Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 258-260).

LETTRE LVIII.

6, soir.

Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu’ailleurs, des pères de famille intimement persuadés qu’une femme, pour avoir des mœurs, doit à peine savoir lire, attendu que celles qui s’avisent de savoir écrire écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui écrivent très-mal n’ont jamais d’amants. Il y a plus : pour que leurs filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu’elles ne sachent que faire la soupe et compter le linge de cuisine.

Cependant un mari dont la femme n’a d’autre talent que de faire cuire le bouilli frais et le bouilli salé s’ennuie, se lasse d’être chez lui, et prend l’habitude de n’y être pas. Il s’en éloigne davantage lorsque sa femme, ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, devient d’une humeur difficile : il finit par n’y être jamais dès qu’elle a trente ans, et par employer au dehors, parmi tant d’occasions de dépenses, l’argent qu’il faut pour échapper à son ennui, l’argent qui eût mis de l’aisance dans la maison. La gêne s’y introduit ; l’humeur y augmente ; les enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n’attendent que l’âge d’échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique ; tandis que les fils et les parents eussent pu s’y attacher, si l’amabilité d’une femme y eût établi, dés sa jeunesse, des habitudes heureuses.

Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là ; mais quelles sont les choses où l’on n’en trouve pas ? D’ailleurs, il faut aussi être juste avec eux ; il y a compensation, les marmites, sont très-bien lavées.

Ces bonnes ménagères savent avec exactitude le nombre des mailles que leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on peut brûler après souper dans une maison réglée : elles sont assez ce qu’il faut à de certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leur maison et à leurs enfants qu’autant de batz[1] qu’ils donnent d’écus au cabaret[2] ; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente servante.

Dans les lieux où ces principes dominent, l’on voit peu de mariages rompus, parce qu’on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien ; mais l’on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la vie, qui suffit à l’homme, qui le dispense de chercher ailleurs des plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.

Les partisans de ces principes sont capables d’objecter le peu d’intimité des mariages à Paris, ou dans d’autres lieux à peu près semblables : comme si les raisons qui empêchent de penser à l’intimité dans les capitales, où il ne s’agit pas d’union conjugale, pouvaient se trouver dans des mœurs très-différentes, et dans des lieux où l’intimité ferait le bonheur. C’est une chose pénible à y voir que la manière dont les deux sexes s’isolent. Rien n’est si triste, surtout pour les femmes, qui n’en sont point dédommagées, et pour lesquelles il n’y a pas d’heures agréables, pas de lieux de délassements. Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, elles se mettent à suivre l’ordre avec chagrin et par dépit, se réunissent très-peu entre elles, ne s’aiment point du tout, et se font dévotes, parce qu’elles ne connaissent que l’église où elles puissent aller.


  1. Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois.
  2. Voir une note de la lettre 89e.