Nouvelles de nulle part/Chapitre 17

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 169-210).


CHAPITRE XVII

COMMENT S’EST PRODUIT LE CHANGEMENT


Dick rompit enfin le silence :

— Hôte, pardonnez-nous une petite lourdeur d’après-dîner. Que voudriez-vous faire ? Allons-nous sortir le grison et retourner à Hammersmith ? ou voulez-vous venir avec nous entendre chanter des Gallois dans une salle tout près d’ici ? ou bien voulez-vous venir tout de suite avec moi dans la Cité pour voir quelques constructions vraiment belles ? ou — quoi encore ?

— Mais, dis-je, comme je suis étranger, je vous laisserai choisir pour moi.

En réalité, je n’avais aucun besoin d’être « amusé » à ce moment ; et d’ailleurs j’avais comme un sentiment que le vieillard, avec sa connaissance des temps anciens, et même une sorte de sympathie à rebours pour eux, causée par son effective haine, m’était pour ainsi dire une couverture contre le froid de ce monde si nouveau où j’étais, en quelque sorte, déshabillé de toute pensée et de tout mode d’action coutumiers, et je désirais ne pas le quitter trop tôt. Il vint aussitôt à mon secours :

— Attendez un peu, Dick ; il y a encore quelqu’un à consulter, après vous et l’hôte que voici, et c’est moi. Je ne vais pas perdre tout de suite le plaisir de sa compagnie, surtout lorsque je sais qu’il a quelque chose de plus à me demander. Allez donc rejoindre vos Gallois, c’est très bien ; mais avant tout apportez-nous une autre bouteille de vin dans notre coin, et puis filez tant que vous voudrez, et revenez chercher notre ami pour aller vers l’ouest, mais pas trop tôt.

Dick acquiesça en souriant, et le vieillard et moi restâmes bientôt seuls dans la grande salle, le soleil de l’après-midi luisant sur le vin rouge dans nos grands verres aux formes gracieuses. Hammond dit :

— Y a-t-il quelque chose qui vous intrigue particulièrement dans notre manière de vivre, maintenant que vous en avez entendu raconter assez et que vous en avez vu un peu ?

— Je crois que ce qui m’intrigue le plus est de savoir comment tout cela s’est produit.

— Cela se conçoit ; le changement est si grand. Il serait difficile de vous raconter toute l’histoire, peut-être impossible : savoir, mécontentement, traîtrise, désappointement, ruine, misère, désespoir, — ceux qui ont travaillé au changement, parce qu’ils savaient voir plus loin que les autres, ont traversé toutes ces phases de souffrance ; et il n’y a pas de doute que tout le temps la plupart des hommes ont assisté, sans comprendre ce qui se passait, trouvant tout cela très naturel, comme le lever et le coucher du soleil ; et ce l’était bien aussi.

— Dites-moi une chose, si vous le pouvez. Le changement, la « révolution », comme on l’appelait, s’est-il produit pacifiquement ?

— Pacifiquement ? Quelle paix y avait-il parmi la masse confuse de ces pauvres malheureux du dix-neuvième siècle ? C’était la guerre d’un bout à l’autre : guerre âpre, jusqu’au moment où l’espoir et la joie y mirent fin.

— Voulez-vous dire des combats effectifs avec des armes, ou bien des grèves et des lockouts, et la famine dont nous avons entendu parler ?

— Les deux, les deux. En somme, l’histoire de la terrible période de transition entre l’esclavage commercial et la liberté peut être résumée ainsi. Lorsque surgit l’espoir de réaliser pour tous les hommes une condition de vie communiste, le pouvoir des classes moyennes, qui dominaient alors la société, était si énorme et écrasant que presque à tous cela paraissait un rêve, — : même à ceux qui avaient, pour ainsi dire malgré eux en dépit de leur raison et de leur jugement, conçu ces espérances. Ceci était d’autant plus vrai que plusieurs de ces hommes, plus éclairés, que l’on appelait alors socialistes, quoiqu’ils sussent bien, et même affirmassent publiquement, que la seule condition sociale raisonnable est le communisme pur, tel que vous le voyez maintenant autour de vous, reculaient cependant devant ce qui leur paraissait la tâche stérile de prêcher la réalisation d’un heureux rêve. En regardant en arrière, maintenant, nous pouvons voir que la grande cause efficiente du changement était une aspiration vers la liberté et l’égalité, de même nature, si vous voulez, que la passion irraisonnée de l’amant ; une nausée qui faisait rejeter avec horreur la vie solitaire, sans but, de l’homme bien posé, bien élevé de cette époque : ce sont là des phrases, mon cher, qui pour nous, hommes d’aujourd’hui, ont perdu leur sens, tellement nous sommes loin de l’affreux état qu’elles représentent.

Eh bien, ces hommes si conscients de ce sentiment n’avaient pourtant pas foi en lui, comme moyen de produire le changement. Et il n’y avait à cela rien d’extraordinaire : car, en regardant autour d’eux, ils voyaient la masse immense des classes opprimées, trop courbées sous la misère de leur vie et trop enfouies dans l’égoïsme de la misère pour être capables de concevoir une autre issue que la voie ordinaire imposée par le système d’esclavage sous lequel on vivait : rien de mieux qu’une chance éloignée de grimper de la classe opprimée dans la classe opprimante.

Aussi, tout en sachant que le seul but raisonnable pour ceux qui voudraient améliorer le monde était de réaliser une condition d’égalité, pourtant, dans leur impatience désespérée, ils en arrivèrent à se convaincre que s’ils pouvaient, par n’importe quel moyen, modifier assez profondément le mécanisme de la production et le régime de la propriété pour que les « classes inférieures » (telle était l’horrible expression) vissent leur esclavage un peu allégé, elles seraient prêtes à s’adapter à ce mécanisme et s’en serviraient pour améliorer leur condition toujours davantage, jusqu’à ce qu’enfin le résultat fût une égalité de fait (ils aimaient beaucoup employer le mot « fait ») : en effet, « les riches » seraient obligés de payer si cher pour maintenir « les pauvres » dans une situation acceptable, que la situation des riches cesserait d’être avantageuse et peu à peu disparaîtrait. Vous me suivez ?

— À peu près, dis-je. Continuez.

— Eh bien, puisque vous me suivez, vous allez voir qu’en théorie cela n’était pas tout à fait déraisonnable ; mais « en fait » il se trouva qu’on s’était trompé.

— Comment cela ?

— Mais ne le voyez-vous pas ? Parce que cela impliquait la fabrication d’un machinisme par ceux-là qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient faire faire aux machines. Dans la mesure où les masses de la classe opprimée appuyèrent cette méthode de progrès, elles le firent pour se procurer des rations d’esclaves progressives — tous ceux qui pouvaient. Et si ces classes avaient été véritablement incapables de cette émotion instinctive qui produisait la passion que j’ai dite pour la liberté et l’égalité, ce qui serait arrivé, je crois, aurait été ceci : une certaine partie des classes laborieuses aurait bénéficié d’un tel progrès dans sa situation, qu’elle aurait approché de la situation des hommes moyennement riches ; mais, au-dessous de ceux-là, il y aurait eu une grande classe d’esclaves extrêmement misérables, dont l’esclavage aurait été de beaucoup plus désespéré que n’avait été le précédent esclavage de classe.

— Qu’est-ce qui a empêché cela ?

