Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Texte entier

Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)
Traduction par Alcide Bonneau.
Nouvelles de Batacchi (édition Liseux), Texte établi par Alcide BonneauIsidore Liseux (p. V-19).


AVERTISSEMENT


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Les renseignements biographiques font absolument défaut sur Batacchi. Quand nous aurons dit qu’il s’appelait Domenico, qu’il était né à Livourne en 1749 et qu’il mourut, on ne sait où, en 1802, nous aurons épuisé toute notre science et celle des Dictionnaires. Était-il évêque comme Bandello, moine comme Firenzuola, abbé comme Casti, ou simple séculier comme tout le monde ? On l’ignore. Ses premiers Contes (Raccolta di Novelle, Londra, anno vi della Republica Francese, 4 vol. in-12) furent publiés, soit en France, soit en Italie, sous le nom du Père Atanasio de Verrocchio et traduits un peu plus tard en Français par Louet, de Chaumont : Nouvelles galantes et critiques, Paris, 1803 » 4 vol. in-18. Cette traduction est si mauvaise que la nôtre peut passer pour la première. Dans le préambule d’une de ces Nouvelles, Elvira, il est dit cependant que celle-ci doit être attribuée, non au P. Atanasio da Verrocchio, mais au P. Agapito da Ficheto : ce nous est tout un. Batacchi est, en outre, l’auteur de deux compositions poétiques de plus longue haleine : La Rete di Vulcano, poema eroi-comico, Sienne, 1779 (1797) 2 vol. in-12, et Il Zibaldone, poemetto burlesco in dodici canti (Londres, 1798, in-8).

Quel qu’il soit, Batacchi est tout entier dans ses Nouvelles, et notre traduction le fera suffisamment connaître aux lecteurs Français : il mérite de l’être. C’est un conteur jovial, plein de drôleries ; le sans façon et la bonne humeur ne peuvent guère être poussés plus loin. Il ne recherche pas les effets de style et les complications d’événements, mais il a de l’invention, de l’originalité, une grande vivacité de dialogue, de mise en scène et, surtout, à un très haut point le sens du grotesque. On s’en aperçoit à la façon dont il comprend des sujets qui ont été traités par d’autres[1]. Son Prêtre Ulivo n’est que la légende, populaire chez nous, du Bonhomme Misère, que MM. Lemercier de Neuville et Champfleury ont reprise, après maints auteurs de contes et de fabliaux : la palme reste encore à Batacchi pour les détails plaisants. Elvira est l’antique aventure de Combabus mise en vers ; la Gageure a été traitée par Grécourt ; le Faux Séraphin est une imitation burlesque de l’Ange Gabriel, de Boccace, et l’abbé Casti, qui a voulu aussi reprendre en vers ce joli conte du Décaméron, a été certainement moins heureux, moins original. À l’exemple des auteurs de poèmes chevaleresques, Pulci, l’Arioste, qui aiment à s’appuyer sur des chroniques imaginaires, principalement sur celle du fabuleux Turpin, Batacchi indique aussi les sources où il prétend avoir puisé ; c’est tantôt le Turcellino, tantôt un vieux livre imprimé par Alde Manuce, tantôt Bellarmin, Turnèbe, Freinshemius, et ces graves autorités interviennent toujours, chez lui, d’une façon comique. Une autre bizarrerie de ces contes gais : les cocus ont une tendance fatale à se pendre ; le malheureux tailleur du Roi Barbadicane et Grâce, le fermier Meo, de la Gageure, mettent fin par la corde à leurs infortunes conjugales ; mais, chez Batacchi, la mort elle-même est ridicule.

Si l’on en croyait la Biographie Didot, les Italiens n’apprécieraient guère ce conteur, dont ils considéreraient les productions comme diffamatoires. Cependant, les Poèmes et les Nouvelles ont été plusieurs fois réimprimés et il en a été fait récemment plusieurs éditions populaires ; ils ne sont donc pas si oubliés. Pour ce qui est de la diffamation, nous n’y avons rencontré que deux traits piquants à l’adresse d’un certain Cardinal Merciai : Batacchi lui fait rédiger et contresigner la facétieuse bulle Latine du Roi Barbadicane, et, dans le Roi Grattafico, ayant à produire sur la scène un saucisson, il lui donne pour enveloppe un sonnet du même Merciai ; ces mentions malicieuses n’ont rien de bien méchant. Tout ce que nous conclurons de ces attaques persistantes dirigées contre un haut dignitaire de la Cour Romaine, c’est que Batacchi pourrait bien avoir été lui-même homme d’Église.




LA VIE ET LA MORT
DU PRÊTRE ULIVO


À MON CURÉ


Monsieur,

Je suis un bon bélier de votre troupeau. C’est au moins ce que me dit ma femme. Acceptez cette nouvelle au lieu de dîmes : vous apprendrez à connaître, en la lisant, la vie d’un de vos lumineux confrères.

Salut et bénédiction.


LA VIE ET LA MORT

DU PRÊTRE ULIVO


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Un exorde sera-t-il donc nécessaire,
Maintenant que j’écris une nouvelle pour rire ?
On a toujours des exordes plein le derrière,
Et je dirai, tout bref, que le prêtre Ulivo
Fut autrefois un très bon Chrétien,
Qui était curé d’Asinalunga.

Il mourut en l’an mil cinq cent,
Et avant Jésus-Christ il était né…,
« Oh ! comment ? » j’entends ici un pédant qui s’écrie :
« Un homme a-t-il vécu quinze siècles ? »
La paix, pédant ! tiens-toi coi, et, si tu ne le sais,
Écoute la Nouvelle et tu l’apprendras.

Cet homme était de Palestine
(La ville ne me revient pas à la mémoire),
Mais je sais qu’il était fils d’une cousine
Du bon Joseph, de celui d’Arimathie,
Et le Tursellino se trompe fort
En disant qu’il était frère de Barrabas.


Il était riche, et, par grand miracle,
Point du tout enclin à l’avarice ;
Il donnait par charité jusqu’à ses culottes,
Jusqu’à sa chemise, et de sa richesse,
Qui tous les jours s’accroissait,
Il donnait même à qui n’en voulait pas.

Dans sa maison toujours table ouverte :
Depuis le lever de l’épouse de Tithon
Jusqu’au milieu de la nuit, le repas
Était servi ; la broche était devant le feu
L’année tout entière, et, pour faire les fritures,
Il y avait toujours cinq fourneaux à l’œuvre.

Je ne parlerai pas ici de la cave,
Bacchus n’avait certes pas la pareille ;
Barils de rosolio et de pollacchina
S’entassaient jusque dans la maison et sur les escaliers,
Et il avait pour office une grande galerie
Qui mesurait un mille et demi.

En ces temps-là, Jésus, par son éloquence
Et par l’exemple de sa sainte vie,
Faisait rayonner sur le monde l’éternelle lumière ;
Avant de le quitter en subissant un supplice cruel,
Avec ses chers et bien-aimés apôtres
Il aimait à faire de petits voyages ;

Et quand, à l’heure du dîner,
Ils se trouvaient un peu loin de chez eux,
Ils allaient ensemble chez quelque compère
Qui les recevait avec politesse et courtoisie ;
Et si, parfois, il était tard le soir,
Ils agissaient de la même façon.


Une fois qu’Ulivo était à la campagne
(Ainsi se nommait le bon curé), et qu’il ne pensait,
En nombreuse et chère société, qu’à faire vie de cocagne
Devant sa porte, à l’heure du goûter,
Il vit quelques étrangers qui vers lui
Paraissaient se diriger ; l’un d’eux l’aborda.

C’était Saint Pierre, et il dit : « Je sais que vous êtes,
» Signor, très courtois et généreux ;
» Tous, comme vous voyez, nous sommes fatigués
» Et nous avons grand besoin de repos.
» Donnez-nous un gîte, et, si cela ne vous gêne trop,
» Nous voudrions encore quelque petite chose pour souper. »

— « Mes maîtres, » répondit Ulivo, « passez,
» Je vais dire tout de suite quatre mots au cuisinier ;
» Si je ne viens pas vous servir, excusez-moi,
» Je vais prendre encore un peu le frais ;
» Ici, on ne fait pas de cérémonies ;
» Sans façons, sans façons, Messieurs, entrez. »

— « Mais c’est que…, » répliqua Pierre, « vraiment…
» Nous sommes nombreux. — Hé, qu’importe ? » dit Ulivo,
« Toutes les fois que dans ma maison vient grand monde,
» C’est pour moi une bonne fortune, un plaisir ;
» Les cérémonies sont des sottises,
» Allons, vive la bonne compagnie !

» Prenez un petit verre de muscat,
» Tenez, cela vous fera du bien,
» Mais mangez une bouchée de biscuit :
» Boire les boyaux vides ne vaut rien. »
Saint Pierre mangea, but et remercia,
Puis, avec ses compagnons, dans le palais il entra.


Tandis qu’ils causaient gaiement de la courtoisie,
De l’excellent accueil de notre Ulivo,
Le valet préposé aux chambres des étrangers
Les conduisit dans une grande et superbe salle ;
Là, on leur donna de l’eau pour les mains,
De l’eau pour les pieds et une brosse pour les manteaux.

Au bout d’une petite heure, à un souper somptueux,
Avec une politesse exquise, ils furent conviés ;
Ils trouvèrent la table couverte de mets excellents
Dans des plats immenses, démesurés ;
Ils s’assirent incontinent
Et mirent tout à sec dévotement.

Après le souper, dans six lits magnifiques
Ils s’en allèrent dormir deux par deux ;
Et comme, à trois, ils s’y trouvaient un peu serrés,
Un d’entre eux resta levé toute la nuit,
Et celui-là fut Judas Iscariote,
Qui ne voulut pas s’en aller les mains vides.

Ce fieffé coquin, je dois vous le dire,
Aurait trouvé à voler sur un œuf ;
Il se serait accroché à un mur,
Sans employer échelle, ni croc, ni corde :
Pendant que chacun dormait, doucement, doucement,
Il rôda dans la maison et fit un peu de butin.

Le matin, au chant du coq vigilant,
Saint Pierre et maître Ulivo se levèrent ;
Ils se dirent le bonjour (commettre une faute
De politesse, chez eux, était bien rare),
Puis, l’un et l’autre, assis sur un fauteuil,
Allumèrent leur pipe et se mirent à fumer.


Pierre dit à la fin : « Je n’ai jamais trouvé
» Homme plus généreux et plus honnête que vous,
» Et cela, bien que je me sois arrêté en maints endroits
» Avec mes compagnons, avec mon maître,
» Qui est très satisfait de l’honneur
» Que vous lui avez fait et de votre bon cœur.

» Aussi vous pouvez lui demander
» Telle grâce que vous désirez maintenant ;
» Et tout ce que vous lui demanderez
» Vous sera accordé sans difficulté ;
» Mon maître est puissant, je vous le dis en confidence,
» Sur la terre non moins que là-haut, au Ciel. »

— « Dites-vous vrai ? » s’écria maître Ulivo.
« S’il en est ainsi, je vais le trouver tout droit,
» Il y a longtemps que je me sens au cœur un désir… »
Cela dit, il partit en grande hâte
Et revint au bout d’un instant auprès de Pierre,
Sautant de plaisir, joyeux et content.

— « J’ai tout obtenu, » dit-il, en se tournant vers lui,
« Pendant six cents ans encore je resterai dans ce monde.
» — Fi ! dit Saint Pierre en baillant,
« Désirer de vivre, c’est former un souhait immonde,
» Allez lui demander quelque autre chose
» Plus utile, plus pieuse et de plus de valeur. »

Ulivo y alla et s’en revint en riant :
— « Mon cher Pierre, » dit-il, « quelle joie !…
» Monte, monte, par Dieu, que je t’y attrape !…
» Monte, par Dieu, si tu en veux voir une bonne !… »
Et Saint Pierre lui répondit, stupéfait :
— « Que diable dites-vous ? Est-ce que vous êtes fou ? »


— « Eh ! je ne suis pas fou le moins du monde, » répliqua Ulivo,
« Sachez que j’ai dans mon jardin un beau poirier…
» Oh ! quelles poires, mon Dieu ! mais je n’arrive pas
» À les manger mûres ; un mien voisin
» Au mur du jardin met son échelle,
» Monte sur le poirier et se goberge à ma barbe.

» Votre maître m’a accordé cette grâce,
» Que quiconque y montera n’en pourra plus descendre
» Si je ne lui en donne la permission ;
» Ainsi, je pourrai sur le fait prendre mon voleur,
» Ainsi, je pourrai manger mes poires
» Sans qu’on vienne me les voler. »

— « Ulivo, en vérité, je ne vois pas en vous
» Trop de bon sens, » lui dit Saint Pierre ;
« Une très mauvaise demande d’abord, une autre pire ensuite,
» Voilà ce que vous faites : une longue vie, c’est ce que souhaite
» Votre esprit, et ensuite à votre pensée
» Se présentent le jardin, le voleur et le poirier !

» De grâce, retournez dans la chambre et, humblement,
» Demandez bien vite à mon bon maître
» Chose qui ne soit plus temporelle ou sans valeur ;
» Ayez, enfin, de plus nobles désirs.
» — J’ai compris, » répondit messer Ulivo.
Il y alla et revint bien plus joyeux encore.

— « Cette fois, j’ai obtenu deux grâces d’un seul coup :
» Voyez un peu si, à la fin, j’ai fait preuve de jugement ?
» — Je ne le crois guère, mais venons au fait, »
Répliqua Saint Pierre, « que vous a-t-il accordé ?
» — Deux belles choses !… oh ! belles, belles, belles !
» Vous paieriez un sequin pour les avoir. »


— « Mais lesquelles ? » reprit le Saint. — « Oh ! en premier lieu,
» Sachez que j’ai grand plaisir, le soir,
» En hiver, à passer des heures auprès du feu,
» À jouer au trente-et-un ou à la prime ;
» Je ne joue rien avec ces villageois
» Ou bien nous jouons des dragées et des biscuits.

» Mais ces grands fainéants, de bonne heure au lit
» Veulent aller ; que le ciel les maudisse !
» Si j’y vais, moi aussi, je reste toute la nuit éveillé.
» Rester seul debout est pour moi un ennui,
» Et dans cette saison, pendant ces jours noirs,
» Il ne passe ni voyageurs, ni étrangers.

» Jouer avec ses serviteurs n’est pas convenable,
» Ils prennent ensuite trop de familiarité…
» Et puis, aucun d’eux ne tient la tête droite,
» Et ils s’endorment, ce qui est une impertinence !…
» D’une seule personne qui resterait avec moi, je serais encore
» Content, et je jouerais à cala brache.

» Outre cela, il est vrai que je ne joue rien,
» Mais, néanmoins, perdre me déplaît ;
» Je sens, si je perds, que la tête me tourne,
» Je ne suis plus poli, je n’ai plus de calme,
» Et, si je dois tout dire clair et net,
» Je cherche alors quelque bonne petite querelle.

» Pour ces causes, j’ai demandé que si quelqu’un s’assied
» Sur un escabeau que j’ai montré,
» Au moment où ma société se sépare,
» Il y reste, le cul collé,
» Et qu’il ne puisse se lever, si je ne lui dis :
» Levez-vous donc, je vous le permets, mon ami.


» Et je lui ai demandé encore que ce jeu de cartes
» Que, par un heureux hasard, j’avais alors en poche,
» Sans employer ni ruse, ni tromperie,
» Chassât loin de moi la fortune contraire,
» Et qu’il lui donnât une vertu telle
» Que, lorsque je joue, je puisse toujours gagner.

» Il m’a accordé l’une et l’autre grâce.
» De là, vient que je danse, que je saute de joie…
» — Seigneur Ulivo, moi qui vous écoute, je suis, »
Répondit Saint Pierre, « plus fou que vous.
» On voit bien que vous êtes un homme riche,
» Qui n’a pas une once de bon sens.

» Mais, pour vous payer de votre hospitalité
» En une monnaie qui n’a point sa pareille,
» Je veux vous soustraire au supplice de l’enfer
» Et, pour entrer au ciel, vous donner la clef.
» Voilà la seule chose qu’il faille rechercher ;
» Tout le reste est de nulle valeur et ne signifie rien. »

Cela dit, il se leva ; il mit sa pipe dans un coin
Et alla demander au maître, pour Ulivo, la grâce
De le soustraire à l’éternelle désolation
Et de lui donner le ciel ; le maître accorda tout gracieusement.
Saint Pierre revint, et le dit à messer Ulivo
Qui ne s’en réjouit, ni ne s’en affligea.

Après avoir fait ensuite un excellent déjeuner,
Les apôtres et le maître s’en allèrent.
Ici, mon histoire fait un vrai bond de chèvre,
Chose qui me déplaît, par ma foi.
Six cents ans se passent, et je me trouve
Impuissant à vous en rien dire de nouveau,


Sinon que Messer Ulivo s’était fait
Chrétien et prêtre, et était alors curé ;
Qu’il n’était plus riche, tant s’en faut,
Comme il l’avait été au temps du Christ,
Mais que, dans sa médiocre fortune, il avait toujours,
Pour faire du bien à autrui, le même penchant.

Il avait, pendant ce temps-là, appris la théologie,
Mais d’en parler ne se sentait grande envie,
Et, quoique docteur de la Sainte Église,
Il ne souffrait pas que, passé sa porte,
De discussions et de syllogismes à force
On vînt lui rompre le tympan.

Aussi vécut-il orthodoxe, et dans son sein
L’exécrable Satan ne réussit pas
À souffler le poison de l’hérésie,
Qui fit dans le monde si terrible ravage ;
Mais il se tint tellement silencieux et réservé,
Qu’il fut comme s’il n’avait pas été.

Il y a bien, à vrai dire, quelque mauvaise langue
(Personne jamais n’échappe à la médisance)
Qui prétend qu’une fraîche et aimable figure,
Des tetons bien blancs, un cul ferme et dur
Étaient chez lui à sa disposition, en la personne d’une servante,
Avec qui il vivait dans une scandaleuse intimité.

On dit encore que lorsque les vers
Lui eurent rongé son premier bréviaire,
Il n’en acheta point d’autre ; mais il faut penser
Que c’est là un jugement téméraire ;
Quand il s’agit d’un prêtre et d’une jeune fille,
On a toujours raison de ne rien croire.


Déjà l’été tirait à sa fin,
Cédant la place au délicieux automne.
De fruits dorés et succulents
Le bon Vertumne embellissait la campagne,
Et le prêtre Ulivo se tenait dans son jardin,
Assis sous son beau vieux poirier.

En cet endroit, il attendait la Mort,
Sachant bien que son heure était venue,
Et il voulait lui faire une assez bonne farce.
Pour s’en sauver pendant cinq cents ans encore.
Elle arriva et dit : « Oh ! prêtre Ulivo !
» Il y a de bien longues années que je vous vois en vie.

» Il est temps, ce me semble, qu’enfin vous veniez avec moi. »
Et le prêtre, levant la tête : — « Oh ! soyez la bienvenue,
» Madame la Mort ! c’est un grand plaisir que vous me faites, »
Dit-il, « je finis par m’ennuyer de vivre,
» Je vous suis, marchons… mais je voudrais d’abord,
» S’il vous plaît, recevoir de vous un petit service.

» Je me sens la gorge sèche, j’ai bien soif ;
» Je voudrais deux poires et ne puis les atteindre,
» Je suis si gras ! Vous, qui êtes maigre,
» Montez avec votre faux sur ce poirier,
» Soyez assez bonne pour cueillir les plus beaux fruits ;
» Quand nous les aurons mangés, nous partirons. »

— « Volontiers, » lui répondit la Mort,
« On ne refuse jamais un petit service. »
Et elle se mit aussitôt à monter sur le poirier,
Tellement vite, qu’un chat est moins prompt
Quand il arrive qu’on le voie
Poursuivre une souris dont il veut faire sa proie.


Elle cueillit les poires, et quand elle eut fini
Elle les jeta au prêtre, puis voulut descendre ;
Mais en vain s’y reprit-elle mille fois,
Toujours sur l’arbre elle restait,
Et, poussant un gros, gros juron,
Elle dit au prêtre : — « Par Dieu ! je ne puis descendre. »

— « Et tu ne le pourras jamais, foutu squelette, »
S’écria le prêtre, riant à s’en tenir les côtes.
— « Ah ! Don Ulivo ! aide-moi à descendre, »
Dit la Mort, « je te récompenserai bien.
» — Je t’ai dans le cul, » répondit le prêtre. « Tu resteras
» Là, au bel air, et jamais tu n’en sortiras. »

La Mort furieuse n’en crut pas un mot ;
Elle voulut sauter à bas de l’arbre,
Mais elle y resta attachée par un pied,
Comme un jambon en haut d’un office ;
Elle finit par sortir de cette fâcheuse situation,
Fit un autre saut et resta pendue par un bras.

En sautant ainsi de branche en branche,
Elle blasphème de rage et de fureur, elle pousse des cris :
— « Voilà précisément ce que je désire,
« Foutu squelette, » s’écria le prêtre, et il se mit à rire.
Pendant ce temps, la Mort, sur ces vieux rameaux
Secouait tantôt ses côtes, tantôt ses tibias décharnés.

De même que le malade, quand il dort, désire
De toutes ses forces se sauver de là
Où il voit en songe des êtres fantastiques,
Spectres ou chimères, qui le veulent saisir,
Que son désir est vain, et que, plein d’effroi,
Il ne peut détacher son pied du sol :


De même, la Mort se tourmente et gémit.
Le prêtre Ulivo la laissa là-haut et partit.
Elle se mit tantôt à crier, blasphémer ou geindre,
Tantôt à implorer pitié ; mais tout fut inutile.
Le prêtre Ulivo alla chasser dans les environs,
Et la laissa sur ce poirier pendant trois jours.

Cependant, un grand scandale en tous lieux
Éclatait ; personne ne mourait plus ;
Ni dans le paradis, ni dans l’antre affreux
Où brûle le feu éternel, personne ne comparaissait,
Et le diable, en blasphémant sur le pas de sa porte,
S’écriait : « Par la foi de Dieu ! la Mort est morte ! »

Tout était dans le trouble, dans la confusion,
Au ciel, sur la terre, et dans l’abîme profond.
Le bruit en vint enfin jusque dans cette région du ciel
Où le Père Éternel a établi son séjour ;
Et lui, pour mettre fin à ce tintamarre,
Envoya sur la terre l’archange Gabriel.

« Va, » lui dit-il, trouver le prêtre Ulivo,
» Fais qu’avec la Mort enfin il s’arrange,
» Afin que le paradis ne reste privé
» Du glorieux triomphe des justes,
» Et que, pour les impies, ne soit retardé l’éternel
» Et mérité châtiment de l’enfer. »

Il dit, et l’envoyé, prompt à obéir,
Se mit à voler la tête la première,
Si vite qu’il aurait dépassé Borée
Ou la foudre s’élançant de la profondeur des nuages.
Quand il fut près de la terre, vite il referma
Ses ailes rapides, et s’arrêta au sommet d’une montagne.


Là, il ne se vêtit pas de drap d’or, il ne prit pas non plus
L’apparence d’un enfant ou d’un jeune homme,
Mais il courba le dos, se mit à marcher en chancelant,
À pas comptés ; ses cheveux étaient blancs, rares, hérissés :
Je dis ses cheveux, bien que sur sa caboche
Il portât une très vieille perruque.

Son visage était couvert de rides, et sur le nez
Il avait une paire de lunettes démesurée.
Il portait un habit de drap, des culottes de satin,
Le tout noir, selon l’usage des hommes de loi.
Il avait une serviette pleine d’écritures,
De citations et d’autres scies pareilles.

Et, en notaire ainsi transformé,
Éloquent, savant comme Cicéron lui-même,
Entre la Mort et le prêtre mis d’accord
Il eut bien vite achevé la négociation.
Il la coucha par écrit ; les articles
Étaient à peu près rédigés comme ceci :

« En l’an de Notre Seigneur cinq cent
Nonante-quatre, pendant la douzième
Indiction, du consentement des deux parties,
Étant pape notre Saint Père Zucca-Monda,
Sous le règne de Macaroni, toujours ami de la justice,
Gouvernant dans la félicité la plus parfaite ;


» Fait dans la demeure du prêtre Ulivo,
En la ville jadis appelée Abella,
Étant présents les témoins ci-après, tous vivants,
Ubaldo Mari, Antonio Peverata,
Matteo quondam Antonio Panerai,
Et le maître de rhétorique Merciai :


» Que soit su et connu de tous ceux
Qui ces présentes verront, liront et entendront,
Ou qui, étant aveugles, sourds ou ignorants,
Les feront lire, voir ou entendre par d’autres,
Ce pacte important fait selon la loi
Et dressé par moi, notaire soussigné :


» À savoir, que le révérend prêtre Ulivo,
Ayant un jour obtenu de la faveur céleste
Que quiconque monterait sur un poirier à lui
Y serait éternellement retenu,
Jusqu’à ce que le susdit prêtre ou les siens voulussent bien
Lui donner permission d’en descendre ;


» Et Madame la Mort étant,
À l’instigation du susdit prêtre,
Montée là-haut, et désirant beaucoup,
Pour faire quelques affaires secrètes de son ressort,
En descendre, d’autant plus que, pendant la nuit,
Elle a pris un léger refroidissement,


» Et, comme elle a adressé requête
Au prêtre, pour qu’il prononçât les paroles
Par lesquelles le charme qui la fait rester perchée
Sera rompu, afin qu’elle puisse aller où elle veut,
Et comme le prêtre, à ces demandes,
Consent à céder sous certaines conditions,


» Il demeure convenu entre les parties,
Que pendant cinq cents ans et quatre mois,
Le prêtre Ulivo demeurera en vie,
Que la Mort ne lui tendra pas d’embûches
Et que, ce temps écoulé,
Sous la puissance de sa faux il retombera.


» Item, que si les deux parties désirent
Prolonger le temps fixé
Ou l’abréger, elles pourront le faire, pourvu
Qu’elles se mettent d’accord sans litige ni procès ;
Il suffira de revêtir un changement ainsi consenti
De la signature des deux contractants.


» Item, que le prêtre Ulivo sera obligé,
Dès qu’il sera certain d’avoir ses cinq cents ans,
De dire les paroles qui ont le pouvoir
De faire sortir la Mort du guêpier où elle est,
Afin qu’elle puisse reprendre son empire sur les hommes,

Id est, que la Mort pourra descendre de ce poirier.

» Toutes ces conventions, les contractants ci-dessus dénommés
Ont promis de les observer à perpétuité,
Et, ne voulant rien faire contre leur teneur,
Ils ont engagé leur parole, leurs biens
Et même les biens de leurs successeurs ;
Ils ont juré
super quibus et in quorum.

» Moi, Antonio del Sere, dit Concetto,
Fils d’Anselmo Scarabeo, de Pise,
Lauréat en l’un et l’autre droit,
Et notaire public à Abella,
Ai signé de ma propre main. Loué soit Dieu !
Et vous, Seigneur, ayez pitié de moi !
 »

Ce contrat signé, la Mort fut dégagée ;
Se tournant vers le prêtre et souriant amèrement,
Elle lui dit : « Tu m’en as fait une bonne cette fois-ci…,
» Mais la fois prochaine, ce sera différent ! »
Elle se mordit un doigt, puis elle prit sa faux
Et, pour fuir, ouvrit ses longues jambes.


Ici, je trouve dans mon histoire une autre lacune
De ces cinq cents ans et quatre mois.
Les Auteurs n’en disent pas un traître mot
Et je les ai, pour cette cause, pris horriblement en haine ;
Ils en viennent tout de suite à dire qu’en Janvier
Il soufflait du Nord une affreuse tempête.

Il neigeait, tout était gelé,
Les chiens eux-mêmes portaient la queue entre les jambes,
Le ciel était toujours sombre et couvert de nuages,
Tous les nez ressemblaient à des aubergines,
Et il n’y en avait pas, dans toutes ces contrées,
Un seul qui ne fût bourgeonné.

Le temps convenu avec la Mort,
Et inscrit au contrat par le notaire,
Était accompli pour notre prêtre Ulivo.
Il pouvait rester au monde peu d’heures encore,
Et, en attendant, il se tenait devant un bon feu,
Ayant auprès de lui l’escabeau dont il a été parlé.

La Mort arriva, engourdie, gelée ;
Tous ses os se choquaient, tant elle tremblait,
Et, tout en approchant ses doigts de ses dents,
Elle dit : « Maintenant, plus rien qui te puisse sauver ! »
Puis, sans y penser, elle s’approcha de la cheminée
Pour se dégeler au moins un peu.

Elle vit là, près d’elle, un escabeau vide,
Et, négligemment, y posa son cul ;
À peine l’y eut-elle mis qu’elle le sentit immobile,
Elle se mordit un doigt et s’écria : « Ah ! tu m’as mise dedans,
» Tu m’as attrapée !… ah ! que je suis sotte !
» Foutu coquin de prêtre, quoi ! encore une fois ! »


Le prêtre rit et ne lui répondit rien ;
Dans la cheminée broussailles et fascines
Il jette ; la flamme s’élève et se contourne ;
Il ne s’occupe pas de la Mort qui marmotte,
Bougonne, blasphème, et, à chaque instant,
Il met au feu encore un fagot, encore du bois.

La Mort cherche à se retirer en arrière,
Mais l’escabeau tient ferme et ne bouge.
Elle sent brûler ses tibias décharnés
Et tous ses os ; sa souffrance extrême la décide
À dire au prêtre : — « Que voulez-vous à présent ?
» Dites vite, de moi vous obtiendrez tout. »

— « Oh ! je veux bien peu de chose ! » répondit le prêtre Ulivo…
« Seulement deux lignes d’écriture
» Pour autant de temps encore sur cet acte ;
» Il suffit que vous signiez. »
Et, tout en parlant, il sortit l’écrit
Qu’avait autrefois rédigé Gabriel, le docteur.

— « Donnez-moi la plume, l’encrier, »
Dit la Mort, « ah ! coquin de sort, faites vite,
» Ah ! faites vite, mon cher Ulivo,
» Pardieu, je me brûle… dépêchez-vous. »
Elle eut la plume, et en un instant écrivit :
« Confirmé pour cinq cents ans. »

Je me sens pris de rage en disant que de nouveau
Je trouve une lacune dans mon histoire.
Quels ânes d’historiens, vraiment ! Fi ! quelle race !
Je n’aime pas à inventer, et n’approuve pas qui invente ;
Quand il s’agit de choses d’importance, il vaut
Mieux se taire que mal parler.


Je trouve seulement écrit dans Busembaum,
Que le prêtre abandonna la Palestine,
Et qu’en Italie, pour gagner sa vie,
Il devint curé de Barbaregina ;
Quand il y fut resté deux cents ans,
On le nomma curé d’Asinalunga.

Le temps convenu écoulé, la Mort
Alla le trouver dans son presbytère ;
À sa porte elle frappa, et bien fort
Lui cria : « Allons, il est temps de partir.
» — Je viens, » répondit le prêtre, et en un clin d’œil,
Sans remède aucun, il demeura mort.

On lui fit de superbes funérailles,
Et puis on le mit dans son tombeau,
Revêtu de sa chape et de son rochet,
Ce qui faisait un très bel effet ;
Et avec lui furent enterrées les cartes
Qui de toujours gagner lui donnaient le moyen.

Il l’avait ainsi ordonné par testament.
Or, il se retrouva dans l’autre monde
Désireux de s’amuser, comme il l’était dans celui-ci ;
Il dirigea ses pas vers le purgatoire,
Mais y trouva le feu éteint, le jour sombre,
Et le gardien lui dit : « Il n’y a personne ici. »

— « Comment donc ? » dit le prêtre Ulivo, « comment donc ? »
L’autre lui répondit : — « Tant d’indulgences
» Ont été données tantôt par ce pape, tantôt par cet autre,
» Tant de messes Grégoriennes et de pénitences,
» Et de rosaires et d’autels privilégiés,
» Tant de pouvoirs ont été concédés aux prêtres et aux moines,


» Que si par hasard il en vient un, à l’instant même
» Toutes ces concessions papales
» Des flammes en retirent deux cents,
» Et nous restons ici à nous frotter les cuisses. »
» — Vous avez raison, » répondit le prêtre Ulivo,
« Je me le disais aussi quand j’étais vivant.

» Merci donc, brave homme, et bonne journée ! »
Et vers l’enfer Ulivo dirigea ses pas ;
Mais, par des sifflements et des injures
Belzébuth sur le seuil l’accueillit,
Et lui cria ensuite : « Que venez-vous faire ici ?
» Monsieur l’abbé, venez-vous me narguer ?

» Nous savons bien que le séjour du paradis
» Vous a été accordé par notre implacable ennemi,
» Qui, se tenant là-haut loin de nous,
» Nous a confinés dans cet horrible séjour ;
» Allez-vous-en au ciel, parmi les étoiles radieuses,
» Et ne nous rompez plus le tympan. »

— « Mais, foutre ! » dit le prêtre, « si je voulais
» Jouer avec toi mon âme à bambara ?…
» Il se pourrait encore que je la perdisse…
» Allons, des cartes, et prépare la table. »
Le démon resta perplexe un instant,
Puis il dit : — « Je n’ai pas de cartes ici. »

— « Oh ! pour cela, il n’y a pas de mal, »
Répondit Ulivo, « je saurai en trouver. »
Et il en tira de dessous sa chape,
Et quatre ou cinq fois il les mêla ;
— « Ah ! bravo ! » s’écria le Diable, « jouons. »
Et le prêtre Ulivo lui dit : — « Que jouons nous ? »


— « Une autre âme, » répondit le Diable,
« Sera mon enjeu contre la vôtre. »
Le prêtre accepta la proposition,
Et, sur la rive du paresseux Cocyte,
Sous un saule sans feuilles, aux branches hérissées,
Satan et le prêtre se mirent à jouer.

Satan avait cinquante-quatre, et, joyeux,
De pique une autre carte il attendait ;
Mais le prêtre, découvrant ses cartes petit à petit,
Tout à coup lui montra la petite prime ;
Le Diable se frotta les cornes
Et dit : — « Pardieu ! je te joue les deux. »

— « Va, » répondit le prêtre, pouffant de rire ;
Et il donna des cartes au souverain du Styx,
Qui de gagner eut l’assurance,
Parce qu’il avait cinquante-cinq en main ;
Mais la patience lui échappa presque,
En voyant abattre trois figures et un sept.

