Observations sur quelques grands peintres/Champagne


CHAMPAGNE.


Champagne, placé par M. de Piles dans l’École Française, appartient justement à celle de Flandre, puisqu’il naquit à Bruxelles et que son talent s’est formé sous des peintres Flamands. Il étoit né, sans doute, avec une vocation bien décidée pour son art, puisqu’à huit ou neuf ans il ne pouvoit faire autre chose que copier toutes les estampes et tous les tableaux qu’il rencontroit ; puisque, passant à Paris à dix-neuf ans, avec intention de ne s’y arrêter que peu de temps et d’aller en Italie, on lui donna tant de travaux qu’il ne trouva plus l’occasion d’en sortir, et qu’à vingt-six ans, il fut nommé premier peintre de la reine mère, et chargé de la direction de tous les ouvrages qu’elle faisoit faire en peinture.

Le caractère distinctif de son talent est une grande imitation de la nature, mais sans chaleur et peut-être sans grâce ; il a surtout cette sorte d’imitation dans la forme, car il a plus de force dans la couleur ; on voit cependant qu’il cherchoit à faire un choix ; ce choix n’est pas guidé par assez de science ; il n’est point dirigé par le goût et par l’enthousiasme. Ses compositions ont de la raison et de la vérité, mais ce n’est pas celle qui convient aux différens instans de ses sujets ; elles ne sont point animées par cet élan de l’âme, source première du style héroïque ; ses expressions ne manquent pas de justesse, elles n’ont pas assez d’énergie et de noblesse : peu de peintres ont été plus vrais, beaucoup ont été plus grands peintres d’histoire que lui ; ce qui prouve que, dans tous les genres, l’imitation ne suffit pas ; disons mieux, Champagne n’imite pas aussi exactement qu’on le croiroit d’abord ; il manque dans une des choses principales, le mouvement, la vie ; il imite bien le corps, il ne saisit pas avec autant d’exactitude la flamme qui l’anime. C’est par l’imitation de cette vie de la nature, que des ouvrages très-incorrects dans beaucoup de parties ont le pouvoir de nous faire oublier tous leurs défauts : c’est l’imitation de ce mouvement qui est « le je ne sais quoi qui plaît, la grâce qui charme, le feu qui nous enflamme dans les chefs-d’œuvres de tous les arts : » ce mouvement est même plus ou moins puissant dans la nature, en raison de son plus ou moins de force. Cette femme, dit-on, n’est pas jolie, elle a même peu d’esprit ; cependant tous les hommes en deviennent amoureux, elle a fait naître de violentes passions : eh ! en ignorez-vous la cause ? c’est qu’elle brûle d’un feu dévorant qui s’attache à tout ce qui l’approche. Ce souverain qui a fait de si grandes choses, qui a changé les destinées de plusieurs empires, croyez-vous que ce soit précisément par ses profondes connoissances, par un esprit supérieur, par des talens extraordinaires, par un courage invincible ; ces causes seules n’auroient jamais produit des effets aussi étonnans ; c’est la véhémence de ses passions, c’est la violence de son amour pour la gloire, qui maîtrisent toutes les facultés de son âme, et entraînent avec elles celles de tous les autres hommes. Cette force agissante, cette flamme céleste s’aperçoit sur tout ce que produit la nature ; elle a sans doute son espèce de forme ; l’imitation de cette vie est foible dans les ouvrages de Champagne ; c’est cette foiblesse qui rend froid en les voyant, même lorsqu’on n’y trouve que des choses à admirer ; quoiqu’il ait beaucoup de réputation, on est souvent étonné qu’il n’en ait pas davantage ; on ne le sera plus, en réfléchissant qu’un très-grand nom ne s’acquiert jamais sans chaleur, sans enthousiasme, et sans beaucoup de génie.