— Mais, bien entendu, précisément cet instinct vers la liberté dont j’ai parlé. Il est vrai que la classe des esclaves ne pouvait concevoir le bonheur d’une vie libre. Pourtant ils parvinrent à comprendre (et même très vite) qu’ils étaient opprimés par leurs maîtres et ils prétendirent, vous voyez combien justement, qu’ils pouvaient se passer d’eux, quoique peut-être ils sussent à peine comment ; on aboutit à ceci : s’ils ne pouvaient apercevoir dans l’avenir le bonheur et la paix de l’homme libre, du moins ils apercevaient la guerre, dont un vague espoir leur disait que sortirait cette paix.

— Pourriez-vous plutôt me raconter plus expressément ce qui arriva alors ? dis-je, car je le trouvais un peu vague en ce moment.

— Oui, je le peux. Le mécanisme social à l’usage des gens qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient, et qui était connu en ce temps-là sous le nom de socialisme d’État, fut en partie établi, mais de façon très fragmentaire. Cela n’alla pas sans à-coups ; on rencontrait naturellement, à chaque pas, la résistance des capitalistes, et ce n’est pas étonnant, puisqu’on tendait de plus en plus à renverser le système commercial dont je vous ai parlé, sans rien mettre à la place de réellement efficace. Le résultat fut une confusion croissante, une grande souffrance parmi les classes ouvrières, et, par suite, un grand mécontentement. Longtemps les choses continuèrent ainsi. Le pouvoir des classes supérieures avait diminué, à mesure que diminua leur domination sur la richesse générale, et elles ne purent plus l’emporter haut la main comme elles y avaient été habituées à l’époque précédente. En cela, les résultats justifiaient les socialistes d’État. D’autre part, les classes ouvrières étaient mal organisées et devenaient en réalité plus pauvres, malgré les concessions (pourtant sérieuses, à la longue) auxquelles on avait obligé les maîtres. Ainsi les choses se balançaient : les maîtres ne pouvaient réduire leurs esclaves à complète sujétion, tout en réprimant quelques faibles émeutes partielles assez facilement. Les ouvriers arrachaient à leurs maîtres des améliorations, réelles ou imaginaires, dans leur situation, mais ne pouvaient leur arracher la liberté. Enfin vint la grande débâcle. Pour expliquer ceci, il faut que vous compreniez qu’il avait été fait de très grands progrès parmi les ouvriers, bien qu’on eût peu gagné, comme je l’ai dit, dans le sens de la vie matérielle.

Je fis l’innocent :

— En quel sens pouvaient-ils faire des progrès, sinon dans la vie matérielle ?

— Dans le sens de la capacité d’instaurer un état de choses où la vie matérielle serait abondante et facile à gagner. Ils avaient enfin appris à s’unir, après une longue période de fautes et de désastres. Les ouvriers avaient maintenant une organisation complète pour la lutte contre leurs maîtres, lutte qui pendant plus d’un demi-siècle avait été considérée comme une des conditions inévitables du système moderne de travail et de production. Cette union avait maintenant pris la forme d’une fédération de tous ou presque tous les métiers salariés reconnus, et c’était par son moyen que les améliorations dans la condition des travailleurs avaient été arrachées aux maîtres. Bien qu’ils prissent part assez souvent aux émeutes qui se produisaient, surtout dans les premiers temps de leur organisation, cela ne constituait en aucune façon une partie essentielle de leur tactique ; même, à l’époque dont je parle maintenant, ils étaient parvenus à une telle force que, la plupart du temps, la simple menace d’une « grève » était suffisante pour obtenir quelque concession secondaire, parce qu’ils avaient abandonné l’absurde tactique des anciens syndicats, qui faisaient chômer une partie seulement des ouvriers de telle ou telle industrie et les aidaient pendant le chômage sur le travail de ceux qui continuaient. À cette époque, ils avaient une énorme réserve d’argent pour soutenir les grèves et pouvaient arrêter complètement une industrie pour quelque temps, s’ils le décidaient.

— Avec de pareilles sommes, n’y avait-il pas un sérieux danger d’abus, de… tripotages ?

Le vieil Hammond s’agita sur son siège et dit :

— Tout cela est passé depuis longtemps, et pourtant j’éprouve une véritable honte d’être obligé de vous dire que c’était plus qu’un danger ; même, plus d’une fois, l’union tout entière parut brisée en morceaux à cause de cela : mais, à l’époque dont je vous parle, les choses semblaient si imminentes, et, du moins pour les ouvriers, la nécessité de leur action dans la tourmente qui se précipitait, produite par la lutte du travail, était si évidente, que la situation avait développé parmi tous les gens capables de raison une profonde gravité, une résolution qui rejetait tout ce qui n’était pas essentiel, et qui, pour quiconque pensait, était grosse du changement prochain : un tel milieu était trop dangereux pour des traîtres et de simples égoïstes, et peu à peu ils furent chassés et rejoignirent, pour la plupart, les réactionnaires déclarés.

— Et ces améliorations, dis-je, qu’étaient-elles ? ou plutôt de quelle nature ?

— Quelques-unes, et celles-là de l’importance la plus effective pour la vie matérielle, furent admises par les maîtres sous la contrainte directe des ouvriers ; les nouvelles conditions de travail ainsi obtenues n’étaient que de simples coutumes, sans force de loi ; mais, une fois établies, les maîtres n’osaient pas essayer de les retirer, en face du pouvoir grandissant des Travailleurs Unis. Quelques-unes aussi étaient des poussées faites sur le sentier du socialisme d’État ; on a vite fait d’en résumer les plus importantes. À la fin du dix-neuvième siècle, un cri s’éleva, qu’il fallait forcer les maîtres à employer leurs hommes un moins grand nombre d’heures par jour ; ce cri enfla rapidement, et les maîtres durent céder. Mais il était bien évident qu’à moins de comporter un prix du travail plus élevé pour chaque heure, ce serait une illusion, et que les maîtres, à moins d’y être forcés, s’en tiendraient là. Aussi, après une longue lutte, une autre loi fut votée, fixant un prix minimum du travail dans les industries les plus importantes, laquelle à son tour dut être appuyée par une loi fixant le prix maximum des denrées alors considérées comme nécessaires à la vie d’un ouvrier.

— On se rapprochait terriblement des rations de pauvres des Romains, dis-je en souriant, et de la distribution parcimonieuse de pain au prolétariat.

— Beaucoup le disaient à l’époque, dit le vieillard sèchement ; et ce fut longtemps un lieu commun, que le socialisme d’État aboutirait à cette fondrière, s’il aboutissait, ce qui, vous le savez, n’arriva pas. Cependant, il alla plus loin que ces questions de minimum et de maximum, et, soit dit en passant, nous pouvons voir maintenant qu’elles étaient nécessaires. Le gouvernement se trouva dans l’obligation de répondre à la clameur de la classe des maîtres disant que la destruction du commerce était proche (destruction aussi désirable, s’ils l’avaient su, que l’extinction du choléra, qui heureusement a eu lieu depuis). Et il fut forcé d’y répondre par une mesure hostile aux maîtres, l’établissement d’ateliers nationaux pour la production des denrées nécessaires et de marchés pour leur vente. L’ensemble de ces mesures fit quelque effet : elles étaient en somme de même nature que les règles édictées par le gouverneur d’une ville assiégée. Mais, naturellement, aux classes privilégiées il semblait que la fin du monde fût arrivée, lorsque de pareilles lois entraient en vigueur.

Et cela n’était pas tout à fait sans raison : l’expansion des théories communistes, et la mise en œuvre partielle du socialisme d’État, avaient d’abord dérangé, et finalement presque paralysé, le merveilleux système commercial sous lequel le vieux monde avait si fiévreusement vécu et qui avait engendré, pour un petit nombre, le plaisir d’une vie de joueurs, et pour beaucoup, ou la plupart, une vie de pure misère. Survinrent, les unes par dessus les autres, de « mauvaises périodes », comme on disait, et elles étaient en effet bien mauvaises pour les esclaves salariés. L’année 1952 fut l’une des pires à cette époque ; les ouvriers souffrirent horriblement : les ateliers nationaux, insuffisants, inefficaces, qui étaient terriblement combattus, ne firent que décliner, et une énorme partie de la population en fut réduite à subsister par la « charité » pure et simple, comme on disait.