Toutes les quatre et puis toutes les huit,
Puis seize et après trente-deux,
Soixante-quatre et enfin cent vingt-huit :
Le Diable perdit toutes ses âmes ;
Il en voulut risquer jusqu’à mille,
Puis il dit : — « Par Dieu, je ne veux plus jouer !

» Va-t’en vite d’ici, sacré prêtre,
» Oh ! si je mets la main sur ma fourche…
» Prends ce que tu m’as volé,
» Et fiche-moi le camp, fripon, coquin…
» Monsieur l’abbé, partez tout de suite,
» Ou bien je n’ai plus d’égards pour votre tonsure, »


Le prêtre, entendant cela, se mit à rire
Et, relevant le bord de sa chape,
Il y fourra les âmes qu’il avait gagnées.
Il laisse là le Diable, et monte au paradis,
Frappe à la porte ; à un carreau de vitre
Saint Pierre se présente et crie : « Qui va là ? »

— « Je suis le prêtre Ulivo. — Ah ! j’en suis enchanté, passe,
» Tu es le bienvenu… et qu’est-ce que ce paquet ?
» — Des âmes. — Oh ! prêtre ! n’avance pas,
» Pour les laisser entrer je ne suis pas assez sot. »
Pendant ce temps, il tenait la porte entrebâillée ;
L’autre ne répondait pas, et la poussait.

Il dit à la fin : « Vous avez donc oublié,
» Saint Pierre, que vous êtes venus en si grand nombre
» À ma maison, et comme je vous ai traités
» (Je ne le dis pas pour me vanter) avec largesse.
» Laissez-moi passer, par charité,
» Et ne vous montrez pas si cruel. »

— « Permettez au moins que je présente votre requête, »
Dit Saint Pierre, « je reviens dans un moment. »
En parlant ainsi, il avait fermé la porte ;
Il revint bientôt : — « Le maître veut bien, »
Dit-il, « et il vous accorde le passage,
» Pourvu que vous disiez combien d’âmes il y a. »

— « Faites-moi un plaisir, » répondit le prêtre,
« Dites-lui que lorsque je vous ai reçus dans ma maison,
» Encore que vous fussiez en bon nombre,
» J’eus la générosité de ne pas vous compter. »
Saint Pierre haussa les épaules,
Fit la grimace et ouvrit la petite porte.


Le prêtre Ulivo fut fêté, et avec honneur
Dans le ciel accueilli par les anges et les saints.
— Mais voilà qu’il est deux heures après minuit,
Je meurs de sommeil et ne peux aller plus loin.
Le champ est vaste, mais la route est étroite ;
Dites votre histoire, maintenant que j’ai dit la mienne.




LE ROI BARBADICANE
ET GRACE


À MON SUPÉRIEUR


Il n’est pas un homme dont je fasse autant de cas que de vous. Ce n’est point par flatterie que je dis cela, car vous ne verrez jamais ni cette lettre, ni la Nouvelle que je vous dédie. Oh ! non, vous ne la verrez pas : je crains trop une autre correction paternelle.



LE ROI BARBADICANE

ET GRACE


˜˜˜˜˜˜˜˜


Quand je repasse dans mon esprit et me prépare à conter
Ce que faisaient les rois du vieux temps,
Mes deux joues rougissent de colère,
Et des hommes je deviens presque l’ennemi.
Corbleu ! ces gens-là faisaient des choses
Horribles, bestiales, monstrueuses !

Ces tyrans perfides avaient dans la poitrine
Un cœur méchant, scélérat, pervers,
Et pendant que le peuple stupide soumis à leurs lois
Traînait ses jours au milieu de cruels tourments,
Ne songeant qu’à satisfaire leurs injustes appétits,
Ils riaient de voir les autres pleurer et se lamenter.

Jadis régnait, dans un pays très lointain
Mal connu en géographie,
Un roi nommé Barbadicane ;
Il tenait ce nom de sa famille :
Ses aïeux, ses bisaïeux, ses ancêtres éloignés
Furent tous appelés Barbadicani.


C’était un jeune homme fort beau
Qui ne gouvernait pas trop injustement ;
Mais il ne savait pas tenir en bride son oiseau,
Et il avait pour les dames tant de goût
Que, s’il voyait même une femme en bonnet,
À toute force il voulait l’avoir dans son lit.

À peine à quinze ans était-il arrivé,
Que dans sa capitale tout entière,
Et dans toutes les villes de son royaume,
Dans chaque bourg, dans chaque hameau,
Au dire des historiens, on ne trouvait plus
Fillette qui fût encore vierge.

Le matin, quand il se levait,
Il pratiquait cette douce opération ;
Avant d’aller dîner, il battait le tambour ;
À goûter, il jouait un peu du croupion ;
Il s’en donnait encore avant d’aller souper ;
Enfin, au lit il s’escrimait, à panse que veux-tu.

Comme l’histoire le prouve, les rois
Ont eu presque tous un surnom
D’après leurs vices ou leurs qualités :
Le Bon, — le Borgne, — le Chauve, — le Sage.
De même, Barbadicane, à cause de son péché mignon,
Fut surnommé par le peuple : Verge de fer.

Il était tout enfant quand vint à mourir
Barbadicane le Rond, qui fut son père,
Et par les intrigues ordinaires des Cours,
Sa mère eut la régence du royaume.
Elle avait fait, s’il faut en croire Farnabio,
Porter au Roi tant de cornes, que cela faisait peur.


Quand son fils fut arrivé à un âge
À ne plus prendre des vessies pour des lanternes,
L’excellente dame choisit le meilleur moyen
Pour l’empêcher de gouverner son royaume ;
Et, en lui inspirant le goût de la femme,
Elle porta les culottes et lui laissa la jupe.

Mais le jeune homme, trop docile aux conseils de sa mère,
Mena ses affaires à mal ;
Plus d’une fois il courut de terribles dangers,
D’affreuses conjurations éclatèrent,
Et tout le pays, déjà fatigué de son règne,
Menaçait de se mettre en rébellion ouverte.

La Reine eut une peur épouvantable ;
Elle alla trouver le Roi, son fils,
Qui ne voyait pas venir l’orage ;
Elle s’enferma seule avec lui,
S’assit, et, raide comme un pieu,
Lui tint à peu près ce langage :

« Mon fils et mon seigneur, le genre de vie
» Que vous menez est trop scandaleux ;
» La figue, j’en conviens, est savoureuse,
» Moi aussi j’aime fort un mistigri rugueux :
» Mais, modus est in rebus, mon fils,
» Changez de vie, pour l’amour de Dieu !

» Nous avons été plus d’une fois, par votre faute,
» En péril de perdre la couronne.
» De coureuses, de courtisanes et de catins
» Cette royale demeure est toujours pleine ;
» Et vos magnats et vos courtisans
» Sont les maquereaux et les ruffians.


» Par vous, tous les maris ont des cornes,
» On ne peut plus trouver une seule vierge ;
» Vos sujets, à vrai dire, font les imbéciles,
» Mais, croyez-moi, il y a anguille sous roche ;
» Mon fils, vous vous mettez dans un fichu cas :
» La figue a ruiné plus d’un royaume.

» Il sera beau de lire un jour dans l’histoire
» Que le roi Barbadicane, jadis puissant,
» Ayant perdu son antique honneur, sa gloire héréditaire,
« A été précipité du trône pour les putains ?… »
Elle voulait en dire plus long, mais il lui arriva
D’avoir besoin de se moucher le nez.

— « Ma mère, » répondit le Prince, « je m’aperçois bien
» Qu’en tout ce que vous dites, vous avez grandement raison :
» Je vois le bon chemin, je le voudrais suivre et je suis le pire,
» Comme le grand Ovide le fait dire à Médée ;
» Et j’y suis désormais si habitué
» Qu’à aucun prix je ne saurais faire autrement. »

— « Mais, » répliqua la mère, « si vous voulez
» Éteindre le feu qui vous embrase,
» Lâchez les putains, et prenez enfin,
» Comme votre royaume le désire, une femme ;
» Avec plus de sécurité et à moins de frais,
» Baudouinez sous le contrôle de Sainte Église.

» Il y a ici beaucoup de belles princesses
» Qui se disputeront votre main…
» — Oh ! quant à cela ! je n’en ferai rien ;
» Si le Dieu d’amour ne me lance une flèche, »
Répondit le Roi, « mais une flèche qui pénètre à fond,
» Je veux faire le putassier jusqu’à la mort.


» Je n’ai pas aussi peur que vous ;
» Que celui qui veut avoir à faire à moi se montre…
» Mais, ne m’ennuyez plus de tout cela,
» Et ne faites plus avec moi la mangeuse de bon Dieu,
» Parce que, Madame, parce que… enfin,
» Si vous m’ennuyez davantage, vous y passerez aussi. »

À ces mots, la Reine s’aperçut
Que ce n’était pas le moment de sermonner ;
Elle s’en alla et revint le lendemain matin
Tenter une autre épreuve, et, de la même façon,
Le Roi lui répondit qu’il prendrait femme
Quand il se sentirait brûler d’un amour vrai.

Derrière le palais royal, tenait boutique
Un tailleur qui avait à Paris fait son apprentissage ;
C’était vraiment un bon garçon ;
Il était recherché de toutes les dames,
Travaillant pour elles à leur grande satisfaction,
Leur faisant des corsages, des jupes, des modes étrangères.

Il s’amouracha d’une jeune fille
Auprès de qui la Déesse d’amour
Paraissait un chiffon bon à essuyer le poêle…
Celle qui fit perdre la tête au pasteur de l’Ida,
Dont le rapt amena tant d’affreux événements…
Peuh ! elle n’allait pas à la hauteur de sa cheville.

Aux maquereaux du Roi elle avait échappé,
Seule entre mille et mille jeunes personnes,
Parce que sa mère, dame Margherita,
Ne l’avait quittée des yeux ni jour, ni nuit.
À peine ce tailleur se fût-il présenté,
Qu’elle l’empoigna par le cou et la lui colla.


Il retourna avec sa femme dans sa maison
Qui avait deux étages au-dessus de la boutique ;
Bien vite, la jalousie s’empara de son âme,
Il ne lui permit de sortir ni la nuit, ni le jour,
Et pour qu’elle ne se mît à la fenêtre,
Il l’enferma à clef, sous de bons verroux.

Pendant que dans sa boutique il se tenait à travailler,
Il était tout plein de terreur jalouse ;
Il allait dans la cour et l’appelait bien fort,
Disant : « Ô Grâce, montre-moi un peu
» Ton doux visage au travers du balcon,
» Viens apaiser un peu le feu qui me consume. »

Grâce (ainsi s’appelait sa femme)
Paraissait au balcon de la cour ;
Il rentrait dans sa boutique ; puis, en toute hâte,
Il retournait dans la cour, et sans cesse :
« Ô Grâce, ô Grâce, » criait-il
D’une voix tremblante, et elle paraissait aussitôt.

Il répétait cette manœuvre trois cents fois par jour,
Ce qui faisait rire tout le voisinage ;
Un estafier, qui demeurait aux environs
En informa bientôt Barbadicane,
Lequel se sentit tout de suite au cœur le désir
De planter aussi des cornes à ce tailleur.

Il part aussitôt du palais royal
Et, en compagnie du fidèle estafier,
Après un court trajet, il arrive à un endroit
D’où l’on découvrait la cour du tailleur ;
Là, regardant par un petit trou,
Il voit la belle Grâce sur sa terrasse.


Il s’enflamma soudain plus que le roi David,
Ce jour, où de la fenêtre à laquelle il était
Dans le jardin, telle qu’une blanche neige, il vit
La belle et gracieuse Bethsabée
Qui, nue, sur le bord d’un ruisseau limpide,
Nettoyait la cage à l’oiseau.

« Celle-là, » dit Barbadicane, « par Dieu !
» Sera ma femme, ou bien je n’en prendrai pas ;
» Aurais-tu un moyen, mon ami ?…
» Fais bien attention, tu peux faire ta fortune…
» Saurais-tu bien comment une dame si aimable
» Pourrait tout de suite devenir ma femme ? »

— « Oui, Majesté, » répondit l’estafier,
« Il suffit de couper la tête à son mari.
» Je ne vois pas, Seigneur, d’autre moyen
» De pouvoir vous passer votre envie…
» — Tais-toi, » dit le Roi, « rebut du ruisseau,
» Il faut, dans un cas pareil, consulter ma mère. »

Parlant de la sorte, il s’en alla,
Le cœur plein de flamme amoureuse.
Il se rendit auprès de sa mère
Et lui dit : « Je me sens mourir, je meurs,
» Et si vous ne trouvez remède au mal,
» Je me pends à l’instant, ou je me fais moine. »

Il continua en racontant comme
Il s’était enflammé pour la femme du tailleur, et comme
Il ne prendrait jamais une autre femme,
Quand même elle aurait titre et rang de déesse.
La Reine, oyant ce langage,
Poussa un cri, et ses lunettes lui churent du nez.


— « Je crois, en vérité, que vous êtes fou, »
Dit-elle, fort en colère, à son fils ;
Mais celui-ci lui fit deux caresses,
Et il montra un si insurmontable chagrin,
Que la Reine en eut compassion ;
Elle rit et dit : — « Oh ! tu es un fier brigand !

» Laisse-moi un peu réfléchir en paix…
» Peut-être trouverons-nous quelque moyen…
» Mais, pour le pouvoir faire en conscience,
» Nous demanderons une dispense au Saint-Père.
» Cela, mon fils, tu dois le faire toi-même…
» Et pour le reste, sois bien tranquille. »

Un mémoire au successeur de Saint Pierre
Fut rédigé par ordre de Barbadicane, en bon Latin ;
Ce n’était pas le vrai pape qui gouvernait l’Église
Alors, mais l’anti-pape Tentennino,
Qui en avait frauduleusement occupé
La chaire, à force de Simonie.

C’était un hérétique, un brigand, un bandit,
Que ce pseudo-pape maudit ;
Jamais on ne vit plus grand putassier,
Sauf Barbadicane, comme je l’ai dit ;
Aussi ne fut-il pas sourd à sa prière :
Les coquins entre eux sont toujours d’accord.

Une bulle fut expédiée, qui disait :
« Barbadicani, filio meo dilecto,
» et resignato in voluntate mea,
» erectum penem quando erit in lecto,
» salutem et pecuniam et rationem,
» et apostolicam benedictionem
.


» Quoniam sunt semper scandala evitanda,
» filio nostro, cui carnis abstinentia
» non placet, nocet, opinamur danda
» GRATIAM nubendi amplissima licentia,
» quod est nomen baptismatis uxoris
» hominis-boni illius sarcinatoris
.

» Sub conditione tamen, ut aperta
» violentia non fiat sarcinatori,
» sed ut ex ejus voluntate certa
» ineat cum ipsa societatem tori.
» datum romæ in palatio vaticano.
» cardinali merciai de sancto an sano
. »

Quand la bulle arriva, les affaires marchaient
Entre Grâce et le Roi Barbadicane le mieux du monde ;
Les amants se voyaient et se parlaient,
Et ils faisaient porter des cornes au mari.
Le Roi avait fait faire un couloir
Qui confinait au mur du tailleur.

Mais auparavant, par l’entremise d’un sien ruffian,
Il fit parler à la femme du tailleur,
Lui offrant sa main et la puissance royale
Si elle voulait se rendre à ses désirs ;
Elle n’y vit pas la moindre difficulté :
Quelle chose au monde l’ambition ne fait-elle pas ?

Dans la chambre du tailleur, dans un grand cadre
Une image était suspendue au mur ;
C’était celle de ce saint tailleur qui ne fut pas voleur
(Je le crois, parce que la Sainte Église le croit) ;
Derrière cette image, avec beaucoup d’art et d’adresse,
Un ingénieur pratiqua une ouverture.


Le cadre se mouvait sur des pentures,
Et l’on ne voyait pas ce truc excellent.
Le bonhomme, pour porter quelques robes,
Était allé à la campagne un matin,
Et, ayant emmené sa femme avec lui,
Il n’était rentré que le soir du troisième jour.

Tant qu’il attendit de Rome la permission,
Bien qu’il fût dès lors sûr de l’obtenir,
Barbadicane usa de quelque prudence :
Il besognait Grâce en secret,
Et, pendant que le tailleur causait en bas,
Sur le lit avec elle il se divertissait.

Le tailleur souvent venait dans la cour,
Rongé de jalousie et d’affreux soupçons ;
Il appelait sa femme, comme d’ordinaire :
Elle sautait à bas du lit, vexée,
Puis, montrant sa figure au balcon,
Elle riait de contempler ce babouin.

Le Roi, sacrant comme un Luthérien,
Souvent restait à mi-chemin ;
Alors, plein de rage et comme fou,
Il voulait faire mettre le tailleur en prison,
Ou bien le faire pendre. Voyez quel est
Le danger de se faire faire cocu par un roi !

Mais, la bulle venue, Barbadicane vit
Qu’il ne pouvait se permettre aucune violence ;
Par un caporal le tailleur fut avisé
Que, comme son Roi prenait femme,
Il le faisait inviter à venir à la Cour
Pour lui prendre mesure d’un costume.


Cela réjouit le tailleur, mais en réfléchissant
Qu’il devait laisser sa femme seule,
Il eut un moment d’hésitation,
Puis il dit au caporal qu’il ne pouvait venir.
— « Mais il me faut, » répondit l’autre, « à l’instant même
» Ou vous amener, ou rapporter votre tête. »

À un tel dilemme, capable de faire peur
Au sophiste le plus habile et le plus retors,
Le tailleur se décida à partir tout de suite ;
Il ajusta ses effets et, tout en tirant
Ses manchettes, il alla dans la cour
Et appela sa femme, qui se montra.

« je vais, » lui dit-il en tremblant bien fort
De colère, de crainte, de jalousie,
« Chez le Roi ; je suis nommé tailleur de la Cour.
» Ne me trahis pas, ma douce espérance,
» Ne me trahis pas ; je reviens dans un moment,
» Fais que je te trouve toujours fidèle et constante. »

Cela dit, il partit avec le caporal,
Par lequel jusqu’au palais il fut suivi ;
Rapide comme l’éclair, il monta les escaliers royaux,
Mais avant qu’il pût prendre
La mesure du costume, il attendit longtemps
Et longtemps il dut faire antichambre.

À la fin il est appelé par la Reine,
Et à peine est-il entré dans son cabinet,
Que, vêtue d’une blanche mousseline,
Il voit sa femme en face de lui.
Il demeure, ébahi, à la regarder,
Yeux et bouche ouverts, et ne dit pas un mot.


Alors la Reine : « Voici l’épouse, »
Dit-elle, « que va bientôt prendre mon fils ;
» Regardez comme elle est belle, appétissante !
» Regardez ces couleurs blanches et roses !
» Le Roi y a mis le temps, c’est vrai,
» Mais aussi il s’est choisi un fameux morceau.

» Il faut chercher, mon gracieux maître,
» À lui faire un costume digne d’elle ;
» Un si grand honneur vous a été réservé
» Comme au meilleur tailleur de tout le royaume ;
» Levez-vous, Madame, et vous pouvez, vous,
» Lui prendre mesure, si vous voulez. »

À demi hors de lui, ses ciseaux, son papier
À la main, le tailleur se mit à l’ouvrage,
Quand pour augmenter encore son trouble,
Voici qu’il vit au cou de la dame un grain de beauté
Tout pareil à celui qu’avait sa femme, au cou aussi,
Et qu’il avait couvert de mille baisers.

À cette vue, il commença à trembler
Comme un frêle roseau secoué par le vent ;
Ciseaux, papier, il laissa tout aller,
Et peu s’en fallut qu’il ne tombât en faiblesse ;
À la fin, il dit : « Majesté, mon travail
» Ne sera point parfait, si je ne retourne en hâte à la maison. »

À ce moment, le Roi parut, et comme il avait entendu
Que le tailleur voulait s’en aller,
Il lui dit d’un air affable et poli
Que cela lui déplaisait beaucoup,
Et il ajouta : « Ce serait pour moi une vraie disgrâce
» D’être privé de votre GRACE.


» J’estime votre GRACE à très haut prix
» Et j’espère en jouir, grâce à vous.
» Voyez un peu quelle femme je me suis trouvée !
» Quel morceau de choix !… N’est-ce pas vrai ?
» J’espère qu’elle sera dans peu de jours à moi,
» Et que j’aurai du bon temps avec votre GRACE. »

Mais le tailleur, qui se sentait mourir
Du cruel soupçon qui le tourmentait,
Demandait toujours permission de partir,
Promettant de revenir tout de suite.
Le Roi faisait le niais et l’imbécile,
Il causait et prenait un peu de distraction.

Avez-vous jamais essayé, quand une chatte a mis bas
Dans un coin du grenier ses petits minets,
De la transporter de force dans un autre endroit ?
Elle les entend crier et ne les a plus près d’elle,
Elle tourne, et se retourne, et, attentive, épie
L’occasion favorable pour se sauver.

Tel était le tailleur en présence de son souverain :
Il tournait dans tous les sens, il se tordait,
Il regardait au visage tous ceux qui l’entouraient,
Il ouvrait la bouche, et puis, ne disait rien ;
Tantôt en avant, tantôt en arrière il faisait un pas ;
Il regardait tantôt en l’air, tantôt en bas.

Quand le Roi l’eut entretenu
Tout le temps qu’il voulut prendre ce plaisir-là,
Avec le caporal qui l’avait amené
Il lui donna permission de partir :
Mais en lui disant, avant de le congédier,
Qu’il restait dans cette chambre, à l’attendre.


Le tailleur part, mais il n’était pas mince le circuit
Qu’il devait faire avant d’atteindre sa boutique ;
Il pousse à chaque pas un gros soupir,
Tantôt il blasphème, tantôt, silencieux, il implore le ciel,
Et, craignant quelque affreux malheur,
Il arrive à sa maison, va dans la cour, et crie : Grâce !

Elle, à ces mots, vêtue de ses habits ordinaires,
Vint sur la terrasse, comme d’habitude ;
Alors le pauvre malheureux sentit
Se calmer au fond du cœur ses cruelles inquiétudes ;
Et, en recommandant à sa femme d’être fidèle,
Il retourna à la Cour avec le caporal.

Là, il retrouve le Roi avec la Reine,
Assis dans la même chambre,
Et, vêtue de blanche mousseline,
Sa femme, comme auparavant, lui apparaît.
Il serre les épaules, et, quelque peu rêveur,
Se met à prendre les mesures.

L’œuvre finie, il demande au Roi son congé,
Sans être encore délivré de son premier soupçon ;
Mais il le demande en vain ; il feint un nouveau besoin,
Et le Roi : — « Si vous avez pris une purge, »
Lui dit-il, « vous pouvez, sans vous gêner,
» Faire même à la Cour cette opération. »

Plus il regardait la belle femme,
Le pauvre tailleur, plus il éprouvait l’ardent désir
De quitter aussitôt la demeure royale,
Et de voir si sa femme était bien à la maison ;
Qui aurait pu croire que Nature
Eût fait deux visages si pareils l’un à l’autre ?


Le Roi dit : « Causer avec vous
» Me remplit le cœur d’une indicible joie.
» Restez encore un peu à vous entretenir avec nous ;
» Accordez-nous pleinement votre GRACE,
» Votre GRACE, que j’apprécie et que j’aime
» Au point d’en vouloir jouir éternellement.

» Dimanche prochain, nous avons formé le projet
» De nous marier avec votre GRACE ;
» En attendant, nous vous en demandons licence,
» Et notre fiancée vous le demande aussi,
» J’espère que vous nous accorderez cette GRACE,
» Qu’en dites-vous, mon ami ? Le voulez-vous bien ? »

Le tailleur, à ces compliments et aux autres
Que lui faisait le roi Barbadicane,
Répondit à mots heurtés, sans réfléchir,
Inclinant toujours la tête :
Chose que l’assemblée royale des théologiens
Interpréta comme un consentement exprès.

Ce n’est pas étonnant : il régnait alors
Une certaine théologie morale,
Qui, toujours cruelle au bas peuple,
Ne souffrait pas que son joug se relâchât ;
Mais, indulgente pour les prêtres et pour les grands,
Elle était comme la tripe, molle, molle.

Avant qu’arrivât le jour fixé
Pour la célébration du mariage,
Notre bon tailleur fut désigné
Par le Roi Barbadicane, pour témoin
De l’acte sacré qui se doit accomplir
Vers l’heure où dans la mer le soleil se plonge.


Au vif déplaisir du tailleur, le grand jour
Arriva ; il mit ses habits de gala,
Ensuite, il se présenta, bien triste, à sa femme,
La serra sur son cœur et lui parla ainsi :
« Ma belle Grâce, mon sort cruel
» Veut que je te quitte : ah ! me seras-tu fidèle ?

» Ce n’est pas l’ambition qui me mène à la Cour,
» C’est un ordre du Roi auquel je n’ose désobéir !
» Tout est pour moi tourment, et douleur, et mort
» Quand je ne vois pas ton aimable visage ;
» Reste ici, toi, mon bien, et ne me trahis pas
» Si tu ne veux me faire mourir de chagrin. »

Il dit, et de nouveau la presse bien fort sur son cœur,
Et elle : — « N’aie aucune crainte, »
Lui dit-elle, « point ne romprai ce lien qui m’a uni à toi,
» Ce lien d’amour et de fidélité ;
» Je ne ferai ainsi ni bien ni mal, c’est mon devoir ;
» Cependant, je désire obtenir une faveur. »

— « Demande, mon cœur, » répondit le tailleur.
— « Une si belle fête, » ajouta-t-elle, « je voudrais
» La voir, moi aussi ; tu sais que la chapelle
» Royale de la Cour est tout près de chez nous :
» Je voudrais, sur la petite place d’ici toute voisine,
» Voir passer le Roi avec la Reine.

» Je ne me mets jamais à la fenêtre du côté de la rue,
» Tu me tiens enfermée et tu en es le maître ;
» Mais tu voudras bien, j’espère, m’ouvrir le balcon,
» Mon doux époux, pour cette occasion.
» Qu’en dis-tu ? » Le tailleur réfléchit un instant,
Puis il répondit : — « Eh bien ! je te promets de l’ouvrir.


» Mais fais bien attention : quand tu auras vu
» Passer les époux avec les grands du royaume,
» Parmi lesquels tu me verras en carrosse, moi aussi.
» Bien que je sois indigne de tant d’honneur,
» À un signe que je te ferai de la main droite
» Rentre, et ne reviens plus à la fenêtre. »

Grâce promit d’obéir et, l’heure venue,
Vers le palais le tailleur se dirigea ;
Il attendit longtemps avant de voir paraître dehors
L’épousée et le Prince dans toute leur splendeur ;
Après cela, il suivit le cortège, et à la cérémonie,
Il fut, avec le comte Arcibuco, témoin.

Quand tout fut achevé, pour un somptueux souper
À la campagne le Monarque s’en alla ;
La nuit, pas trop claire, commençait,
Et au balcon du tailleur se tenait
Une dame, dans la posture
De quelqu’un qui est étonné, regarde et admire.

Le bonhomme la voit, il lève la tête
Et lui fait signe de se retirer ;
Immobile, elle reste à sa place,
Comme si elle eût été de marbre ou de bois ;
Le tailleur, voyant qu’elle ne prend garde à lui,
Blasphème et fait arrêter la voiture.

Il en descend aussitôt ; au coche royal
Vite il arrive, il monte à la portière
Et, parlant au Roi à mots entrecoupés : « Illustre Monarque,
S’écrie-t-il, « vous direz que je suis un sot personnage,
» Mais je ne puis vous suivre à souper,
» Parce que je me sens fort mal à mon aise.


» Permettez-moi de rentrer à la maison,
» Et ne m’en veuillez pas de vous faire faux bond… »
— « À Dieu ne plaise que je vous entraîne de force ! »
Dit le Roi ; « faites tout ce que vous voudrez,
» Pourvu que de près ou de loin
» Vous m’accordiez toujours votre GRACE :

» Je vous salue, et à la campagne maintenant,
» Je vais voir ce que vaut ma lance. »
Grâce leva la tête qu’elle tenait baissée,
Elle fit un geste qui lui était familier
Et que notre tailleur, attentif à la contempler,
Distingua à la lueur de la torche secouée au vent.

Il descend tout surpris, et le cocher
Fait galoper les chevaux de l’équipage ;
Par la portière le Roi se fait voir,
Il le salue du geste et du chapeau ;
Le tailleur ne s’en aperçoit pas, et le cœur en proie
À une colère extrême, il retourne à sa maison.

Il ne cherche pas de lumière, il monte les deux étages,
Et, trouvant au balcon la belle femme,
Il s’avance, il frémit, et furieux il saisit
Le bord de sa jupe de soie ;
La femme, tirée en arrière, ne reste pas debout,
Elle tombe et se cogne la tête à grand bruit.

À cette chute l’autre se repent et s’approche
Pour relever sa femme tombée à terre,
En disant : « Ma chère, je ne l’ai pas fait exprès ;…
» Oh ! pauvre homme que je suis ! Es-tu évanouie ?
» Ah ! tu ne parles pas, tu ne respires pas… Hélas !
» Si tu es morte, je veux mourir avec toi.


» Que maudite soit ma fureur jalouse !
» Que maudit soit le Roi avec sa Cour !
» Que maudit soit celui qui l’a marié !
» Que je sois maudit, moi qui t’ai donné la mort !
» Que maudit soit le jour où je suis venu au monde !…
» Que l’Erèbe profond s’ouvre et m’engloutisse !

» Ah ! avant de franchir le dernier pas, et avant
» Que mon âme se précipite dans le gouffre du Léthé,
» Laisse-moi imprimer un baiser sur tes lèvres,
» Te fermer les yeux de ma propre main,
» Laisse-moi fermer ces beaux yeux,
» Flammettes éteintes du Dieu d’amour !

» Tu ne mourras pas sans vengeance, je te le jure,
» Je me planterai mon couteau dans la gorge,
» Je me pendrai à une poutre ou au mur,
» Avec de grandes cisailles je me couperai l’oiseau…
» Ah ! que tardé-je ? pourquoi me plaindre ? pourquoi souffrir ?
» Mourons… mais je veux d’abord te serrer sur mon cœur. »

En disant cela, il se baisse, et de sa femme,
Qu’il croit morte de si fatale manière,
Il s’approche pour baiser les joues,
Mais il sent que c’est un visage de cire qu’il baise,
Il la touche, et trouve, au lieu d’une femme,
Une poupée affublée d’un corsage et d’une jupe.

« Ah ! coquin, canaille, brigand ! »
S’écrie-t-il alors, « ah ! tu m’as fait la figue !
» Me tenir cachée une semblable ruse,
» Comment l’ont-ils pu ? Ah ! effrontée coquine !
» Ah ! cette infamie me coupe la respiration !
» Oh ! femme traitresse ! oh ! Roi tyran !


» Si j’étais un Encelade, un Gérion,
» Un Briarée… avec cent et cent épées
» Je voudrais !… mais je suis un pauvre coïon,
» Et il n’y a pas à penser à la vengeance !
» Lance la foudre, ô Dieu, du haut du ciel,
» Sur cet impie qui m’a volé ma femme !

» Et que dois-je faire ? Tenterai-je le sort
» Et dirai-je au Roi : Rendez-moi mon bien ?
» Oui, s’il suffisait d’avoir raison à la Cour…
» Malheureux que je suis ! que faut-il donc faire… ?
» Ah ! pendant que je délire ainsi,
» Ce cochon-là paillarde avec ma GRACE !

» Ah ! femmes ! femmes ! honte de la nature !
» Mises au monde pour le déshonneur du monde !
» Elle m’avait, un jour, juré constance et fidélité,
» L’impie ! et elle me plante des cornes si longues !
» Je ne pourrai plus sortir de ma maison, que : Voici,
» Dira tout le monde, ce cocu de tailleur !

» Déjà je vois chacun de loin me montrer au doigt
» À cause de mes cornes longues d’un demi-mille…
» Ah ! plutôt que de traîner une vie infâme,
» Mieux vaut mourir… et à mourir je m’apprête.
» Ne suis-je pas, par hasard, en danger de mort ?
» Les rois souffrent-ils des rivaux, pour la figue, ou pour le trône ?

» Mais comment jamais a-t-il pu l’épouser
» À la face de l’église ?… Je n’y comprends foutre rien !
» Ma tête tourne comme une toupie !
» Si je tarde davantage à mourir, je mourrai fou !
» Canailles de prêtres ! aux plus offrants
» Vous vendez la morale et les sacrements ! »


En parlant ainsi, il ouvrit un coffre
Qui servait à ranger les effets de sa femme ;
Il prit un lacet de soie
Et l’attacha à une colonne du lit,
De ce lit où, dans un temps moins dur et moins cruel,
Il avait cueilli la fleur de la belle Grâce.

Et, soupirant bien fort, bien fort, bien fort,
Maudissant le Roi et le curé,
La Reine et sa femme, il se serra au cou
Le nœud fatal ; son corps abandonné
Resta pendu à la colonne,
Et son âme partit pour l’enfer en blasphémant.




ELVIRA


À MON DOCTEUR G. D. A.


Accepte cette petite Nouvelle dont je te fais cadeau, cher ami. Elle est d’une main qui t’est chère. Sois-moi reconnaissant du souvenir que je garde de toi ; aime-moi ; adieu[2].



ELVIRA


˜˜˜˜˜˜˜˜


Dans un très vieux livre que mit au jour
L’imprimerie d’Alde Manuce,
J’ai trouvé une histoire où l’on rencontre
L’enjouement mêlé à la philosophie :
Elle est toute pleine de leçons excellentes,
Pour les épouses, les amantes et les maris.

On peut en tirer cette morale,
Que s’il est mal de faire porter des cornes à un roi,
C’est aussi une sottise de dire non
À une reine qui offre ses charmes,
Et qu’un homme dépourvu de harnais
Ne plaît ni à la femme, ni au mari.

Sur une partie de l’Espagne régnait
Un grand roi, nommé don Alvaro ;
Au lit et sur le trône il avait pour compagne
Une dame d’un visage si gracieux et si beau,
Que jamais nulle part on ne vit sa pareille
Et que tout ce que j’en pourrais dire serait insuffisant.


Cette dame, après son mariage,
Eut une horrible et atroce maladie
À cet aimable orifice oblong
Que je ne veux pas nommer par décence ;
Dans un si misérable état, elle fit un vœu
Au vénérable martyr Saint Toto :

C’était d’aller à son église
Pour y porter un devant d’autel en argent massif ;
Du Saint cette prière fut entendue,
Et, en peu de jours, chose étonnante,
Il lui remit en ordre, de sa bienveillante main,
Ce que mon confesseur ne veut pas que je nomme.

