Nouvelles de nulle part/Chapitre 31

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 327-334).


CHAPITRE XXXI

VIEILLE MAISON, NOUVELLES GENS


Comme je restais là, Ellen s’éloigna de nos heureux amis qui étaient encore sur la petite plage, et vint vers moi. Elle me prit par la main et dit doucement :

— Conduisez-moi tout de suite à la maison ; nous n’avons pas besoin d’attendre les autres : j’aime mieux les laisser.

J’avais envie de dire que je ne savais pas où aller, et que les riverains nous conduiraient ; mais, presque malgré moi, mes pieds se dirigèrent suivant le chemin connu[1]. Le chemin montait jusqu’à un petit champ limité d’un côté par un petit bras du fleuve ; à droite on pouvait voir un groupe de petites maisons et de granges, nouvelles et anciennes, et devant nous une grange de pierre grise et un mur en partie recouvert de lierre, au-dessus duquel se montraient quelques pignons gris. La route du village s’arrêtait au creux du susdit petit bras. Nous franchîmes la route, et, de nouveau presque malgré moi, ma main souleva le loquet d’une porte dans le mur ; nous nous trouvâmes bientôt sur un sentier pavé qui montait vers la vieille maison où le destin, sous la forme de Dick, m’avait si singulièrement amené en cette nouvelle société humaine. Ma compagne émit un soupir d’agréable surprise et de joie ; et je n’en fus pas surpris, car le jardin entre le mur et la maison embaumait des fleurs de juin, et les roses se pressaient les unes contre les autres avec cette délicieuse surabondance de petits jardins bien soignés qui à première vue éteint en celui qui regarde tout autre sentiment que celui de la beauté. Les merles sifflaient à qui mieux mieux, les pigeons roucoulaient au faîte du toit ; plus loin, dans les hauts ormes, les corneilles bavardaient au milieu des jeunes feuilles, et les martinets tournoyaient en criant autour des pignons. Et la maison elle-même était le gardien qui convenait à toute la beauté de cet été triomphal.

De nouveau Ellen fit écho à mes pensées en disant :

— Oui, ami, voilà ce que je suis venue voir : cette vieille maison aux nombreux pignons, construite par les simples gens de campagne qui vécurent en des temps depuis longtemps écoulés, insoucieux de toute l’agitation des villes et des cours ; elle est encore charmante parmi toute la beauté que les temps récents ont créée ; et je ne m’étonne pas que nos amis en prennent grand soin et l’apprécient tant. C’est pour moi comme si elle avait attendu ces heureux jours, et conservé les miettes de bonheur réunies du passé confus et tumultueux.

Elle me conduisit tout près de la maison, et posa ses mains et ses beaux bras hâlés sur le mur couvert de lichen comme pour l’embrasser, et s’écria :

— Oh ! oh ! que j’aime la terre, et les saisons, et l’air, et toutes choses, et tout ce qui vit, comme ceci !

Je ne pus lui répondre, ni dire un mot. Sa joie, son allégresse, étaient si vives et pénétrantes, et sa beauté si fine, où pourtant l’énergie était si bien marquée, leur donnait une expression si parfaite, que toute parole eût été banale et futile. J’avais peur de voir les autres arriver tout à coup et rompre le charme dont elle m’enveloppait ; mais nous restâmes là un moment, au coin du gros pignon de la maison, et personne ne vint. Bientôt j’entendis les voix gaies à quelque distance, et je compris qu’ils suivaient la rivière, vers la grande prairie de l’autre côté de la maison et du jardin.

Nous reculâmes un peu, pour regarder la maison : la porte et les fenêtres laissaient entrer l’air embaumé, séché par le soleil ; aux rebords des fenêtres supérieures étaient suspendus des festons de fleurs en l’honneur de la fête, comme si les autres partageaient notre amour de la vieille maison.

— Entrez, dit Ellen. J’espère que rien ne la gâtera à l’intérieur ; et je ne le pense pas. Venez ! il va falloir rejoindre les autres. Ils sont allés aux tentes ; car certainement ils doivent avoir des tentes plantées pour les faneurs : la maison ne pourrait pas contenir un dixième des gens, j’en suis sûre.

Elle me conduisit à la porte, en murmurant d’une voix un peu oppressée :

— La terre, et ce qui naît d’elle, et tout ce qui vit ! Si je pouvais seulement dire ou montrer comme je l’aime !

Nous entrâmes et ne rencontrâmes personne dans aucune pièce en circulant de chambre en chambre — depuis le porche couvert de roses jusqu’aux étranges et bizarres mansardes parmi les grandes poutres du toit, où avaient couché aux temps anciens, les cultivateurs et les pâtres du manoir, et qui maintenant, à voir les lits de petite taille et le fouillis d’objets inutiles et négligés — bouquets de fleurs fanées, plumes d’oiseaux, coquilles d’œufs de sansonnets, bouts de rubans de laine dans des pots, et ainsi de suite — paraissaient être habitées par des enfants.

Partout il n’y avait que peu de mobilier, rien que l’indispensable, et de forme des plus simples. Le goût d’ornementation extravagant que j’avais remarqué ailleurs dans ce peuple semblait ici avoir cédé devant le sentiment que la maison elle-même, et tout son ensemble, était l’ornement de la vie rustique au milieu de laquelle elle était venue s’échouer dans des temps anciens, et que l’orner ne ferait qu’empêcher d’en jouir comme morceau de beauté naturelle.