Les Travailleurs Unis observaient la situation avec un mélange d’espoir et d’inquiétude. Ils avaient déjà formulé l’ensemble de leurs revendications ; à présent, par un vote solennel et général de toutes leurs sociétés fédérées, ils exigèrent qu’une première mesure fût prise pour donner suite à leurs réclamations : cette mesure aurait directement conduit à remettre l’administration de toutes les ressources naturelles du pays, en même temps que le machinisme, entre les mains des Travailleurs Unis, et à réduire les classes privilégiées à la position de pensionnés qui dépendraient évidemment du bon plaisir des ouvriers. « La Résolution », comme on l’appela, reçut une large publicité dans les journaux du jour ; de fait, c’était une déclaration de guerre, et elle fut reçue comme telle par la classe des maîtres. Ils commencèrent dès lors à se préparer à une solide résistance contre « le communisme stupide et féroce de l’époque », selon leur expression. Et comme à beaucoup d’égards ils étaient encore très puissants, ou paraissaient l’être, ils espéraient encore, au moyen de la force brutale, rattraper quelque chose de ce qu’ils avaient perdu, et peut-être, à la fin, le tout. On disait parmi eux, de toutes parts, que ç’avait été une grande faute des différents gouvernements de n’avoir pas résisté plus tôt ; et les libéraux et radicaux (nom, que vous connaissez peut-être, de la partie des classes dirigeantes dont les tendances étaient les plus démocratiques), étaient fort blâmés d’avoir conduit le monde dans cette impasse, par leur pédantisme intempestif et leur sentimentalisme ridicule : un certain Gladstone, ou Gledstein (sans doute, à en juger par son nom, d’origine scandinave), homme politique important du dix-neuvième siècle, était particulièrement l’objet de cette réprobation. J’ai à peine besoin de vous signaler l’absurdité de tout cela. Mais une tragédie terrible était cachée derrière ces grimaces du parti réactionnaire. « Il faut réprimer l’avidité insatiable des basses classes. » — « Il faut donner au peuple une leçon. » Telles étaient les phrases sacramentelles qui couraient parmi les réactionnaires, et c’était un sinistre présage.

Le vieillard s’arrêta et fixa ma figure attentive et étonnée ; puis il dit :

— Je sais, cher Hôte, que j’ai prononcé des mots et des phrases que peu de personnes, parmi nous, pourraient comprendre sans de longues et laborieuses explications, qui même ne suffiraient peut-être pas. Mais puisque vous ne vous êtes pas encore endormi, et puisque je vous parle comme à un être d’une autre planète, je peux me risquer à vous demander si vous m’avez suivi jusqu’ici ?

— Oh ! oui, je comprends très bien ; je vous en prie, continuez ; une grande partie de ce que vous avez dit était des lieux communs chez nous,… lorsque… lorsque…

— Oui, dit-il sérieusement, lorsque vous habitiez l’autre planète. Eh bien ! maintenant, la débâcle dont j’ai parlé.

Pour un motif relativement peu important, une grande réunion fut convoquée par les chefs des ouvriers, pour être tenue à Trafalgar-Square (lieu où l’on s’était chamaillé, bien des années auparavant, au sujet du droit de réunion). La garde civique des bourgeois — appelée la police — attaqua cette réunion avec des gourdins, selon son habitude ; beaucoup de gens furent blessés dans la mêlée[1], dont cinq en tout moururent, soit piétinés jusqu’à être tués sur place, soit par suite de la bastonnade ; la réunion fut dispersée, et plusieurs centaines de prisonniers incarcérés. Une semblable réunion avait été traitée de la même manière quelques jours plus tôt dans un endroit appelé Manchester, qui a disparu aujourd’hui. Ainsi commença « la leçon ». Le pays tout entier entra en fermentation ; des réunions eurent lieu, qui essayèrent de former une organisation rudimentaire, en vue de tenir une autre réunion, pour répliquer aux autorités. Une foule immense s’assembla dans Trafalgar-Square et dans le voisinage (c’était alors un quartier de rues très denses) et ils étaient trop nombreux pour que la police, avec ses gourdins, pût lutter ; il y eut pas mal de coups de bâton ; trois ou quatre hommes furent tués du côté du peuple, et une dizaine de policemen furent écrasés par la foule, les autres se sauvèrent comme ils purent. C’était une victoire pour le peuple, jusque-là. Le lendemain, tout Londres (rappelez-vous ce qu’il était à cette époque) fut dans un état d’extrême agitation. Un grand nombre des riches s’enfuirent à la campagne ; le gouvernement concentra la troupe, mais n’osa pas s’en servir ; et la police ne put être massée nulle part, parce qu’il y avait des émeutes ou des menaces d’émeutes partout. Mais à Manchester, où les gens n’étaient pas aussi courageux, ou pas aussi exaspérés qu’à Londres, plusieurs des chefs populaires furent arrêtés. À Londres, un comité de chefs fut réuni par la fédération des Travailleurs Unis, et prit le vieux nom révolutionnaire de Comité de Salut public ; mais, comme ils ne disposaient d’aucun corps d’hommes exercés et armés, ils ne tentèrent rien d’agressif et affichèrent seulement sur les murs des appels un peu vagues aux ouvriers, les exhortant à ne pas se laisser fouler aux pieds. Pourtant ils convoquèrent une réunion à Trafalgar-Square pour quinze jours après l’escarmouche précédente.

Pendant ce temps, la ville ne s’apaisa pas et les affaires avaient à peu près cessé. Les journaux, alors, comme toujours, presque entièrement entre les mains des maîtres, demandaient à grands cris au gouvernement des mesures répressives ; les citoyens riches furent enrôlés comme corps de police supplémentaire et armés, eux aussi, de gourdins ; beaucoup d’entre eux étaient des jeunes gens vigoureux, bien nourris, des pur-sang, et ils avaient grand désir de se battre ; mais le gouvernement n’osa pas les employer et se contenta de se faire attribuer, par un vote du Parlement, pleins pouvoirs pour étouffer toute révolte et amener à Londres de plus en plus de soldats. Ainsi s’écoula la semaine après la grande réunion ; une autre presque aussi nombreuse fut tenue le dimanche, qui se passa tranquillement en somme, car il n’y fut fait aucune opposition, et de nouveau le peuple cria « victoire ». Mais lorsqu’ils se réveillèrent le lundi, les gens s’aperçurent qu’ils avaient faim. Les jours précédents, des groupes d’hommes avaient défilé dans les rues, demandant (ou, si vous voulez, réclamant) de l’argent pour acheter de quoi manger ; et un peu de bon cœur, un peu par crainte, les gens aisés leur donnèrent beaucoup. Les autorités des paroisses également (je n’ai pas le temps d’expliquer cette expression pour le moment) donnèrent, bon gré, malgré, tout ce qu’elles purent de provisions aux vagabonds ; et le gouvernement, au moyen de ses maigres ateliers nationaux, nourrit aussi un bon nombre d’affamés. En outre, plusieurs boulangeries et d’autres magasins de provisions avaient été vidés sans trop de résistance. Jusque là, ça allait bien. Mais le lundi, le Comité de Salut public, craignant d’une part le pillage général et désordonné, enhardi d’autre part par la conduite incertaine des autorités, envoya une députation munie de voitures et de tout ce qu’il fallait pour vider complètement deux ou trois grands magasins de comestibles dans le centre de la ville, laissant aux gérants des papiers par lesquels on promettait d’en payer le prix ; et dans la partie de la ville où ils étaient les plus forts, ils prirent possession de plusieurs boulangeries et y firent travailler des hommes au profit du peuple ; et tout cela fut fait sans opposition, ou presque : la police aidait, en maintenant l’ordre, au sac des magasins, comme elle eût fait pour un grand incendie.