Elvira guérie dit à son mari :
« J’ai fait un vœu, et il faut exécuter
» Les conventions qu’avec le ciel on a conclues ;
» Signor, qu’en dites-vous ? pensez-y bien,
» Saint Toto m’a guérie, je veux sur le champ
» Lui porter moi-même un beau devant d’autel. »

— « Pour moi, je ne demande pas mieux, » répondit
Le Monarque, « allez donc accomplir votre vœu ;
» Mais les routes sont bien dangereuses…
» Quelque malheur pourrait vous arriver…
» Je voudrais bien là-bas vous accompagner moi-même,
» Mais je crains de mettre à mal mes affaires.

» J’enverrai avec vous un de mes sujets, tel
» Que, certainement, il ne pourra vous déplaire :
» Un galant homme qui veille sur toutes ses actions,
» Et qui ne peut voir le sexe féminin ;
» J’agis de cette façon, pour que vous voyagiez
» Sans danger pour votre continence. »


Le Monarque cessa de parler, et la Reine rit
De cette puérile précaution ;
Peut-être décida-t-elle, dès lors, en son cœur
De faire de son mari un nouvel Actéon.
La femme est un animal fantasque,
Que la défiance porte à la trahison.

Mais qui donc alla choisir ce grand Monarque
Pour conduire la Reine à Saint Toto ?
Un jeune seigneur bien fait, de manières élégantes,
Ayant de beaux yeux, de belles lèvres et la peau fine ;
Spirituel, aimable, bien portant,
Et à la fleur de ses vingt-quatre ans.

Il était grand’croix de l’Ordre auguste
Des chevaliers de la Parpagnacca[ws 1];
Il avait dans les veines le vieux sang
Des ducs de Piè-tondo et de Patacca ;
Et, quoique imberbe et tout jeune, il s’était élevé
À la haute dignité de favori.

Ramiro était son nom, et toutes les dames
De la Cour lui faisaient les yeux doux ;
Toutes brûlaient pour lui d’amour chaud
Et se sentaient le cœur blessé dans leur poitrine :
Mais à quoi bon ? Nature avait fait à Ramiro
Un cœur plus froid que le nez d’un chat.

Vingt-quatre ans, comme je l’ai dit, il avait :
Hé bien, chose incroyable, jusqu’alors
Il avait conservé intacte sa fleur virginale,
Et du royaume d’Amour se tenait écarté ;
Il serait mort au milieu de mille tourments
Plutôt que de ternir un tantinet sa pudeur.


Alvaro, qui déjà s’était aperçu
De ces dispositions étranges et contre nature,
Sans crainte de devenir cocu
Confia la Reine à sa garde,
Et un si grand honneur, que tant d’autres auraient envié,
Fut pour notre duc une cause de pleurs amers.

À peine ce niais a-t-il appris
À quel emploi le prince le destine,
Qu’il croit aussitôt à une trahison, machinée
Par quelque courtisan pour l’entraîner à sa ruine,
« Si la Reine s’amourache de moi, »
Dit le nigaud, « que devrai-je faire ?

» Je ne veux à aucun prix jouir d’elle,
» La fidélité ni l’honneur ne me le permettent,
» Mais les courtisans n’en diront pas moins
» Que j’ai planté des cornes à mon seigneur.
» Et alors s’abattra, malheureux que je suis !
» Sur ma tête la colère du Roi.

» Ah ! tâchons de trouver un expédient certain
» Contre les accusations de la médisance !
» La faveur de mon Roi m’est trop précieuse ! »
Ainsi parla l’imbécile, et aussitôt,
Sans prendre pour réfléchir un seul instant,
Il se prépara résolument au grand œuvre.

Tu sais bien, lecteur, ce que Fulbert,
Ce chanoine orgueilleux et intraitable,
Fit trancher à Abélard, lorsqu’il eut
Découvert, ô sort épouvantable et cruel !
Que le malheureux jouissait en secret
De sa nièce, la charmante Héloïse.


Tu sais ce que le paladin Renaud,
De compagnie avec le vigoureux Roland,
Coupa un jour, avec un canif,
À l’infâme dévirgineur Ferragus,
Qui avait enlevé de sa demeure
La simple et aimable fillette.

Eh bien ! ce qui fut coupé à Abélard
Et à cet affreux païen de Ferragus,
Il se le coupa à lui-même… ah ! ne détournes-tu pas la tête
D’horreur ?… de sa propre main,
Ce Ramiro, et il mit dans une boîte
Ses génitoires coupés et sanglants.

Le pauvre diable resta plusieurs jours au lit
Sous prétexte qu’il avait mal à un pied ;
Guéri à la fin, il court au palais royal,
Portant avec lui le gage de sa foi ;
Il se présente à l’appartement du Roi
Et lui parle en ces termes :

« Sire, la charge que je reçois de vous,
» Est de sa nature très délicate ;
» Je dois accompagner votre épouse ;
» Que j’aie des ennemis, j’en suis bien convaincu :
» Aussi vous laissé-je dans cette petite boîte
» Un gage sacré de ma parfaite et inviolable fidélité.

» Gardez-vous de l’ouvrir, tant que vous ne serez
» Pas arrivé à suspecter ma conduite ;
» Cette petite boîte alors suffira
» Pour dévoiler la perfidie de mes ennemis,
» Et faire éclater mon innocence, si bien ourdies
» Que soient leurs ruses exécrables et impies. »


Le Roi, qui aimait beaucoup son favori :
— « Ne crains rien, » lui dit-il, « j’ai confiance en toi,
» Ma faveur jamais ne te sera retirée ;
» Impuissant sera le cri de la calomnie :
» Si j’accepte la boîte, je t’assure
» Que même sans elle je serais tranquille. »

Il dit, et se fit apporter la cire à cacheter
Tout de suite, et le sceau royal ;
Il lia de deux fils le couvercle et le fond
Et consigna la boîte au grand garde des sceaux,
En lui disant : « Il y va de ta vie,
» Si cette petite boîte se perd. »

Cependant, la belle Elvira se préparait
À faire son grand voyage et à remplir son vœu :
Le Roi lui présenta Ramiro,
Comme son guide jusqu’à Saint Toto ;
Et la Reine, soumise aux volontés maritales,
Lança à Ramiro une tendre œillade.

Les carrosses sont prêts, ainsi que l’équipage ;
Ils encombrent les hautes portes de la royale demeure ;
Pour souhaiter à la Reine bon voyage
Accourent au palais dames et chevaliers,
Et chacun dit à part soi : « Quand elle reviendra,
» Le Roi ne manquera pas de cornes. »

Elvira était en habits de gala,
Couverte de rubis et de diamants :
Elle fit en grande pompe son entrée dans la salle
Pour dire adieu à tous ceux qui étaient là.
Et le bon Ramiro, en costume élégant,
Lui donnait majestueusement la main.


Après les cérémonies et compliments
Qu’il est d’usage de faire en pareille circonstance,
Après avoir mille fois embrassé son mari,
Et tout en versant, par ci par là, de grosses larmes,
La Reine monta en carrosse et, près d’elle,
Fit asseoir son chevalier mutilé.

Muse, quel art employa la Reine
Pour dompter le cœur glacé de Ramiro,
Que de moyens divers elle imagina pour le tenter,
Comment elle sut, même en se taisant, le requérir d’amour,
Dis-le moi ; dis-moi comment elle en vint au grand point
De lui dire clairement : « Mets-le moi. »

Elle commença par lui faire bon visage
Et le regarder en dessous de gentille façon ;
Puis sa figure s’éclaira d’un si aimable sourire,
Qu’il sembla que la voûte céleste s’ouvrît ;
Elle lui serra le pied, comme par accident, et puis
Se fit serrer le sien, sans crier : Aïe !

Elle laissa tomber sa main sur la sienne,
Elle lui demanda s’il avait fait l’amour
Dans sa vie, comme tout bon Chrétien
Doit le faire, quand il a un cœur dans la poitrine ;
Puis elle le regarde d’un œil alangui,
Elle devient rouge, elle palpite, elle soupire.

Pendant ce temps Ramiro, comme une fillette
À peine sortie du couvent,
Se tient modeste et ne comprend rien du tout ;
Il ne répond pas à des paroles si engageantes ;
La Reine croit que c’est timidité,
Et toujours de plus près elle le serre, le caresse.


Le hasard fit qu’un souffle de vent
Dérangea la guimpe de la Reine ;
L’envieuse épingle tomba, et à l’instant
Éclatèrent au jour un beau sein d’albâtre
Et deux tetons fermes et francs,
Durs comme des pommes de pin, blancs comme de la neige.

Tel un paysan qui entend déclamer
Une octave du Tasse ou de l’Arioste
Et dont l’esprit obtus ne comprend pas
Ce beau langage, si différent du sien,
S’y montre aussi indifférent
Que pour un sonnet du prêtre Merciai :

Ainsi, à la vue de ce sein de lait,
Ramiro, comme un coïon, reste insensible.
Dans le cœur de la Reine, la colère combat
Avec l’effort de la passion lubrique ;
Cependant, toujours elle renouvelle ses attaques
Et tente des épreuves de plus en plus fortes.

Elle laisse tomber la jarretière qui retient
Un de ses bas de soie sur son beau genou,
Puis, se tourne vers Ramiro et le prie
D’une voix douce, avec un regard languissant,
De la remettre lui-même à sa place,
De tirer son bas et de la bien rattacher.

En parlant ainsi, la lubrique Reine,
Insouciante de sa dignité de femme,
Releva sa robe jusqu’au genou
Et montra de quoi émouvoir une bûche,
Je veux dire un petit morceau de cuisse blanche ;
Mais en vain l’eût-elle retroussée jusqu’aux reins :


Ramiro, aussi insensible qu’une pierre,
Rattacha le bas de sa royale maîtresse ;
Bien que, la tête baissée, il sentît le parfum
Qui doucement s’exhale du palais d’amour,
Ce parfum sur son nez fit autant d’effet
Qu’un pauvre petit zéphir sur un rocher des Alpes.

La Reine perdit patience,
Et se dit en elle-même : « Quel imbécile est-ce là ? »
Cependant, elle ne voulut céder à la colère
Et persista à le croire trop timide ;
Jusqu’au moment où, près d’un bois plein d’ombre,
Elle le fit descendre avec elle de voiture.

Elle lui prit le bras et voulut faire
Avec lui dans le bois une partie de promenade ;
Elle fit rester tous ses gens derrière,
Et foulant la tendre herbette,
Avec le favori pénétra plus avant,
Parmi ces futaies hautes et touffues.

Alors, sous le prétexte d’un accident
Qui arrive souvent aux femmes : « Ah ! que je souffre ! »
Dit-elle, « à l’aide, Ramiro ! » et incontinent
Elle se laissa choir à terre de telle sorte,
Que sa jupe lui couvrit le visage
Et laissa voir de ses cuisses la gentille entaille.

Cela voulait dire en bon Toscan :
« Allez-y, mon cœur, me voici. »
Mais que pouvait ce pauvre Chrétien
Sans l’oiseau ? Il ne comprit pas ou fit semblant,
Et il se mit à crier : « Eh ! du monde ! par ici !
» Sa royale Majesté se trouve mal ! »


Aussitôt accoururent pages, chambellans,
Femmes de chambre, dames de la Cour,
Lesquels, entendant ces appels désespérés,
Crurent qu’Elvira se mourait.
Ils la trouvèrent sans connaissance sur le gazon,
Avec ses jupes relevées à mi-corps.

L’un lui jette de l’eau à la figure,
Un autre demande à Ramiro ce qui est arrivé,
On met sous le nez de la Reine de l’eau de senteur,
On lui fait avaler des gouttes d’élixir ;
Quelques-uns rient et se disent entre eux :
« Le Duc est trop bien monté. »

La Reine finit par reprendre connaissance,
Encore qu’elle ne l’eût jamais perdue ;
Elle rendit grâces à tout ce monde empressé
Qui était venu pour lui porter secours,
Tourna sur Ramiro des yeux irrités,
Et remonta en voiture avec lui.

Après une pareille épreuve, n’importe quelle dame
Aurait dit : « Qu’il s’en aille au diable ! »
Mais Cupidon était si bien maître de l’âme d’Elvira,
Qu’elle se souciait du point d’honneur comme d’un radis.
Elle médite un nouvel assaut
Et se prépare à une bataille décisive.

Ils arrivèrent le soir à l’hôtellerie du Tondo.
La Reine soupa avec le favori
Dont la conversation vive et enjouée
Accrut dans son cœur le lubrique appétit.
Ramiro, bigotisme à part,
Était un homme aimable et spirituel.


Après souper, ils se souhaitèrent bonne nuit,
Et chacun s’en alla dormir :
« Dieu protecteur des ébats amoureux ! »
Se mit à dire alors Elvira,
« Assiste-moi dans cette nouvelle tentative,
» Échauffe ce cœur de glace, ou je ne vis plus ! »

Elle attendit qu’il se fût mis au lit,
Et, le sein brûlant d’une ardeur effrénée,
Elle entra dans la chambre où le pauvre homme
Appelait le sommeil et l’appelait en vain ;
Car il avait le cœur brisé de repentir,
De s’être fait cette terrible opération.

Aussitôt elle s’élança sur lui
Et lui couvrit de baisers la poitrine et les joues.
Ramiro fait tous ses efforts,
Il se détourne, il se débat, il se dégage,
Mais en faisant ainsi, il irrite les désirs
De la Reine qui l’embrasse plus étroitement.

Elle éclate enfin : « Dis-moi, cruel, qui es-tu ?
» Un tigre ? un lion ? un tronc d’arbre ? un rocher ?
» Ne devines-tu pas mes désirs ?
» Le martyre de mon pauvre cœur ne t’émeut-il pas ?
» Tu me refuses ton amour ! Eh quoi ? veux-tu voir,
» Orgueilleux, une Reine à tes pieds ? »

— « Elvira, » répondit alors Ramiro,
« Le ciel sait si je voudrais te complaire,
» Le ciel sait si ce cœur meurtri t’adore,
» Mais je n’ai plus mon outillage.
» — Comment ? que dis-tu ? Peut-être… — Ah ! pardonnez ! »
S’écria Ramiro, « et voyez mon malheur ! »


Il dit, et se découvre entièrement… Ah ! l’affreux coup d’œil !
Il n’avait plus ni mirliton, ni grelots !
Pensez si Elvira fut désolée !
Sur le lit elle tomba à plat ventre
En criant : « Ô ciel ! qui jamais aurait pu prévoir
» Male chance si extraordinaire et si cruelle ?

» Adieu, mon cher Ramiro, dormez bien,
» Je ne vous ôte pas pour cela mon estime ;
» En dépit de mes affreux tourments,
» Vous me paraissez toujours le galant homme de jadis. »
Elle dit, et retourna furieuse dans sa chambre,
Où elle passa toute la nuit à blasphémer.

L’histoire dit que depuis cet instant
Ramiro lui parut un homme horrible,
Un vilain, une bête, un rustre, un ignorant ;
Et sa haine pour lui fut si visible,
Que les valets de cuisine même s’en aperçurent
Avant d’arriver au temple de Saint Toto.

Quand les courtisans furent bien persuadés
Que la Reine avait Ramiro dans le cul,
Ils firent mille vaines suppositions,
Mais personne ne put découvrir la vérité.
L’un disait : « Ramiro a le mal Français, »
Et l’autre : « Il a le mirliton trop petit. »

Alvaro, en laissant partir sa femme,
Avait donné l’ordre à un officier
Qui, longtemps nourri dans les Cours,
N’avait pas son égal en astuce,
De lui faire un rapport très exact
De tout ce qui pourrait arriver.


Bien qu’en Ramiro il eût grande confiance,
Parce qu’il le savait ennemi du sexe,
Il voulut cependant, et en cela point ne fut sot,
Mettre à ses trousses un espion attitré ;
Car, comme dit le proverbe, l’occasion
Fait de l’honnête homme un larron.

Ricotta (ainsi se nommait l’officier),
Voyant la Reine en colère,
Ne la jugea pas comme ces esprits vulgaires,
Qui décident de tout sans réflexion ;
Mais il crut cette colère une ruse superfine
Destinée à cacher sa faute.

« Elle veut, » se dit-il en lui-même, « faire oublier
» L’aventure scandaleuse du bois.
» Certainement elle s’est fait tambouriner ;
» Maintenant elle cache sa passion au fond du cœur,
» Et veut nous jeter de la poudre aux yeux,
» Mais, jarnidieu ! nous ne sommes pas des niais. »

En conséquence, il écrivit au Roi une belle épître
Dont la teneur était la suivante :
« Majesté, que le ciel envoie chancre et fistule
» À Ricotta, votre humble serviteur,
» Et infligez-lui le châtiment le plus sévère,
» S’il ne vous dit pas sur ce papier la vérité.

» Sachez que Ramiro est un fameux vaurien :
» Il est parvenu à séduire votre femme,
» Elle est devenue sa maîtresse,
» Et quoi qu’elle fasse mine de l’avoir en horreur,
» Elle l’a rendu, à l’heure qu’il est, maître de son domaine.
» Votre serviteur et sujet, — Ricotta. »


À peine Alvaro eut-il reçu ce papier,
Qu’il assembla son grand conseil,
Et du haut de son trône doré
Il lança trois fois vers le ciel un regard furieux ;
Puis, saluant à la ronde ceux qui l’écoutaient,
Il s’écria en colère : « Je suis cocu, Messieurs !

» Ramiro exploite ma femme : or, voyons quel
» Châtiment se peut infliger à lui et à elle ? »
Tous répondirent qu’en pareil cas,
Les Dieux interdisent toute pitié,
Et que le juste supplice des traîtres
Peut seul remédier à si mauvais exemple ;

Mais que, pourtant, avant de prononcer la sentence,
Il faut écouter les délinquants ;
Qu’il les fasse donc amener en sa présence,
Qu’il donne connaissance des preuves,
Et, s’il peut démontrer qu’il est cocu,
Les coupables subiront la peine qu’ils méritent.

Alvaro approuva tout, et incontinent
Furent expédiées une foule d’estafettes :
Il rappelle la Reine tout de suite
Et ne lui permet pas d’aller plus loin.
D’autres ont mission d’accomplir le vœu
Qu’elle a fait jadis au martyr Saint Toto.

Voici la Reine qui revient
Avec Ramiro, en toute hâte, à la ville.
Elvira est toute tremblante, la pauvrette,
Elle ne sait ce qu’elle doit craindre
Et, pour la tourmenter, pour l’inquiéter plus encore,
Son mari ne vient pas à sa rencontre.


À peine a-t-elle mis le pied dans le palais
Que trente soldats, commandés par un capitaine,
Se présentent pour les arrêter tous deux.
Elvira prie et vainement se lamente :
Ramiro est jeté dans un cachot, et elle
Est recluse et gardée dans une chambre étroite.

Le jour suivant, le Conseil se réunit
Et le Roi fit venir le couple infidèle ;
Alors, les regardant d’un œil sévère :
« Ah, traître ! épouse impie ! » s’écrie-t-il,
« C’est après un trait si noir qu’on me revient ?
» C’est à votre Roi que vous avez osé planter des cornes ! »

Aussitôt Ricotta entreprit de les confondre ;
Et, dans un long réquisitoire,
Il voulut prouver qu’entraîné par la luxure,
Elvira avait encorné le Monarque ;
Il raconta l’histoire du bosquet, et puis
Cita des témoins pour confirmer ses dires.

À la Cour, quand on veut
per fas ou per nefas perdre quelqu’un,
On trouve toujours un menteur sous la main,
Chacun fait l’office de faux témoin ;
Il y eut bien des gens pour appuyer Ricotta,
Et pour jurer qu’Alvaro était cocu.

Ramiro alors demanda la parole
Et dit : « Ô Roi juste et clément,
» J’ai entendu les calomnies de ces gens-là,
» Mais je n’éprouve aucune crainte :
» Faites-vous apporter ici la boîte
» Que je vous ai donnée au moment de partir. »


Le Roi fit un signe et aussitôt fut obéi ;
La boîte à l’instant fut apportée,
Avec ses cachets et gardée sous clef
Comme un bijou rare et précieux.
Ramiro alors en présence du Roi l’ouvrit
Et en tira un mirliton et deux grelots.

Je dis un mirliton et deux grelots
Embaumés et enveloppés dans du coton :
« Tout ce que vous voyez-là, grand Roi, fut à moi ;
» Je m’en suis fait moi-même l’amputation,
» Regardez ! » À l’instant il ouvrit sa braguette
Et montra la plaie vide à ses juges.

Ainsi que… ce serait ici le cas de faire
Une comparaison dans le style du Tasse ;
Mais, j’en jure par Bacchus, ça ne me vient pas à présent
Et je me sens las d’avoir si longtemps conté.
Suivons donc le précepte Latin
Qui nous dit : ad eventum festina.

Alvaro fut enchanté d’être convaincu
Que sa femme ne lui avait pas planté des cornes,
Il l’embrassa et s’écria : « Je m’avoue vaincu,
» Mon épouse chérie, reviens sur mon cœur. »
Elle secoua la tête à ces mots, son visage se couvrit
De rougeur et elle feignit un peu de colère.

Puis elle répondit : — « Mon Seigneur, vous voyez
» Que Ramiro est innocent, mais cela n’empêche pas
» Que vous m’entendrez tourner partout en ridicule
» Parce que j’ai eu pour compagnon un vil eunuque ;
» Cet homme n’est plus à sa place en votre Cour,
» Et il ne faut pas l’y tolérer plus longtemps. »


Le Roi, pour lui plaire, de la Cour
À jamais bannit Ramiro,
Et, sous peine d’une mort certaine,
Voulut qu’il allât en exil hors du royaume,
Pour ne plus rappeler à Elvira
L’auteur mutilé de ses tourments.

Jouer à cette méchante Reine un mauvais tour,
Il le pouvait en racontant ses tentatives,
Le bon Ramiro : mais il la méprisa ;
Il quitta tout de suite la Cour,
Laissant au Roi et à ses féaux conseillers »
La boîte au mirliton et aux grelots.




LA GAGEURE


À MON C…TI


Que le ciel favorable et la fortune clémente vous accordent au jeu et en amour l’adresse et la force de mon Fra Biagio, comme je vous offre cette nouvelle en souvenir de vos bons procédés pour moi. — Portez-vous bien.



LA GAGEURE


˜˜˜˜˜˜˜˜


C…ti, j’ai toujours l’idée bien arrêtée
Que je vous suis redevable d’un petit présent ;
Je veux donc vous raconter une gageure
Qu’un jour gagna un moine maudit…
Oh ! diable ! toujours des moines ? direz-vous,
Ne savez-vous parler d’autre chose que de moines ?

Mais n’a-t-il pas été permis au bon ser Lodovico,
En quarante chants des plus prolixes et six de plus,
De nous éreinter le dessous de l’ombilic
À nous parler sans cesse de chevaliers errants ?
Je sais que mes vers ne valent pas les siens,
Mais, par Dieu ! vous n’êtes pas cardinal.

Sur son char doré, vers l’Orient
Apparaissait le soleil qui nous porte le jour ;
Et de ses rayons éclatants
Il commençait à faire resplendir la voûte azurée ;
Zéphyr le précédait, qui faisait trembler
Les gazons et les feuilles, et rider les ondes.


Sur les branches, les habitants de l’air, aux mille couleurs,
Faisaient entendre leurs chants harmonieux ;
Dans les prés verts, humides de rosée,
Se jouaient les enfants de l’aimable Doris ;
Partout une odeur parfumée…
En un mot, il faisait jour déjà.

Tout riait dans la nature : seul
Sous un hêtre était couché, bien triste,
Fra Bernardino qui, levant vers le ciel
Des yeux hagards, tantôt frémissait en silence,
Tantôt s’écriait : « Aïe ! triste aventure que la mienne ! »
Tantôt lâchait quelque juron.

Comme il allait ainsi, exhalant sa douleur,
En blasphémant, pleurant et soupirant,
Arriva Fra Biagio, habile quêteur
De nos religieux Franciscains :
Il vit son camarade, s’approcha de lui
Et s’écria : « Que fais-tu là, Fra Bernardino ? »

— « Ce que je fais ? » dit-il, « je me ronge les poings
» De rage, de colère et de honte ;
» Je donnerais, cordieu ! mon âme aux chiens,
» Je m’ensevelirais vivant dans une fosse,
» Mais… passe ton chemin, Fra Biagio,
» Et que le ciel t’accorde plus de chance et de bonheur ! »

À ces paroles, le moine étonné
Lui repartit : — « Frère, que t’est-il arrivé ?
» Est-ce qu’en raison de ta bonne conduite
» Tu as été expulsé du pays ?
» As-tu engrossé une fille ? as-tu la peste ?
» Ou bien t’est-il venu des crêtes au cul ? »


— « Foutre ! laisse-moi tranquille, Fra Biagio,
» Laisse-moi dévorer seul mon chagrin,
« Et que dans l’enfer une cruelle angoisse
» Me précipite, avec le mal an que le ciel me donne !
» De toute façon, ce qui est fait est fait,
» Et en parler serait peine perdue. »

— « Tu te trompes, mon frère, » répliqua Fra Biagio,
« Tout chagrin, si amer qu’il soit,
» Quand on veut le conter à un ami,
» S’adoucit, s’il ne se dissipe,
» Raconte-moi tes malheurs : je te conseillerai,
» Et te viendrai en aide dans ton extrémité !

» Expose-moi le fait simplement :
» Je n’ai pas besoin de te dire
» Que je suis ton ami et même ton parent,
» Si la figue entre nous peut créer parenté…
» — Ah ! tais-toi ! » dit l’autre, « c’est justement de la figue
» Que me vient mon désespoir et ma détresse.

» Assieds-toi, Fra Biagio, je te raconterai une aventure,
» Une aventure, par Dieu ! telle qu’en ce monde
» N’arriva jamais la pareille ; je suis persuadé
» Que quelque diable ennemi du capuchon
» Est venu du fond de l’enfer tout exprès
» Pour me causer tant de peine et de tourment.

» Phébus allait se baigner le cul
» Dans l’Océan, et vingt-trois heures étaient sonnées,
» Quand hier soir, dans cette plaine, satisfait
» D’abondantes aumônes ramassées,
» Je poussais devant moi à force de coups
» Mon âne chargé à n’en pouvoir plus.


» J’aurais pu peut-être rentrer au couvent,
» Éloigné, comme tu sais, de cinq ou six milles,
» Mais il s’éleva tout à coup un vent furieux
» Qui secoua violemment le feuillage des arbres ;
» Dans l’air se répandit un nuage infect
» De fine et puante poussière.

« Puis commença une maudite pluie,
» À rendre des points au déluge universel ;
» Je me mis en toute hâte sous un chêne vert,
» Cherchant un abri contre cette tempête :
» Mais en vain, j’y fus tellement trempé,
» Que j’avais l’air d’un poussin déplumé.

» L’orage dura plus de deux heures ;
» Quand il cessa, la nuit était si obscure,
» Que se mettre en route sans lanterne,
» C’était jouer à la mourra[3] dans un tombeau.
» J’avais perdu mon fidèle compagnon :
» L’âne était tombé dans le torrent.

» Mais, en réfléchissant plus à l’aise à l’endroit
» Où m’avait surpris une si affreuse tempête,
» Il me vint à l’esprit que pas bien loin
» Habitait un fermier appelé Méo,
» Mauvais drôle, larron fieffé,
» Qui trouverait à voler sur une coque d’œuf ;


» Un avare, un brigand, qui pour un sou
» Ferait l’espion et même le sbire ;
» Si, pour pendre son père, le bourreau
» Manquait, il se chargerait au moins de lui tenir les pieds :
» Enfin, les moines qui vont quêter aux alentours
» N’osent pas lever les yeux sur sa maison.

» Plutôt que de passer la nuit transi de froid
» Et trempé comme je l’étais, à découvert,
» J’ai voulu de cette vermine en habit
» Gagner le toit, bien que je fusse certain
» Que je ne pouvais attendre d’un si affreux vaurien
» Autre chose qu’une méchante affaire.

» Mais un motif plus puissant dans cette maison
» M’attirait : depuis longtemps j’étais
» Amoureux de la belle femme
» Du fermier, nommée Dorotea ;
» Je voulais essayer si à ce maudit
» Je pourrais jouer le tour de lui planter des cornes.

» Appuyé sur mon bâton, à pas lents,
» Au risque de me casser le cou à chaque instant,
» Poussé par la volonté du malin Satanas,
» Qui ne m’avait pas encore fait assez souffrir,
» J’arrivai à la porte de ce mécréant,
» Et je criai en frappant : Dieu soit béni !

» Il vint ouvrir en personne, et, soudain :
» — Bah ! dit-il, cordieu ! que vois-je ? un moine ?
» Je ne loge pas si triste engeance,
» Allons ! mon petit père, vous vous méprenez,
» Racaille monastique n’entre pas ici :
» Ce n’est pas un terrain à planter votre vigne. —


» Moi, avec cette humilité qui nous sert à tromper
» Les niais, à nous autres quêteurs,
» Pendant que nous envoyons faire foutre
» En secret quiconque nous refuse ses bienfaits,
» Je demandai à ce traître lit et pitance,
» Par les mérites de notre père Saint François.

» — Saint François ! cria-t-il, joli mot !
» C’est avec cela que vous escroquez allègrement
» Et assouvissez les appétits de votre gueule,
» Sans rien vouloir faire en ce monde ;
» Cette corde et ce sayon rustique
» Sont la vraie livrée du fainéant. —

» Alors moi, en nasillant, et le cou tors,
» Je lui dis : — Ah ! signor, ne soyez pas si cruel !
» On me trouvera mort dans le bois voisin,
» Si à cette heure et par ce temps vous me chassez ;
» Je dormirai dans l’écurie ou dans le grenier à foin,
» Et même, si vous le voulez, dans l’étable à porcs. —

» Il remua la tête, réfléchit un instant,
» Marmotta entre ses dents, mais je ne compris pas,
» Puis il dit : — Je te donnerai à souper et à coucher,
» Mais faisons d’abord nos conventions.
» As-tu de l’argent dans ta poche ? — Oui, signor,
» Répondis-je ; il répliqua : — Sors-le. —

» Tout en parlant ainsi, il déposa vite
» Dix sequins sur une petite table :
» — Sortez-en autant, mon petit père,
» Dit-il, et que le premier d’entre nous qui s’oubliera
» À dire des paroles obscènes, déguerpisse,
» Perde son argent et couche sur la route. —


» Pour mon malheur, j’avais pareille somme,
» Produit de messes célébrées au couvent,
» Et comme je ne savais quelle idée
» Ce fourbe avait alors en tête,
» À l’entendre établir une telle convention,
» Il me sembla sortir d’affaire à très bon marché !

» Diable ! me disais-je à part moi, en voilà un qui me prend
» Pour un grand sot, assurément :
» Il ne connaît guère le métier de moine,
» S’il croit me mettre à une bien dure épreuve ;
» Dissimulation et hypocrisie sont peut-être pour un moine
» Choses extraordinaires et inusitées ?

» Il me laissa, puis revint et m’introduisit
» Dans une chambre proprette et élégante ;
» Il me mena près du feu pour me sécher,
» Ensuite la table fut dressée,
» Sur laquelle des paysans à son service
» Apportèrent un souper, mais un vrai souper de fermier !

» Pendant qu’ils faisaient les préparatifs,
» Le fermier avait quitté sa mine rébarbative,
» Et s’entretenait familièrement avec moi ;
» Nous cherchions, chacun de notre côté, le moyen
» De faire dire à l’autre une bêtise
» Et de le forcer ainsi à s’en aller.

» Mais vainement : une telle guerre était sans danger,
» Guerre entre galérien et marinier ;
» Je ne cédais pas, il résistait ferme,
» Je montrais de la prudence, et lui aussi ;
» Nous nous tenions tous deux sur nos gardes, si bien
» Qu’alternativement nous crevions de rage et de rire.


» Cependant j’étais fort étonné
» Que Dorotea ne se fût pas encore montrée.
» Ah ! me dis-je en moi-même, ce traître
» Des cocus craint d’augmenter la liste !
» Mais il me dit que si elle tardait,
» C’est qu’elle avait à faire le pain et la lessive.

» À la fin, la belle parut, et quel
» Vaste incendie s’alluma dans mon sein,
» Je ne saurais le dire, Fra Biagio ; d’une pareille ardeur
» Jamais ne brûlai, et semblable poison,
» Doux poison qu’on prend par les yeux, dans mon cœur
» Ne fut jamais versé par ce polisson d’Amour.

» Nous nous mîmes à table, et en face
» De moi se plaça mon idole adorée,
» Elle me fit de l’œil et je lui en fis,
» Nous comprîmes tous deux une si douce invite,
» Et déjà dans le fermier Meo il me semblait voir
» Le plus grand cornard que la terre eût porté.

» Pendant ce temps-là, de mets choisis et de bon vin
» Je me remplissais avidement la panse ;
» Déjà du délicieux Chianti et de l’Artimino
» La fumée me montait à la tête ;
» Ils faisaient échec à ma raison,
» Cupidon et Bacchus me brûlaient le cœur.

» Ainsi bouillant de chaleur, et, devant moi,
» Voyant toujours la belle Dorotea,
» Je sentis le géniteur des hommes et des saints
» Qui déjà se mettait à lever la tête ;
» Il devint bientôt si raide et si dur,
» Qu’il aurait enfoncé… j’ai presque dit un mur !


» Comme j’étais en cet état, le fermier Meo,
» Embrassant sa femme et se tournant vers moi,
» Lui fit quelques caresses de mari ;
» Il patina son beau sein, son gentil visage,
» Puis il me dit : — De grâce, mon petit père,
» Parlez-moi franc, ma femme vous plaît-elle ?

» Voyez quels cheveux ! Une jolie blonde
» Comme elle, cela s’est-il jamais vu ?
» Regardez ces beaux yeux ! et cette bouchette !
» Un vrai corail ! c’est l’amour même !
» Si vous voyiez son sein ! on dirait du lait ;
» Quels beaux tetons ! qu’ils sont durs et bien faits ! —

» En disant cela, il écarta le fichu
» Qui cachait sa blanche poitrine,
» Et à moi qui étais juste en face d’elle,
» Il montrait ce trésor enviable !
» À la vue d’un si bel objet, je demeurai
» Presque privé de sens et hors d’haleine.

» Le malin fermier, qui dans un tel état
» Me vit, donna un baiser à Dorotea,
» Et me dit : — Elle me rend heureux,
» Rien que de la voir me récrée ;
» Vous-même, si vous n’étiez pas moine, vous auriez
» Autant de plaisir à voir cela près de vous.

