Nouvelles de nulle part/Chapitre 05

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 44-54).


CHAPITRE V

ENFANTS SUR LA ROUTE


Passé Broadway, il y avait moins de maisons sur l’un et l’autre côté. Nous traversions maintenant un joli petit ruisseau qui courait à travers un terrain tout tacheté d’arbres, et, un moment après, nous arrivions à un autre marché et une autre salle de ville, comme cela s’appelait. Bien que rien ne me fût familier à l’entour, je savais parfaitement où nous étions, et ne fus pas surpris quand mon guide énonça brièvement : Marché de Kensington.

Tout de suite après, nous arrivions dans une courte rue bordée de maisons ; ou plutôt une longue maison de chaque côté de la route, construite en briques et plâtre, et avec une jolie arcade devant, sur le trottoir.

Dick me dit :

— Ceci est particulier à Kensington. Les gens y sont enclins aux habitations plutôt denses, parce qu’ils aiment la poésie des bois, et les naturalistes s’y plaisent aussi ; car c’est un lieu assez sauvage. L’endroit où nous nous rendons s’appelle Jardins de Kensington ; mais pourquoi « Jardins », je ne sais pas.

J’hésitai presque à dire : « Eh bien, moi, je sais » ; mais il y avait autour de moi tant de choses que je ne savais pas, malgré ses explications, que je pensai qu’il valait mieux me taire.

La route s’enfonça aussitôt dans un bois magnifique, qui s’étendait sur les deux côtés, mais visiblement beaucoup plus au nord, où les chênes même et les châtaigniers étaient de belle taille, les arbres à croissance plus rapide (parmi lesquels je trouvai trop nombreux les platanes et les sycomores), très gros et très élevés.

Il faisait extrêmement bon sous ces arbres, car la journée devenait chaude à point ; la douceur de l’ombrage apaisait mon esprit excité et disposait à une jouissance de rêve, en sorte que j’éprouvais le désir que cela continuât toujours à travers cette fraîcheur embaumée. Mon compagnon semblait partager mes impressions : il laissait le cheval aller de plus en plus lentement et aspirait les senteurs de la forêt verte, parmi lesquelles dominait l’odeur de la fougère piétinée près du bord du chemin.

Si romantique que fût ce bois de Kensington, il n’était pourtant pas solitaire. Nous croisions beaucoup de groupes qui suivaient la route dans les deux sens, ou erraient à la lisière du bois. Parmi ceux-ci il y avait beaucoup d’enfants depuis six ou huit ans jusqu’à seize ou dix-sept. Ils me parurent être des spécimens particulièrement beaux de leur race, et ils s’amusaient évidemment au suprême degré ; quelques-uns entouraient de petites tentes dressées sur le gazon, et près de plusieurs de ces tentes des feux brûlaient, avec des chaudrons suspendus au-dessus, à la façon des bohémiens. Dick m’expliqua qu’il y avait des maisons éparses dans la forêt, et nous pûmes en effet en entrevoir une ou deux. Il me dit que la plupart étaient très petites, comme celles que l’on appelait cottages lorsqu’il y avait des esclaves dans le pays, mais qu’elles étaient assez agréables et appropriées au bois.

— Il faut qu’elles soient joliment bien peuplées d’enfants, dis-je, en montrant la nombreuse jeunesse près de la route.

— Oh, ces enfants ne viennent pas tous des maisons voisines, les maisons forestières, mais de toute la région. Souvent ils forment des groupes et viennent jouer ensemble dans les bois pendant des semaines en été, vivant dans des tentes, comme vous voyez. Nous les y encourageons plutôt ; ils apprennent à faire les choses tout seuls et à faire attention aux bêtes sauvages ; et, voyez-vous, moins ils croupissent dans les maisons, mieux cela vaut. Je dois même vous dire que beaucoup de gens adultes s’en iront passer l’été dans les forêts ; mais la plupart vont dans les plus grandes, comme Windsor, ou la forêt de Dean, ou les déserts du nord. Outre les autres plaisirs, cela leur donne un peu de travail rude, ce qui, je regrette de le dire, est devenu un peu rare depuis ces cinquante dernières années.