Ce dernier coup inquiéta tellement les réactionnaires, qu’ils résolurent de contraindre le gouvernement à l’action. Le lendemain, tous les journaux soufflèrent sur la fureur des gens terrifiés, menacèrent le peuple, le gouvernement et tous ceux à qui ils pouvaient s’en prendre, si « l’ordre n’était pas immédiatement restauré ». Une délégation de gens influents dans le commerce se rendit auprès du gouvernement, et lui dit que si le Comité de Salut public n’était pas aussitôt arrêté, eux-mêmes réuniraient un corps d’hommes, qu’ils armeraient, pour tomber sur « les incendiaires », comme ils les appelaient.

Accompagnés de plusieurs éditeurs de journaux, ils eurent une longue conférence avec les chefs du gouvernement et deux ou trois militaires, les plus habiles en leur genre que l’on pût trouver dans le pays. La délégation sortit de cette conférence, dit un témoin oculaire, souriante et satisfaite, et ne parla plus de lever une armée antipopulaire ; l’après-midi, ses membres quittèrent Londres avec leurs familles pour se rendre à leurs résidences de campagne ou ailleurs.

Le lendemain matin, le gouvernement proclama l’état de siège à Londres, — chose assez fréquente parmi les pays à gouvernements absolus du continent, mais inconnue en Angleterre à cette époque. Ils désignèrent le plus jeune et le plus capable de leurs généraux pour gouverner la ville ; c’était un homme qui avait gagné une sorte de réputation dans les affreuses guerres auxquelles le pays avait pris part de temps en temps. Les journaux furent dans l’extase et on vit alors au premier rang les réactionnaires les plus ardents, hommes qui, en temps ordinaire, étaient obligés de garder leurs opinions pour eux-mêmes ou leur entourage immédiat, mais qui commençaient à prévoir l’écrasement définitif des socialistes, et même des tendances démocratiques, que, disaient-ils, on avait traité avec une si absurde indulgence depuis soixante ans.

Le général capable ne prit aucune mesure apparente ; et pourtant un petit nombre de journaux secondaires seulement l’injurièrent ; des hommes réfléchis en conclurent qu’un complot se tramait. Quant au Comité de Salut public, quelque idée que se fissent ses membres de leur situation, ils étaient allés trop loin pour reculer, et plusieurs, semble-t-il, croyaient que le gouvernement n’agirait pas. Ils continuèrent tranquillement à organiser leurs distributions de vivres, qui étaient plutôt maigres, s’il faut le dire ; et, de plus, en réponse à l’état de siège, ils armèrent le plus d’hommes qu’ils purent dans les quartiers où ils étaient le plus forts, mais sans essayer de les faire manœuvrer ou de les organiser, pensant peut-être qu’ils ne pourraient, dans l’hypothèse la plus favorable, les transformer en soldats exercés, tant qu’ils n’auraient pas le temps de respirer. Le général capable, ses soldats et la police ne prirent garde à tout cela le moins du monde ; tout fut plus calme à Londres pendant la fin de cette semaine ; il y eut pourtant des émeutes en beaucoup d’endroits de province, qui furent réprimées par les autorités sans grande difficulté. Les plus sérieuses eurent lieu à Glasgow et à Bristol.

Or, le dimanche du meeting arriva et de grandes foules se rendirent à Trafalgar-Square en cortège ; au milieu d’elles, la plupart des membres du comité, entourés de leurs bandes d’hommes armés n’importe comment. Les rues étaient absolument calmes et tranquilles, bien qu’il y eût un grand nombre de spectateurs pour voir passer le cortège. Aucun corps de police dans Trafalgar-Square ; le peuple en prit tranquillement possession, et le meeting commença. Les hommes armés se tenaient autour de la principale estrade et il y en avait quelques autres d’armés parmi la foule ; mais de beaucoup le plus grand nombre étaient sans armes.

La plupart croyaient que le meeting se passerait pacifiquement ; mais les membres du comité avaient entendu dire de plusieurs côtés que quelque chose serait tenté contre eux ; c’étaient des rumeurs vagues, et ils n’avaient aucune idée de ce qui menaçait. Ils le surent bientôt.

En effet, avant que ne fussent pleines les rues débouchant sur le square, des soldats l’envahirent par l’angle nord-ouest et prirent place le long des maisons qui bordaient le côté ouest. Le peuple gronda à la vue des habits rouges ; les hommes armés du Comité restèrent indécis, ne sachant que faire ; et cette nouvelle affluence avait tellement pressé la foule, qu’ils avaient peu de chance, inorganisés comme ils étaient, de percer à travers. Ils s’étaient à peine rendus compte de la présence de leurs ennemis, qu’une autre colonne de soldats, se déversant par les rues qui conduisaient à la grande route du sud, qui descend vers le Palais du Parlement (encore existant aujourd’hui et appelé le marché-au-Fumier), et aussi par le quai de la Tamise, s’avança, resserrant la foule en une masse de plus en plus compacte et se forma le long du côté sud du square.

La foule étroitement comprimée ne voulut ou ne put pas bouger, si ce n’est sous l’influence du paroxysme de terreur qui devait bientôt lui être communiqué. Un petit nombre d’hommes armés essayèrent de se faire un chemin jusqu’au premier rang ou grimpèrent sur le piédestal du monument qui était là à cette époque, pour pouvoir faire face au mur de feu caché devant eux ; il semblait à la plupart des hommes (il y avait beaucoup de femmes parmi eux) que la fin du monde fût arrivée, et aujourd’hui paraissait étrangement différent d’hier. « Aussitôt que les soldats furent rangés en bataille, dit un témoin oculaire, un brillant officier à cheval sortit tout fringant des rangs du sud et lut quelque chose sur un papier qu’il tenait à la main ; ce quelque chose, très peu l’entendirent ; mais on m’a raconté plus tard que c’était un ordre de nous disperser et un avertissement que, sinon, il avait légalement le droit de tirer sur la foule, et qu’il le ferait. La foule prit cela pour une sorte de défi et elle répondit par un mugissement rauque, menaçant ; ensuite, il y eut un silence relatif, jusqu’à ce que l’officier eût rejoint sa place. Je me trouvais près de la limite de la foule, non loin des soldats, dit ce témoin oculaire, et je vis trois petites machines que l’on roulait en avant des rangs, et je reconnus des mitrailleuses. Je criai : « Jetez-vous par terre ! Ils vont tirer ! » Mais personne ne pouvait se jeter par terre, si étroitement la foule était serrée. J’entendis un ordre bref et je me demandai où j’en serais l’instant d’après ; et alors ce fut comme si la terre s’était entr’ouverte et que l’enfer fût venu lui-même parmi nous. Inutile d’essayer de décrire la scène qui suivit. Des ruelles profondes avaient été fauchées parmi la foule épaisse ; les morts et les mourants couvraient le sol, et les gémissements, les cris de douleur, les cris d’horreur remplissaient l’air ; il semblait que le monde entier ne fût que meurtre et mort. Ceux de nos hommes armés qui étaient encore sans blessures poussèrent des cris sauvages et ouvrirent sur les soldats un feu dispersé. Un ou deux soldats tombèrent, et je vis les officiers marcher le long des rangs pour exciter les hommes à riposter ; mais ceux-ci reçurent les ordres dans un morne silence et mirent la crosse en l’air. Seul, un sergent courut à un canon ; mais un grand jeune homme, un officier, s’élança des rangs et l’écarta en le prenant par le collet ; et les soldats restaient là, immobiles, tandis que la foule, frappée de terreur, presque entièrement désarmée (car la plupart des hommes armés étaient tombés à la première décharge), s’écoulait hors de la place. On m’a dit depuis que les soldats du côté ouest avaient aussi tiré et pris part au massacre. Comment je suis sorti de la place, je ne m’en doute guère ; je marchais et je ne sentais pas le sol sous mes pieds, absorbé par la fureur, l’effroi et le désespoir. »

Ainsi dit notre témoin oculaire, continua le vieillard. Le nombre des massacrés du côté du peuple, pendant cette fusillade d’une minute, fut énorme : mais il ne fut pas facile de le savoir au juste ; ce fut probablement entre mille et deux mille. Parmi les soldats, six furent tués du coup et une douzaine blessés.