» Dites-moi, Fra Bernardino, qu’en feriez-vous
» Si les Dieux vous donnaient pareille femme ?
» À quel gentil usage l’emploieriez-vous ?
» — Foutre ! nom de Dieu ! je la f…rais !… —
» Voilà la stupide réponse que, pour mon malheur,
» Arrachèrent de mes lèvres le vin et l’amour.


» Avec autant de tapage qu’un navire de guerre,
» Quand il vous assourdit de ses canonnades,
» Il ouvrit une large bouche, il fronça le sourcil,
» Le coquin, et pouffant de rire,
» Tourné vers moi, qui me repentais bien de mon langage,
» Il me cria : — Cochon de moine, je t’y ai pincé !

» Ce n’est pas un, ce sont deux mots obscènes
» Qui sont sortis de ta lèvre insolente.
» Je suppose que tu as bien compris
» La convention entre nous établie :
» Tu peux vider la maison sans retard,
» Si tu ne veux en être chassé de force. —

» Je pleurai, je priai, mais inutilement ; le cruel
» Ne voulut écouter ni prières, ni excuses.
» Le ciel était absolument noir,
» Je n’avais pour guide que mon bâton,
» Et, pour compléter le tableau,
» La pluie venait de recommencer.

» Comment j’ai passé la nuit et dans quel supplice,
» Fais-t’en une idée, car je ne puis le dire ;
» Mais, mon frère, ce n’est pas le tourment que j’ai souffert,
» Ni la perte subie qui causent mon martyre :
» Il me déplaît seulement que ce vilain bougre
» Ait pu me coïonner de pareille façon.

» Ah ! malheureux que je suis ! Terre, entr’ouvre-toi,
» Et découvre-moi la gueule de l’enfer ;
» La vie pour moi ne vaut plus un liard,
» Depuis que j’ai servi de jouet à ce mauvais drôle.
» Où es-tu, Belzébuth ? emporte-moi
» Et mets ainsi un terme à ma douleur ! »


Tandis que Fra Bemardino épanchait ainsi
Le chagrin dont cette méchante aventure avait rempli son cœur,
Son camarade qui, attentif, l’écoutait,
Fit péter, à force de rire, les boutons de sa braguette ;
Il lui répondit enfin : — « Eh ! mon frère !
» Je ne te croyais, pardieu ! pas si coïon !

» Il vaudrait mieux que tu fusses mort
» Il y a trois ans, de ce mal Français que tu as eu,
» Que de faire au capuchon pareille avanie ! »
Puis il se prit le menton dans la main,
Pinça les lèvres, baissa les yeux, remua
La tête, et frappa légèrement la terre du pied.

Ensuite, il leva le front et dit à son camarade :
— « Eh bien, mon frère, que veux-tu me donner
» Si je regagne la somme que tu as perdue
» Et si je te rends tes sequins ?
» Je dirai plus, pour soulager ta douleur,
» Si je les tire de la poche de ce fermier ? »

Avez-vous jamais vu, sous un ciel sombre,
Un nuage, s’entr’ouvrant à l’improviste,
Montrer dans sa splendeur le roi de Délos,
Puis se refermer ? Ainsi apparut le rire
Comme un éclair sur le visage du moine, puis
Il retomba dans ses transports de colère.

— « Tais-toi, » dit Fra Biagio, « au lever du soleil,
» Demain, tu n’en seras pas là.
» Et… crois-en ma parole, je te prie…
» Tu auras dans ta poche les sequins perdus…
» — Dis-tu vrai ? » répondit Bernardino ;
Et, à ces assurances, sa colère se calma un peu.


« Mais que puis-je te donner ? Dis ? Que prétends-tu ?
» Veux-tu que je te cède ce que j’ai perdu ?
» Ou que je te donne d’autre argent ?
» Pourvu que ce cornard, ce manant ne rie plus,
» Je te promets autant d’autres sequins,
» À l’octave des Morts ou à la Toussaint.

» Je compte trop sur la bonne volonté
» Et sur la simplicité des fidèles
» Pour me plaindre à propos d’une si petite somme,
» Si ce n’était l’affront que j’ai reçu.
» Nous sommes collègues, tu connais le métier,
» Et tu sais ce que vaut cette besace. »

— « Bourse commune, » dit alors Fra Biagio ;
« Le chien, comme dit le proverbe, ne mange pas le chien,
» Mais dans mon pauvre cœur l’amour a lancé
» Un trait perçant, il y a trois ou quatre semaines,
» Pour Sœur Lorenza, ta bonne amie,
» Qui se tient à l’église avec tant de révérence.

» Foutre ! Fra Bernardino ! oh ! qu’elle est belle !
» C’est un vrai morceau de provincial !
» Je sais que pour toi elle lève le cotillon :
» Si elle le levait aussi pour moi, y aurait-il grand mal ?
» Veux-tu me faire le plaisir qu’une autre fois
» Je t’ai fait, en te prêtant Sœur Francesca ? »

— « Mon frère, pourquoi non ! Foutre ! demain
» Je te promets que tu seras servi.
» Peuh ! ce ne sont là que des bagatelles !
» Quand une femme a accordé ses faveurs à un moine,
» Par exemple, le premier jour de l’Avent,
» Tout le couvent lui a passé dessus à Noël. »


Ainsi fut convenu entre les quêteurs ;
Ils promirent de se retrouver le lendemain matin,
Mais quand les étoiles commencèrent à paraître,
Et que la nuit eut tout couvert de ses ombres,
Fra Biagio, affamé de vengeance,
Frappa vite à la porte du brigand de fermier.

Celui-ci ouvrit, en s’écriant : « Un autre moine ! »
(Le vaurien y avait pris goût)
« Bonsoir, mon père, oh ! passez,
» Déposez-moi besace et bâton.
» Bravo ! Eh bien, voulez-vous, bon père,
» Mettre dix sequins sur cette petite table ? »

— « Pourquoi ? » répondit le moine. — « C’est un nouvel usage, »
Répliqua le fermier, « que dans ma maison,
» Pour que personne ne manque à la politesse,
» Chacun dépose pareille somme ;
» Celui-là la perd et par punition est mis à la porte,
» Qui prononce le premier un mot obscène.

» Prenez cela en bonne part, mon petit père. »
Et en parlant ainsi, il déposa somme égale.
— « Bravo, » dit le moine, « cela me plaît,
» Mais je ne suis pas content de la quantité,
» Dix sequins ne signifient rien :
» Si nous voulons jouer, jouons-en vingt. »

— « Mieux que cela, » dit le fermier, « jouons-en trente.
» — Trente, cela va, signor, » répondit le moine.
Et ils sortirent tous deux une somme égale
En monnaie de fort bon aloi.
Cela fait, le fermier et le frère
Entrèrent en conversation.


Longtemps et en vain l’un l’autre ils se tâtèrent,
Entre deux maîtres larrons était la querelle ;
Le moine était fourbe et le fermier traître ;
Celui-ci espère que le vin lui viendra en aide :
Ils se mettent à table, et devant le moine le fermier place
De sa gentille épouse le charmant visage.

Le souper fut somptueux, comme c’est la coutume
Dans la maison d’un fermier cossu.
Il versa au moine, plus que celui-ci n’en voulait,
De Bacchus la généreuse liqueur ;
Comme un chasseur qui prépare ses filets, la femme
Joue de la prunelle, regarde le moine et fait des mines.

Mais tel qu’un rocher en mer, dont l’eau agitée
Frappe en vain les flancs,
L’astucieux Fra Biagio reste inébranlable,
Bien qu’il feigne de répondre aux signes de la dame,
Et qu’il ait l’air d’être ivre, pour que le mari
À continuer le jeu se trouve encouragé.

Quand le moment parut venu au fermier Meo,
Il serra sur son cœur la belle Dorotea ;
Il vanta sa blonde chevelure, son œil noir,
Sa bouche qui appelait les baisers ;
Il lui découvrit le sein, et palpa
Ses beaux, fermes et gros tetons.

Le moine tenait la bouche ouverte, les yeux
Écarquillés, et de la tête aux pieds
Tous ses membres semblaient agités
Comme il arrive à un homme qui voit un objet désiré,
Et le fermier : « Si vous la possédiez,
» Mon père, » dit-il, « qu’en feriez-vous ? »


— « Rien, » répondit le renard. — « Oh ! ce n’est pas possible ! »
Dit le fermier, et il rit un tantinet ;
Puis, continuant à lui patiner les seins :
« Qu’en sauriez-vous faire, dites, petit père ?
» — Oh ! rien… », répondit-il, « je ne saurais…
» Au fait, j’en ferais un train de voiture. »

— « Oh ! quelle sottise ! un train de voiture !
» Faire cela d’une femme ! je voudrais bien le voir, »
Dit le fermier ; « quelle idée bizarre !
» Comment, bon Dieu, vous est-elle venue en tête ?
» — Fermier, » dit Fra Biagio, « mon idée,
» Comme je puis le prouver, est juste et bonne.

» Permettez que votre femme
» Se mette un instant à plat ventre par terre,
» Et vous verrez que je n’ai pas dit une chose
» Qui soit, comme vous le croyez, téméraire. »
Le fermier réfléchit un peu, puis il consentit
Et Dorotea se coucha par terre, tout de son long.

« Courbez les bras, en mettant sur le sol
» Le bout de vos doigts, » dit le moine ;
« Maintenant dressez-vous sur vos genoux…
» Voici les quatre roues déjà formées,
» Et ce gentil minois, où règne l’amour,
» Représente le marche-pied du cocher. »

— « Oh ! » dit Meo, « la chose ne va pas mal,
» Je le vois, c’est vrai dans une certaine mesure,
» Mais, mon cher frère, l’idée ne vaut rien,
» Ne le voyez-vous pas ? il manque le timon. »
Le drôle sourit, et repartit :
— « Laissez-moi faire, il y aura tout ce qu’il faut »


Alors, relevant sa robe, il tira
De sa braguette un nerveux et abbatial engin.
— « Sacredieu ! que fais-tu, foutu cochon ? »
S’écria le fermier ; puis de sa trop grande vivacité
Il se repentit en vain ; en vain il aurait voulu
Se renfoncer ce mot dans sa gorge.

— « Ah ! sors d’ici, cordieu ! âne et sot que tu es ! »
Dit Fra Biagio, « et pour une autre fois apprends
» À risquer un peu mieux ton argent ;
» Examine d’un peu plus près à qui tu as affaire. »
Le fermier s’en alla tout penaud,
Et le moine resta seul avec la femme.

Alors, si l’on en croit Ammien Marcellin
Qui raconte le fait, dame Dorotea,
Qui avait contemplé si près d’elle
Ce bel engin qu’on aurait dit d’un âne,
Eut scrupule de le laisser inutile
Et ne se fit pas prier pour l’essayer.

Fra Biagio, le lendemain matin,
Partit triomphant, et de son camarade outragé
Avec vingt sequins il guérit la douleur ;
Il lui en resta dix à lui pour sa part,
Au grand déshonneur du fermier, lequel, dit-on,
Se pendit de honte et de dépit.




LE FAUX SÉRAPHIN


À MONSIEUR L’ABBÉ…


Pendant que, vers midi, nonchalamment couché sur votre excellent sofa, vous restez à convertir en chyle votre succulent déjeuner, et à demander au ciel bon appétit pour le copieux et excellent dîner qui vous attend, égayez-vous, Monsieur l’Abbé, avec la Nouvelle que je vous offre. Si par hasard vous vous endormez à moitié, n’attribuez pas ce sommeil à l’inexpérience ou au peu d’habileté du poète, mais pensez que mes vers auront alors le même sort que votre bréviaire.

Je vous salue et vous souhaite un bon cuisinier.



LE FAUX SÉRAPHIN


˜˜˜˜˜˜˜˜


Vénérer les Saints du paradis
Est certainement une action méritoire,
Mais il y a quelquefois des coquins…
On risque de passer pour un imbécile…
Monsieur l’Abbé, l’affaire est sérieuse,
Il y faut de la sagesse, il y faut du discernement.

Il n’est pas rare de trouver des imposteurs
Qui font croire aux âmes pieuses
Qu’ils leur procureront les grâces et les faveurs du ciel…
Et puis ils tirent, pardieu, certaines carottes…
Ils trompent les dames, escroquent ce qu’ils peuvent, et après
Se démantibulent les mâchoires à rire de vous.

Comme je ne suis pas habitué à avancer
Une chose que je ne puisse prouver ;
Comme je réfléchis longuement avant de parler,
Parce que je ne veux pas être exposé à rougir,
Monsieur l’Abbé, écoutez ce fait
À l’appui du langage que je vous ai tenu.


Dans un vaste royaume, nommé l’Antignano,
Vivait jadis une certaine Pollonia,
Qui, après la mort de son mari Bastiano,
Jouissait d’une assez honnête aisance,
En compagnie d’une fille seulement
Qui était une merveille de beauté.

Cette fille avait à peine dix-sept ans accomplis,
L’amour pour elle subjuguait tous les cœurs,
D’un autre côté, elle n’éprouvait pas
Les amoureux tourments et vivait libre de tout lien.
Elle passait sa vie tranquille et paisible
Et se nommait… attendez… Margherita.

La mère avait soixante ans passés
Et jouissait encore d’une bonne santé ;
Mais elle avait les yeux bordés de rouge
Avec les paupières renversées en dehors,
Ce dont elle se montrait bien désolée,
Car elle avait peur de perdre la vue.

Du côté de sa maison on voyait tourner
Un million de moines allant et venant,
Capucins, frères chaussés, réformés,
Minimes, jacobites, récollets,
De qui elle recevait assez de louanges
Pour en faire un autre Kyrie eleison.

Les moines restaient souvent à dîner
Et recevaient encore des aumônes pour dire la messe :
Il convient de faire ici une observation
Et je crois bien qu’elle me sera permise,
D’autant plus qu’elle a été faite par Bellarmin
Qui a écrit cette histoire en bon Latin.


Bien que l’engeance monacale en si grand nombre
Fréquentât la maison de Pollonia,
Margherita était encore vierge !
Je ne sais comment cela pouvait se faire,
Car je sais que pour engrosser nombre de femmes,
Il suffit, dans une maison, d’un seul moine.

Médecins, et chirurgiens, et charlatans,
Pollonia les consultait tous à chaque instant ;
Mais tous leurs remèdes étaient inutiles,
C’était toujours de l’argent jeté au vent ;
Quand un jour vint la trouver
Betta, sœur du docteur Santi,

Laquelle lui dit : « Si tu veux guérir
» D’un mal si cruel et si persistant,
» Tu iras à pied jusqu’au sommet des Alpes,
» Où Saint Pellegrino est vénéré.
» Là, il guérira tes yeux en deux secondes,
» Sans employer ni remèdes, ni onguents. »

Un si bon conseil plut à Pollonia
Et elle résolut d’aller visiter ce Saint ;
Elle prit un gros bourdon,
S’enveloppa dans une cape noire,
Mit sa fille en semblable équipage,
Et toutes deux commencèrent ce pèlerinage.

De Margherita la ravissante beauté
Attirait les yeux de tous les passants ;
Les gens s’arrêtaient dans les rues,
Il y avait foule où elle passait,
Et elle entraînait à sa suite, vêtue comme elle était,
Une nuée de drôles amoureux.


Plusieurs jours elles cheminèrent à travers villes et bourgs,
S’arrêtant la nuit dans les auberges ;
À la fin, la mère et la fille jolie
Commencèrent à gravir les Alpes ;
Et, en suivant un sentier difficile,
Elles arrivèrent à un bois désert et sombre.

Les dames, en entrant seules dans cette forêt,
Sentirent leur cœur oppressé par la peur,
Et, regardant autour d’elles de côté et d’autre,
Elles virent quelqu’un qui avait la mine d’un moine ;
Cela dilata le cœur de Pollonia,
Comme si elle avait vu le Sauveur.

« De grâce, rejoignons ce bon serviteur de Dieu, »
Dit-elle toute joyeuse à sa fille ; mais celle-ci :
— « Mère, » répondit-elle, « suivez mon conseil
» Et laissez-le aller à son couvent ;
» Marchons seules ; sous cet habit
» Pourrait se cacher quelque brigand, »

Pollonia, qui avait un culte pour les moines,
Doublait toujours le pas ;
Les deux joues couvertes de pâleur,
La belle Margherita la suivait ;
Le moine fixa les yeux sur elles :
« Loué soit Dieu ! » dit Pollonia.

— « À jamais ! » répondit le moine, et il entama
La conversation en leur demandant où elles allaient.
Pollonia répondit : — « Au sommet de cette montagne,
» Je vais visiter Saint Pellegrino. »
Et le faux moine répondit aussitôt :
— « Il demeure dans une grotte ici près. »


Alors, de dévotions et de pénitences
Ils se mirent à causer entre eux,
Ainsi que de saintes apparitions, et des indulgences
Que le Saint Père a coutume d’accorder,
Et pendant qu’ils discouraient de la sorte,
La route se faisait plus déserte.

Les arbres épais s’élevaient jusqu’au ciel,
Interdisant tout accès aux rayons du jour ;
À une faible et indécise clarté, le voyageur
Ne voyait autour de lui que précipices ;
Un silence profond cependant imprégnait
Dans le cœur une froide horreur.

Le moine alors s’arrêta, et résolument
Dit : « Il ne s’agit pas ici de compliments,
» Ce n’est pas pour rien que je suis venu jusqu’ici. »
Et en parlant ainsi, il sortit ses pistolets ;
Alors Pollonia épouvantée poussa des cris ;
« À l’aide ! Au secours ! » dit Margherita.

— « Moins de paroles, pardieu ! sortez votre argent ! »
Cria le moine, « ou je vous brûle la cervelle.
» Allons vite, les bagues, les boucles d’oreilles,
» La cape, le rochet de pèlerin, la robe…
» Je n’ai pas l’habitude de répéter mes ordres,
» Vite, pardieu ! je veux jusqu’à la chemise ! »

L’impie malandrin leur enleva tout
Et les laissa nues en pleine forêt.
Alors Pollonia : « Ô Saint Pellegrino ! »
S’écria-t-elle, « il ne nous manquait plus que ça !
» Oh ! cruel tourment qui me martyrise,
» À mon âge, montrer mes nudités ! »


Et elle avait bien raison, c’était un coup d’œil
À soulever le cœur de tout fidèle Chrétien ;
Mais peindre les formes enchanteresses
De Margherita, Titien n’y eût pas réussi,
Pas plus que celui qui fit mettre cent femmes nues
Pour peindre la déesse qui naquit dans la mer.

Jamais on ne vit dans la vallée de l’Ida
Deux tetons pareils, ni deux fesses comme celles-là…
Monsieur l’Abbé, voulez-vous vous imaginer
Comme elles étaient appétissantes et belles ?
Figurez-vous que vous voyez devant vous,
Toute nue, votre belle gouvernante.

« Oh ! ma chère maman, comment faire ? »
Dit Bita, « je vous l’avais prédit,
» En quel état sommes-nous ? mon Dieu ! Où aller ?
» Oh ! gueux de moine, maudit moine !…
» — Tiens-toi tranquille, tu m’as fait frissonner,
» On ne doit pas maudire les moines.

» Mais ne crains rien, ma chère enfant, attends,
» Saint Pellegrino nous enverra du secours,
» Il tirera vengeance de notre assassin
» Qui sera pendu, comme il convient.
» Non, ne crains rien, le bienheureux Saint nous rendra
» Bien plus qu’on ne nous a pris.

» Vois donc un peu quelle triste et douloureuse
» Aventure m’arrive en cet endroit !
» Je viens ici, si haut, pour recouvrer ma vue
» Qui s’en allait, baissant peu à peu,
» Et je perds jusqu’à ma chemise ! Cependant
» Je ne désespère pas d’être exaucé du Saint.


» Dans le malheureux état où nous sommes,
» Il faut nous recommander à Dieu ;
» Bita, récitons le saint rosaire,
» En connais-tu les paroles ?… Je les dirai, moi… »
Elle fait le signe de la croix et commence ainsi :
« deus, in adjutorium meum intende. »

Un chasseur, que les deux femmes n’avaient pas vu
(Il se nommait Mirtillo) s’aperçut de leur disgrâce ;
Il était dans la fleur de la jeunesse,
Avec une longue chevelure d’or
Et un menton imberbe ; favori de Vénus,
Jamais le beau sexe ne le rebutait.

En voyant la belle Margherita
Qui exhibait le délicat sentier d’amour,
Il sentit s’ouvrir dans son cœur une large blessure,
Et il eut vite imaginé un stratagème,
Tel que je défie le plus habile archiviste
De Cupidon, de m’en citer un mieux trouvé.

Il se retira dans un endroit très écarté
Et là, après avoir ôté tous ses vêtements,
Il se dépouilla aussi de sa blanche chemise,
Dénoua ses cheveux, les laissa flotter au vent,
Se mit une ceinture de soie
En bandoulière, et se la noua au côté.

Il s’en servit pour cacher ses génitoires ;
Puis, d’une oie tuée à la chasse,
Au dos, par un fil, il s’attacha les ailes,
Et il eut ainsi l’air d’un Séraphin ;
Mais un Séraphin sorti du pinceau
De Michel Ange serait beaucoup moins beau.


Il était tout blanc, de la tête aux pieds,
Comme le jasmin qui vient d’éclore.
Silence à qui célèbre ce polisson
De Ganimède, à qui vante le bel Antinoüs !
Jupiter ni Adrien, il faut en convenir,
N’ont jamais eu affaire à d’aussi jolis garçons.

Dans cet accoutrement, par un sentier inconnu,
Il devança les dames désolées ;
Il monta sur un chêne, et là, immobile,
Se tint jusqu’à leur arrivée.
Alors, il sauta légèrement à terre,
Pareil à un ange descendant des cieux.

Il dit : « La paix soit avec vous, bien-aimées dames !
» Saint Pellegrino du ciel m’envoie vers vous,
» Vos prières là-haut ont été entendues ;
» L’action impie et détestable de ce larron
» Sera punie, n’en doutez pas,
» D’autant plus qu’il portait le froc.

» Le Saint vous dispense, par raison de convenance,
» D’aller à son logis haut perché ;
» Retournez donc dans votre patrie,
» Je vous promets que vous obtiendrez vite
» Par son intercession tout ce que vous désirez,
» Sans faire un plus long voyage.

» Sortez du bois, et au pied de la montagne,
» Là où le chemin se partage en deux,
» Prenez à gauche, près d’une limpide fontaine :
» Vous trouverez non loin une hôtellerie
» Que tient un homme sage et de bonne mine
» Qui ne tardera guères à devenir bienheureux.


» À la fontaine qui n’est pas loin de l’auberge
» But un jour Saint Pellegrino altéré ;
» Puis, quittant le chemin aisé et plat,
» Vers ces hauteurs il dirigea ses pas ;
» C’est ici qu’il fit pénitence, et peu de temps après,
» Dans un chêne on le trouva mort.

» Mais cette fontaine lui était si chère,
» Qu’à son eau, où il avait étanché une soif ardente,
» Du haut du ciel il a donné la propriété
» De guérir du mal d’yeux instantanément.
» Il suffit de se les en baigner dans la matinée,
» Quand le soleil s’apprête à poindre au haut de la montagne.

» Dans l’auberge, qui est auprès de la fontaine,
» Où le Saint prit un instant de repos,
» Il préserve de l’obsession des mauvais esprits,
» Il fait devenir le pauvre riche à millions,
» Par lui, les jambes des boiteux sont redressées ;…
» Mais, que vous dirai-je de plus ? Allez et espérez ! »

Cela dit, il sauta un petit buisson
Derrière lequel il se cacha complètement.
« Oh ! ma chère Margherita, qu’il est beau ! »
S’écria Pollonia, et elle frotta ses yeux rouges.
Alors Margherita, toute pensive :
— « Oh ! maman ! » dit-elle, « il est beau, pour vrai ! »

Ce fut un spectacle tout à fait pittoresque
De voir les mouvements et gestes des personnages.
Pollonia se tenait dans une posture respectueuse,
Inclinée, les yeux fermés, les doigts entrelacés
Et fortement appuyés sous le menton,
Pleine de béatitude et de contentement.


Mirtillo, qui sournoisement regardait la jeune fille,
Tout en débitant son angélique discours,
Lui souriait de temps en temps
Et se moquait de la vieille en prières ;
Messer Priape, cependant, tout doux, tout doux,
Sortait la tête hors du nid.

Bita, qui toute nue se voyait,
Et qui avait devant elle Mirtillo tout nu,
Était consumée tantôt de honte et tantôt d’amour ;
Elle ne pouvait rester tranquille un seul instant,
Et riait en contemplant la vertu
De cette chose qui se dressait et s’abaissait.

Aussi la vision fit-elle en ce moment
Sur l’esprit des deux femmes un effet bien divers.
C’était un Séraphin du haut des cieux descendu :
L’une le crut, et pleine de respect,
Elle se mit à genoux et baisa les traces des pas
Laissées sur le sol par l’esprit céleste.

L’autre s’aperçut bien qu’un grand mystère
Se cachait sous cette malicieuse apparition ;
Elle ne crut pas que ce fût un ange véritable
Comme l’indiquait le déguisement qu’il avait pris ;
Elle reconnut en lui un jeune homme bien tourné
Et sentit son cœur profondément blessé.

Dire tout cela à sa mère,
La prudence de temps en temps l’y engageait,
Mais, plus fort qu’elle, l’amour victorieux
Lui ordonnait de se taire,
L’amour qui, lorsqu’il s’est emparé d’un cœur,
Ne souffre pas de partage.


« Tu le vois, ma fille, » dit alors
Pollonia, « le grand Saint daigne penser à nous,
» D’une céleste visite il nous honore
» Pour commencer, juge par là de ce qu’il fera plus tard. »
La belle fille se tait et ne répond rien,
Elle est partagée entre la crainte et l’espérance.

Par une longue route, alors, nos dames s’acheminent
Vers l’hôtellerie que leur a indiquée l’ange :
La mère, toute pleine d’allégresse,
La fille, tourmentée par l’amour.
L’une compte guérir ses yeux et trouver
Un sac d’écus, l’autre jouir d’un amant.

Mirtillo, cependant, qui du bois profond
Par expérience connaissait chaque sentier,
Dégringolant légèrement d’un rocher,
Arriva bien vite à la maison de l’hôte ;
Mais il avait d’abord, laissant ses ailes d’emprunt,
Repris tous ses vêtements de chasseur.

Il était fils d’un riche paysan
De la plaine, et l’hôte le connaissait,
Car maintes fois il lui avait prêté la main
Dans ses nombreuses fantaisies ;
Il lui servait d’entremetteur habile et prudent,
Et il en recevait de l’argent à foison.

Mirtillo lui raconta l’histoire de la mère
Et de la fille, et son apparition ;
L’hôte pinça les lèvres, fronça le sourcil
Et s’écria : « Quel coquin vous faites !
» Un tour si merveilleux,
» Satan lui-même ne l’aurait pas imaginé ! »


Après avoir été instruit de ce qu’il devait faire,
Il s’en alla terminer ses préparatifs,
Pendant que l’hôtesse portait à ces femmes nues
Une jupe et des vêtements,
Leur disant qu’une vision avait révélé
Leur aventure au père Bernardone.

« Je sais bien, » ajouta-t-elle, « que vous avez
» Perdu tout ce que vous aviez sur le dos,
» Mais le Saint vous le rendra bien vite ;
» Allons, soyez de bonne humeur, ne craignez rien,
» Mon auberge par le Saint est favorisée
» Et personne n’en est parti sans consolation. »

Cependant Pollonia, pleine d’espoir,
À peine arrivée à l’auberge avec sa fille,
Demanda un bon lit, une bonne chambre,
Et voulut avoir des draps bien blancs ;
Elle commande un bon souper, beaucoup de plats,
À payer avec l’argent que Dieu lui enverra.

Pendant ce temps-là, la fille songeait
Aux doux yeux que le jeune homme lui avait faits,
Et à cette espèce de ressort
Qui tantôt soulevait, tantôt abaissait la ceinture ;
Et, si elle tournait les yeux autour d’elle,
Elle ne voyait que Mirtillo et ce ressort.

Vint l’heure du souper ; après qu’à table
Elles se furent largement restaurées,
Et que de la cuisine et de l’office
Elles eurent mangé les meilleurs morceaux,
Au lit les conduisit l’hôtesse,
Une grande coquine, elle aussi, et une fameuse maquerelle.


Elles se déshabillèrent toutes deux et se mirent au lit,
Puis l’hôtesse emporta la lumière avec elle ;
Alors, la mère, pleine de joie et de contentement
En pensant à tout ce qu’elle compte obtenir,
« Allons, ma chère Margherita, » dit-elle,
« Disons un Pater et un Ave Maria.

» Recommandons-nous à notre protecteur,
» Pour que de l’extrême misère où nous sommes
» Il nous tire, ou qu’au moins sa bonté nous accorde
» Assez pour que nous puissions retourner chez nous. »
Bita se soumet aux volontés de sa mère,
Mais elle récite ses prières avec distraction.

Pendant qu’avec sa mère, elle disait
Des Pater Noster et qu’elle invoquait l’amour,
L’ange, qui était blotti sous le lit,
Sortit doucement, doucement ; plein d’ardeur,
Il s’approche de Margherita, la prend
Par la main et : « Ne craignez rien, » lui dit-il tout bas.

Margherita entendit et eut envie
D’avertir Pollonia, mais le dieu d’amour
Retint sa langue ; comme une feuille
Elle tremble pendant que l’ange vient
Si doucement qu’il ne fait aucun bruit
Au chevet du lit, du côté de sa mère.

Et pendant que la bonne dame adressait pêle-mêle
À son Saint Pellegrino des Pater, des Ave Maria,
Des Gloria, des Miserere, des Litanies,
Il lui mit sur le ventre d’une main légère
Une grande bourse pleine d’argent,
Et Pollonia de s’écrier contente et joyeuse. :


« Ma fille ! ma Bita ! Bita ! ma fille !
» agimus tibi gratias… Oh ! quel plaisir !
» Mets la main sur les draps,
» Sens-tu quelle bourse ? Ah ! je sens mon cœur qui s’ouvre !
» te deum laudamus… oh ! quel bonheur !
» Saint Pellegrino nous a rendu plus que notre compte !

» si quæris mirabilia… Je veux tout de suite
» Le faire savoir à toute l’auberge… »
Alors Margherita : « C’est quelque piège, »
Dit-elle à part, et tout haut : — « Ne faites pas cela, maman,
» Des grâces du ciel vous ne devez pas
» Faire étalage… demain matin vous le direz. »

— « Ma fille, que dis-tu là ? Ah ! de ta mémoire
» Est-ce sorti ce que disait Fra Sigismondo,
» Qu’il faut toujours glorifier les Saints
» Et célébrer leurs bienfaits en ce monde,
» Afin d’encourager ceux qui ont la foi
» Et de confondre ceux qui ne croient pas ?

» Allons, je veux me lever… — Ah ! chère mère ! »
Dit la fille, « de grâce ne le faites pas,
» Nous sommes dans des lieux que les assassins en bande
» Fréquentent : pour Dieu ! rappelez-vous ce moine !
» S’il y en a un par ici et qu’il apprenne la chose,
» Il nous égorge et nous prend cet argent. »

À la fin, avec ces raisons et d’autres plus fortes,
Bita, que le Dieu d’amour rendait éloquente,
Fit comprendre la sagesse de ses avis
À Pollonia, qui ne dit plus rien
Et se réserva de raconter le jour suivant
Le miracle fait par le ciel en sa faveur.


Mirtillo, qui aux propos de la vieille
Était resté incertain et irrésolu,
Et qui avait craint qu’elle ne gâtât
Les œufs, pour ainsi parler, dans le panier,
Voyant l’affaire arrangée,
Était retourné du côté de Bita.

Il ne sera pas nécessaire, je pense, que je dise
Plus d’une fois, et une seule suffira
Pour qu’on croie sans difficulté
Que Mirtillo fut bien reçu entre les draps,
Et que Margherita, pleine d’amoureuse ardeur,
Se serra contre sa mère et lui fit place.

Le jouvenceau, qui n’était pas moins enflammé,
Nudus, ut erat, nudam puellam amplexus est,
Crassasque in clunes, pilosam pubem, mammulas,
Manu tam velociter irruit,
Tam fervidus bœc membra pervagatus est
,
Qu’on eût dit qu’il avait dix paires de mains.

L’amoureux chatouillement fait bondir Bita
Dans le lit qu’elle secoue violemment,
Ce qui lui fit demander par Pollonia
D’où venaient des tressaillements si vifs.
Et Bita : — « J’ai fermé les yeux, et il m’a semblé
» Que je tombais sous un rocher qui s’écroulait. »

Après que Mirtillo un long temps
Puellam ubiquaque palpatus est,
Pressé de parfaire le grand œuvre
Par qui les hommes sont mis au jour,
Dans ses mains, qui avidement le reçurent,
Virile instrumentum rigidum collocavit.


Bita le saisit, et en le caressant
Elle se sentait fondre toute de contentement,
Comme un enfant, qui des fruits confits
Pressent le goût, rien qu’à les admirer.
Elle était si aise de l’avoir dans la main,
Qu’elle s’écria sans le vouloir : « Oh ! qu’il est beau !

— « Qui ? » répondit Pollonia. — « Je pensais, »
Dit la fille, « à cet ange que dans le bois
» Nous avons vu. — Peut-être est-il ici ? »
Reprit Pollonia. « Je te salue,
» Et te remercie, Saint Ange de Dieu !
» nomine patris, miserere mei. »

Crescit in ambobus voluptatis cupido ;
Stringit Myrtilus suaves papillas,
Margaritam amplexando, quæ ejus feminibus
Pulchras nates suas reponit,

Et lui, comme disent les Docteurs,
Lanceam puella infigit a parte posteriori.