On pourrait l’appeler le janséniste de la peinture ; les savans de Port-Royal ne pouvoient être peints par un artiste qui sentît mieux que lui leur véritable physionomie : aussi, un de ses tableaux les plus estimés est cette Cène, où, sous la figure des apôtres, sont offerts ensemble ces solitaires également célèbres par leur savoir et par leur piété ; cet ouvrage inspire beaucoup d’intérêt à cause de ceux qu’il représente, et de la simple vérité avec laquelle ils sont représentés. Personne, peut-être, n’a donné plus de relief aux objets qu’il a peints ; personne n’a mieux modelé des draperies ; il l’a mieux fait que Lesueur, Raphaël et le Poussin ; mais il n’a pas saisi leur mouvement comme eux ; il n’a pas senti comme eux, cet ordre, ce bel agencement qui donne à des plis, de la grâce, de la grandeur, et pour ainsi dire, une sorte d’âme ; il les a imités comme on imite la nature morte ; sa couleur est très-belle, elle a beaucoup de vérité et une physionomie qui lui est particulière ; c’est la partie de la peinture où il a le mieux réussi.

On oseroit hasarder de dire que Champagne auroit plus de réputation, s’il n’eût peint que des portraits ; ceux qu’il a faits seroient peut-être plus estimés que ceux de Van Dyck même, s’ils avoient le degré de grâce, de vie et de chaleur qui caractérise ce dernier : envisageant une tête comme un corps de relief, l’ouvrage de Champagne sera peut-être plus exactement juste que celui du célèbre élève de Rubens ; mais en la considérant comme un corps où vit une âme, comme une enveloppe, à travers laquelle perce une partie de ce qu’elle contient ; Champagne est bien au-dessous de Van Dyck : aussi, les portraits de ce dernier sont-ils payés beaucoup plus que ceux de Champagne, qui, cependant, en a fait de très-beaux, très-estimés, et dont le prix dans les ventes, s’élève souvent assez haut.

Un de ses meilleurs tableaux est Moïse, tenant les tables de la loi, faisant autrefois partie de la collection du duc de Prâlin. Celui qui est conservé au Musée Napoléon, et connu sous le nom des Religieuses, est un de ses ouvrages qui approchent le plus de la perfection. Champagne a fait quantité d’ouvrages à Paris ; on en distingue particulièrement plusieurs : on doit placer dans ce nombre son Christ couché, et sa Vierge, enrichissant autrefois une chapelle de l’église Sainte Opportune, et placée maintenant au palais du Luxembourg. Ses deux grands tableaux exposés au Muséum, et placés autrefois à Saint Gervais, sont au nombre de ses meilleures et de ses plus célèbres productions ; elles réunissent, en effet, de très-grandes beautés.

Modèle des vrais artistes, Champagne n’eut jamais d’autre divertissement que le plaisir d’exercer son art, et d’autre ambition que celle d’y réussir : le cardinal de Richelieu lui ayant fait demander ce qu’il pouvoit faire pour lui, on sait qu’il répondit à cette puissante Éminence : « qu’elle ne pouvoit pas le rendre plus habile peintre ; et qu’en conséquence, il ne désiroit d’elle que l’honneur de ses bonnes grâces. » Sa vertu, sa modestie, sa piété, son amour pour le travail, lui donnent beaucoup de ressemblance avec le Guerchin.

Malgré ce qui leur manque, ses tableaux seront toujours considérés, vantés ; ils survivront à une foule d’ouvrages, qui, présomptueux enfans de la mode, ont eu les plus brillans succès : s’ils n’ont pas toute la vérité à laquelle l’art puisse atteindre, ils en ont assez pour mériter, en tous les temps, l’estime des vrais connoisseurs ; on en voit tenir une place honorable dans les plus riches cabinets ; ils peuvent même être copiés avec fruit, ils ne peuvent jamais égarer et ne conduisent à aucune mauvaise route ; ce qui leur manque ne s’apprend pas : ils ressemblent à ces bons livres dont on parle peu dans le monde, que tous les gens de lettres lisent et estiment, et que conservent toutes les bibliothéques. À l’école des pieux et savans solitaires de Port-Royal, Racine s’instruisit dans l’art de produire des Iphigénie, des Phèdre, des Athalie : guidés par les ouvrages de Champagne, les jeunes élèves, formés par la nature pour être de grands peintres, pourront se placer un jour à côté des Titien et des Van Dyck.