pas l’auteur de la Métromanie, il seroit très-peu lu ; et l’on ne le connoîtroit guère que par quelques épigrammes heureuses ou quelques vers orduriers[2]. Si le Brun n’eut pas produit les magnifiques compositions des batailles d’Alexandre, il seroit très-célèbre encore par beaucoup de productions fameuses ; sans parler de tous les ouvrages qu’il a exécutés à Versailles, il le seroit par le plafond de Sceaux, par le tableau de Méléagre, par celui du Martyre de Saint André, par cette Madeleine si vantée aux Carmélites, et qu’éternise le burin d’Edelinck ; il le seroit par le seul Martyre de Saint Étienne, jadis placé dans l’église de Notre-Dame, aujourd’hui conservé au Musée Napoléon. Quelle belle composition ! comme les lignes y sont heureuses, et la lumière bien distribuée sans aucune espèce d’affectation ! quelle admirable figure que celle du Saint Martyre ! que l’expression sublime de la tête rend bien et la douleur corporelle, et cette joie céleste, le partage des bienheureux !

Convenons donc qu’il n’est point de nation qui ne se glorifiât d’avoir donné le jour à notre illustre le Brun, un des plus abondans, des plus beaux génies qui aient honoré la peinture ; et qui, de la hauteur où il s’est placé dans l’empire des arts, foudroie les téméraires qui osent insulter à sa grande renommée.



  1. La famille de Darius.
  2. Son Gustave, ses opéras comiques ne sont plus joués, et sont à peine lus.