Ut sensit Margarita Priapi caput
Suavi orificio appropinquans,
Præ voluptate sibi non imperat,
Et crissat et facilem facit laborem ;
Nec muta in tanta commotione stetit,
Sed interjectis verbis exclamavit
 :
« Ah !… il me le met ! »

— « Qui te le met ? ma fille, que dis-tu ? »
Cria Pollonia, et elle : — « Il me semblait
» Voir en haut de ces affreuses montagnes
» Ce moine, et qu’un poignard… — Écarte
» Ces tristes idées, ma fille, pense au saint Ange,
» Et prie Dieu qu’il le fasse rester auprès de toi. »


— « N’en doutez pas, chère maman, j’espère
» Jouir de lui au moins toute cette nuit. »
Mais le délicieux combat redouble d’ardeur,
Et voilà qu’au plus fort de l’action,
Exhalant un soupir, la fillette tout à coup
S’écrie : « Oh ! maman ! je suis en paradis ! »

— « Tais-toi, ma fille, » dit la vieille
» Et garde qu’un si grand bien ne te soit ravi,
» Mais, de grâce, occupe-toi maintenant de dormir,
» Je suis fatiguée et meurs de sommeil. »
En parlant ainsi, elle bâilla, elle frotta
Ses yeux chassieux et bientôt s’endormit.

Les amants s’en réjouirent, et comme elle dormait,
Ils recommencèrent le petit jeu d’Amour,
Autant de fois que la fantaisie leur en prit,
Car leur vigueur égalait leurs désirs ;
Mais l’aurore était sur le point d’apparaître,
Et l’hôtesse appela Pollonia dehors.

Elle l’invita à aller à la fontaine
D’où coule l’eau miraculeuse
Qui guérit le mal d’yeux :
La vieille se leva en toute hâte,
Et, les yeux plus rouges qu’à l’ordinaire,
Elle s’achemina vers la fontaine sacrée.

Là, elle se lava autant qu’elle en eut envie ;
L’hôtesse rit et lui dit : « Voulez-vous
» De Saint Panurgo visiter la demeure ?
» — Y a-t-il des indulgences, dites, savez-vous ?
» — Il y en a plein un sac, » lui répondit l’hôtesse,
Et alors la vieille se mit en route.


D’un Saint à l’autre l’hôtesse la promena
Pour que Mirtillo pût s’en aller tranquillement ;
Il voulut livrer encore un amoureux combat
Et puis il s’esquiva avec précaution.
La vieille revint, et, le bourdon à la main,
Elle reconduisit sa fille à l’Antignano.

La fatigue éprouvée pendant le voyage
Fit devenir Pollonia tout à fait aveugle ;
La fille eut plus de profit qu’elle,
Car elle fit un garçon beau comme le jour,
Mais Monsieur le curé y mit la main
Et l’affaire fut bien vite arrangée.

Turnèbe, en commentant ce passage
En homme habile, intelligent et fin,
Dit : Le curé avec grand plaisir
Continua les fonctions du Séraphin,
Puis il donna un mari à la belle Margherita,
Et, là-dessus, la Nouvelle est finie.




LE ROI GRATTAFICO


À ARETALTE PRIENENSE


Voici une Nouvelle pour vous. C’est l’estime que vous m’inspirez qui m’engage à vous l’offrir, et aussi la sotte ambition que j’ai de la voir décorée d’un nom Arcadien. Oh ! l’Arcadie !

Salut et respect.


LE ROI GRATTAFICO


˜˜˜˜˜˜˜˜


Prendre femme est grande coïonnerie,
Et c’est pour cela que j’ai coiffé le capuchon ;
C’est une grosse bêtise, une insigne folie ;
Celui-là seul qui a quelque péché à expier
Peut s’abandonner à si funeste sort,
Plutôt que de revêtir la robe de capucin.

Mais, si à toute force il en faut prendre une,
Et plier le cou sous le joug conjugal,
Mordieu ! il convient d’y bien penser,
Et de choisir, si l’on peut, le moindre mal.
Toutes les femmes sont pétries de malice,
Il n’y a que le choix entre plus ou moins.

Sur le trône de Cascina était assis
Un Roi puissant, nommé Grattafico,
Ce Roi avait pour les femmes tant de haine,
Il était tellement ennemi du mariage,
Qu’il avait juré de faire pendre
Quiconque viendrait lui en parler.


Il ne pensait tout le jour à autre chose
Qu’à inventer de beaux divertissements,
Il s’en allait à la chasse de côté et d’autre,
Il s’exerçait les dents sur de bons morceaux,
Il se mettait au lit tard, et le matin
Il se réveillait à l’aube.

Dans tous les coins de son royaume, il protégeait
Les marionnettes, les singes, les acrobates ;
L’un lui faisait voir le nouveau monde,
Un autre lui montrait la lanterne magique,
Et jusque devant lui comparaissaient
Des improvisateurs à faire perdre patience aux Saints.

Il prenait un plaisir infini
À jouer avec ses ministres et ses courtisans
À Pé Pé, au doigt mouillé, à Colin-maillard,
À Toccaferro sur les grandes places,
À Mela luna, à cache-cache,
À la buchette et aux nonnettes.

D’ailleurs, il aimait le peuple et avait soin
Que personne n’offensât la justice ;
Il fit une loi pour envoyer en exil
Les suppôts de Barthole, qui ne font
Que sucer le sang de leurs clients
Sous prétexte de leur faire du bien.

On lit encore dans une ancienne chronique
Que des commentateurs de Justinien
Il fit faire un immense autodafé,
Dans le fond d’une vallée reculée ;
L’auteur ajoute que dans cet endroit-là
Le feu resta allumé un mois et sept jours.


Les médecins et les chirurgiens pouvaient
Librement exercer leur métier partout,
Mais s’ils osaient faire des consultations,
Ils étaient, de par la loi, condamnés au feu ;
Cet édit fut rendu le jour même
Où un poète fut estropié en vertu d’une consultation.

Les prêtres et les moines étaient
Par lui fort bien vus en matière de religion ;
Mais, quand ils prétendaient tout régenter,
Se mêler de tout, ils étaient tenus en bride,
Et s’ils voulaient faire l’amour avec les dames,
Il les faisait châtrer par punition.

Aussi le peuple, sous son gouvernement,
Vivait heureux et content au possible :
Mais chacun, en bien réfléchissant,
Était pour l’avenir triste et effrayé,
Parce que, si le Roi mourait sans enfants,
Le pays était menacé de terribles dangers.

En vertu d’une bulle du pape Patacca,
À sa mort, le royaume tombait
Au pouvoir du tyran Taccamacca,
Qui commettait mille meurtres et mille cruautés ;
Qu’il suffise de dire seulement qu’à son repas
Souvent il mangeait un petit enfant rôti.

Aussi, un jour, après que dans le Sénat
Eut été discutée à fond cette grave affaire,
Il fut décidé qu’on enverrait au Roi
Un député, le plus éloquent possible,
Et assez habile pour faire naître en lui
Le désir de s’unir à une femme.


Pour cette mission, le comte Lippa fut choisi :
C’était un homme sage et de grand talent.
Arrivé en présence de Grattafico,
Après lui avoir fait sa révérence et son compliment,
Il dit : « Que Dieu conserve de longues années
« Votre Majesté dans sa grâce !

» L’homme sauvage dans sa caverne
» Pleure, quand le soleil resplendit dans le ciel ;
» Et quand un épais nuage fait la nuit en plein jour,
» Il rit, il est content, il se réjouit ;
» C’est qu’il espère, s’il pleut, le beau temps,
» Et s’il fait du soleil, il craint la pluie et le tonnerre.

» Puissant Seigneur, nous sommes dans le même cas ;
» Nous nous sentons heureux sous votre main,
» Il règne dans vos états un carnaval
» Perpétuel, plein de douceur et de gaieté,
» Et l’on ne vivait sûrement pas aussi heureux
» Quand régnaient Saturne et Rhée.

» Pour le recouvrement des droits et des impôts,
» Par Dieu, vous vous contentez de ce qui est honnête,
» Vous nous tondez, mais non pas jusqu’à la peau
» Et nous vous en sommes encore bien obligés.
» La femme n’excite pas votre appétit,
» Et par vous aucun mari n’est cocu.

» L’abondance ne se lasse pas de vider ici,
» Grâce à vous, sa corne bien remplie ;
» Nous avons dans le royaume des poètes à foison,
» Toutes les sciences ornent votre empire,
» Nous avons ici d’illustres et parfaits philosophes
» Qui savent faire… par Dieu ! jusqu’aux almanachs !


» Mais l’homme… il m’en coûte, grand Roi, de dire
» La vérité, qui cependant est claire et évidente…
» L’homme un jour… à la fin, doit mourir…
» Et la mort est une sèche insolente,
» Qui, la faux une fois à la main,
» Se moque pas mal des sceptres et des couronnes.

» Si elle vous agrippe et vous envoie rejoindre
» Votre grand père, avant que vous n’ayez un fils pour héritier,
» De ces états deviendra seigneur et maître
» Un chien sans foi et sans loi,
» Un Attila, un Mézence, un Eccelin,
» Un brigand, un gueux, un assassin.

» Il nous enlèvera nos femmes, il nous dépouillera
» De nos biens, de notre or et de notre argent ;
» Il nous fera pendre ou brûler vifs,
» Rien que pour passer le temps et se divertir,
» Et tous les jours il nous échinera le tempérament
» À force de droits et d’impôts.

» Dans le royaume triompheront les gens à projets
» Qui nous feront battre la tête contre les murs ;
» Les délateurs, toujours menteurs et méchants,
» Feront que personne ne vivra plus en sécurité
» Et l’on ne verra dans le royaume, de tous côtés,
» Que désespoir, mort, misère et pleurs.

» Vous seul, très haut Seigneur, vous seul pouvez
» Soustraire la patrie à un si terrible sort :
» Pensez à elle, et aux maux atroces
» Que peut lui apporter un cruel tyran ;
» Ne l’exposez pas à cet affreux destin,
» Avant d’être Roi, vous êtes né citoyen.


» Vous vous souviendrez, puissant Seigneur, qu’à Rome
» S’est passé un fait qui valut à son auteur une gloire
» À l’épreuve du temps et de l’oubli :
» Lorsque, dans le Forum, s’ouvrit ce gouffre
» Qui lançait des tourbillons de flammes
» Et menaçait de détruire la ville.

» Le brave Curtius, ayant appris
» Qu’un héros enseveli dans l’abîme
» Pouvait sauver sa patrie,
» S’y précipita, avec grand courage
» Et, en se laissant si noblement rôtir,
» Il fit aussitôt cesser le péril.

» Comme autrefois Curtius, aujourd’hui c’est Grattafico
» Qu’appelle l’amour de la patrie ; s’il a défié
» Le gouffre profond et s’y est précipité sans crainte,
» Choisissez, vous, une très belle jeune fille :
» Avec plus de plaisir et moins de peine que lui,
» Précipitez dans la figue le royal engin. »

Ici, l’orateur se tut, il fit encore une révérence
Et s’en alla : le Roi, demeuré seul,
Réfléchissant à une si pressante nécessité,
Vit que le comte avait dit vrai,
Et, pour sauver le royaume, en homme vaillant et fort,
Il résolut de prendre une compagne.

Il y avait alors une horrible pénurie
De demoiselles de naissance royale,
Et la Bulle du Pape ne lui permettait pas
De s’unir à une fille du commun ;
Le roi de Lari seulement avait
Trois filles, belles comme le soleil.


Au lieu d’envoyer des ambassadeurs,
Comme c’est la coutume en pareil cas,
Il voulut sortir lui-même du royaume
Pour observer leurs traits et leur caractère,
Se disant à part soi : « Cordieu !
» Je ne veux pas acheter chat en poche !

» Si je demande qu’on m’envoie un portrait,
» Le peintre fera une Vénus, une Diane,
» Et quand le mariage sera bel et bien conclu,
» Foutre ! je trouverai dans mon lit une guenon
» Au visage assez repoussant et assez hideux
» Pour faire vraiment tomber le pain de la main.

» Si je me décide à prendre des informations
» Sur la conduite, sur les mœurs,
» Ces coquins d’entremetteurs me diront
» Que j’ai affaire à une sainte, à un ange,
» Et puis après ce sera un diable… Cordieu !
» Je veux moi-même veiller au grain. »

Il fit le comte Lippa lieutenant
Du royaume, s’habilla en pèlerin
Et, à pied, seul, comme un vil mendiant,
Il se mit en route vers Lari.
Un jour qu’il avait pénétré dans un bois,
Il s’entendit appeler du fond d’une caverne.

Dans cette caverne avait établi sa demeure
Un fameux et habile nécromancien,
Parent d’Ismène, nommé Peldipotta,
Qui faisait une foule de prodiges ;
Le magicien renouvelle son appel, le Roi a peur,
Mais l’autre se présente et le rassure.


Le Roi, qui se sentait extrêmement fatigué
Et qui mourait vraiment de faim,
Suivit le nécromancien, qui d’un sac
Tira un gros morceau de Parmesan,
Et un saucisson qui n’eût jamais son pareil,
Enveloppé dans un sonnet du Merciai,

Puis une bouteille, d’un vin sur lequel Bacchus même
Avait pissé aux côteaux de Montepulciano.
À peine le bon Roi s’était-il mis à table
Qu’il prit le verre en main et ne le quitta plus,
Prouvant ainsi la vérité du proverbe,
Que le meilleur cuisinier, c’est l’appétit.

Après ce frugal repas, le Roi voulut
Savoir à qui il devait ce bienfait :
— « Je suis Peldipotta, magicien de mon métier, »
Répondit l’autre fort civilement,
« Je vous aime et vous respecte ; un bon Roi
» Est du ciel bienveillant un don précieux.

» Si vous étiez un de ces Rois… je m’entends,
» L’affaire marcherait d’autre façon :
» Je voudrais vous changer en un monstre si affreux,
» Et de figure si laide et si horrible,
» Que vous iriez vous cacher dans quelque tanière
» Comme autrefois Nabuchodonosor.

» Mais, comme je l’ai dit, parce que vous êtes bon,
» À l’occasion de votre mariage,
» Je vous ferai un utile cadeau. Recevez
» De moi cet anneau rare et merveilleux :
» À peine l’aurez-vous mis dans votre bouche, qu’aussitôt
» Aux yeux de tous vous serez caché.


» Je sais que vous allez à Lari tout exprès
» Dans l’intention de vous y choisir une femme :
» Vous pourrez, avec cet anneau, voir à loisir
» Quels en seront le caractère, les instincts.
» Connaître la femme est chose dure,
» Tant chez elle règnent la ruse et l’imposture. »

Le Roi lui rendit grâces, et reprit sa route
Vers la demeure royale de Lari.
Vêtu en pèlerin, comme il l’était,
Au Roi, qui se nommait Pio-Pio,
Il se présenta, et celui-ci, avec une mine avenante,
Dans le palais aussitôt l’accueillit.

Il n’y avait pas dans cette Cour l’étiquette
En usage auprès des souverains d’Orient
Et qui force les gens, pour approcher le Roi,
À lécher le cul de ses courtisans,
À s’humilier devant eux pour les adoucir,
Et à faire mille grimaces, comme les singes.

Le roi Pio-Pio vivait tout à la bonne franquette,
Sans orgueil et sans cérémonial ;
De bien traiter n’importe quelle personne
Son esprit toujours était préoccupé,
Et, ce qui mérite un éloge particulier,
Il donnait à tout le monde à boire et à manger.

Grattafico se fit connaître à lui
Et demanda une de ses filles en mariage ;
Le bon Souverain lui répondit : — « Mon ami,
» La demande que vous me faites m’est agréable,
» Mais mes filles ont des caboches
» Qui n’ont, à vrai dire, rien d’attrayant.


» Je ne veux pas vous mettre dedans, mon ami,
» Ni vanter la bête, pour que vous l’achetiez ;
» Je suis, à cause d’elles, dans un grand embarras,
» Et je fais des dépenses qui dépassent mes revenus.
» Il me faut les entretenir toutes les trois
» Comme il convient à la dignité royale.

» Elles sont de caractères si opposés,
» Qu’elles n’ont pu rester ensemble à la Cour ;
» Chacune a son palais, et l’a voulu
» Bien loin de celui de ses sœurs.
» Dans le commencement j’ai fait un peu le sévère,
» Mais après, je l’avoue, j’ai changé de gamme.

» Betta, l’aînée, est une orgueilleuse,
» Qui fait l’effet d’un basilic, quand on la regarde :
» Comment vivre avec elle ? Une vipère qu’on écrase du pied
» Dans l’herbe, a moins qu’elle de venin et de colère ;
» Elle me faisait vraiment mourir de rage,
» Elle a voulu être seule et je l’ai laissée partir.

» Crezia, ma seconde fille, est une pleureuse
» Qui l’emporte sur les Préfices de l’antiquité :
» Elle m’aurait, je crois, fait donner dans la dévotion,
» Je n’y comprends rien… je la vois constamment
» Pousser des soupirs et rester pensive,…
» Elle est toujours habillée d’étamine noire…

» Elle était fiancée ; le Roi de Rosignano
» L’aimait comme ses yeux ;
» Mais je ne sais comment, par une étrange aventure,
» Le petit comte Lindoro fut tué
» En venant au palais un jour de fête…
» Et cela lui a tourné la tête.


» Nena, enfin, la plus jeune, est une fillette
» Qui n’a, de sa vie, fait de mal à personne,
» Mais elle me cassait la tête, parce qu’elle est folle ;
» D’un bout à l’autre de l’année elle bavarde et rit,
» Elle fait avec tout le monde la folle et la bouffonne
» Et joue des tours à n’importe qui.

» Maintenant que je vous ai dit leurs caractères,
» Chargez-vous vous-même de les examiner,
» Mais ne vous présentez pas en mari,
» Vous ne pourriez savoir la vérité ;
» Il faudrait un motif… un beau prétexte…
» Le voici… Voyez un peu si je l’ai vite trouvé !

» Mon arrière grand-père a fait un testament
» Qui oblige la famille tout entière
» À donner asile et faire bon accueil
» À toute femme honnête ou du commun,
» Qu’elle soit couverte de diamants ou de poux,
» Qui se présente en état de grossesse.

» Vous qui êtes si jeune, et dont la barbe
» Ne couvre pas le menton délicat…
» Voyez si mon conseil fait bien votre affaire…
» Vous pouvez vous déguiser en femme ;
» Liez-vous un oreiller avec un bout de ficelle,
» Et à mes filles demandez asile. »

Le conseil plut au Roi de Cascina, et aussitôt
Il résolut de le mettre à exécution.
Il s’acheta d’un Juif du Ghetto
Trois habits de femme à bon compte ;
Il s’appliqua sur le nombril un grand oreiller,
Et demanda l’hospitalité au logis de Betta.


Celle-ci, apprenant qu’une femme enceinte
Demandait asile, entra en grande colère
Et maudit le ciel, parce qu’elle ne pouvait,
Vu le testament, se soustraire à cette obligation.
Puis elle accueillit son hôte de telle façon
Qu’on recevrait mieux un chien.

Le Roi de Cascina humblement
Remercie l’extravagante signora ;
Et, comme elle était belle et gracieuse,
Il s’enflamme presque pour elle et en tombe amoureux.
Pourtant, il se dit en lui-même ; « Je veux voir d’abord
» D’où peut venir tant d’orgueil. »

Il ne voit rien pendant deux jours ; mais un soir,
À l’heure où l’on éteint les lampes des Madones,
Toute parée, la contenance noble et hautaine,
Betta parut, congédia ses femmes
Et resta seule. On frappe à une porte,
Elle ouvre, et voici entrer… un soldat.

Grattafico avait dans la bouche l’anneau
Qui le rendait invisible à tous.
Cependant le militaire applique un baiser
À la dame, qui ne faisait pas l’orgueilleuse,
Mais qui, douce comme un agnelet,
Se laissait baiser et restait tranquille.

Il lui patina, après ce baiser, les blancs tetons
D’une main grossière, et elle le laissa faire.
« Allons, vite, j’ai des affaires par-dessus la tête, »
Dit-il alors ; « que faisons-nous là à flâner ? »
Elle, sans dire mot, prit la lumière
Et alla dans sa chambre s’étendre sur le lit.


Le Roi de Cascina, invisible,
Les suivit dans cette chambre,
Et vit le militaire, en fort peu d’instants,
Danser d’amour la première contredanse,
Laquelle, au bout d’une petite demi-heure,
Fut suivie d’une seconde.

Betta se leva, en disant au militaire :
« Il est vrai, ma douce idole, que nous jouissons,
» Mais, tant que vit mon père, nous ne pouvons,
» Comme je le désire tant, nous marier.
» Le ciel nous préserve, qu’il sache un jour
» Ce que nous faisons, à sa honte et déshonneur !

» Je souffre tout pour toi ! Afin que nos frasques
» Ne soient pas connues de l’auteur de mes jours,
» J’ai feint d’être orgueilleuse, et je suis bien sûre
» Que c’est pour fuir ma maussaderie et mon humeur,
» Qu’il m’a fait habiter seule cette maison
» Où il m’est permis de te voir et de jouir de toi.

» Mais que vaut tout cela, si j’ai peur, si je suis inquiète,
» Si je ne me repais que de douleur et de chagrin ?
» Si j’attends en vain le doux lien d’hyménée ?
» Si je vis exposée à la honte et au malheur ?
» Mon père voudra-t-il jamais que je donne ma main
» À Megabise ? à un capitaine des gardes ?

» Mais toi, ma douce idole, quel remède
» Proposes-tu à un mal peut-être inévitable ?… »
L’officier, la mine renfrognée, renoua
Sa braguette, se donna un coup de brosse,
Arrangea son chapeau et, impudemment,
Partit sans daigner lui répondre.


Betta, demeurée seule, se livra
Au désespoir et à la rage :
Et le Roi : « Je n’ai pas besoin d’en voir plus ici ; »
Dit-il, « que celui qui voudra d’elle l’obtienne en paix.
» Peu de mariages se feraient, cordieu !
» Si tout le monde avait mon anneau. »

Le jour suivant, mais revêtu d’autres habits,
Il se présenta pour demander asile
À Crezia, afin de voir si pareils instincts
Avaient place dans son cœur ; il la trouva les yeux rouges,
Son gentil visage empreint de tristesse,
La figure et le sein mouillés de larmes.

Il lui demanda l’hospitalité, elle la lui accorda
En soupirant ; sans dire un mot,
Elle regarda la prétendue dame, et tout en pleurs,
S’enferma dans une chambre, seule, seule :
Elle croyait être seule, mais sans être vu,
Grattafico avec elle était venu.

Accablée d’une douleur encore plus intense,
Quand l’heure de minuit eut sonné,
Toute couverte d’un vêtement noir,
Elle partit, accompagnée d’une servante ;
Toutes deux arrivèrent à la porte d’un couvent
Où, après avoir légèrement frappé, elles entrèrent.

Un moinillon leur ouvrit, qui alla aussitôt
En grande hâte chercher le gardien ;
Celui-ci arriva vite, et, plein d’égards et de politesse,
Les accueillit ; puis il alluma une petite lumière
Pour dissiper les ténèbres profondes,
Et se dirigea vers un souterrain.


La princesse le suivit, et avec elle
Grattafico invisible s’avança ;
Après de longs détours, dans un caveau profond
La dame affligée et le gardien entrèrent ;
Et Grattafico sentit, dans ce lieu plein d’horreur,
Son cœur ému d’effroi et de compassion.

De grosses colonnes de pierre jaunâtre
D’une architecture solide et imposante,
Impénétrable à la filtration des eaux,
Servaient de soutien à une grande voûte, d’où pendait
En longues touffes la mousse verte, que le vent
Faisait trembler lentement, lentement.

De loin on entendait répéter le bruit des pas
Par un écho sourd et effrayant ;
La flamme légère, au milieu du souterrain
Répandait une clarté faible et indécise,
Et divisait, dans la chambre funèbre, l’ombre
Qui, dans le lointain, paraissait plus épaisse.

Tirés d’une fosse trop pleine
Pour revoir les rayons d’un jour incertain,
En deux monceaux, les ossements desséchés
Se dressaient là autour des piliers ;
Et la pourriture bien loin
Faisait tomber en roulant les têtes humaines.

Une nef spacieuse aboutissait
À un cercle orné d’arcs et de colonnes,
D’où jusqu’à la grande voûte montait
Un temple fait de marbre noir ;
Quand la triste compagnie y fut arrivée,
Le gardien ouvrit une petite porte.


Là, sur un vaste et lugubre cercueil
Gisait le cadavre d’un chevalier,
Qui, à la clarté d’une lampe de verre,
Apparaissait jeune et de tournure élégante ;
Il avait la main gauche sur la poitrine,
Comme pour prier ; de la droite, il serrait son épée nue.

Un habile chirurgien, à force de drogues et d’art
Et de baume odoriférant recueilli dans l’Inde,
D’une grande partie des ravages de la mort
Avait préservé cette dépouille inanimée,
Si bien que le chevalier semblait être au moment même
Où la faux cruelle l’avait abattu.

On voyait à découvert la grande blessure
Que le plomb foudroyant ouvrit dans sa poitrine.
Pâle, gémissante, désespérée,
La princesse sur lui tourna les yeux ;
Elle trembla, elle frémit, du fond de son cœur un cri
De douleur sortit : « Hélas ! » s’écria-t-elle, « mon fidèle ami,

» Pourquoi ? pourquoi es-tu séparé de moi ?
» Que ferai-je sans toi, malheureuse, sur la terre ?
» Vivrai-je ? mais le cœur plein d’une immense douleur ?
» Vivrai-je ? mais toujours en proie au désespoir ?
» Vivrai-je ? mais privée de toi ? Ah non ! je veux,
» Je veux mourir avec toi, mon idole !

» Que ton odieux rival n’espère pas,
» Ce misérable, ce traître, cet inhumain,
» Triompher de ton malheur et du mien ;
» Si je vis encore, mon trésor, je ne vis pas en vain ;
» Je te rejoindrai vite : mais attends d’abord
» Un présent qui t’est dû : la vengeance.


» Si au moins ce lâche en champ clos
» T’avait publiquement affronté, je souffrirais moins :
» Mais un sicaire !… c’est donc toujours en vain que tu tonnes,
» Injuste ciel ! Et un si criminel tyran !…
» Et le crime est sans vengeance !… Ah ! vaines plaintes !
» Vous ne rappelez pas à la vie mon bienaimé ! »

Des sanglots déchirants et des larmes plus abondantes
L’empêchèrent de prononcer d’autres paroles ;
Elle embrassait cependant ce corps inanimé,
Elle baisait la plaie ; le gardien voulut,
Ému de compassion pour elle, la tirer de là :
Elle s’évanouit, et il lui parle en vain.

À peine revenue à elle : « Ô mon bon père, »
S’écrie-t-elle, « je vous rends grâces de tout mon cœur,
» Car c’est par vous que dans ces lieux pleins de ténèbres
» Et d’horreur, je trouve une triste consolation,
» Patientez encore… patientez un peu de temps,
» Bientôt à lui vous me réunirez ici même.

» De grâce, faites que, comme les âmes furent unies
» Dans la vie, les corps le soient dans la mort.
» À pénétrer dans le vaste empire de Pluton
» Je m’apprête, soit par le fer, soit par le poison ;
» J’attends seulement pour quitter la vie,
» Que la vengeance préparée soit tout à fait accomplie.

» Je descendrai dans le royaume des ténèbres,
» Compagne inséparable de Lindoro,
» Quand j’aurai mis au jour l’enfant déjà presque à terme
» De mon doux trésor, que je porte dans mon sein ;
» Aussitôt cela fait, l’impie qui a tué mon idole
» N’aura pas beaucoup d’heures à vivre.


» Et vous, bon père, qui avez noué
» Le malheureux lien qui m’unit à Lindoro,
» Lien charmant que je bénis et que j’aime
» À me rappeler, bien qu’il me coûte si cher,
» Veuillez venir en aide à mon enfant
» Quand je serai privée de mouvement et de vie.

» S’il m’arrive que le ciel m’accorde un fils,
» Ah ! que guidé par vous, adulte, il imite son père,
» Qu’il voie sa dépouille mortelle et qu’elle lui rappelle
» Ce qu’exigent de lui devoir et honneur ;
» Que par lui tout rejeton de l’assassin tombe
» Anéanti, ou qu’il vienne lui aussi s’étendre près de nous ! »

Grattafico, par un tel langage attendri,
Sentit en son cœur un mouvement de courage :
Il voulut se montrer et demander bravement à la dame
Permission de punir ce traître
En combattant les armes à la main ;
Mais il se tut et fit comme Caton.

La princesse embrasse le corps sans vie
Et lui dit en pleurant l’adieu suprême,
Elle le baise ardemment au visage :
« Nous serons vite réunis, mon ami, »
Dit-elle, et, abandonnant ce lieu désolé,
Elle se retire en arrière à petits pas.

Elle part enfin, et le moine l’accompagne,
Grattafico la suit la tête basse,
Et pendant qu’elle pleure, qu’elle se désole encore,
Il se dit à lui-même : « Voilà une vilaine affaire !
» Je vois bien que si j’épousais cette femme-là,
» Je resterais veuf au bout de peu de jours. »


Il retourne à la maison, et, à peine le jour paru,
Il laisse la belle à sa douleur
Et court demander asile à Nena
Après avoir changé de vêtements ;
Elle l’accueille aussitôt et l’appelle à ses côtés,
Car elle veut rire et se divertir avec lui.

« Ah ! bonne dame ! vous avez mangé des champignons, »
Dit-elle en la voyant, « et votre ventre s’est enflé,
» Vous y penserez plus d’une fois ; déjà vous le savez :
» On chie amer quand on a mangé doux !…
» Écoutez bien, quand vous accoucherez,
» Je veux que vous me choisissiez pour commère.

» Mais, sotte que je suis ! je vous tiens là à causer,
» Et vous avez peut-être grand appétit…
» Attendez-moi un peu… je reviens tout de suite…
» Mais dites-moi, de grâce, avez-vous un mari ?
» Excusez-moi, mais on voit à tout moment
» Tant de filles engrossées par le vent !

» Et puis vous me direz tout… ah ! ah ! si j’étais
» Grosse, moi aussi !… mais je veux me marier ;…
» Et je veux en prendre un qui soit bien monté…
» Peste ! il y a mille ans, ce me semble, que j’en meurs d’envie…
» Dites-moi ? mangerez-vous une omelette ?
» Voulez-vous aussi deux feuilles de salade ?

» Allons, Cecco… Pietro… oh ! va dans la cuisine,
» Cette petite désire goûter…
» Deux grives… un peu de blanc de poulet…
» Mais fais vite, que le chancre te prenne !
» Voyons, quel homme est-ce que le fripon,
» Dites un peu, qui vous a fait cet enfant ?


» Mais savez-vous que vous êtes fort belle ?
» Par Bacchus ! si vous étiez un garçon,
» Ou si je portais des culottes et non une jupe…
» Par le corps de Marc Antoine !… sac à papier !…
» Voulez-vous que je vous dise mon fait ?
» Je voudrais vous engrosser une autre fois, moi aussi.

» Mais, en attendant, nous ne faisons rien ici,
» Le temps passe et en arrière ne revient pas ;
» Terminons le trousseau d’une fillette
» Honnête, sage et adorable de beauté.
» La pauvrette ! elle est restée orpheline…
» Mais je serai une mère pour elle, et cela suffit.

» Mais non… attendez… savez-vous écrire ?
» Écrivez : — Six sequins à dame Violante…
» Elle est veuve, elle n’a pas de quoi vivre ;…
» Elle est belle et reste vertueuse…
» Écrivez : — Dix sequins à don Areta…
» Le pauvre homme ! il est philosophe et poète.

» Écrivez : — Trente sequins à Jacob le Juif,
» Pour les trois lits fondés à l’hôpital…
» Dites-lui que le pharisien revienne ici
» Avec cette grosse toile commune qu’il a !
» Écrivez : — Trente sequins à Monsieur le curé,
» Non… dites vingt, et ce qui est fait est fait.

» Pour ce mois-ci, je crois que ma bourse
» Ne saurait en fournir davantage ;
» Mais je trouverai bien quelque ressource,
» Si je prête à Dieu, il faut que Dieu me le rende…
» Mais vous, quelle espèce de femme êtes-vous donc,
» Qui n’avez même pas apparence de tetons ? »


En faisant ainsi des coq-à-l’âne, toute la journée
Elle entretint le prince amoureux ;
Ensemble ils dînèrent, et quand le jour devint
Obscur et noir, Phébus s’étant plongé dans la mer,
Ils soupèrent ensemble, puis d’un air riant
Elle proposa d’aller ensemble au lit.

La prétendue dame, du mieux qu’elle put,
S’excusa d’obéir à pareille invitation ;
Elle allégua mille et mille raisons,
Mais en vain : elle ne fit démordre Nena.
Il fallut la satisfaire, et à l’écart
Grattafico se déshabilla, prudemment, avec adresse.

Pendant ce temps-là, la charmante princesse
Toute nue entrait dans le lit moelleux,
Montrant au Roi l’étroite et blonde fissure,
Deux tetons, comme Cypris n’en avait pas,
Et deux grosses fesses, fermes, blanches et dures
Comme des pommes de pin en pleine maturité.

À cette vue, le souverain de Cascina
Se pâmait de plaisir et tout le temps riait ;
Mais à la fin il éteignit la lumière, et l’obscurité
Fit naître en lui quelque idée polissonne ;
Pourtant à la tentation il sut résister,
Et se retira tout au bord, tout au bord du lit.

« Approchez-vous par ici, » lui dit Nena,
« Il ne faut pas dormir au bord du lit,
» Vous tomberez, et ça fera une scène…
» N’auriez-vous pas, par hasard, un peu de gale ?
» Je ne vous l’ai pas demandé… oh ! que je suis sotte !
» Dites-moi de grâce, êtes-vous de Lucques ? »


Le Monarque rit et s’approcha un peu :
— « Non, Madame, » dit-il, « je suis propre,
» Mais je me tiens à l’écart par respect…
» — Vraiment ! voyez donc la sotte ! »
Dit en riant la demoiselle, et tout en parlant,
Elle se pousse résolument contre le Roi.

Elle l’embrasse, elle le serre ; Grattafico,
En se sentant si bien tripoter,
Ne savait quelle contenance tenir,
D’autant plus qu’il avait tout droit son petit ami ;
Tout en badinant dans l’obscurité, Nena
Se trouva en main quelque chose de dur, dur.

Telle une bergère, occupée à chercher des champignons
Et qui dans le chemin plein d’herbe en voit un
Qui a l’air plus beau que les autres,
Et se penche, et désire le cueillir :
Soudain elle aperçoit bondir du sol un serpent…
Elle crie, elle s’enfuit, elle presse le pas :

Telle Nena, poussant un cri : « Ah Dieu ! que sens-je là ?
Dit-elle, « qu’est-ce que cette saleté ?
» Voilà une coquinerie, une trahison !
» Un lâche, un misérable veut me ravir l’honneur !
» Holà ! Geltrude ! Angelica ! Costante !…
» Débarrassez-moi de ce brigand !