Il s’interrompit, puis ajouta :

— Je vous dis tout cela, parce que je vois que, si je parle, il faut que ce soit pour répondre à des questions, auxquelles vous pensez, même quand vous ne les formulez pas ; mais mon aïeul vous en dira davantage.

Je vis que j’allais probablement reprendre pied, et uniquement pour réparer ma maladresse et pour dire quelque chose, je remarquai :

— Eh bien, ces jeunes gens seront d’autant plus dispos pour l’école, lorsque l’été sera fini et qu’il faudra y retourner.

— L’école ? demanda-t-il ; oui, qu’est-ce que vous entendez par ce mot ? Je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec les enfants. Nous parlons bien d’une école de harengs, et d’une école de peinture, et dans le premier sens on pourrait dire une école d’enfants,… mais autrement, dit-il en riant, je dois m’avouer battu.

Diable ! pensai-je, je ne puis ouvrir la bouche sans soulever une complication nouvelle. Je ne voulais pas essayer de rectifier l’étymologie de mon ami ; et je pensai que le mieux était de ne rien dire des fermes de garçons, que j’avais été habitué à appeler écoles, puisque je voyais bien évidemment qu’elles avaient disparu ; je dis donc, après un peu d’hésitation

— J’employais le mot dans le sens de système d’éducation.

— Éducation ? dit-il avec réflexion ; je sais assez de latin pour voir que le mot doit venir de educere, faire sortir, et je l’ai entendu ; mais je n’ai jamais rencontré personne qui ait pu me donner une explication claire de son sens.

On peut s’imaginer combien mes nouveaux amis tombèrent dans mon estime quand j’entendis ce franc aveu, et je dis, plutôt avec mépris :

— Eh bien, éducation veut dire un système d’enseignement des jeunes gens.

— Pourquoi pas les vieux aussi ? demanda-t-il en clignant de d’œil. Mais je puis vous assurer que nos enfants s’instruisent, qu’ils passent ou non par un « système d’enseignement ». Par exemple, vous ne trouverez pas un de ces enfants, garçon ou fille, qui ne sache nager ; et tous se sont habitués à sauter sur les petits poneys de la forêt… en voilà un justement ! Tous savent faire la cuisine ; les plus grands savent faucher ; beaucoup savent couvrir en chaume et faire de petits travaux de charpentier, ou ils savent tenir boutique ; je vous assure qu’ils savent une foule de choses.

— Oui, mais leur éducation mentale, — l’enseignement de leurs cerveaux, dis-je, traduisant ma phrase.

— Hôte, peut-être vous n’avez pas appris à faire les choses dont je viens de parler, et s’il en est ainsi, n’allez pas vous figurer qu’il ne faut pas quelque habileté pour les faire, et qu’elles ne donnent pas beaucoup de travail au cerveau : vous changeriez d’avis si vous voyiez un garçon du Dorsetshire couvrir en chaume, par exemple. Mais, pourtant, je comprends que vous voulez parler de l’instruction dans les livres ; et quant à cela, c’est très simple. La plupart des enfants, voyant des livres autour d’eux, parviennent à lire quand ils ont quatre ans ; j’ai pourtant entendu dire qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Quant à l’écriture, nous ne les encourageons pas à griffonner de trop bonne heure (ils griffonnent un peu tout de même), parce que cela leur donne l’habitude d’une vilaine écriture ; et à quoi bon faire un tas de vilaines écritures, quand il est si facile de faire une impression commune ? Vous comprenez que nous aimons la belle écriture, et beaucoup de gens, quand ils font un livre, l’écrivent complètement, ou le font écrire ; j’entends des livres dont on a besoin seulement à peu d’exemplaires,… des poèmes ou choses de ce genre, vous comprenez. Mais voilà que je suis loin de mes moutons ; vous voudrez bien m’excuser, car je m’intéresse à cette question de l’écriture, ayant moi-même une belle main.