J’écoutais tremblant d’émotion. Les yeux du vieillard brillaient, et sa figure se colorait pendant qu’il racontait ce que j’avais souvent pensé qui pourrait arriver. Pourtant cela m’étonna qu’il se fût tellement exalté à propos d’un pur massacre, et je dis :

— C’est effroyable ! Et je suppose que ce massacre mit fin à toute la révolution pour cette fois-là ?

— Non, non, s’écria le vieil Hammond ; c’en fut le commencement !

Il remplit son verre et le mien, se leva et prononça :

— Buvez ce verre à la mémoire de ceux qui moururent là, car vraiment il faudrait un long discours pour dire combien nous leur devons.

Je bus, il se rassit et continua :

— Ce massacre de Trafalgar-Square commença la guerre civile ; pourtant, comme toujours dans les histoires analogues, le mouvement fut lent, et les gens ne comprirent guère ce qu’était la crise même à laquelle ils prenaient part.

Si horrible que fût le massacre, si horrible et accablante qu’eût été la première terreur, dès que le peuple eut le temps d’y réfléchir, il éprouva plutôt un sentiment de colère que de peur ; pourtant l’organisation militaire de l’état de siège fut alors appliquée sans restriction par le jeune général capable. Car, si les classes dirigeantes, lorsque les nouvelles se répandirent le lendemain matin, eurent un sursaut d’horreur et même d’épouvante, le gouvernement et ses partisans immédiats sentirent que le vin était maintenant tiré, et qu’il fallait le boire. Pourtant, même les plus réactionnaires des journaux capitalistes, sauf deux exceptions, foudroyés par les effroyables nouvelles, ne firent que rendre compte de ce qui avait eu lieu, sans aucun commentaire. Les exceptions furent, l’une, un journal dit « libéral » (c’était la couleur du gouvernement d’alors) : après un préambule où il déclarait son inaltérable sympathie pour la cause du travail, le journal continuait en indiquant qu’il convient, à des époques de troubles révolutionnaires, que le gouvernement soit juste, mais ferme, et que le moyen de beaucoup le plus compatissant de traiter les pauvres insensés qui attaquaient les bases mêmes de la société (qui les avait rendus insensés et pauvres) était de les fusiller tout de suite, afin d’empêcher les autres de prendre en masse une position telle qu’ils courraient risque d’être fusillés. Bref, il louait l’acte résolu du gouvernement, comme le summum de la sagesse et de la pitié humaines, et se réjouissait de l’inauguration d’une époque de démocratie raisonnable, délivrée des manies tyranniques du socialisme.

La seconde exception fut un journal qui passait pour l’un des plus violents adversaires de la démocratie, et avec raison ; mais le directeur eut du courage : il parla en son nom, et pas au nom du journal. En quelques mots simples, indignés, il demanda ce que valait une société que l’on devait défendre par le massacre de citoyens désarmés, et somma le gouvernement de supprimer l’état de siège et de faire passer le général et ses officiers qui avaient tiré sur le peuple en jugement pour assassinat. Il alla plus loin et déclara, quelles que fussent ses opinions quant aux doctrines des socialistes, que, pour sa part, il ferait sienne la cause du peuple, jusqu’à ce que le gouvernement eût expié son atrocité en montrant qu’il était prêt à écouter les réclamations d’hommes qui savaient ce qu’ils voulaient, et que la société décrépite obligeait à faire valoir ces réclamations par n’importe quel moyen.

Naturellement, ce directeur fut aussitôt arrêté par le pouvoir militaire ; mais son article audacieux était déjà entre les mains du public, et il produisit grand effet : si grand que le gouvernement, après quelque hésitation, retira l’état de siège ; mais en même temps il renforça l’organisation militaire, qu’il rendit plus rigoureuse. Trois membres du Comité de Salut public avaient été tués à Trafalgar-Square : la plupart des autres retournèrent à leur lieu de réunion ordinaire, et y attendirent les événements avec calme. Ils y furent arrêtés le lundi matin, et auraient été fusillés aussitôt par le général, qui était une simple machine militaire, si le gouvernement n’avait reculé devant la responsabilité de tuer des hommes sans jugement. Il fut d’abord question de les faire juger par une commission spéciale, comme on disait, — c’est-à-dire par un groupe d’hommes résolus à les trouver coupables et dont c’était la fonction. Mais, pour le gouvernement, les sueurs froides succédaient à la fièvre : les prisonniers comparurent devant un jury d’assises. Là, le gouvernement reçut un coup sérieux ; car, malgré le résumé du juge, qui invitait nettement le jury à déclarer les prisonniers coupables, ils furent acquittés, et le jury ajouta à son verdict une dénonciation spontanée, par laquelle il condamnait l’acte de la soldatesque, dans la bizarre phraséologie du temps, comme « inconsidérée, malheureuse et sans nécessité ». Le Comité de Salut public se remit à siéger, et depuis ce moment fut un point de ralliement populaire contre le Parlement. Le gouvernement alors fléchit de toutes parts et fit montre de consentir aux réclamations du peuple, tandis qu’un vaste complot pour faire un coup d’État[2] s’organisait entre les chefs des deux partis dits adverses dans la bataille des factions parlementaires. La fraction bien intentionnée du public fut enchantée et crut que tout danger de guerre civile était passé. La victoire du peuple fut célébrée par d’immenses meetings tenus dans les parcs et ailleurs, en souvenir des victimes du grand massacre.

Or, les mesures adoptées pour le soulagement des travailleurs, bien qu’elles parussent aux classes supérieures d’un révolutionnarisme ruineux, n’étaient pas assez radicales pour donner au peuple la nourriture et une vie convenable, et il fallut y ajouter des décrets non écrits, qui ne s’appuyaient pas sur la loi. Bien que le gouvernement et le Parlement eussent les tribunaux, l’armée et « la société » derrière eux, le Comité de Salut public devint une force dans le pays et représenta réellement les classes productrices. Il commença à faire d’immenses progrès dans les jours qui suivirent l’acquittement de ses membres. Ses anciens membres avaient une faible capacité administrative, mais, à l’exception d’un petit nombre d’égoïstes et de traîtres, c’étaient des hommes honnêtes, courageux, et plusieurs d’entre eux étaient doués d’un remarquable talent dans d’autres genres. Maintenant les temps imposaient l’action immédiate, et les hommes capables de la mettre en train se présentèrent ; un nouveau réseau d’associations de travailleurs fut formé très rapidement, dont l’unique objet avoué était de piloter le vaisseau de la communauté vers un pur état de communisme ; et comme en fait elles se chargèrent aussi de diriger la guerre actuelle du travail, elles devinrent bientôt l’intermédiaire et le porte-parole de l’ensemble des classes laborieuses ; et les broyeurs de profit de l’industrie se trouvèrent impuissants devant cette combinaison ; si leur comité, le Parlement, ne reprenait pas courage pour recommencer la guerre civile et fusiller à droite et à gauche, ils étaient obligés de consentir aux réclamations des hommes qu’ils employaient et de payer des salaires de plus en plus élevés pour des journées de travail de plus en plus courtes. Pourtant ils avaient un allié, c’était la rupture imminente de tout le système fondé sur le marché mondial et son approvisionnement ; rupture qui devint alors si évidente pour tout le monde, que les classes moyennes, révoltées un instant jusqu’à condamner le gouvernement pour le grand massacre, firent volte-face presque en bloc et le conjurèrent de veiller et de mettre fin à la tyrannie des chefs socialistes.