» Angelica ! Geltrude ! ah ! personne ne vient !
» — De grâce, » lui dit le Roi, « tais-toi, je suis un amant,
» Mais je ne viens pas te ravir, ô Dieu, ce bien
» Que j’espère obtenir vite de ta tendresse.
» Tu seras ma femme. Je suis Roi,
» Et Cascina à mes lois obéit.


» Je ne voulais pas me découvrir, avant d’être
» Convaincu de ce mérite, que j’adore en toi.
» Je haïssais les femmes, toi seule m’as vaincu ;
» De toi j’implore la main, de toi l’amour ;
» Avec toi je me suis couché sans autre dessein
» Indigne de ton honneur et d’une chaste affection.

» Si, en restant ici, j’offense ta pudeur,
» Ne crains rien, je sortirai de ce lit,
» Où j’espère que le blond Hymen et l’Amour,
» Propices à mes vœux, à mes désirs, me ramèneront. »
La belle enfant resta muette,
Et lui, prit sa robe pour se vêtir.

Mais Nena répondit : — « Puisque vous êtes là,
» Inutile pour le moment que vous vous leviez :
» Mais retirez-vous le plus que vous pourrez ;
» Je vous étrangle, par Dieu ! si vous me touchez. »
Le Roi se retira au fond, dans un tout petit coin,
Où il se tint tranquille jusqu’au matin.

Ici les opinions des auteurs sont variées
Et leurs avis un peu différents.
Turnèbe dit, et il croit avoir raison,
Que le Roi se tint tranquille réellement ;
Freinshemius prétend, et il cite un texte antique,
Que Grattafico ne fut pas si coïon.

Ce que je puis dire, c’est que le jour suivant,
Les noces se firent en grande cérémonie ;
Puis Grattafico partit, et avec lui
La belle Nena. Jeunes et vieux,
Le peuple entier, à Cascina, leur fit grand accueil,
Et au temple, tout joyeux, alla rendre grâces.


˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜


LAISSONS LES CHOSES
COMME ELLES SONT


À MON CHER CONTI


Tant que vous continuerez à m’envoyer des chapons, vous serez poursuivi de mes Nouvelles. Cette pensée pourrait vous faire changer de conduite, mais je vous prie de peser sérieusement le titre et la morale de celle que j’ai le plaisir de vous offrir aujourd’hui.

Salut et amitié.


LAISSONS LES CHOSES

COMME ELLES SONT


˜˜˜˜˜˜˜˜


Conti, puisque vous êtes si généreux,
Puisque vous ne savez ce que c’est que l’avarice,
Et que, pour quelques vers de moi, que vous lisez,
Vous me donnez en échange des chapons gras,
Ne vous étonnez pas que je continue à chanter
Et avec patience écoutez mon récit.

Il vous sera utile, car vous y apprendrez
Combien tout changement est nuisible ;
Vous y verrez quel tort se fait à lui-même
Celui qui pour une nouvelle abandonne la vieille route,
Et, en m’envoyant chaque année les chapons d’usage,
Vous laisserez les choses comme elles sont.

Du roi de Chypre et d’Amathonte,
Du fils de la charmante Cythérée,
Un bruit affreux de sanglots et de soupirs
Frappait les oreilles délicates : il savait bien
Que c’était le sexe féminin, toujours cher à son cœur,
Qui exhalait ainsi des plaintes amères.


Les femmes se plaignaient que l’opération
Par laquelle s’accroît et se renouvelle le monde,
Depuis le lever de l’épouse de Tython
Jusqu’à l’heure où le soleil tombe dans l’océan profond
Ne durât pas, et ne se prolongeât pas encore
Du coucher du soleil à l’aurore.

Elles pleuraient l’absence de leurs amants
Qui les forçait à faire des jeûnes très longs ;
Plus d’une belle, contrainte, bien malgré elle,
De réfréner ses appétits,
Maudissait la vigilance de sa mère
Et souhaitait un père moins clairvoyant.

Dans les couvents, les nonnes cloîtrées
Lamentaient leur injuste et malheureux sort ;
Elles mouraient, les pauvrettes, du désir
D’un bon bouchon pour le brûlant goulot ;
Déjà, pour satisfaire leur fringale,
Domestiques et jardiniers ne suffisaient plus.

Amour ne put voir telles souffrances,
Et à faire cesser un si cruel chagrin
Il appliqua soigneusement toutes ses pensées,
Jusqu’à ce qu’il eut, croyait-il, trouvé un bon remède.
Il imagina un projet nouveau : autrement dit,
Une bonne bêtise lui passa par la tête.

Au pied d’une aimable colline
Ornée de fils menus et dorés,
On voit s’ouvrir, rouge comme le corail,
Cette officine où l’homme est fabriqué ;
Entre deux colonnes aussi blanches
Que la neige non foulée, est la passe petite, étroite.


Le rire engageant, l’agréable badinage,
Le désir, qui de nouveaux désirs enfante,
Le plaisir délicieux, se tiennent près de l’endroit
Où est située la gentille enclume,
Sur laquelle du Dieu protecteur des jardins
Bat le marteau, sans faire de bruit.

Là une liqueur précieuse et vitale,
Quand les coups se ralentissent, tombe dans le moule,
Où, comme la semence cachée dans le sein d’Ops
Devient fleur ou plante, elle devient homme,
Et à une œuvre si prodigieuse, avec sollicitude
Président Fécondité et Nature.

Ah ! poison mortel du cœur humain !
Avarice ! depuis que, poussé par toi,
L’Espagnol malavisé déploya ses voiles
Pour chercher de l’or au royaume de Montezuma,
On vit un si charmant endroit
Ravagé par le mal Français !

Jusqu’au plus profond de l’officine
Où il est interdit aux mortels de pénétrer
Amour est parvenu ; par des applaudissements répétés
Les témoins du fait accueillirent le Dieu ailé ;
Ainsi dans les profondeurs de l’Etna
Vulcain et ses serviteurs accueillent la belle Cythérée.

À peine Nature a-t-elle vu Amour, qu’elle se lève,
Va à sa rencontre et lui dit : « Ô bel enfant !
» Que le ciel te protège ! dans quel but diriges-tu tes pas
» Vers mon prolifique domaine ?
» Parle, que veux-tu ? Fais-moi connaître tes vœux ;
» Tu obtiendras tout, pourvu que cela dépende de moi. »


— « Mère, » répondit Amour, « j’ai vraiment à te demander
» Une grâce d’importance, et j’espère l’obtenir.
» C’est avec grand chagrin que je vois dans l’affliction
» Le sexe féminin soumis à mes lois ;
» Je m’entends implorer comme un souverain et je dois
» À de telles souffrances un prompt soulagement.

» Fais, de grâce (tu peux tout), fais que cette partie
» De l’homme, que ta volonté m’a consacrée,
» Devienne mobile par quelque procédé nouveau
» Et qu’elle ne soit plus, comme avant, inséparable du corps ;
» Fais que ce bel organe, auquel tu as donné
» D’infinis mérites, s’ôte et se remette à vis.

» Ainsi à sa belle l’amant pourra
» Laisser un gage certain de sa foi constante ;
» La cruelle jalousie qui torture le cœur,
» Sur la rive impure de l’Achéron
» Devra retourner, et tu entendras jubiler
» L’univers joyeux de cette nouvelle source de plaisir.

» Les amoureuses fillettes, qui ont juré
» De me fuir comme un monstre dangereux,
» Et qui par contrainte ou caprice se sont enfermées,
» À ta grande honte, dans un cloître solitaire,
» Si tu acceptes mon utile projet,
» Verront leurs tourments s’adoucir.

» Des maris inactifs et toujours jaloux
» La rigueur sera de la sorte inutile,
» Et des pères au front chauve, à l’esprit soupçonneux,
» Un ardent amoureux bravera la surveillance.
» Tout usage coupable, qui s’oppose à ta volonté,
» Disparaîtra, comme un nuage devant l’aquilon. »


Ce projet plut à Nature, et aussitôt
Les organes de l’amour furent faits à vis.
Non, quand j’aurais du Tasse ou de l’Arioste
La verve abondante et facile,
Je ne pourrais dire quelle satisfaction
Éprouva un chacun en se trouvant ainsi monté à vis.

Ordre fut donné par Nature,
Que pour jouir de cette faculté nouvelle,
Il faudrait avoir, au moment de le dévisser,
Cet organe parfaitement droit :
Elle excluait par conséquent, à leur grand chagrin,
Les vieillards paresseux et les jeunes impuissants.

Ainsi prêté droit, dans le même état
Il restait jusqu’à ce qu’il fût rendu ;
Il procurait du plaisir, avait puissance d’engendrer,
Et faisait de lui-même son jeu ordinaire,
Sans qu’il fût besoin de le manœuvrer haut et bas,
Comme un de ces hochets de Venise en cristal.

À présent, pour qu’un malin ne vienne pas,
Tout hérissé d’une pédantesque érudition,
Me traiter de bourrique et d’ignare,
Je dirai que c’est juste au moment
Où lesdits organes redevinrent inamovibles,
Que les hochets de verre furent imaginés.

L’homme ainsi constitué, le sexe aimable
Trépigna de joie et de contentement ;
Alors disparut ce qui causait son chagrin,
Cette cruelle et intolérable torture ;
Les belles, alors, supportèrent de leurs amants
Les départs, sans pleurs ni soupirs.


Nul ne partait avant d’avoir laissé,
Pour éviter querelles et plaintes,
À celle qui lui avait blessé le cœur,
L’organe qui pouvait le rendre infidèle,
Et, avec ce joujou, la belle restée seule,
Toutes les demi-heures, au plus, se consolait.

Chaque mari, avant de quitter la maison,
Le consignait aux mains de son épouse,
Qui, voyant là une preuve d’amour vrai,
Se tenait tranquille ; et si, par ses emportements,
Elle prétendait tout mettre sens dessus dessous,
Le mari réclamait son gage et la calmait.

Chaque jeune fille avait une cachette
Où elle en gardait une demi douzaine :
La table à ouvrage ou le prie-Dieu
Les cachait aux yeux des mères ;
Les religieuses en avaient dans leurs couvents
Des petites caisses de dix-huit ou vingt.

Le transport en était facile, et, à cette besogne
Le maître de langues était employé,
Avec le maître de musique, le valet de pied,
Le petit jockey, le laquais frisé,
Le moine, la marchande de modes, le perruquier,
Tous gens au fait de pareil métier.

Mais un prêt comme celui-là faisait, à vrai dire,
Au prêteur courir de grands risques ;
Et qui le consentait, tout le temps était
Préoccupé, inquiet pour son bien :
La malice du sexe est si grande,
Qu’elle répand du poison sur le plus doux miel.


Les craintes se réalisèrent ; de mille façons
Furent mutilés les maladroits amants ;
Plus d’une effrontée se rit de leur disgrâce
Et changea leurs plaisirs en pleurs.
Si nombreux furent les scandales et les disputes,
Qu’il n’est langue au monde capable de les narrer.

Plus d’un mari revint à la maison
Et se coucha auprès de sa femme,
Ayant ce jour-là prêté à une maîtresse
Son meuble le plus cher et le plus précieux,
Et n’ayant pu le ravoir d’elle
Ni par caresses, ni par menaces.

Si grave infraction aux lois de l’hymen
Entraînait de l’infidèle la fin prématurée ;
Pour l’homme coupable de ce crime
La colère féminine est sans bornes :
Aussi, sur les rivages du paresseux Léthé,
Bien des maris allèrent rejoindre Agamemnon.

Parfois quelque bigote archi-grimacière
À qui vous aviez prêté un si précieux objet,
Au lieu du vôtre, toute honteuse,
Vous en donnait un autre, et dans cet échange
Vous étiez réduit à perdre
Quatre à cinq, ou même sept à huit pour cent.

Heureux encore qui, dans un tel désastre,
Pouvait en sauver au moins une petite part !
Beaucoup perdirent leur capital tout entier,
Et, pour le recouvrer, tous moyens furent inutiles.
Le réclamait-on à qui on l’avait donné ?
Elle vous répondait : « Mon amour, je l’ai consommé. »


À sa belle plus d’un l’avait prêté
Pour en jouir la moitié d’une semaine,
Et la dame confuse, quand on le lui redemandait,
— « Hélas, mon ami, » disait-elle, « que c’est étrange !
» Tu me l’as donné, c’est vrai, je l’ai reçu,
» Mais… je ne sais où il est… mais… je l’ai perdu ! »

Et voilà qu’alors, à tous les coins de rue,
Celui qui avait subi cette perte s’empressait
De faire afficher des annonces imprimées,
Et d’un si douloureux accident
En caractères très gros et très nets
Donnait avis au public en ces termes :

« Messieurs ! que celui qui aurait trouvé un bijou
» Long de dix-huit ou dix-neuf pouces,
» Le chef découvert et violet,
» De poil châtain, à Santa Margherita
» Le rapporte aussitôt et le donne au sacristain :
» Il aura vingt sequins de récompense. »

Les vieilles mères, pleines de défiance,
Tant et plus allaient furetant,
Dans tous les coins qui pouvaient donner asile
À si douce et délicieuse contrebande :
Si bien que plus d’un eut le triste et malheureux sort
Du tison fatal du fils d’Œnée.

Plus d’un jaloux, inapte à contenter
Du sexe féminin les brûlants désirs,
Si patiemment fouilla, l’échine courbée,
Dans les cachettes de sa femme,
Qu’enfin il réussit à en trouver un
Et te le coupa en tranches, comme un saucisson.


Les choses allant ainsi, les villes étaient
Remplies d’eunuques, de pauvres gens
Qui, habitués à avoir les mains pleines
Au lever du jour, ne trouvaient plus rien
Entre leurs cuisses veuves ; et cet accident
Faisait rire les uns, sangloter les autres.

Des procès qui étaient portés au tribunal
Qui pourrait dire le nombre infini ?
» Justice ! » s’écriait l’une, « Monsieur ! une telle
» A volé à mon mari son affaire. »
Et, comme elle insistait : — « Pardieu ! » répondait le juge,
« Qu’y puis-je faire ? elle m’a volé la mienne aussi ! »

De telles plaintes à chaque instant
Les hautes murailles d’Astrée retentissaient ;
Des femmes, qu’unissait naguère une tendre amitié,
Souvent pour ce motif se prenaient aux cheveux ;
Les curés en avaient par dessus la tête
Pour arranger tant de contestations et de procès.

Bien des servantes furent mises à la porte,
Perdant leurs gages et leur bonne renommée,
Pour avoir astucieusement dérobé
Quelque bel engin à une orgueilleuse dame,
Qui le jetait dans la rue, si elle le rattrapait,
Comme le reste d’une vile plébéienne.

Les dévotes furent accusées
De voler aux belles dames les outils
Pour leur usage ; mais un de nos moines défendit
Leur honneur (c’était le père Agapito),
En prouvant que, pour avoir pareil instrument,
Elles étaient toutes abonnées avec le couvent.


Tel qui, anxieux, d’une vieille tante
Ou d’une grand’mère décrépite attendait
Le gras héritage, à sa mort,
Tristement se grattait le fessier,
Parce que la maudite vieille lui laissait,
Sans un sou vaillant, une pleine caisse de ces joujoux.

De gracieuses cantatrices, d’aimables danseuses
Avaient bien attrapé plus d’un milord,
En lui rendant à la fin son outil
Tout rongé par un mal virulent ;
D’autres, pour ravoir leur joyeux
Ustensile, parcouraient le monde entier.

Mais enfin arriva un fait qui, plus que tous ceux
Que jusqu’à présent j’ai racontés,
Mit les galants au désespoir,
Et fit naître de si scandaleux procès,
Qu’Amour et Nature en furent obligés
D’abolir incontinent ce nouvel usage.

Il y avait… inutile de vous dire la ville
Où résidait un méchant avare
Dont le surnom était Gambatorta,
Lequel donnait aux pauvres de l’argent
Sans exiger d’eux autre chose
Que soixante pour cent d’intérêt.

Cet homme était si cruel et inhumain,
Que vainement, à un taux si élevé, on lui offrait
Une caution : sans avoir le gage en main,
Le traître n’aurait pas donné un sou ;
Aussi avait-il chez lui plus de pierres précieuses
Que n’en produisent les contrées d’Orient.


Lorsque l’usage se fut répandu
De prêter ce qui donne la vie,
Il eut vite trouvé l’idée malicieuse
D’employer ainsi un joli capital,
Et, à dire vrai, ce fut à bon escient
Qu’il fit cette spéculation.

Il n’y a rien de plus cher à l’homme
Qu’un objet qui lui donne tant d’agrément ;
Le destin peut nous enlever notre argent,
Nous dépouiller au vif, nous rendre misérables,
Et nous refaire ensuite aussi riches que Crésus :
Mais à qui le perd, son joyau n’est jamais rendu.

Pour acheter coiffures, voiles, robes ou dentelles,
Les dames mettaient les joujoux en gage.
Vanité de femme est sans limites,
C’est un vice que l’amour même ne peut guérir :
Force était à leurs amants dévalisés
De racheter leur bien à beaux deniers comptant.

Gambatorta examinait la forme,
Le diamètre de l’objet et sa longueur :
Quand il le trouvait à son gré in pondere et mensura,
Il modérait son habituelle âpreté ;
À partir de dix-huit pouces et au-delà, il en donnait
Cent sequins, et il baissait son prix à proportion.

Ici m’objecte un pédant : « Si un si bel engin
» Appartenait à un homme sans ressources,
» Gambatorta était-il donc assez fou
» Pour donner de l’argent, et ne craignait-il de perdre ?
» — Non, Monsieur, il rattrapait capital et intérêts
» Sur le riche qui perdait le sien par le mal Français. »


Gambatorta un jour se mit à bâiller,
Et, en bâillant, il tomba mort.
Il n’avait au monde ni parent, ni enfant ;
La Justice le sut, et, sans tarder,
Aux portes, aux armoires, aux coffres
Les gens du palais mirent les scellés.

Le ribaud était mort sans testament,
Le fisc voulut prendre possession de ses biens ;
Les procureurs sont toujours lents,
Beaucoup l’ont éprouvé, et je l’éprouve moi-même,
Et, avant que ces scellés fussent levés,
Il s’écoula bien des jours, bien des mois aussi.

Cette lenteur fit perdre patience
À ceux qui avaient leur ustensile en gage ;
Sur la place et dans les cafés on entendait dire
Publiquement, que c’était une chose indigne,
Une grossière et stupide malhonnêteté
De priver la noblesse de ces choses-là.

Les petits-maîtres, les officiers et tous ceux
Qui pouvaient dire ouvertement : « Je f..s »,
Réclamaient avec importunité leurs oiseaux ;
Le prêtre et le moine forcément se tenaient tranquilles :
Leur caractère, leur dignité et leur tonsure
Exigeaient silence et imposture.

Enfin fut rendue la sentence
Après un long délibéré incohérent et confus,
Et, en présence d’un grand nombre de témoins,
Un officier du fisc fit l’inventaire
Des effets laissés par ce mort,
Ce qui n’exigea pas peu de temps.


Quand on eut noté les pierres fines, l’or, l’argent,
Les étoffes de soie et ce qui avait du prix,
Les sergents ouvrirent une chambre
Où était un immense coffre
Dans lequel on trouva les articles
Tant demandés, tant réclamés.

Il faut rendre justice à Gambatorta,
Parce qu’à l’usure près, qui était son péché mignon,
C’était un homme qui faisait bien ses affaires
Et qui, par dessus tout, aimait le bon ordre.
On trouva tous les paquets bien rangés
Avec des numéros et des étiquettes.

Celui-ci, disait une note, est à monsieur le docteur
Altariva, dame Mea l’a donné en gage ;
Voici celui de monsieur le directeur Ascanio,
C’est Madame Dorotea qui l’a apporté ;
Ceci est l’oiseau de Monseigneur le Surintendant,
Reçu de Rosina di Clemente.

Cet ustensile est à Monsieur Jacob, le Juif,
Dame Irène l’a envoyé sous cachet ;
Cheville du chanoine Taddeo,
Que la comtesse Emilia retient en gage ;
Arquebuse du père Atanasio,
Remise par Isabella, femme de don Blasio.

Chacun, de cette façon, retrouva le sien,
Mais en fit-on assez de gorges chaudes !
Le Pape le sut, il prit son écritoire
Et publia la bulle dite Estravagante,
Par laquelle il excommuniait
Tout Chrétien qui désormais se le dévisserait.


L’excommunication fit un peu d’effet,
Mais le mal était plus fort que le remède ;
Les dames en eurent beaucoup de colère et de dépit,
Se voyant ramenées à leur affreux ennui d’autrefois,
Et elles firent si bien, par mines et caresses.
Que cette bulle finit par tomber en désuétude.

Il y eut force docteurs de la sainte Église
Qui louèrent le Pape hautement ;
Beaucoup d’autres, partisans du beau sexe,
Firent de lui une âpre et ardente critique,
Et, au tonnerre des dilemmes et des syllogismes,
Succéda un déluge d’hérésies, une pluie de schismes.

Un docteur, à la cervelle détraquée,
Prétendit que le Pape, pendant qu’il rédigeait
Sa bulle impuissante, avait son propre oiseau
Entre les mains de la Comtesse Anselmi,
Et qu’elle l’avait pris seulement par politesse,
Étant court, et se tenant à peine sur ses pattes.

Le Pape se piqua au jeu : trois jours et trois nuits
Il tint le cardinal M… en consultation ;
Cet homme était fourbe et fort habile,
Bien qu’il passât pour un coïon :
C’était l’image d’Ulysse, alors qu’à contre-cœur
Il allait avec les Grecs faire la guerre à Troie.

Le rusé cardinal se mit bien vite
À imaginer quelque bon stratagème ;
Il songea à plusieurs et enfin en choisit un
Qui montra clairement tout son esprit :
Il fit assembler à Centun-celle
Toutes les plus aimables et les plus belles Romaines.


Après avoir fait là une procession solennelle,
Seul avec elles dans la cathédrale,
Entra l’éloquent et disert cardinal,
Qui leur tint ce discours :
« Mes filles chéries, cette bête impure
» De Satanas a corrompu la nature.

» Le Ciel, irrité de nos péchés,
» Nous menace d’une ruine inévitable :
» Au souverain des gouffres du Tartare
» Il accorde le pouvoir de nous faire tant de mal
» Et de nous induire de faute en faute,
» Pour nous entraîner enfin ove non è che luca.

» C’est par sa malice que l’organe destiné
» Au grand œuvre de la reproduction humaine
» Est devenu l’objet d’un jeu scandaleux,
» Indigne d’un Chrétien, d’un galant homme,
» Capable de conduire aux derniers excès
» Et de faire des putains de tout le sexe dévôt.

» Le monde est plein de scandales, d’affreux procès,
» D’horribles plaintes partout retentissent ;
» Tous les maris ont cornes à foison ;
» Il n’y a plus de femme qui soit fidèle
» Et qui ne trébuche, comme les autres, dans le vice ;
» Mille fillettes ont le ventre aux yeux.

» Oh ! funeste et lamentable situation !
» Les chastes épouses de Jésus, corrompues
» Et répudiant toute modestie,
» Dans leurs cellules, autrefois cachées aux profanes,
» Au lieu de scapulaires et d’Agnus Dei
» Ont des mirlitons de cinq et six livres !


» Déjà dans la Chrétienté sont mutilés
» Et ne peuvent plus célébrer la messe
» Chapelains, chanoines, évêques,
» Qui se sont permis une si criminelle licence ;
» Jusque dans le sacré collège, plus de vingt
» De nos collègues sont privés de leur instrument.

» C’est en vain que le successeur de Pierre a voulu
» Porter remède à un tel scandale,
» Et qu’il a fait publier dans le monde entier
» Une bulle si parfaite, qu’aucune ne l’égala jamais ;
» C’est en vain que la foudre de l’excommunication
» S’est abattue sur quiconque dévissait son oiseau.

» Les excommunications… oh ! temps abominables !
» Elles faisaient jadis trembler les Rois sur le trône !
» Elles mettaient les nations sens dessus dessous !
» Aujourd’hui on les méprise, elles ne signifient rien !
» Tout le monde les reçoit aussi tranquillement
» Que l’on boit de l’eau de la gouttière.

» Mais si cette foudre, qu’avec raison tant redoutèrent
» Les peuples anciens, est insuffisante,
» Nous ne sommes pas à bout de ressources et de moyens ;
» Nous pouvons encore nous venger,
» Si contre les infidèles il est bon et louable,
» Quand la force ne vaut, d’employer la ruse.

» Allez-vous-en donc, du courroux papal
» Belles messagères, préparer notre vengeance ;
» L’éclat obscurci de la tiare
» De vous, et non en vain, de vous seules se recommande :
» Par les villes, par les bourgs, par les villages
» Allez, et levez-moi le cotillon.


» Il n’y a pas d’autre moyen pour que vous puissiez
» Nous venger de ces gens, qui, au mépris
» Des lois édictées par un Souverain Pontife,
» Ont l’audace de dévisser leurs engins.
» Ces engins, tâchez de mettre la main dessus,
» Et, sans tarder, expédiez-les au Vatican.

» Mettez en œuvre vos puissants attraits,
» Et ces grâces dont le ciel vous a comblées
» Précisément pour que vous puissiez un jour
» Montrer votre foi et votre zèle,
» En les employant à prendre la défense
» Des droits sacrés de la Sainte Église.

» Vous pouvez feindre l’amour et imiter
» En toute liberté les façons des putains ;
» Pas de scrupules là-dessus : vous savez bien
» Quels éloges mérita de la nation Juive,
» Quelle gloire retira de son entreprise
» La charmante veuve de Manassès.

» Bétulie était étroitement assiégée
» Par le sauvage et abominable Holopherne ;
» Les habitants n’avaient plus d’espoir de salut,
» Puits et citernes étaient à sec,
» Et sous les coups des rudes béliers
» Remparts et murs semblaient être de beurre.

» Elle se para et découvrit sa poitrine,
» Elle montra sa gorge blanche et ferme,
» Et, le visage resplendissant d’une beauté sans pareille,
» Elle se présenta à ce museau de chien
» Qui, lorsqu’il eut jeté sur elle un seul regard,
» Resta comme frappé de la foudre.


» La foudre, c’était l’éclair de deux beaux yeux
» Qui de l’impie guerrier pénétra le cœur
» Il renonça à son ordinaire barbarie
» Et pour la première fois brûla d’amour ;
» Cet amour eut tant de puissance,
» Qu’il voulut faire coucher Judith dans son lit.

» Ce qui se passa lors, je ne sais ; mais je sais que le sommeil,
» Produit peut-être par les fumées du vin,
» Se rendit maître des sens d’Holopherne,
» Et que, comme il ronflait couché sur le dos,
» Judith saisit son sabre, et le capitaine
» Le lendemain matin chercha vainement sa tête.

» Soyez larges en promesses ; que les serments,
» S’il le faut, ne soient épargnés :
» Serments d’amour ! autant en emporte le vent ;
» Non-seulement le parjure est toléré,
» Mais il est méritoire, croyez-le bien,
» Quand on le commet à bonne intention.

» Servez bien le Pape ; déjà il songe
» Que la peine ne va jamais sans récompense ;
» Or, cette récompense, quelle sera-t-elle ?
» Aimables dames, je veux vous le dire :
» Des indulgences plénières à pleines mains
» Vous aurez pour des mois, pour des années, tant et plus.

» Sur le total des engins que vous remettrez
» Comme je l’ai dit, en notre pouvoir,
» Quatre pour cent seront prélevés
» Pour votre part et vous seront assignés,
» Avec cette condition qu’il ne vous sera défendu
» De les choisir à la mine ou au poids.


» Étant stipulé toutefois que vous devrez seulement
» Les employer pour votre propre agrément ;
» Qu’en aucun cas vous ne pourrez les vendre,
» Les prêter, les donner, les échanger,
» Les mettre en gage ou les exposer à tout autre risque :
» Autrement ils vous seraient confisqués.

» Si dans sa bonté et sa générosité
» Notre vice-Dieu vous accorde ses grâces,
» Il vous rappelle sérieusement par ma bouche
» Qu’il faut tenir secret tout ce que je vous ai dit ;
» Et, comme il ne se fie pas trop aux femmes,
» Voici de quelles terribles peines il vous menace :

» La femme qui aura eu la langue trop longue, ou qui,
» Emportée par un téméraire et fol amour,
» Aura divulgué ce qui s’est dit ici,
» Sera anathème, et son excommunication
» Sera plus terrible que toutes celles dont l’histoire
» Rappelle aux hommes le souvenir.

» Non-seulement le pain se mettra en travers
» De son gosier, si elle a envie de manger,
» Non-seulement l’eau de son puits tarira,
» Et la soif lui fera subir de cruels tourments,
» Mais elle verra se fermer cette fissure
» Qui lui procure les plus doux plaisirs.

» Mais, que parlé-je de peines ? Ah ! je lis bien
» Dans vos jolis et brillants petits yeux
» L’ardeur et le désir ; déjà, déjà je prévois
» La honte et la tristesse de nos ennemis ;
» Déjà je chante victoire, et par vous j’espère
» Avoir les engins de l’univers entier. »


Ce discours d’une belle émulation
Enflamma les charmantes auditrices ;
Chacune au grand œuvre se prépare,
Chacune déjà se voit à chasser les engins ;
Déjà elles se figurent en expédier à Rome,
Qui un sac, qui une balle, qui une charge de mulet.

Et ce ne furent des bourgeoises seules qui pour la croisade
Volontairement donnèrent leur nom ;
Des dames de famille illustre
Sur la grande liste se firent inscrire :
Parmi elles se trouvèrent trente duchesses,
Cent marquises et quatre princesses.

Elles partirent, et dans diverses contrées
À de sots amoureux elles tendirent leurs filets ;
Beaucoup en Italie déployèrent leurs ruses,
Beaucoup en France, beaucoup en Allemagne ;
D’autres allèrent exploiter la riche terre d’Ibérie,
D’autres la Hollande et d’autres l’Angleterre.

Guères ne tarda qu’un paquet de la denrée
Par la poste arrivât au successeur de Pierre ;
Ensuite, par un courrier envoyé tout exprès,
Il en reçut une grosse valise pleine ;
Puis ce furent des barils, des tonneaux, et à la fin, des charges
Aussi grosses que des ballots de drap d’Angleterre.

Le marin et le voiturier n’apportaient plus
Que ces marchandises des contrées lointaines ;
De grosses balles à la marque papale
Partout les douanes étaient pleines,
Et les princes, pour en tirer quelque profit,
Les assujettirent aux droits de gabelle et de remisage.


Tout ustensile qui tombait dans la main
Du cardinal ci-dessus mentionné,
Il le mettait incontinent au château Saint-Ange,
Et, pour que personne ne le pût dérober,
Il entretenait là, de garde, en permanence,
Un régiment de braves soldats.

Supplications, menaces, procès, rien ne servit,
Rien ne put décider le Saint Père à rendre
Les engins ravis par ses dames ;
Personne ne put lui faire entendre raison.
Seuls quelques prélats de grande importance
Les rattrapèrent, moyennant forte rançon.

La moitié du monde presque était ainsi mutilée,
Le deuil était dans tout royaume, chez toute nation ;
Amour se repentit de sa sotte idée :
Il voyait la fin de la génération,
Le plaisir transformé en affreux chagrin,
Son sceptre brisé, son trône renversé.

Alors il dirigea son vol rapide
Vers l’endroit où il avait trouvé Nature ;
Et il lui dit : « Ma mère, tout de suite
» Remettons les engins comme ils étaient avant,
» Et désormais, pour éviter des malheurs,
» Laissons les choses comme elles sont. »




FRA PASQUALE


À MON AMI L. M.


Les prouesses d’un robuste père Franciscain au champ d’amour méritent bien d’être dédiées à un guerrier qui est son émule. Voilà pourquoi je mets ton nom en tête de l’histoire de Fra Pasquale. Cette offrande n’est pas entachée de flatterie. Ton nom est formidable dans les annales de Cythère et il doit passer à la postérité la plus reculée.

Porte-toi bien.


FRA PASQUALE


˜˜˜˜˜˜˜˜


De tous les animaux qui sont sur terre
On dit que le renard est le plus rusé,
Qu’il tient en réserve mille stratagèmes
Pour se tirer des plus grands périls ;
Lecteur, ce sont là des sottises :
De tous les animaux le plus fourbe est le moine.

Dans les bois de Sicile était un bandit,
Chef d’une troupe de mauvais gueux,
Assassin hardi et vigoureux,
Terreur, fléau du peuple Sicilien,
Qui tuait les voyageurs jour et nuit,
Comme vous mangeriez des poires cuites.

Un jour, après avoir mis en fuite
Une troupe nombreuse de sbires,
Il s’assit au pied d’un chêne vert ; à part soi
Il se mit à ruminer sur cette affaire,
Et, effrayé du péril qu’il avait couru,
Il résolut de changer enfin de système.


« La vie de brigand est une dure vie, »
Dit-il, « essayons un peu de la vie de saint homme :
» Elle est certainement plus saine et plus sûre,
» Et ne manque pas de charme de temps en temps ;
» Ainsi donc, plus de sang, plus de rapines,
» Je veux me dévouer au bien d’autrui. »

Pour mener à fin si pieuse résolution
Il abandonna ses compagnons de crime,
Et courut droit à un couvent de Franciscains
Voisin de la ville de Syracuse.
Il revêtit l’habit de Saint François
Et prononça les vœux sacrosaints.

Cependant Belzébuth frémissait de rage,
En voyant rentrée dans le bon chemin
Une âme sur laquelle il avait des vues
Pour en faire un tison de son infernal empire.
De mille diablotins, au visage de femme,
Nuit et jour il l’entoura.

Fra Pasquale (ainsi se nommait
Le très révérend Franciscain),
Sentant que le diable le tentait
Par tant de moyens et de ruses si bien ourdies,
Était toujours inquiet et craignait
De donner du nez contre quelque gros péché.

Dans Syracuse, il connaissait déjà
Toutes les femmes, mariées, veuves ou filles ;
Elles lui plaisaient également, belles ou laides,
Et il les eût bien secouées, celles-ci et celles-là.
Aussi, pour échapper à cette tentation,
Prit-il le parti de changer de maison.


Il demanda la permission au général
Et passa à Naples dans une barque ;
Mais changer de ciel, courir la mer, à quoi bon ?
En est-on plus habile à refréner sa luxure ?
Hélas non ! il y a partout des femmes
Toutes prêtes à se faire vite lever les jupes.