— Eh bien, dis-je, les enfants, quand ils savent lire et écrire, est-ce qu’ils n’apprennent pas autre chose,… des langues, par exemple ?

— Naturellement, quelquefois même avant de savoir lire, ils savent parler français, qui est la langue parlée le plus près de nous, de l’autre côté de l’eau ; et ils ont bientôt fait de savoir aussi l’allemand, qui est parlé dans un nombre énorme de communes et de collèges sur le continent. Telles sont les langues principales que nous parlons dans ces îles, en même temps que l’anglais, le gallois et l’irlandais, qui est une autre forme de gallois ; et les enfants s’y mettent très vite, parce que leurs aînés les savent tous ; et d’ailleurs nos hôtes d’au-delà de la mer amènent souvent leurs enfants avec eux, et les petits se réunissent, et par frottement pénètrent la langue les uns des autres.

— Et les langues anciennes ? demandai-je.

— Oh oui, répondit-il, ils apprennent surtout le grec et le latin en même temps que les langues modernes, quand ils ne se contentent pas de faire un peu connaissance avec le grec.

— Et l’histoire ? demandai-je ; comment enseignez-vous l’histoire ?

— Eh bien, quand on sait lire, naturellement on lit ce qui plaît ; et on trouve facilement quelqu’un pour indiquer les meilleurs livres à lire sur tel ou tel sujet, ou pour expliquer ce qu’on ne comprend pas dans les livres en les lisant.

— Bien, dis-je, qu’apprennent-ils encore ? Je pense qu’ils n’apprennent pas tous l’histoire ?

— Non, non, il y en a qui ne s’en soucient pas ; de fait, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup. J’ai entendu mon arrière-grand-père dire que c’est surtout aux époques de désordre, de disputes et de confusion, que les gens s’occupent beaucoup d’histoire ; et vous savez, dit mon ami avec un charmant sourire, que nous ne sommes pas ainsi à présent. Non ; beaucoup étudient les faits relatifs à la structure des choses, et les relations de cause à effet ; ainsi la science — est-ce un bien ? — s’accroît parmi nous ; quelques-uns, comme on vous l’a dit de l’ami Bob, là-bas, passent du temps aux mathématiques. Cela ne sert à rien de forcer le goût des gens.

— Mais vous ne voulez pas dire que les enfants apprennent toutes ces choses ?

— Cela dépend de ce que vous entendez par enfants ; et aussi il faut vous rappeler combien ils sont différents. En général, ils ne lisent pas beaucoup, sauf un petit nombre de livres de contes, jusque vers quinze ans ; nous n’encourageons pas à se plonger dans les livres prématurément ; vous trouverez bien des enfants qui veulent se mettre aux livres de très bonne heure, ce qui peut-être ne leur vaut rien ; mais il ne sert à rien de les contrarier, et bien souvent cela ne leur dure pas longtemps, et ils trouvent leur équilibre avant d’arriver à vingt ans. Voyez-vous, les enfants sont surtout enclins à imiter leurs aînés, et lorsqu’ils voient la plupart des gens occupés à un travail vraiment amusant, comme la construction d’une maison, le pavage des rues, le jardinage, et autres du même genre, c’est à cela qu’ils veulent se mettre ; je ne pense donc pas que nous devions craindre d’avoir trop d’hommes instruits dans les livres.

Qu’aurais-je pu dire ? Je restais là, et ne disais mot, par crainte de m’empêtrer encore. D’ailleurs, j’ouvrais les yeux tant que je pouvais, et je me demandais, tandis que le vieux cheval continuait à trottiner, au moment où j’allais entrer dans Londres même, à quoi il pouvait bien ressembler maintenant.