Ainsi encouragé, le complot réactionnaire éclata probablement avant d’être prêt ; mais cette fois le peuple et ses chefs étaient avertis et, avant que les réactionnaires pussent se mettre en mouvement, avaient pris les mesures qu’ils jugeaient nécessaires.

Le gouvernement libéral (évidemment après entente) fut battu par les conservateurs, bien que ces derniers fussent de beaucoup en minorité. Les représentants populaires à la Chambre comprirent fort bien ce que cela voulait dire, et après avoir essayé de combattre jusqu’au bout par des votes dans la Chambre des Communes, ils firent une protestation, quittèrent la Chambre, et vinrent en corps au Comité de Salut public : la guerre civile recommença tout de bon.

Pourtant le premier acte ne fut pas de pure bataille. Le nouveau gouvernement conservateur résolut d’agir, mais n’osa pas proclamer de nouveau l’état de siège ; il envoya un corps de soldats et de police arrêter le Comité de Salut public en bloc. Ils ne firent aucune résistance, bien qu’elle leur eût été possible, car ils avaient maintenant un corps considérable d’hommes préparés à toute extrémité. Mais ils étaient décidés à essayer d’abord une arme qu’ils estimaient plus forte que la bataille des rues.

Les membres du Comité s’en allèrent tranquillement en prison ; ils avaient laissé leur âme et leur organisation derrière eux. En effet, ils ne dépendaient pas d’un centre minutieusement organisé, avec toutes sortes d’obstacles et de contre-obstacles alentour, mais d’une masse immense de gens en sympathie absolue avec le mouvement, liés ensemble par un grand nombre de petits centres, avec des instructions très simples. Ces instructions furent alors exécutées.

Le lendemain matin, lorsque les chefs de la réaction riaient en dedans de l’effet que le récit de leur coup, dans les journaux, produirait sur le public, aucun journal ne parut ; et ce fut seulement vers midi que, çà et là, un petit nombre de feuilles, grandes à peu près comme les gazettes du dix-septième siècle, fabriquées par des sergents de ville, des soldats, des gérants et des journalistes, furent versées comme goutte à goutte par les rues. On s’en saisit et on les lut avidement ; mais à ce moment, la plus sérieuse de leurs informations était déjà rance, et l’on n’avait pas besoin d’apprendre que LA GRÈVE GÉNÉRALE avait commencé. Les chemins de fer ne marchaient pas, les fils télégraphiques n’étaient pas desservis ; la viande, le poisson, les légumes amenés aux marchés pouvaient bien rester là, emballés et pourrissants ; les milliers d’hommes des classes moyennes, qui dépendaient absolument des travailleurs pour leur prochain repas, firent des efforts frénétiques grâce aux plus énergiques d’entre eux, afin de pourvoir aux besoins de la journée, et parmi ceux qui purent bannir la crainte de ce qui allait venir, il y avait, dit-on, une certaine gaieté dans ce pique-nique imprévu, — présage des temps à venir, où tout travail est devenu agréable.

Ainsi se passa le premier jour et, vers le soir, le gouvernement était éperdu. Il n’avait qu’une ressource pour abattre tout mouvement populaire, la pure force brutale ; or, il n’y avait rien contre quoi il pût se servir de l’armée et de la police : aucun groupe en armes n’apparaissait dans les rues ; les bureaux des Travailleurs-Unis étaient maintenant, au moins en apparence, devenus des lieux de distribution de secours pour le peuple en chômage, et, dans ces conditions, l’on n’osa pas arrêter les hommes ainsi occupés, d’autant moins que, le soir même, beaucoup de gens fort respectables se rendirent à ces bureaux pour avoir des secours, et durent avaler la charité des révolutionnaires sous forme de souper. Le gouvernement massa des soldats et de la police ici et là, et se tint tranquille pour cette nuit-là, dans l’attente certaine, pour le lendemain matin, de quelque manifeste des « rebelles », comme on commençait à les appeler, ce qui lui donnerait l’occasion d’agir d’une manière ou d’une autre. Il fut déçu. Les journaux ordinaires abandonnèrent la lutte ce matin-là, et un seul journal, très violemment réactionnaire, appelé le Daily Telegraph, tenta de paraître et apprécia les « rebelles » en termes choisis pour leur folie et leur ingratitude à déchirer les entrailles de leur « commune mère », la nation anglaise, au profit de quelques agitateurs grassement payés, et des imbéciles qu’ils trompaient. D’autre part, les journaux socialistes (dont trois seulement, représentant des écoles légèrement différentes, étaient publiés à Londres) parurent, pleins jusqu’à la gorge de copie bien imprimée. Ils furent avidement achetés par tout le public, qui, bien entendu, de même que le gouvernement, s’attendait à y trouver un manifeste. Mais on n’y trouva pas un mot relatif à la grande affaire. Il semblait que les directeurs eussent fouillé leurs tiroirs pour en tirer des articles qui auraient convenu quarante ans plus tôt, sous le nom technique d’articles « de propagande doctrinale ». La plupart étaient d’admirables et lumineuses expositions des doctrines et de la méthode du Socialisme, d’une écriture sereine, sans rancune ni mots grossiers, et elles saisirent le public comme une fraîcheur de premier mai, au milieu de la fatigue et de la frayeur du moment ; et bien que les gens informés comprissent que le sens de cet acte était un pur défi, et l’expression d’une hostilité irréconciliable contre les dirigeants actuels de la société, bien que, par là, les « rebelles » n’eussent en effet aucune autre intention, en fait, les articles produisirent leur effet « éducatif ». En outre, une « éducation » d’un autre genre agissait irrésistiblement sur le public, et probablement débrouilla un peu les cerveaux.