Il fut accueilli dans le couvent de Naples
Comme un frère d’importance et de valeur ;
Il avait la sainteté peinte sur le visage,
Dormait sur la terre ou sur la paille,
Jeûnait et, soir et matin,
Se frappait avec une dure discipline.

Bientôt il eut obtenu honneurs et dignités,
Il fut fait en peu de mois sacristain ;
Ensuite il eut le premier rang parmi les lecteurs,
Et, montant ainsi de grade en grade,
Il devint père gardien, puis provincial ;
Il obtint des bulles et des indulgences à foison.

Mais une telle vie était trop uniforme
Pour un moine si actif et si bouillant,
Et ce gueux de Satan, qui ne dort jamais,
Le pinça un jour, mais le pinça ferme :
Avec un trait de Cupidon, il le rendit fou
De donna Rosa, au gentil visage.

Donna Rosa Stringati était si jolie
Qu’elle aurait tendu les nerfs d’un moribond,
Chaque œillade d’elle faisait une plaie
Qui pénétrait jusqu’au fond du cœur ;
À peine Fra Pasquale a-t-il vu si gentil museau,
Qu’il jure d’aimer la dame, et dit adieu au Christ.


Il prit sur elle des informations dans le voisinage,
Et il arriva à savoir très vite
Qu’elle avait comblé les vœux de plus d’un amant,
Qu’elle était très facile et bonne fille ;
Alors, plein d’espérance, il dit : « Par Dieu !
» J’ai nerf et argent comme les autres, moi aussi. »

Un jour, comme elle sortait de la messe,
Il la suivit, et avec grande désinvolture et aisance,
Après un doux salut, il s’approcha d’elle.
Il ne manqua pas de lui peindre son ardeur ;
En amour il croyait (et il n’avait pas tort)
Que chacun est pour soi le meilleur entremetteur.

D’un air virginal, avec modestie,
Donna Rosa accueillit ses protestations ;
« Vous savez vous y prendre pour persuader, »
Dit-elle, « l’éloquent amour parle par votre bouche,
» Mais j’ai à vous apprendre une nouvelle assez fâcheuse :
» Écoutez-moi, je suis chasse réservée.

» Par un officier du Roi je suis entretenue :
» C’est un homme violent et fort jaloux ;
» Il me faut user de toutes sortes de ruses,
» Quand je veux contenter un autre amoureux ;
» Force vous sera donc, mon père, d’attendre
» Que la Cour parte pour la campagne.

» L’officier doit partir avec elle
» Et je serai libre pour quelque temps.
» Si vous voulez alors penser à moi,
» Nous donnerons à notre amour pleine satisfaction ;
» La chose est pour dimanche prochain,
» Viendrez-vous ? — Par la foi de Dieu ! soyez-en sûre. »


— « Je vous avertis, » reprit-elle, « que si par hasard
» L’officier nous surprend, il nous tue tous les deux ;
» La moutarde lui monte vite au nez…,
» C’est un Rodomont de la pire espèce…
» S’il vous découvre, Saint Antoine en personne
» Ne pourra vous tirer des griffes de ce démon. »

— « Foutre ! » répondit le moine, « et qui croyez-vous
» Que je sois ? M’avez-vous pris pour un pleutre ?
» Vous ne savez pas encore qui se cache
» Sous ce froc de religieux.
» Je viendrai… Si l’officier veut faire le fou,
» N’ayez crainte !… Un Rodomont !… Oh foutre ! »

Nos amants fixèrent de cette façon
Le jour et le lieu de leur douce rencontre ;
Puis, pour ne donner aucun soupçon aux passants
Qui se promenaient sur la place,
Ils se firent, en apparence, un modeste adieu ;
Elle rentra dans sa maison et lui dans son couvent.

On peut bien croire que le bon père
Souffrit, en attendant le Dimanche,
Des angoisses et des tourments vraiment horribles ;
Il ne sortit pas de sa cellule,
Il n’eut d’autre pensée, d’autre souci
Que de faire tourner à bien l’aventure.

Quand arriva le jour tant désiré, il dit la messe,
Et se dispensa de tout autre service ;
Il retourna dans sa cellule et, en toute hâte,
Fit venir auprès de lui Fra Sparagione,
Auquel il dit : « À vous le pouvoir aujourd’hui ;
» Je vous cède toute mon autorité sur le couvent.


» Je dois aller auprès d’une jeune pécheresse,
» La convertir et la ramener dans le bon chemin ;
» Sa pieuse et sainte mère
» À mes soins la veut confier.
» D’ici à demain je ne puis rentrer.
» Adieu. Le ciel vous ait en sa grâce ! »

Cela dit, il partit. Comme le cerf altéré
Qui court se rafraîchir à la fontaine,
Comme le rocher qui roule au précipice
De la haute cîme d’une montagne escarpée,
Ainsi le moine, d’une course impétueuse,
Gagne la maison de donna Rosa.

Il frappe à la porte et crie : « Ave Maria. »
Donna Rosa aussitôt lui ouvrit.
Qui pourra peindre son allégresse,
Quand il vit sa déesse bienaimée
En simple corset et en jupe,
Et qu’il put contempler ses charmants tetons ?

Alors ils réglèrent les préliminaires
Entre eux deux, ces paillards amants,
Et ils convinrent, de façon claire et précise,
De n’en pas venir au doux combat
Avant que sortît des grottes Cimmériennes
L’humide nuit portée sur son char ténébreux.

La condition déplaisait fort au moine,
Mais la dame lui dit : « Mon père,
» À quoi servirait de commencer maintenant ?
» Vous êtes le marteau, et moi l’enclume…
» L’enclume résiste, et aucun art mécanique
» Ne peut rendre dur un manche de marteau s’il est flasque.


» Si nous guerroyons maintenant, que ferons-nous
» Après, cette nuit ? Ayez patience :
» Nudi in lecto ce soir, nous nous en donnerons,
» Sans avoir la crainte de rester à sec.
» Prenons, en attendant, les petits plaisirs
» Qui du grand jeu sont les avant-coureurs. »

Elle dit et lui applique un baiser de feu ;
Le moine le lui rend plus brûlant encore ;
Il semble que l’une à l’autre leurs bouches soient collées,
Et les colombes n’ont pas plus suaves délices.
Cependant, le moine fourrage, il palpe
Tantôt les seins, tantôt les fesses dures et nues.

Puis il plonge ses doigts dans la blonde toison
Qui obstrue l’entrée du temple de Cypris ;
En récompense, la main charitable de Rosa
Immensam supellectilem in bracis lui pelote.
Ils passèrent ainsi la journée entière
En ces divertissements licites et honnêtes.

Et comme il faut que celui qui n’apporte rien
S’en aille, sans faire fortune en amour,
Et que la femme, si inconstante de sa nature
N’a d’esprit de suite que pour amasser des richesses,
Le Provincial fit à sa dame un beau régal
De gâteaux et de bonbons exquis.

Il y ajouta un chapelet en filigrane d’or ;
D’or pur aussi était la médaille ;
Et un collier de corail de premier choix,
Et une couple de bagues de grande valeur :
Toutes choses qui, à en croire le père Eleïson,
Étaient volées aux ex-voto des Madones.


Un riche dîner, un somptueux souper
Que le Provincial paya, restaurèrent leurs forces ;
La table était tout entière couverte
De ce qu’il y a de plus rare sur terre et sur mer ;
On y voyait une telle quantité de bouteilles,
Que l’on aurait dit un jeu d’orgues.

Dans l’enceinte d’une obscure alcôve,
Gentiment ornée de sculptures dorées,
Se trouve un lit vaste et moelleux
Tout entouré de riches rideaux ;
Trois matelas neufs et une paillasse
Le garnissent, avec une belle couverture brodée d’or.

Quand il fut dix heures du soir,
Les deux amants, tout pleins d’amoureuse ardeur,
S’y rendirent pour accomplir l’œuvre charmante
Grâce à laquelle souvent naît une âme à Dieu ;
Et donna Rosa, selon son habitude,
Entra la dernière au lit, et éteignit la lumière.

Muse, inspire-moi de grâce une comparaison
Qui me permette de peindre le feu du Provincial…
C’est le rapide faucon dans l’air
Qui se lance sur la tourterelle fugitive…
C’est le cerf que lévriers et chasseurs
Poursuivent… Eh ! tais-toi ! je ne puis le peindre.

Sans se souder des caresses
Qui au doux assaut préparent les sens,
Entrant tout de suite en matière,
Le moine entama l’amoureux combat ;
Les secousses furent si rudes, si violentes,
Que les quatre murs de la chambre en tremblèrent.


On dit… je ne m’en porte pas garant,
Parce que ce pourrait bien être une blague,
Que le moine, plein d’un Franciscaine ardeur,
Lui dansa dix fois sur la panse.
Si ce ne fut dix fois, ce fut au moins sept :
Un frocart n’en fait jamais moins.

Chose belle et mortelle passe et ne dure,
A dit Pétrarque, et il a bien raison.
La charmante aventure du moine
Allait vite se changer en cruel tourment :
Comme il ne pense qu’à jouer des reins,
On entend frapper fort à la porte de la rue.

« Qui est là ? » cria la dame épouvantée.
— « C’est moi ! » répondit une voix terrible
Qu’elle reconnut (elle en resta glacée)
Pour celle, hélas ! du féroce officier.
« Nous sommes morts, » dit-elle, « oh ! Fra Pasquale !
» Le voilà, ce monstre d’officier ! »

Le moine, en toute autre circonstance,
N’aurait pas été homme à trembler :
Il avait encore dans les membres assez de force,
Dans sa poitrine battait un cœur plus que vaillant,
Mais il était religieux, et dans cette situation,
Un éclat public ne lui était pas agréable.

Il fit donc de ses effets un paquet,
Et se cacha sous le lit incontinent.
Déjà l’officier faisait vacarme,
Donna Rosa fut lui ouvrir tout de suite.
Il entra dans la maison en jurant bien fort
Par tous les saints du paradis.


Et il dit : « Allume la lumière, bougresse,
» Je veux me déshabiller. » Rosa, tout humble,
Lui pardonne cette épithète grossière ;
Elle prend bien vite en main amadou et briquet,
Et, à chaque coup qu’elle frappait,
Le cœur du moine faisait toc-toc.

Mais Rosa, qui était une rusée femelle,
À semblables aventures dès longtemps habituée,
Avait, avant de se coucher, humecté l’amadou
Au moyen d’une compresse légèrement mouillée.
Elle employait ce petit procédé, toutes les fois
Qu’elle faisait quelque douce contrebande.

Longtemps elle battit le briquet ; enfin : « À vous, » dit-elle
À l’officier, « Je n’en puis tirer une étincelle. »
L’officier s’y mit, et fit tous ses efforts,
Mais la pierre a beau briller sous les coups :
Le feu ne se communique pas à l’amadou humide,
Et l’étincelle fugitive meurt inutile.

L’officier lâcha un terrible juron ;
Il jeta à terre l’amadou et la pierre ;
« Eh bien ! je me déshabillerai dans l’obscurité, »
Dit-il, et il déposa sa terrible épée de combat.
— « Allons, » lui dit la dame, « je vais vite au lit,
» Je veux chauffer votre place. »

Le Provincial, tout tremblant sous le lit,
Comprit le but de ce zèle mensonger ;
Mais cela fut loin de le rassurer,
Et il dit : « Que le ciel me protège ! »
Cependant l’officier s’était déshabillé ;
Il entra dans le lit auprès de donna Rosa.


Le lit était un peu bas, et à peine l’officier
Fut-il dedans, que le bon moine
Se sentit écraser par l’énorme poids
Des planches qui cédaient et se courbaient :
Et il dit en lui-même : « Ah ! Jésus ! notre rédempteur !
» J’implore ton secours, je n’en puis plus.

» Si je dois attendre jusqu’à demain matin,
» On me trouvera étouffé là-dessous ;
» Si je sors, c’est une catastrophe :
» L’un ou l’autre de nous restera mort sur place,
» Et puis, sans parler du reste, la honte, le déshonneur !
» Mais que ferai-je, s’il reste et que le jour vienne ? »

Cependant, le militaire qui était au-dessus,
Se mit à danser une Moresque ;
La danse fut pénible pour le moine,
Qui se vit sur le point de crever ;
Le poids amassé sur son dos
Lui permettait à peine de respirer.

Après une couple d’heures d’un si cruel tourment,
La dame et le militaire s’endormirent :
Pensez quelle fut la joie du moine
Quand il les entendit ronfler tous deux !
Il se glissa petit à petit à plat ventre
Et finit par sortir de sa périlleuse cachette.

À peine dehors et debout,
Il se souvint de son ancienne bravoure ;
La jalousie lui mordit le cœur,
Et le remplit d’une fureur indicible :
Prenant son parti, sans plus tarder,
Il se mit à la recherche de l’épée du militaire.


À travers les barreaux du balcon
La déesse amoureuse d’Endymion,
Qui venait de sortir des profondeurs de l’Orient,
Avait fait pénétrer ses doux rayons ;
Et sur un fauteuil elle fit voir
Au Provincial les effets de l’officier.

Laissant alors de côté le barbare projet
D’égorger son rival pendant qu’il dormait,
Il sentit naître en son cœur un nouveau désir
Que lui inspira sa fourberie monacale :
« Bafouons ce bélître, » dit-il à part soi,
« On ne tire pas satisfaction d’un dormeur. »

Aussitôt, mettant à effet son nouveau dessein,
Il empoigna les effets du militaire,
Et se les colla sur le dos bien doucement,
Pour ne pas réveiller son rival ;
Et, comme l’officier portait perruque,
Il la prit aussi et s’en couvrit la tête.

Il se ceignit les reins du flamboyant acier,
Chaussa les bottines avec les éperons,
N’oublia ni la bourse ni l’argent :
Il laissa par terre ses sandales, ses culottes,
Son lourd vêtement sacerdotal
Et le cordon et le chapeau de Provincial.

Il abandonna son chapelet, son Christ de cuivre,
Et son bréviaire, avec la discipline
Qu’il emportait toujours dans sa poche ;
Puis, enfilant la porte la plus voisine,
Sur la pointe du pied, sans bruit,
Il descend l’escalier ; déjà il est hors de la maison.


Alors dans son esprit roulant diverses pensées,
Il médite tantôt l’une, tantôt l’autre ;
Après longue réflexion il se décide enfin
Pour une bonne farce à jouer à son rival,
Et, vers la garde qui était là tout près,
Il s’achemine d’un pas pressé.

Il demande à parler au chef
Pour une affaire d’importance extrême,
Et, parvenu devant le Capitaine :
« Signor, » lui dit-il, « écoute un cas étrange ;
» Chez une putain, qui demeure ici près,
» Un frère Franciscain vient d’entrer.

» Il y a quinze jours que je suis arrivé ici
» De la province pour certaine affaire ;
» L’ayant à la fin arrangée,
» J’ai résolu de rentrer dans ma garnison,
» D’autant plus que par lettres m’y invite
» Mon commandant qui m’a donné mon congé.

» Pendant que j’étais à attendre que le cheval
» Me fût amené de l’écurie par le domestique,
» J’ai vu entrer là un moine,
» Bien sûr pour mettre ses pendeloques en danse ;
» Il se cachait, il regardait tout autour de lui,
» Il paraissait craindre le déshonneur et l’infamie.

» Cette maison est suspecte, je le sais par expérience,
» Car j’y ai souvent bu bouteille ;
» Il s’y trouve une belle créature sans barbe,
» Facile, discrète, belle à merveille,
» Faite tout exprès pour nous autres soldats
» Et qu’il ne faut pas laisser aux mains des moines.


» Si vous voulez le prendre, chaud, chaud,
» Je ferai, pardieu ! la conduite aux soldats,
» Allons, démasquez ce coquin,
» Si on n’ouvre pas, enfoncez la porte. »
Le capitaine, riant, approuva ce langage
Et avec le Provincial envoya un piquet.

Les grenadiers coururent, guidés par lui,
À la chaste demeure de donna Rosa ;
Ils jetèrent la porte à terre, et introduits
Dans un salon, y trouvèrent un vaste manteau
De moine, que le Provincial y avait déposé
À peine entré dans la maison de sa déesse.

Ils pénètrent ensuite dans la chambre et, tournant
Leur lanterne vers le visage de la dame :
« Où est, » disent-ils, « ce scélérat de moine,
» Contempteur de l’éternelle justice ?
» Où et comment se cache-t-il à nos yeux,
» Cet impie mangeur de patenôtres ? »

Elle se taisait ; alors le caporal : « Madame, »
Dit-il, « nous savons que vous avez un Franciscain,
» Vite, vite, enfilez votre jupe,
» Et remettez-nous ce coquin. »
Au bruit, l’officier, non par peur,
Mais par prudence, s’était fourré sous le lit.

Rosa, qui croyait le moine déjà loin,
Jura qu’il n’était, bien sûr, pas dans sa maison.
Mais le caporal répondit : — « Eh ! sottises que tout cela !
» Le moine est sous le lit, je vous le certifie.
» Laissez-moi faire et je trouverai vite
» Ce malin renard dans son gîte. »


Il le trouva en effet et s’écria : « Messieurs,
» Voilà ce père si pieux, si chaste, si saint !
» Tirons-le un peu dehors par les jambes ! »
Et pendant ce temps-là, chacun crevait de rire.
L’officier se disait en lui-même : « Cordieu !
» Qu’est-ce que machinent ces gens-là ? Où suis-je ? »

Ensuite, il cria bien fort : « Je ne suis pas moine !
» — Non ? qu’est-ce donc que cette robe ?
» Qu’est-ce que ces cordes entortillées ?
» Ce chapelet ? ce capuchon ?
» Tout cet attirail n’est-il pas à vous ?
» Oh ! faites-nous le plaisir de venir avec nous. »

L’officier en colère s’efforce de parler,
Et personne ne s’arrête à l’écouter.
De force on lui fait revêtir
Ces habits, de lui tant détestés.
Cependant la dame, pour sortir d’embarras,
S’évanouit et ne donne pas signe de connaissance.

L’absence des vêtements de l’officier,
La vue de la dame ainsi évanouie,
L’accoutrement du père Provincial,
Les rires, les cris, pour le moment
Troublèrent si fort les idées du militaire,
Qu’il se tut et se laissa emmener.

Mais le vrai moine : « À présent je puis m’en aller, »
Dit-il, « car je dois partir à l’instant même :
» Adieu, Messieurs, désormais il ne me paraît plus
» Nécessaire de rester ici.
» Vous avez ce cafard entre les mains,
» Conduisez-le à votre capitaine. »


Et il répéta : « Adieu, Messieurs,
» Traitez-moi ce coquin comme il le mérite. »
Cela dit, il s’en alla, et quand seul
Il se trouva dehors, il resta une minute à hésiter
S’il retournerait au couvent ou bien
S’il reprendrait son premier et féroce métier.

Mais la paresse, déesse puissante,
Qu’adore l’humble engeance monacale,
Lui parle au cœur si tendrement
Et lui fait un discours si plein d’éloquence,
Qu’il retourne à sa cellule, aimant mieux
Manier le bréviaire que les pistolets.

L’oiseau, depuis longtemps enfermé
Dans une cage de fer, oublie sa nature ;
De la nécessité il se fait une habitude,
Et ne se soucie plus de la liberté qu’il a perdue ;
S’il sort, et si de ses ailes il fend l’air liquide,
Il revient vite à son ancienne prison.

Près du couvent, notre homme rencontra
Le père Sparagione, qui avait déjà dit sa messe,
Et qui, pour se guérir de certaine indigestion,
Était en train de faire une petite promenade.
Il se découvrit à lui, et celui-ci voulut savoir
Pourquoi il rentrait en si étrange accoutrement.

Fra Pasquale, qui s’était déjà posé en saint,
Eut honte et fit du mystère ;
Mais l’autre le harcela tant et tant,
Qu’il lui confessa l’entière vérité.
Sparagione rit, et s’écria : « Bravo, Pasquale !
» Voilà, par Dieu ! un vrai tour de Provincial ! »


Ils retournèrent au couvent, où le Provincial
Se revêtit d’une nouvelle robe ;
Quant à l’uniforme militaire qu’il avait enlevé,
Il l’enferma dans un très vieux coffre
Que lui seul ouvrait et fermait à volonté ;
Puis il remercia la vierge Marie.

Cependant l’officier, mis au poste,
Restait exposé aux plaisanteries, aux rires
De tous ceux qui étaient de garde ;
En vain il prouva qu’il n’était pas moine
Et fit voir qu’il était officier :
Le remède fut bien pire que le mal.

Cette découverte, à de plus vifs éclats de rire
Excita justement toute la compagnie ;
La nouvelle se répéta de bouche en bouche,
Dans les casernes, dans les cafés, on ne parlait que de cela.
L’officier en fut couvert de ridicule,
Au point que, désespéré, il sortit du royaume.

Une nouvelle si agréable fut au Provincial
Plus douce que miel et julep.
Il s’arrangea vite avec donna Rosa
En lui payant une riche pension, et il eut
Pour seul collaborateur dans ses amours,
Son confident le père Sparagione.




LES TOC-TOC DE SAINT PASCAL


À MON FRÈRE


Je vous présente Monsieur le Curé et Monsieur le Comte, qui, après un court entretien, viennent se reposer ici. Je ne sais à qui les recommander plus utilement qu’à vous, qui leur avez donné la vie. Accueillez-les favorablement et consolez-les dans leurs malheurs, dont le plus grand serait de ne pas rencontrer votre approbation. Recevez d’eux mes embrassements et portez-vous bien.



LES

TOC-TOC DE SAINT PASCAL


˜˜˜˜˜˜˜˜


Lorsque j’entends critiquer l’Évangile
Dans le moindre de ses détails,
Je me sens tout enflammé d’un saint zèle,
Et je voudrais anéantir qui l’attaque.
Oui… comme tout bon Chrétien le devrait,
Je me ferais, moi, couper en quatre pour la foi.

Mais si quelqu’un raille l’hypocrisie des moines
Et ceux qui inventent de faux miracles,
En disant que tout ça, c’est de la blague,
Alors je ris dans mes moustaches,
Me disant qu’il n’y a pas de raison
Pour ne pas jeter de pierres dans leur jardin.

Si les âmes simples, plutôt que pieuses,
Comme un entonnoir placé sous le tonneau
N’avalaient pas de pareilles sottises,
Adieu dame soupe, adieu seigneur bouilli !
C’est grâce aux contes sacrés qu’elles débitent, que brillent
Nos caboches vénérables et tondues.


Toutes les religions pour leurs Saints
Inventent les miracles les plus beaux ;
Par dessus tout nous autres Franciscains,
Cordieu !… nous en racontons d’une force !…
Et quel est le Saint, exempli gratia, aussi grand
Faiseur de miracles que notre Saint Pascal ?

Avec ses toc-toc tant célébrés
Que se figurent entendre ses dévotes,
Il a sur les autres Saints remporté de tels triomphes,
Que personne de chez lui n’est revenu les mains vides.
Oh ! Saint Pascal pour nous, chacun en convient,
C’est une boutique à gros profits.

Elle le serait plus encore, si les ignorants
Ne nous exposaient souvent au ridicule :
Faire agir et parler les Saints,
Le premier coïon venu n’en est pas capable !
Quiconque prétend faire le métier d’autrui
Fait la soupe dans un crible ou dans un panier.

Pour le prouver, voici un fait enregistré
Dans les archives par un historien fidèle,
À la suite duquel Saint Pascal fut volé
Et resta quelque temps sans obtenir de cierges,
Parce que de nos procédés les plus secrets
Un prêtre libertin voulut faire usage.

À la tête de la cure de San-Toto était un jour
Un riche prêtre nommé Berzighella.
Il possédait un si vaste presbytère,
Si beau, si orné des merveilles de tous les arts,
Qu’on l’aurait pris pour un de ces palais qu’Arioste
Faisait élever par les démons à peu de frais.


San-Toto est situé sur une jolie petite colline
Qui domine la mer Tyrrhénienne ;
Sur les côtes, derrière et devant,
De belles villas et de jardins elle est pleine ;
À ses pieds coule une petite rivière qui roule,
En se jouant, ses eaux entre des bords fleuris.

Sur la rive, il y a de très longues allées,
Que myrtes et lauriers préservent du soleil ;
Là, au son du chalumeau pastoral,
La jeunesse entrelace ses danses et ses rondes,
Et, au souffle léger du zéphyr, les fleurs
Répandent partout, dès l’aube, leurs suaves parfums.

Au milieu de ces arbres, les oiseaux babillards
Voltigent, en chantant leurs chants harmonieux ;
Les petits ruisseaux, avec un gai murmure,
Laissent couler leurs eaux limpides comme cristal,
Charmant séjour du peuple aux écailles luisantes,
Que colorent la pourpre et l’azur, et l’or et l’argent.

À la belle saison, une superbe foire
Se tient en cet endroit pour la fête de Saint Toto,
Et alors il est beau de voir matin et soir
Se promener les gens en villégiature et les paysans,
Et une foule de charmants damoiseaux
Armés de lorgnettes et d’ombrelles de soie.

Il est beau de voir à la promenade les dames,
Avec leurs perruques à la mode Romaine,
Enflammer les cœurs d’une ardeur sans pareille
En découvrant largement leur gorge,
Et lever d’un côté leur robe à queue
Exprès pour montrer leurs jambes, leurs cuisses et leur derrière.


Là courent les petits-maîtres Anglomanes
Sur de grands chevaux sans queue ;
Là, avec de grosses cannes, circulent à pied
Les incroyables aux cheveux noirs ;
Là on entend retentir coups de fouet, grelots,

Trompettes, bruit de roues, tambours, hennissements et braiements.


Cependant, sur la grande prairie l’arracheur de dents
Sans pitié démantibule les mâchoires des paysans ;
Le charlatan vend de la thériaque et des onguents ;
Un autre fait danser singes et chiens ;
Et sur un colachon discordant, un pieux aveugle
Chante le martyre de Saint Toto.

Cérès déjà fait lever la riche moisson,
Et déjà l’agriculteur aiguise sa faux ;
Plus d’un quitte la compagnie
Et, entre les sillons, dans quelque endroit ignoré,
Excité par le vin du goûter
Avec Betta et Cecca fait son affaire.

Mais plus que tous les autres agréments, la grande
Renommée de Monsieur le Curé
Attirait la foule dans ces parages.
C’était réellement un homme aimable et bien élevé ;
Il savait tant de facéties et de bons mots
Qu’on aurait cru voir revivre en lui le prêtre Arlotto.

À peine avait-il achevé son huitième lustre ;
Il avait les cheveux bruns, la barbe et le visage bruns,
La lèvre lippue, le teint rouge ;
L’heureuse oisiveté peinte sur sa face
Montrait qu’il était ennemi
Des offices, des bréviaires et des neuvaines.


Il n’aimait pas à fréquenter les prêtres,
Et ne pouvait non plus voir les moines.
Plutôt que de parler théologie
Il aurait reçu des coups de pied au derrière ;
Enfin il eût voulu être sbire ou argousin,
Pour sévir contre quiconque parlait Latin.

Il avait, au tribunal de la pénitence,
Pour ses habitués les manches larges,
Et comme il retirait, avec grande indulgence,
Les âmes des terribles griffes de Satan,
Il était le confesseur souvent choisi
Par les petits-maîtres et par le sexe féminin.

À la théorie de l’art professé par Ovide
Il joignait une bourse qui s’ouvrait facilement ;
Pour séduire les femmes, sa rhétorique
Était bien supérieure à celle de Cicéron ;
Il donnait de grands dîners, et en recevait autant
Des plus nobles et des plus riches de ses voisins de campagne.

Les pensées tristes, les soucis pesants,
Ne paraissaient jamais troubler sa physionomie ;
Toujours il avait l’air heureux ; mais cependant
Lui aussi avait quelques mauvais moments
(Car dans ce monde chacun a ses peines),
Et sa sœur en était la cause.

Sur les trois déesses rivales elle pouvait emporter la pomme,
Tant sa beauté était accomplie,
Mais personne n’a jamais vu, chez une fille d’Ève,
Tant de sottise unie à tant de charmes ;
Pas un historien, pas un conteur ne me rappelle
Femme à la fois si belle et si bête.


Élève d’une nonne paralytique,
Elle croyait plus aux sorcières qu’au baptême,
Et elle admettait, sans critique ni jugement,
N’importe quel sortilège, n’importe quel enchantement ;
Si de magie quelque nouvelle pratique
Lui était contée, elle restait la bouche ouverte, en extase.

Le prêtre se doutait bien, non sans raison,
Qu’un si friand et si agréable morceau
Tomberait un jour ou l’autre dans les filets
De quelque rusé coquin ;
Il tenait les yeux fixés sur elle
Comme Argus sur la fille d’Ismène.

Il n’était cependant pas assez jaloux
Pour se montrer jamais grossier ou inconvenant,
Nul ne se tenait mieux que lui en société,
Et comme le pays était fameux
Pour la bonté de l’air, les étrangers
Demeuraient dans sa maison des mois entiers.

Le Comte Torso avait acheté un gros domaine
Auprès de ceux du Prêtre,
Et juste en face de la maison curiale
Il avait bâti un palais princier
Où, avec la jolie femme qu’il venait d’épouser,
Il passait les jours de la belle saison.

Ce seigneur Comte était un bon vivant,
Affable, courtois et sans façons,
Si bien qu’il lia très vite
Amitié avec notre Monsieur le Curé ;
Leur liaison fut fort étroite,
Mais l’amour et la vengeance cruelle la rompirent.


La Comtesse Isabella était un morceau
À raidir les nerfs d’un Chartreux ;
Mais un Franciscain tartufe,
Qu’on nommait Fra Serafino,
En fit facilement une bigote,
Parce qu’elle était de sa nature fort engourdie.

Elle savait par cœur les Sept Psaumes,
Elle se faisait expliquer l’Apocalypse ;
Elle avait lu le Pré Fleuri
Et les fables sorties jusqu’à présent
De plumes fantastiques à propos de démons,
De fantômes, de monstres et d’apparitions.

Elle avait une dévotion particulière à quatre ou cinq Saints,
Mais elle croyait à Saint Pascal plus qu’à nul autre,
Et toutes les nuits, le visage pâle de frayeur,
Sur son coffre ou sur sa table de nuit
Elle croyait entendre les toc-toc du Saint, et à son confesseur
Elle en répétait le nombre et en imitait le bruit.

Le Curé, qui en était amoureux fou,
Voulut poser le cimier sur la tête du Comte :
Il réfléchit, et ne sait comment il pourra
Mener promptement à bonne fin son envie ;
S’il prononce une seule parole d’amour,
Il sait bien qu’il lui entendra réciter les litanies.

Adroitement il essaya quelquefois
De glisser sur ce sujet quelques allusions lointaines ;
Elle répondit si sottement
Qu’elle avait l’air d’une vraie citrouille ;
Il étendait vers elle tantôt les mains, tantôt les pieds,
Mais ce qu’il touchait était comme du marbre.


En vain, par de petits cadeaux, avait-il
Rendu la femme de chambre elle-même favorable à ses vues ;
Plusieurs fois elle avait cherché à le servir,
Mais n’osant tenter un pas décisif
Avec sa maîtresse sotte et bouchée,
Elle n’avait rien obtenu en faveur du Curé.

Celui-ci, pour attirer un peu l’attention de la dame,
Lui parlait d’un prodige ou d’autre chose telle ;
Lui décrivait l’enfer, où la vengeance divine
Torture le mortel coupable,
Et, chose plus agréable pour elle que nulle autre,
Lui lisait quelquefois la vie de Saint Pascal.

Mais le jeu traînait en longueur, le prêtre se desséchait,
Il se sentait dépérir ;
Déjà deux longs mois s’étaient écoulés,
Il n’entendait que les bavardages ordinaires,
Quand arriva un évènement grâce auquel
Il vit enfin ses désirs exaucés.

Un terrible procès fut intenté au signor Torso
Qui était en danger de perdre son comté,
Si bien que par les voies les plus rapides
Il dut se transporter à la Cour :
Il ne pouvait espérer s’en tirer
Autrement qu’en faisant ce voyage.

Avant de partir, à son cher curé
Il recommanda sa gentille épouse ;
Le pauvre sot ne savait pas
Que c’était abandonner la brebis au loup :
Son départ ranima le zèle
Du prêtre, en réveillant son espoir.


Le signor Torso laissait sa femme enceinte.
Elle était entrée dans son deuxième mois,
Quand, une nuit, le visage d’une pâleur livide,
À cause d’une convulsion qui la surprit,
Elle se réveilla en hurlant : l’aurore
N’apparaissait pas encore à l’horizon.

La femme de chambre accourut à ses cris.
Elle lui dit, à demi égarée,
Qu’elle avait fait un songe horrible,
Et qu’il lui semblait avoir mis au monde
Une créature avec bec et ongles
Et qui avait des cornes et une queue, comme un monstre.

La rusée servante, qui du prêtre avait déjà,
Pour le servir dans ses amours, reçu les largesses,
Répondit : — « Madame, ne croyez pas
» Que ce songe soit une plaisanterie ;
» Quelque malheur, que vous ignorez encore,
» Vous est peut-être ainsi révélé par un saint. »

— « Oh ! serait-il vrai ? » dit Isabella. « Juste
» Au moment où j’ai mis ce monstre au monde,
» Sur le ciel de mon lit j’ai entendu
» Trois coups qu’aucun intervalle n’a séparés ;
» Par ce moyen, d’un malheur qui me menace
» Saint Pascal a voulu m’avertir.

» Mais, ô ciel ! que faire ?… Qui saura me dire
» Ce que peut signifier un songe si effrayant ?
» Comment m’y prendre pour écarter le danger ?
» Comment faire pour me mettre l’esprit en repos ?
» Où puis-je, ma bonne, trouver
» Un homme assez sage pour me le pouvoir dire ? »


— « Moi, signora,… » répondit la rusée
En simulant une vraie frayeur,
« Oh ! Dieu ! je me sens la chair de poule !…
» Nous appellerons le Chirurgien, le Médecin…
» Mais que diront ces gens-là ? Un songe si extraordinaire !
» Peut-être Monsieur le Curé saurait-il l’interpréter ? »

— « Certes ! bien sûr ! Tu as raison. Va, »
Répondit la dame, « va le trouver au petit jour ;
» Tu l’inviteras à déjeuner de ma part…
» Il me délivrera de cet effroi.
» En attendant, je veux me lever, car j’ai peur
» De revoir cette horrible figure. »

Déjà dorait la cime des montagnes
Et sortait de la mer l’astre lumineux du jour.
Prévenu par la servante, en grande hâte
Don Berzighella vint trouver la dame.
Il entra, s’assit avec une majestueuse gravité,
La regarda et sourit doucement.