Mais mon compagnon ne pouvait laisser tomber tout à fait son sujet, et continuait avec réflexion :

— Après tout, je ne sache pas que cela leur fasse grand tort, même s’ils poussent étudiants de livres. Des gens comme ça, c’est grand plaisir de les voir si heureux à des travaux qui ne sont guère recherchés. Et de plus, ces étudiants sont d’habitude des gens si agréables, si aimables et d’humeur si douce, si humbles, et en même temps si désireux d’enseigner à chacun tout ce qu’ils savent. En vérité, j’aime prodigieusement ceux que j’ai rencontrés.

Ceci me parut un discours tellement étrange, que je fus sur le point de lui poser une autre question, lorsqu’en arrivant au haut d’une montée, j’aperçus au bas d’une longue clairière, sur ma droite, un majestueux monument, dont la silhouette m’était familière, et je m’écriai :

— L’abbaye de Westminster !

— Oui, l’abbaye de Westminster…, ce qui en reste.

— Oh, qu’est-ce que vous en avez fait ? demandai-je.

— Qu’est-ce que nous en avons fait ? dit-il ; pas grand chose, nous l’avons nettoyée seulement. Mais vous savez que tout l’extérieur a été abîmé, il y a des siècles ; quant à l’intérieur, il a recouvré sa beauté depuis le grand débarras qui eut lieu il y a plus de cent ans ; il était alors encombré d’affreux monuments élevés à des imbéciles et à des valets, à ce que dit mon arrière grand-père.

Nous continuâmes un peu ; je regardai de nouveau à droite, et je dis, d’un ton assez hésitant :

— Ah, voici le Palais du Parlement, vous en servez-vous encore ?

Il éclata de rire, et il lui fallut quelque temps avant de pouvoir se contenir ; puis il me tapa dans le dos, et dit :

— Je vous comprends, voisin ; vous pouvez bien être étonné que nous le conservions, et je sais là-dessus quelque chose, mon aïeul m’a donné à lire des livres sur le jeu bizarre qu’ils jouaient là-dedans. S’en servir ! Ah, oui, on s’en sert comme d’une sorte de marché supplémentaire, et comme magasin d’engrais, et il est commode pour cela, parce que c’est au bord de l’eau. Je crois qu’on a eu l’intention de l’abattre tout au commencement de notre époque ; mais il y avait, m’a-t-on dit, une bizarre société d’antiquités, qui avait rendu des services dans des temps passés, et qui aussitôt se mit en travers pour empêcher la destruction, comme elle a fait pour beaucoup d’autres constructions que la plupart des gens regardaient comme des bâtisses sans valeur et des fléaux publics ; et elle fut si énergique, et avait de si bonnes raisons à donner, qu’en général elle gagna sa cause. Je dois dire qu’en définitive j’en suis heureux, parce que, vous savez, au pis, ces vieilles constructions grossières servent de repoussoir aux belles constructions que nous bâtissons maintenant. Vous en verrez plusieurs autres par ici : l’endroit où habite mon arrière-grand-père, par exemple, et un grand bâtiment appelé Saint-Paul. Et puis, à ce sujet, nous n’avons pas besoin de regarder à quelques pauvres bâtiments qui restent ; nous pouvons toujours construire ailleurs ; et il est inutile de nous inquiéter pour le développement de travaux agréables en ce genre, car il y a toujours place pour de plus en plus de travail dans une construction nouvelle, même sans la rendre prétentieuse. Par exemple, être à l’aise dans la maison est pour moi si délicieux que pour cela je sacrifierais presque l’espace libre. Puis, bien entendu, il y a l’ornementation qui, nous devons tous en convenir, peut facilement être exagérée dans de simples demeures, mais ne peut guère l’être dans des salles de réunions, des marchés, etc. Je dois vous avouer, pourtant, que mon arrière-grand-père me dit quelquefois que je suis un peu timbré sur ce sujet de la belle construction ; mais vraiment je crois que les énergies humaines doivent surtout servir à ces sortes de travaux ; car je ne vois pas de limite à ce genre de travail, comme j’en vois à beaucoup d’autres.