Quant aux membres du gouvernement, ils étaient absolument épouvantés par cet acte de boycottage (le mot d’argot alors employé pour exprimer de pareils actes d’abstention). Leurs avis devinrent incohérents et irrésolus au dernier degré ; pendant une heure, ils voulaient céder pour le moment, jusqu’à ce qu’on pût machiner un autre complot ; l’instant d’après, ils étaient sur le point d’envoyer l’ordre d’arrêter en bloc tous les comités de travailleurs ; puis, ils commandaient presque à leur jeune général tout animé, de prendre n’importe quel prétexte qui se présenterait pour un second massacre. Mais lorsqu’ils se rappelèrent que les soldats, dans cette « bataille » de Trafalgar-Square avaient été tellement démoralisés par le carnage qu’ils avaient fait, qu’on ne put les décider à tirer une seconde salve, ils reculèrent encore, et n’eurent pas le courage nécessaire pour décider un second massacre. En même temps, les prisonniers, amenés pour la seconde fois devant le tribunal sous une forte escorte de soldats, furent, pour la seconde fois, renvoyés à une autre audience. La grève continua encore ce jour-là. Les comités des travailleurs furent renforcés et donnèrent des secours à un grand nombre de gens, car ils avaient organisé une production considérable de nourriture au moyen des hommes dont ils pouvaient disposer. Un bon nombre de gens bien posés étaient maintenant obligés de chercher secours auprès d’eux. Un autre fait curieux se produisit : des jeunes gens des classes supérieures se formèrent en bande armée, et tranquillement s’en allèrent marauder par les rues, prenant ce qui leur convenait en fait de choses comestibles ou potables qu’ils découvraient dans les boutiques qui s’étaient risquées à ouvrir. Ils se livrèrent à cette opération dans Oxford-Street, alors une grande rue de boutiques de toutes sortes. Le gouvernement, qui était à ce moment dans un de ses accès de faiblesse, pensa que C’était une bonne occasion pour montrer son impartialité dans le maintien de « l’ordre », et fit arrêter ces riches jeunes gens affamés ; mais ceux-ci surprirent la police par une vigoureuse résistance, en sorte que tous échappèrent, sauf trois. Le gouvernement n’obtint pas la réputation d’impartialité qu’il espérait de cet acte ; car il avait oublié qu’il n’y avait pas de journaux du soir ; et le récit de cette escarmouche se répandit beaucoup, mais sous une forme défigurée ; elle fut en effet surtout présentée comme un simple exploit des meurt-de-faim des faubourgs de l’est ; et tout le monde trouva très naturel que le gouvernement tombât dessus à toute occasion.

Ce soir-là, les prisonniers rebelles furent visités dans leurs cellules par des personnes très polies et sympathiques, qui leur signalèrent quelle voie dangereuse, conduisant au suicide, ils suivaient, car ces moyens extrêmes nuisaient à la cause populaire. Un des prisonniers raconte : « Ce fut un vrai plaisir lorsque nous sortîmes, de comparer nos attitudes devant la tentative du gouvernement pour nous atteindre séparément dans la prison, et nos réponses aux flatteries des personnages d’une haute « intelligence et distinction » envoyés pour nous sonder. L’un rit ; un autre conta à l’envoyé d’extravagantes hâbleries ; un troisième garda un silence maussade ; un quatrième maudit l’espion poli et lui ordonna de fermer sa gueule ; — et ce fut tout ce qu’ils tirèrent de nous. »

Ainsi se passa le second jour de la grande grève. Il était évident pour tous ceux qui savaient réfléchir que le troisième jour déterminerait la crise ; car l’incertitude actuelle et la terreur mal dissimulée étaient insupportables. Les classes dirigeantes, et les non-politiciens de la classe moyenne, qui avaient été leur véritable force et soutien, étaient comme des moutons sans berger ; littéralement, ils ne savaient que faire.

On trouva qu’une chose était à faire : essayer d’amener les « rebelles » à faire quelque chose. Aussi, le lendemain matin, le matin du troisième jour de la grève, lorsque les membres du Comité de salut public partirent de nouveau devant le juge, ils se trouvèrent traités avec la plus grande courtoisie, — en somme plutôt comme des envoyés et ambassadeurs que comme des prisonniers. Bref, le juge avait reçu des ordres ; et sans plus d’histoires qu’un long discours stupide, qui aurait pu être écrit ironiquement par Dickens, il acquitta les prisonniers, qui retournèrent à leur lieu de réunion et commencèrent aussitôt une séance régulière. Il était grand temps. Car, ce troisième jour, la masse était vraiment en fermentation. Il y avait, naturellement, un très grand nombre de travailleurs qui n’étaient pas organisés le moins du monde ; des hommes qui avaient été habitués à marcher comme leurs maîtres les poussaient, ou plutôt comme les poussait le système, dont leurs maîtres étaient une partie. Ce système maintenant tombait en ruines, et l’ancienne pression du maître ne s’exerçant plus sur ces pauvres gens, il semblait vraisemblable que les pures nécessités animales et les passions humaines auraient seules quelque prise sur eux, et qu’une simple volte-face générale en serait la conséquence. Il en eût été ainsi certainement, si, en premier lieu, le levain de l’opinion socialiste n’avait pénétré les masses profondes, et si, ensuite, le contact ne s’était alors établi avec des socialistes déclarés, dont un grand nombre ou même la plupart étaient membres des susdits corps de travailleurs.

Si quelque chose de ce genre fût arrivé quelques années plus tôt, lorsqu’on regardait encore les maîtres du travail comme les chefs naturels du peuple, et que même l’homme le plus pauvre et le plus ignorant se reposait sur eux comme sur un appui, tandis qu’ils prélevaient leur rançon, la dissolution de toute société aurait suivi. Mais la longue série d’années pendant lesquelles les ouvriers avaient appris à mépriser leurs maîtres avait aboli leur confiance en eux, et ils commençaient maintenant à se fier (non sans danger, comme l’événement le prouva) aux chefs extra-légaux que les faits avaient poussés en avant ; et, bien que la plupart de ceux-ci fussent maintenant devenus de simples étiquettes, leurs noms et leur réputation furent utiles dans cette crise comme cran d’arrêt.

Aussi, la nouvelle de la libération du Comité eut pour effet de donner au gouvernement le temps de souffler : car elle fut reçue avec la plus grande joie par les ouvriers, et même les gens à l’aise y virent un sursis à la ruine pure et simple qu’ils avaient commencé à craindre, et dont la plupart attribuaient la peur à la faiblesse du gouvernement. Au point où en étaient les choses, ils avaient peut-être raison en cela.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je. Qu’est ce que le gouvernement aurait pu faire ? Je me suis souvent dit qu’il serait impuissant dans une telle crise.

Le vieil Hammond dit :

— Naturellement, je ne doute pas qu’à la longue les choses auraient abouti à peu près au même résultat. Mais si le gouvernement avait pu traiter son armée comme une armée véritable, et s’en servir stratégiquement comme un général aurait fait, en considérant le peuple comme un simple ennemi déclaré, que l’on fusille et disperse partout où il se montre, il aurait probablement remporté la victoire à ce moment-là.

— Mais les soldats auraient-ils marché contre le peuple dans ces conditions ?

— Je crois, d’après tout ce que j’ai entendu dire, qu’ils l’auraient fait, s’ils avaient rencontré des corps d’hommes armés, même mal, et si mal qu’ils eussent été organisés. Il semble aussi qu’avant le massacre de Trafalgar-Square, ils auraient pu, somme toute, être entraînés à tirer sur une foule sans armes, bien qu’ils fussent très pénétrés de socialisme. La raison en était qu’ils redoutaient l’emploi par des hommes désarmés en apparence d’un explosif appelé dynamite, dont les ouvriers faisaient grand tapage à la veille de ces événements, bien qu’en définitive il se trouva peu efficace comme instrument de guerre, malgré ce qu’on avait espéré. Naturellement, les officiers de l’armée avivèrent cette crainte tant qu’ils purent, en sorte que les simples soldats crurent probablement ce jour-là qu’on les conduisait à une bataille désespérée avec des hommes qui, en réalité, étaient armés, et dont les armes étaient d’autant plus redoutables, qu’elles étaient cachées. Mais, après le massacre, il fut douteux, à chaque rencontre, que les troupes régulières tireraient sur une foule désarmée ou à demi-armée.

— Les troupes régulières ? Il y avait donc d’autres combattants contre le peuple ?

— Oui, nous allons y arriver tout de suite.

— Parfaitement, il vaut mieux ne vous continuiez votre histoire sans interruption. Je vois que le temps passe.