Enfin nous nous assîmes dans une chambre au-dessus du mur qu’Ellen avait embrassé qui était encore tendue de vieilles tapisseries, primitivement sans valeur artistique, mais maintenant passées, avec d’agréables tons gris qui s’harmonisaient parfaitement au calme du lieu, et qu’une décoration plus brillante et plus remarquable aurait mal remplacées.

Pendant que nous étions assis là, je posai quelques questions au hasard à Ellen, mais j’écoutai à peine ses réponses, et bientôt je me tus et devins presque inconscient de toute chose, sauf que j’étais là, dans cette antique chambre, les pigeons roucoulant sur les toits de la grange et du pigeonnier que je voyais par la fenêtre en face de moi.

La pensée me revint au bout d’une minute ou deux, je crois, mais, comme dans un rêve éveillé, il me sembla que cela avait duré longtemps, lorsque je vis Ellen assise, qui paraissait plus pleine de vie, de joie et de désir, par le contraste avec la tapisserie grise, pâlie, au dessin banal, supportable aujourd’hui seulement parce qu’il était devenu si faible, si fané.

Elle me regarda doucement ; mais, comme si elle lisait en moi à livre ouvert, elle dit :

— Vous avez repris votre éternelle comparaison entre le passé et le présent, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, dis-je. Je pensais à ce que vous, avec votre capacité et votre intelligence, avec votre amour du plaisir et votre impatience de toute contrainte inutile,… à ce que vous auriez été dans le passé. Et maintenant encore, alors que tout est bien et l’a été depuis longtemps, cela me fait mal au cœur de penser à tout ce qui a été gaspillé de vie pendant tant d’années !

— Tant de siècles, tant d’âges !

— C’est vrai, trop vrai ; et je me tus de nouveau.

Elle se leva et dit :

— Venez, je ne veux pas vous laisser repartir si vite dans un rêve. S’il faut que nous vous perdions, je veux que vous voyez d’abord tout ce que vous pourrez avant de vous en aller.

— Me perdre ? M’en aller ? Est-ce que je ne dois pas partir avec vous vers le nord ? Que voulez-vous dire ?

Elle eut un sourire un peu triste et dit :

— Pas encore ; n’en parlons pas encore. Seulement, à quoi pensiez-vous à l’instant ?

Je dis avec hésitation :

— J’étais en train de penser : Le passé, le présent ? n’aurait-elle pas dû dire le contraste du présent et de l’avenir, du désespoir morne et de l’espérance ?

— Je le savais, dit-elle. Et elle me prit la main et ajouta avec animation : Venez, pendant qu’il en est temps encore ! Venez !

Et elle me fit sortir de la chambre ; tandis que nous descendions et sortions de la maison dans le jardin par une petite porte de côté où aboutissait un curieux couloir, elle me dit d’une voix calme, comme pour me faire oublier sa subite nervosité :

— Venez ! nous devrions rejoindre les autres avant qu’ils viennent ici nous chercher. Et, permettez-moi de vous le dire, mon ami, je vois que vous êtes trop disposé à vous laisser aller à une rêverie contemplative, certainement parce que vous n’êtes pas encore habitué à notre vie de repos dans l’activité, de travail qui est un plaisir et de plaisir qui est du travail.

Elle s’arrêta un moment, et lorsque nous fûmes de nouveau dans le jardin, elle dit :

— Mon ami, vous disiez que vous vous demandiez ce que j’aurais été si j’avais vécu à cette époque passée d’agitation et d’opposition. Je crois avoir étudié son histoire et la connaître assez bien. J’aurais été au nombre des pauvres, car mon père, lorsqu’il travaillait, était un simple cultivateur. Eh bien, je n’aurais pas pu le supporter ; aussi ma beauté, mon intelligence, mon éclat (elle parlait sans rougir ni sourire de fausse honte) auraient été vendus à des hommes riches, et ma vie aurait été perdue, car j’en sais assez là-dessus pour savoir que je n’aurais pas eu de choix, ni aucun pouvoir de direction sur ma vie, et que je n’aurais jamais acheté aux hommes riches ni plaisir, ni même occasion d’agir par où j’aurais pu me procurer quelque émotion sincère. J’aurais fait naufrage et me serais perdue d’une manière ou d’une autre, soit par misère, soit par le luxe. Est-ce bien cela ?

— Oui, c’est cela, dis-je.

Elle allait dire autre chose, lorsque s’ouvrit dans la bordure une petite porte qui conduisait à un champ ombragé d’ormes, et Dick, joyeux et vif, monta l’allée du jardin et fut bientôt entre nous, une main sur l’épaule de chacun. Il dit :

— Eh bien, voisins, je pensais bien que vous aimeriez, tous deux, voir la vieille maison tranquillement, sans une foule dedans. N’est-ce pas un bijou de maison dans son genre ? Eh bien, venez, l’heure du dîner s’approche. Vous, Hôte, voudriez-vous peut-être prendre un bain avant de vous asseoir à cette fête, qui, j’imagine, durera assez longtemps ?

— Oui, dis-je, volontiers.

— Au revoir donc pour le moment, voisine Ellen. Voici Clara qui vient s’occuper de vous, car elle est plus chez elle parmi nos amis d’ici.



  1. La maison près de laquelle les voyageurs ont débarqué est Kelmscott, la maison même de W. Morris, où il installa son imprimerie.