Hammond dit :

— Le gouvernement se hâta d’entrer en pourparlers avec le Comité de salut public ; car il ne savait penser à rien d’autre que le danger présent. Il envoya un ambassadeur dûment accrédité traiter avec ces hommes, qui avaient acquis une sorte de souveraineté sur l’esprit du peuple, tandis que les dirigeants réels n’avaient prise que sur leurs groupes. Il est inutile à présent d’entrer dans les détails de la trêve (c’en était une) conclue entre ces hautes parties contractantes, le gouvernement de l’empire de Grande-Bretagne et une poignée de manœuvres (comme on les appelait par mépris dans ce temps-là), parmi lesquels se trouvaient quelques hommes très capables et « droits », bien que, comme je l’ai dit, les plus habiles ne fussent pas alors les chefs reconnus. En résumé, on dut faire droit à toutes les revendications définies du peuple. Nous pouvons voir maintenant que la plupart de ces revendications ne valaient pas la peine qu’on les formulât ni qu’on s’y opposât ; mais on les considérait à cette époque comme extrêmement importantes, et elles furent au moins des instruments de révolte contre le misérable système de vie qui commençait alors à s’effondrer. Une revendication, cependant, était de la plus grande importance immédiate, et le gouvernement fit de grands efforts pour échapper à celle-là ; mais comme il n’avait pas affaire à des imbéciles, il dut finir par céder. C’était la demande de reconnaissance et de constitution régulière du Comité de salut public et de toutes les associations qu’il nourrissait sous son aile. Cela signifiait évidemment deux choses : d’abord, amnistie pour les « rebelles », grands et petits, qui, sans un acte positif de guerre civile, ne pouvaient plus être poursuivis ; et ensuite la continuation de la révolution organisée. Le gouvernement ne put obtenir qu’une chose, — un mot. L’effrayant titre révolutionnaire fut abandonné, et le corps, avec ses branches, opéra sous le titre respectable de « Bureau de conciliation et ses succursales ». Sous ce titre, il dirigea le peuple dans la guerre civile qui suivit bientôt.

— Oh ! dis-je, quelque peu abasourdi, la guerre continua malgré tout ce qui était arrivé ?

— Oui. En fait, ce fut cette reconnaissance légale elle-même qui rendit possible la guerre civile, dans le sens ordinaire de la guerre ; cela fit sortir la lutte de la période du massacre pur et simple, — d’une part, et de la patience additionnée de grèves, — de l’autre.

— Et pouvez-vous me dire de quelle façon la guerre fut conduite ?

— Oui, nous avons des témoignages sur tout cela, et très nombreux ; et je peux vous en donner le résumé en quelques mots. Comme je vous ai dit, les simples soldats ne pouvaient inspirer confiance aux réactionnaires ; mais les officiers étaient préparés à tout, car ils étaient, pour la plupart, les hommes les plus stupides du pays. Quoi que fît le gouvernement, une grande partie des classes supérieures et moyennes étaient résolues à mettre en train une contre-révolution ; car le communisme, qui maintenant levait la tête, leur semblait absolument insupportable. Des bandes de jeunes gens, comme les maraudeurs dans la grande grève dont je viens de vous parler, s’armèrent et s’exercèrent, et commencèrent, sous n’importe quel prétexte ou occasion, des escarmouches avec le peuple dans les rues. Le gouvernement ne les aida pas, ni ne les réprima, mais se tint prêt, espérant que quelque chose sortirait de là. Ces « Amis de l’Ordre », comme on les appelait, obtinrent d’abord quelques succès et s’enhardirent ; beaucoup d’officiers de l’armée régulière vinrent à leur aide, et, grâce à eux, ils eurent des munitions de guerre de toutes sortes. Leur tactique consistait en partie à garder les grandes usines de l’époque et même à y tenir garnison ; ils occupèrent entièrement, par exemple, l’endroit appelé Manchester, dont je vous ai parlé. Une sorte de guerre irrégulière fut menée, avec des succès variés, dans tout le pays ; et enfin, le gouvernement qui, d’abord, avait prétendu ignorer la lutte, ou la considérer comme une pure agitation d’émeutes, se déclara définitivement pour les « Amis de l’Ordre », ajouta à leurs bandes tout ce qu’il put rassembler de l’armée régulière, et fit un effort désespéré pour écraser « les rebelles », comme on les appela de nouveau, et comme ils s’appelaient eux-mêmes.

Il était trop tard. Toute idée de paix fondée sur un compromis avait disparu des deux côtés. La fin, on le voyait clairement, devait être ou l’esclavage absolu pour tous, excepté les privilégiés, ou un système de vie basé sur l’égalité et le communisme. L’indolence, la désespérance, et, si l’on peut dire, la lâcheté du dernier siècle avaient fait place à l’héroïsme impatient et agité d’une période révolutionnaire déclarée. Je ne dirai pas que le peuple de cette époque prévoyait la vie que nous menons aujourd’hui, mais il entrevoyait d’instinct l’essentiel de cette vie, et beaucoup d’hommes voyaient clairement, au-delà de la lutte désespérée du moment, la paix vers laquelle elle menait. Les hommes de ce temps qui étaient du parti de la liberté n’étaient pas malheureux, je crois, — bien qu’ils fussent tourmentés d’espoirs et de craintes, et parfois déchirés par le doute, et par des conflits de devoirs difficiles à concilier.

— Mais comment le peuple, les révolutionnaires, conduisirent-ils la guerre ? Quels éléments de succès y avait-il de leur côté ?

Je posai cette question, parce que je voulais ramener le vieillard à l’histoire précise, et le détourner des gloses si naturelles à un vieillard.

Il répondit :

— Ils ne manquèrent pas d’organisateurs. Car le conflit lui-même, à une époque où, comme je vous l’ai dit, les hommes de quelque vigueur d’esprit rejetaient toute considération des soucis ordinaires de la vie, développait en eux le talent nécessaire. D’après tout ce que j’ai lu et entendu, je doute fort que, sans cette guerre en apparence effroyable, le talent spécial pour l’administration se serait développé parmi les ouvriers. Quoi qu’il en soit, ce talent se trouva, et ils eurent bientôt des chefs bien mieux qu’égaux aux meilleurs hommes des réactionnaires. D’ailleurs, ils n’avaient pas de difficulté quant au matériel de leur armée ; car l’instinct révolutionnaire s’exerça sur les soldats réguliers, si bien que le plus grand nombre, certainement les meilleurs des soldats, passèrent du côté du peuple. Mais l’élément principal de leur succès fut que, partout où les ouvriers ne furent pas contraints, ils travaillèrent, non pour les réactionnaires, mais pour « les rebelles ». Les réactionnaires ne purent obtenir aucun travail pour eux, en dehors des régions où ils étaient tout puissants ; et même dans ces régions, ils furent inquiétés par de continuels soulèvements ; et dans tous les cas et partout, ils ne purent rien obtenir sans obstruction, mauvaise volonté et nonchalance ; en sorte que non seulement leurs armées étaient excédées par toutes les difficultés qu’elles avaient à vaincre, mais les non-combattants de leur parti étaient tellement obsédés de haine et de mille menus ennuis et désagréments, que la vie leur devint presque insupportable dans ces conditions. Bon nombre d’entre eux moururent alors de ces tracas ; beaucoup se suicidèrent. Naturellement, un nombre considérable d’entre eux prirent une part active au mouvement réactionnaire, et trouvèrent quelque soulagement à leur misère dans l’âpreté de la lutte. Enfin par milliers ils cédèrent et se soumirent aux « rebelles » ; et, comme les forces de ces derniers croissaient, il devint à la fin évident pour tout le monde que la cause naguère désespérée était maintenant triomphante, et que la cause désespérée était celle de l’esclavage et du privilège.



  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.