Puis il lui dit : « Madame, à peine
» M’avez-vous fait signe que, pour vous servir… Oh ! Dieu !
» Vous n’êtes pas, comme auparavant, calme et gaie !
» Quel chagrin avez-vous ? quelle est cette cruelle douleur
» Qui de larmes emplit vos yeux ?
» Parlez. Je vous offre aide et conseil. »

Alors elle raconta son rêve étrange,
Que, pour être agréable au bon lecteur,
Il ne nous convient pas de répéter ici.
Une horreur subite se peignit sur le visage
De Don Berzighella, il resta pensif et dit :
— « Il faudra consulter l’Apocalypse.


» Dites-moi ? Ne seriez-vous point par hasard
» Dans certain état ? — Quoi donc ? — Ne seriez-vous pas enceinte ?
» — Si fait. — Oh ! vous voilà bien mal accommodée !
» Votre songe vous apprend, dame Isabella,
» Que vous pourriez bien avoir conçu un monstre…
» Mais… Examinons de plus près votre cas.

» Ne soyez pas honteuse… À Monsieur le Comte
» Avez-vous accordé les dernières faveurs
» En vous tenant toujours en face de lui,
» Ou bien vous l’aurait-il mis parfois a parte posteriori ?
» — Comment ? — Je vous demande si, changeant de façon,
» Unquam te inierit par derrière ? »

— « Eh ! certainement ! bien des fois il me l’a mis ainsi…
» Mais, entendons-nous bien, toujours in eodem foramine.
» — Je comprends !… Oh ! doux Jésus ! Quelles vilaines choses !
» Savez-vous que cela n’est pas permis ?
» C’est là une posture criminelle, qui sent l’hérésie,
» Et que l’abominable Calvin enseigne à ses disciples.

» Pour ne pas faire de mariages à la Romaine,
» Et pour se séparer de la Sainte Église,
» Il a inventé une façon si étrange…
» Où diable Monsieur le Comte l’a-t-il apprise ?
» Ah ! voyez un peu, vous, la belle affaire !
» Pauvre femme ! vous me faites pitié !

» Avec ce procédé, il se forme dans la matrice
» Souvent un géant, un monstre, un affreux serpent ;
» C’est de la sorte justement que fut engendré
» Attila, qui était vraiment un gros animal ;
» Ainsi naquit Ezzelin de San Romano
» Et le géant Armavirumquecano.


» Ainsi fut engendré… le Bucentaure…
» Qui fut plus tard décapité à Vienne…
» Et Cacus… qui tint la campagne à Pianoro…
» Et Montezuma… fils d’Avicenne… »
Ici il se tut, car s’il eût continué sur ce ton,
Il sentait qu’il n’aurait pu s’empêcher de rire.

La Comtesse, admirant cette science,
Effrayée de ces exemples, s’écria : — « Oh ! Dieu !
» Qu’arrivera-t-il donc de moi, malheureuse ?
» Ferai-je, moi aussi, un enfant si affreux ?
» Oh ! vous, signor, qui êtes si savant,
» Trouvez un remède, si vous pouvez. »

À ces paroles, le prêtre se frotta doucement le menton,
Pinça les lèvres, branla la tête,
Murmura entre ses dents des mots interrompus,
Et dit : — « Oh ! ciel ! il nous manquait cela !…
» Pour ne pas voir quelque être monstrueux,
» Il faudra de nouveau pétrir la créature.

» De combien de mois êtes-vous grosse ? — Eh ! pas encore
» De deux mois tout à fait, mais bientôt.
» — Tant mieux pour vous ! S’il y avait deux mois accomplis,
» Les Chérubins eux-mêmes ne pourraient pas,
» Ni les Saints du ciel non plus, vous faire le plaisir
» De vous préserver d’un si grand malheur.

» Donc, quand reviendra le signor Comte,
» Remplissez le devoir conjugal, comme Dieu l’ordonne ;
» Mais qu’il n’ait pas encore la fantaisie
» De vous prendre à rebours.
» Autrement, vous seriez dans un fichu cas :
» Vous pourriez faire même l’Antechrist ! »


— « Hélas ! » s’écria Isabella, « mon époux,
» Quand même je lui écrirais par la poste,
» Quand même en courant, par les chemins les plus courts,
» Il viendrait tout exprès pour donner à son fils une nouvelle façon,
» Ne serait pas ici d’un mois !… Oh ! Seigneur mon Dieu !…
» L’Antechrist !… Oh ! Jésus !… que puis-je faire ?

— « Il faudrait au moins trouver un galant homme
» Qui voulût bien faire cette opération ;
» Qui s’y mît en vue du bien seulement,
» Pour que l’empire du diable ne s’étende pas.
» Connaîtriez-vous quelqu’un ?… Mais faites attention
» Que ce ne soit un libertin ni un moine. »

— « Et pourrait-il être prêtre ? » répondit-elle.
— « Oui, Madame, » répliqua Monsieur le Curé,
« J’aurais ici… Mais il ne vaut rien pour certaines choses,
» Ce chapelain, il est trop bavard. »
Alors Isabella s’écria : — « Eh ! ne pourriez-vous pas,
» Vous, m’enlever du corps ce poison ? »

— « Moi ? Pourquoi pas ? Cependant, je ne sais quelle crainte…
» Qu’il me suffise d’avoir interprété votre songe.
» Vous pouvez croire… que je le ferais de bon cœur…
» Mais je ne sais si c’est convenable… je suis curé…
» Je ne voudrais pas faire une vilaine action…
» Attendez… Mettons-nous en prières.

» Disons une oraison à Saint Pascal
» Afin que par bonté et non pour nos mérites,
» Il nous donne quelque conseil en la circonstance ;
» Et que par des signes clairs et nets
» Il nous fasse connaître de façon certaine,
» Si je dois repétrir la créature. »


Cela dit, il s’agenouille, et Isabella,
À qui, pour éviter un si grand malheur,
Le moment de lever sa jupe
Paraissait éloigné d’une couple de siècles,
Se mit à genoux, elle aussi, et, en même temps,
Dit avec le Prêtre le répons au Saint.

L’oraison finie, d’un zèle menteur
Le Prêtre enflammé commença à prier,
Disant : « Ô Saint Pascal ! si là-haut dans le ciel,
» Vous n’avez pas grand’chose à faire,
» De grâce, tournez les yeux sur nous autres mortels ;
» Mais, je vous en prie, mettez vos lunettes.

» Achevez l’œuvre à laquelle il vous a plu
» Donner avec ce songe un si beau commencement,
» Et dites-nous si nous devons pétrir à nouveau
» L’enfant qui est au pouvoir du diable.
» Si vous le permettez, frappez des coups en nombre impair,
» Et en nombre pair, si vous le désapprouvez. »

À peine le Prêtre avait-il prononcé
De cette prière les dernières paroles,
Que sur le paravent on entendit
Cinq coups terribles et de plus en plus violents ;
La petite Comtesse pâlit et en hâte
S’écria : « Où es-tu ? Viens, Enrichetta ! »

Mais la ruffiane extrêmement adroite
Qui avait frappé les coups, comme si elle eût des ailes aux pieds,
Traverse l’immense salle, à une autre porte
Se montre et dit : — « Avez-vous appelé ?
» Voulez-vous que je vous avance un siège ?
» Et que je porte le chocolat au père Franciscain ? »


— « Quel Franciscain ? Parle, je ne te comprends pas, »
Répliqua la Comtesse surprise,
Et la servante reprit : — « Un père à l’esprit vénérable,
» À la démarche majestueuse, passait dans la cour
» Il n’y a qu’un instant ; il m’a inspiré
» L’estime et le respect ; je dirai même la vénération.

» Son apparence n’était pas celle d’un mortel.
» Pendant que vers l’escalier il dirigeait ses pas,
» Autour de lui plus brillante paraissait
» La lumière de l’astre du jour.
» Je me suis empressée de venir alors
» L’annoncer… mais je ne le vois pas encore paraître. »

— « Oh ! » s’écria le Prêtre, « merveilleux prodige !
» Oh ! grâce vraiment étonnante !…
» Henriette… laissez-nous un moment
» En liberté… Il nous faut méditer
» Sur le très important motif
» De cette mystérieuse apparition. »

La fine commère partit ; alors don Berzighella,
Les yeux levés, resta quelque temps pensif,
Puis il éclata : — « Allons, dame Isabella,
» Déjà le Saint m’inspire pour le grand œuvre ;
» N’hésitons plus, pétrissons un beau garçon
» Et réparons l’erreur de direction commise. »

Ce disant, il se lève ; à la Comtesse
De sa propre main il enlève ses vêtements,
Et lorsque, nu lui-même, d’elle il s’approche,
On croirait voir Hercule auprès d’Iole.
Il ne résiste plus à sa fougueuse passion,
Il la prend à son cou et la porte sur le lit.


Il faudrait maintenant vous peindre
L’attrayante nudité d’Isabella ;
Mais contre moi mes Aristarques
Ont prononcé un jugement si sévère,
Que, pour éviter les ennuis qui pourraient m’arriver,
Je ferme les rideaux et me tais.

Je ne veux plus que ces gens-là disent de moi
Que je suis un poète ordurier, que je fais scandale ;
Si vous m’entendez dire fottere ou fica,
Sodomisez-moi, je vous le pardonne ;
Déjà j’ai fait des coglioni, des cazi et cazotti
Donation inter vivos aux hypocrites.

Voilà le motif pour lequel vous ne m’entendrez pas
Célébrer de ses tetons la blancheur immaculée,
Ni décrire de son corps les beautés secrètes
Qui enivrent le cœur d’incomparables délices :
Et puis, il n’est pas convenable que d’une comtesse
On découvre les cuisses, on regarde les fesses.

En historien fidèle, je vous dirai seulement
Que le travail fort longtemps se prolongea ;
Qu’avec un instrument fort long et fort gros
Sept fois l’enfant fut repétri,
Et que, achevée la cérémonie,
Enrichetta apporta le déjeuner.

Le Prêtre vida quatre tasses de chocolat
Et y trempa trente rôties ;
Et, comme si c’eût été peu de chose,
Il dévora encore une assiette de biscuits ;
Et quand il lui sembla être bien gavé,
Il fit signe à la servante, qui disparut.


Alors, à demi pensif, à demi joyeux,
Il dit : — « Signora, le mal est réparé,
» Mais ce que nous avons fait ensemble doit rester
» Secret pour tout le monde, même pour votre mari.
» En récompense d’un si grand service,
» Je ne vous demande que prudence et discrétion.

» Si vous parliez, le scandale serait à craindre…
» Ce sont choses où il va de l’excommunication…
» Laissez-moi faire : je trouverai l’occasion,
» Quand le Comte au tribunal de la pénitence
» Me confessera ses péchés,
» De lui faire un petit sermon pour moi, pour vous. »

Cela dit, il partit, espérant en vain
Que tout le monde ignorerait sa scandaleuse conduite ;
Le silence des femmes ne dure pas longtemps :
Elles étouffent, si elles retiennent leur langue,
Et leur bavardage, pour peu qu’on fasse silence,
Est comme le bruit des fourmis qui s’agitent dans la paille.

Au bout de six mois, le Comte revint
Joyeux, parce qu’il avait gagné son procès.
Le soleil, pour apporter le jour nouveau,
Ne sortait pas encore du sein d’Amphitrite,
Lorsque le cornet du postillon
Annonça la voiture du maître.

D’une joie sans pareille la maison
Se remplit alors ; Isabella, réveillée,
Saute à bas de son lit doré, et à son impatience
Ne pouvant résister, en jupe courte
Et en chemise, devançant tout le monde,
Elle court embrasser son époux.


Il la reçut tendrement dans ses bras
Et l’y tint pendant un quart d’heure étroitement serrée ;
Il baisa son sein de neige, son beau visage,
Et comme l’air du matin alors
Le rendait capable de jouer au petit jeu de mariage,
Il monta dans le lit, sa femme entre les bras.

Il l’embrassa de nouveau
Et voulut faire un sacrifice au Dieu d’hyménée ;
Il pria Isabelle de vouloir bien sans tarder
Lui présenter crassas nates,
Parce que, pour danser la danse d’amour,
Cette posture lui plaisait plus que toute autre.

Elle refuse, et ce refus excite
Chez le Comte ardeur et désir ;
Il étend la main sur un sein gonflé,
Disant : « Ah ! soulage-moi, mon idole,
» Vois, sens comme arrigit mentula !
» Vite, vite, ce sera bientôt fait. »

— « Non, Monsieur, je vous l’ai dit, » répondit-elle en colère,
« Non, Monsieur, point ne veux le faire de cette façon.
» — Eh ! qu’est-ce que ces simagrées ?… Voyons, vilaine, »
Répliqua-t-il, « d’où vient ce caprice ?
» — Cela veut dire, » reprit-elle, « mon cher époux,
» Que je veux le faire comme Dieu l’ordonne. »

— « Isabella ! » s’écria-t-il alors très irrité,
« Je commande et veux être obéi.
» — Vous rêvez, » dit-elle ; « en telle matière
» J’écoute plus ma conscience que mon mari,
» Et ne veux pas profaner le mariage
» En suivant les rites de Calvin ou du démon. »


— « Que diable Calvin a-t-il à faire ici ? » reprit le Comte,
« D’où as-tu tiré ces extravagances ?
» Allons donc, tourne-toi, faisons notre affaire…
» Tourne-toi, ne dis plus de sottises.
» — Comment ! » dit-elle, « que je me retourne ?
» Ah brigand ! ah coquin ! ah débauché !

» Pauvre femme que je suis ! Sans monsieur le Curé,
» Dans quel embarras me trouverais-je !
» Je serais mère à présent d’un monstre étrange,
» Horrible, peut-être même de l’Antechrist,
» Grâce à votre vilaine et scandaleuse habitude
» D’entrer chez moi par le chemin de derrière !

» Bel amour que le vôtre ! entreprendre un voyage
» Et me laisser exposée à si grand malheur !
» Si j’avais fait un serpent, quel profit
» En auriez-vous retiré ? Grâce à Saint Pascal
» Et au Curé qui a repétri l’enfant,
» Un si grand danger est évité. »

Le Comte ne chercha pas l’explication
D’un langage si absurde et si confus ;
Il comprit l’apologue, en demeura pétrifié,
Et, dans le premier moment, l’air rechigné,
Voulut frapper un coup terrible ; mais il se retint,
Car il méditait un bon moyen de se venger.

Il feignit la douceur : — « Chère amie,
» Ma faute fut, je te le jure, involontaire, »
Dit-il ; « qui jamais aurait pu croire
» Qu’on fût près du précipice en un si doux combat ?
» Je supposais que cette position
» Était la plus naturelle de toutes.


» Mais, si elle est de l’invention de l’affreux Calvin,
» Comme tu dis, ne la prenons plus !
» Sitôt que dans le ciel apparaîtra l’étoile du matin,
» En raison de la grande faveur que nous avons obtenue
» De Saint Pascal, et pour lui rendre grâces,
» Le couvent recevra de moi un magnifique présent.

» Je veux pourtant te donner un conseil :
» C’est de ne raconter, à qui que ce soit au monde,
» Le procédé dont j’ai autrefois usé avec toi
» Et toute cette histoire de nouvelle façon.
» Il se pourrait, ma femme, que quelque vaurien
» Nous dénonçât à la Sainte Inquisition. »

Cela dit, il se tut, fit semblant de dormir, et quand
L’astre qui apporte le jour fut dans le ciel,
Toujours occupé de combiner sa vengeance,
Il se dirigea vers la demeure de Berzighella.
Il trouva monsieur le Curé dans un petit salon,
En robe de chambre et la pipe à la main.

Nombreux furent les embrassements, nombreux les baisers
Qu’ils échangèrent gaiement tous deux ;
Mais d’aucun côté ces témoignages n’étaient sincères,
Car l’un était préoccupé du désir de se venger,
L’autre craignait que de l’injure reçue
Le Comte un jour ou l’autre ne s’avisât.

Mais, comme il arrive toujours que l’offenseur oublie
L’outrage qu’il a fait, tandis que l’offensé
En a sans cesse l’esprit occupé,
Au bout de peu de temps, du Comte qu’il a pourvu de cornes,
Comme si rien absolument ne s’était passé,
Le lubrique Curé se montra grand ami.


Il le voyait venir souvent dans sa maison,
Rire et plaisanter avec sa sœur ;
Mais il crut découvrir, de façon claire et palpable,
Dans les manières du Comte, dans sa conversation,
Que l’amitié seule le guidait :
Aussi le laissa-t-il souvent seul avec elle.

Cependant le rusé Comte cherchait
À entrer dans les bonnes grâces de la belle fille ;
Il lui contait des histoires de sorciers et de sorcières,
Des choses étonnantes et horripilantes,
Et de quelle sorte, voyageant en compagnie
D’un Bohémien, il avait appris la magie.

Il lui disait qu’il savait faire un enchantement
Capable de dévoiler le voleur, même le plus malin,
Et de faire pénétrer dans la moelle
Des os d’autrui maître Tentennino,
Et d’appeler, du pays des ombres sur la terre,
La Sibylle et le vieux Siméon.

Qu’on parle de mensonges à un gazetier,
De fièvres inflammatoires à un docteur,
À un pâtissier de régler son compte,
D’affaires embrouillées à un procureur :
Ils n’éprouvent pas un plaisir aussi complet
Que la sœur du Curé aux propos du Comte Torso.

Le Comte, cependant, avait bien remarqué
Que, dans le mobilier précieux
Du Curé, resplendissait noblement
Un grand bassin d’argent ciselé,
Qui passait auprès des connaisseurs
Pour le plus beau travail de Benvenuto.


L’industrieux artiste y avait sculpté
Le roi David accoudé à un balcon,
D’où il voyait, sortant d’une onde fraîche,
Dans le vaste jardin de sa maison,
La ravissante Bethsabée
Dont les beautés réjouissaient le ciel.

Il semble qu’un doux zéphyr ride l’onde
Où elle a plongé ses beaux membres d’ivoire,
Et agite le bosquet qui entoure
Le petit lac, et les herbes, et les fleurs colorées :
Elle est pensive, et paraît attendre que ses servantes
Lui apportent ses beaux vêtements dorés.

On voit l’onde claire arroser en serpentant
Ses membres nus jusques aux pieds ;
De ses tetons roses et frais
On voit pour ainsi dire les lentes palpitations ;
Ses gestes gracieux, son tendre sourire,
Font de ce jardin le paradis.

Le roi, n’en pouvant détacher ses yeux,
Boit à longs traits le poison mortel,
Et pendant qu’il cherche en lui-même le moyen
D’éteindre la flamme qui le dévore,
Sur son front soucieux il semble qu’on aperçoive
Écrite la mort du fidèle Uri.

Rien n’était aussi cher au prêtre
Que ce meuble, qu’il préférait à tout autre.
Un drap de soie, broché d’or,
Dans un coffre d’ébène l’enveloppait ;
La gentille sœur du curé en avait la garde
Et le tenait sous triple serrure.


Un jour le Comte, par malice et par ruse,
Trouva moyen d’avoir les clefs en main,
Et emporta le bassin, sans être aperçu,
En le cachant sous un ample manteau ;
Son larcin demeura ignoré
Jusqu’au jour de la fête de Saint Toto.

Le prêtre, qui, par concession papale,
Officiait ce jour-là comme un évêque,
Devant célébrer une messe pontificale,
Voulut se servir de ce bassin ;
Il le demande à sa sœur et la prie
De le mettre avec les autres ornements dans la sacristie.

La pauvre enfant s’était aperçue
Depuis plusieurs jours du vol, et ne disait mot ;
À semblable demande, elle faillit tomber morte,
Et eut peine à rester debout ;
Elle répondit enfin, le visage décoloré :
— « Je vous demande pardon, on me l’a volé. »

Le galant empoisonné par sa maîtresse,
Le pédagogue qui entend un solécisme,
L’hôte que le voyageur a attrapé,
Le diable qui subit le plus terrible exorcisme,
Le joueur réduit à se sauver en chemise,
Sont moins en fureur que ce curé.

Il veut exhaler sa colère, mais une perte si cruelle
Le chagrine et le tourmente bien trop.
Un épouvantable courroux étouffe sa voix
Qui s’arrête dans son gosier
Et ne peut faire entendre qu’un bruit rauque et confus,
Comme un chaudron de macaroni sur le feu.


« Effrontée coquine ! » dit-il enfin, « par Dieu !
» Si tu l’as perdu, arrange-toi pour le retrouver,
» Ou tu le paieras bien cher !…
» Je te le jure par la chape de Saint Charles,
» Si tu ne le retrouves pas, je te ferai mourir sous les coups,
» Quand même tu te réfugierais dans le ciboire.

» Remercie Dieu de ce que je ne veux faire d’esclandre
» Aujourd’hui, que nous avons messe pontificale et musique ;
» Mais si demain tu ne viens me le présenter,
» Tout l’art des chirurgiens ne pourra te sauver :
» Quand même le Souverain Pontife te défendrait,
Il ne pourra m’empêcher d’être ton bourreau. »

Longtemps il continua sur ce ton
Et le dîner fut presque suspendu ;
Mais les prêtres avaient chanté tierce et sexte,
Et l’on entendait les sonneurs branler les cloches à l’unisson ;
Il se tut donc et descendit dans la sacristie.
Là, pas de bassin, ce qui augmenta encore sa colère.

Il déchira les fines aubes, il donna un coup de dent
À l’étole, tant il était furieux !
Il marcha comme un fou vers l’autel
Et scandalisa toute l’assistance ;
Il détonna au Gloria, au Credo, il maltraita
Les oraisons et malmena la préface.

Il s’enferma dans sa chambre et ne parut pas
À table pour faire les honneurs du repas :
À Vêpres, il eut l’air d’un vrai basilic,
Et l’on ne put achever le Concerto,
Parce qu’avec une moue longue d’une aune,
Il fit, au beau milieu, attaquer le psaume suivant.


Vêpres finies, il fila à San-Fabiano.
Pour ne pas faire quelque grosse sottise,
Il resta six jours avec le bon curé de l’endroit
Tranquille et gai en apparence,
Mais, le septième jour, il écrivit à sa sœur
Qu’il sentait sa rage augmenter d’heure en heure

Que, si le bassin n’était pas retrouvé,
Pour sa peau elle devait trembler,
Que dans six jours au plus il serait de retour
Et qu’il entendait tenir ce qu’il avait promis,
C’est-à-dire, si le bassin était perdu,
L’assommer, ou la saigner avec un couteau.

Ce que dormit, après avoir lu cette lettre,
La pauvre fille, point ne le saurais dire.
Le comte Torso, auteur de cet imbroglio,
Voyant son projet réussir,
La rassurait : « Je puis retrouver le bassin
» Par des enchantements, » lui disait-il.

En attendant, des affiches à tous les coins de rue
Furent placées par les soins de la jeune fille ; elle promit
Cent sequins et plus à qui rendrait le bassin à certain moine,
Sacristain des Pères Capucins ;
Elle eut recours au tribunal, elle fouilla le Ghetto,
Et dépensa inutilement un beau sac d’écus.

Elle ne cessa non plus d’implorer le Comte
Pour qu’à l’aide de tout son art magique,
Il forçât quelqu’un des noirs esprits
Qui hantent l’Achéron, à dénoncer le voleur.
Et il lui répondait : — « Ayez confiance
» En moi ; comptez sur mon art. »


Mais un jour il vint la trouver, triste, affligé,
Et lui dit : — « Votre cas est extrêmement sérieux ;
» En vain je trace les cercles magiques, je prépare les talismans.
» Et j’use d’incantations : à notre désir
» Les démons résistent, et… chose extraordinaire !
» Ils ont l’air d’autant de novices de Chartreuse.

» Un enchantement plus puissant, à ces gueux
» Ferme la bouche et les force à se taire.
» Je saurais bien, avec cercles et signes,
» Les obliger à parler, les forcer à dire ce qu’ils savent ;
» Mais il me faudrait faire, pour réussir,
» L’extraction de l’onguent virginal.

» Les jeunes filles possèdent cette liqueur
» Au plus profond des parties qu’elles ont pudeur de montrer ;
» Pour pouvoir la recueillir comme il faut,
» J’ai fait venir de Hollande un instrument
» Qui, loin de causer de la douleur, fait tant de plaisir
» Qu’on voudrait qu’il fonctionnât des heures entières.

» Si vous le voulez bien, nous l’extrairons cette nuit ;
» Mais il nous faut être seuls et sans lumière
» Dans votre chambre ; là Astaroth,
» Cédant à une toute puissante conjuration,
» Apportera le bassin qui vous fait tant pleurer…
» Que faisons-nous ? que décidez-vous ? »

La jeune fille haussa les épaules,
Accablée de honte et d’effroi ;
Cependant elle dit : — « S’il me faut faire,
» Pour sortir de peine, une pareille folie,
» Si à mon malheur autre remède
» Vous ne pouvez trouver… agissons sans retard. »


Ils convinrent entre eux du temps et du lieu.
Quand la nuit fut au ciel arrivée au milieu de son cours,
Le Comte, désireux de mener à fin l’aventure,
En robe noire alla trouver Assunta,
Et, avant d’entrer, cacha le bassin grâce auquel
Il vit enfin ses désirs exaucés.

Une fois entré, il jette à terre un grand manteau,
D’une lanterne creuse il tire une lumière,
Dessine un cercle, puis au milieu de ce cercle
Secoue sa verge, selon le rite des magiciens.
Trois fois de son pied déchaussé il frappe le sol,
Et il murmure ces paroles bizarres :

« Par Kanuska, Kinkin, Asckra, Mirabra,
» Astaroth, Belial, Cacasego,
» Par Kekera, Akrakas… Abracadabra !
» Vite, vite… Paraissez !… Jam !… Quosego !…
» Belphégor, Balaam, Baciapile…
» Par le nom de Dieu !… Rapportez ce bassin !… »

Il éteignit la lumière, sa conjuration finie,
Et, pour faire au Curé un sanglant affront,
Mettant à l’air son dur instrument,
Il fit étendre Assunta sur le lit ;
Puis, lui levant la jupe jusqu’au menton,
Il commença à extraire l’onguent virginal.

Au commencement, cette opération
Parut fort douloureuse à la pauvrette ;
Mais ensuite elle la trouva si savoureuse,
Qu’elle y prit bien vite goût
Et qu’elle bénit et le voleur, et le démon
Qui s’obstinait à retenir le bassin.


Le Comte, arrivé au comble du bonheur,
Voulut rengainer son instrument ;
Mais Assunta lui dit : « Quoi ! Messer,
» La magie est si vite finie ?
» ― Non, » répondit-il, « il faut cinq reprises
» Pour extraire le bon onguent. »

Et cinq fois il répéta la douce extraction.
À la cinquième, il n’avait plus de souffle,
Et la renommée prétend qu’il eut beau faire effort,
Le cinquième coup fut tiré à sec.
Ah ! combien de gens en amour veulent faire des prodiges,
Et prétendent agir en moines, en capucins !

Le Comte alors recommença ses conjurations,
Et d’un ton impérieux ajouta :
« Au nom de la puissance de ces cinq onguents,
» Rapportez le bassin, misérable canaille ! »
Cela dit, il s’approche de la porte, empoigne l’objet perdu,
Et, avec un léger bruit, le jette à terre.

Assunta de joie fit une culbute,
Elle ne tenait dans sa peau, tant elle était contente !
Elle jeta ses deux bras autour du cou du sorcier ;
Disant : — « Ah ! béni soit l’onguent
» Qui a si bien arrangé mes affaires,
» Que je perdrais volontiers encore le bassin ! »

Ils se séparèrent alors, et, le jour suivant,
Assunta apprit la nouvelle au Curé,
Lequel, à peine ce message reçu,
Partit de San-Fabiano comme un trait
Et fit, tant il avait hâte d’arriver,
Crever deux chevaux sous lui.


Près de son logis il trouva sa sœur
Qui, le bassin à la main, venait à sa rencontre.
Quel fut le plaisir de Berzighella,
Point ne le saurais dépeindre : aussi je n’en parle pas.
Il baisa son bassin, le serra sur son cœur
Et se mit à sauter comme un cabri.

Autour de lui un grand cercle
S’était formé, de paysans, de gens en villégiature,
Qui de le féliciter de sa bonne chance et de son heureux retour
Avaient grande envie, tous tant qu’ils étaient.
Il ne vit qu’Assunta et voulut savoir
Comment elle avait retrouvé le bassin, et qui l’avait volé.

La jeune fille, qui n’avait aucun scrupule,
Et ne croyait pas avoir mal fait,
Se mit à raconter tout simplement
L’extraction de l’onguent virginal,
Et comment le Comte avec elle, dans l’obscurité,
Avait employé cette affaire raide venue de Hollande.

Don Berzighella, qui comprit au premier mot,
S’écria bien des fois : — « Tais-toi, sotte ! »
Elle, pour cela, ne change pas de langage,
Et enfile un interminable discours.
Le Curé alors, blasphémant, lui mit la main
Sur la bouche et la fit rentrer à la maison.

Mais en vain : déjà tout le monde avait compris l’histoire,
Et l’on en fit des gorges chaudes dans le pays.
Le Curé, fou de rage et de colère,
Crachait du feu et ne pouvait avaler l’injure.
Un mauvais tour, en général, est bien plus déplaisant
À qui on le rend qu’à qui on le fait.


À la fin, sa fureur ne connut plus de bornes ;
Il fit sa plainte et la présenta
Effrontément au tribunal ; il insista
Avec tant d’ardeur et de violence,
Que le Podestat, don Carlo Scapponeo,
Fut obligé de faire citer l’accusé.

Le Comte se défendit et riposta
Par le plus fulminant des mémoires,
Dans lequel du prêtre il exposa clairement
La méchanceté, la fourberie et l’imposture,
Et dit de quelle façon avec sa naïve épouse
Il avait assouvi ses appétits impurs.

Ouï les parties contradictoirement
Et le procès étudié avec grand soin,
Le Podestat, à la fin des fins,
Prononça un jugement très sage
Auquel les parties ne purent rien comprendre,
Sinon qu’il fallait payer six cents livres.

Des deux parts on en appela à l’Évêché ;
Ce fut là que le feu s’alluma réellement :
Le Vicaire, le Docteur et l’Avocat
Vidèrent peu à peu la bourse des adversaires,
Qui, n’ayant pour cela la tête moins dure,
Portèrent le procès à la Nonciature.

Elle l’envoya vite à Rome
Et l’inquisition mit la main dessus ;
Le Prêtre, dégradé, comme il l’avait mérité,
Perdit et sa paroisse et la messe et la confession ;
Le Comte, qui avait fait le magicien,
Laissa dans cette affaire ses biens et son comté.


S’il me faut dire mon avis sur telle mésaventure,
Je prétends que ce fut bien fait pour l’un et pour l’autre ;
Mais quel tort avait dans tout cela Saint Pascal,
Qui perdit tant de cierges et de neuvaines ?
Voilà le mal que font les ignorants,
Lorsque, à la légère, ils font agir les Saints.




LE MORT À CHEVAL


À MON CHER XANTIPPICO


Voici une Nouvelle que je t’envoie, comme une preuve de plus de mon amitié. Puisse-t-elle me rappeler à ton souvenir et te distraire un instant au milieu de tes graves occupations ! Le pauvre père Marco, mal arrangé par la jalousie d’un Espagnol et par la haine du père Buti, espère trouver en toi un puissant appui contre les caquets des pédants. Ne lui refuse pas cette faveur ou, au moins, ne sois pas contre lui d’accord avec eux.

Aime-moi et porte-toi bien.


LE
MORT À CHEVAL


˜˜˜˜˜˜˜˜


Malheur à qui du cruel Amour
Se fait misérablement l’esclave !
Il sert un maître fantasque
Qui se repaît du chagrin d’autrui,
Pour qui les pleurs des amants sont des sorbets exquis
Et leurs soupirs des petits pâtés.

Si vous offrez à un jeune enfant un petit oiseau,
Il le prend joyeux, le caresse, vante sa beauté ;
Mais, si vous le lui laissez un peu entre les mains,
Il l’entoure de liens, lui arrache plumes et queue,
Il le torture de mille façons,
Jusqu’à ce qu’enfin il le voie mourir.

De même, Cupidon allèche les simples,
Il fait le gentil et l’innocent,
En offrant sans cesse pâture nouvelle
Et joie toujours plus vive, toujours renaissante,
Mais qui bientôt se transforme en amer poison
Et de ses victimes amène la mort sans remède.


Celui-là pourrait compter les étoiles du ciel,
Les grains de sable de la mer, les fleurs des prés aux mille couleurs,
Qui saurait faire le compte des amants bâtonnés,
Ou de ceux qui, regardant avec délices
Au clair de lune un beau visage,
Ont rapporté leurs boyaux dans leurs chapeaux.

Torturer le cœur de ses serviteurs,
Leur ôter la vie, ne suffit pas à sa capricieuse humeur :
Bien souvent encore à leur dépouille mortelle
Il refuse le repos que leur a concédé la mort.
J’en retiens comme exemple dans ma mémoire
Une triste aventure arrivée à un moine.

Jadis vivait dans la riche Espagne un Duc,
Don Leandro Zambullo y Zamberlucco,
Dont le sang venait, sans tache,
De père en fils, du grand roi Nabuchodonosor,
Lequel, s’il en faut croire l’antique renommée,
Cette mauvaise langue, fut transformé en bête.

Mais notre Duc, homme affable et accompli,
N’en souffrait pas du tout dans son orgueil ;
Il vivait à la Cour, chéri de tous,
Et, premier favori du Monarque,
Il répandait à pleines mains grâces et faveurs ;
Par les liens de la reconnaissance il enchaînait les cœurs.

Le seul défaut qu’eût cet homme
(Chacun a dans ce monde un grain de folie)
N’était ni l’ambition, ni l’avidité,
Mais de sa femme une excessive jalousie.
Peut-être avait-il raison : car elle l’emportait
Sur toutes les belles, comme la lune sur les étoiles.


Et, comme ce n’était pas un poltron,
Qu’il savait se faire rendre raison,
Les galantins de métier n’osaient guères
Proposer à sa femme de lui planter des cornes :
Il en avait étrillé une couple,
Aussi les autres faisaient-ils les dégoûtés.

Il habitait un palais à Madrid,
Dans la rue écartée des Arsenaux ;
En face était le monastère
Et la vaste église des Conventuels,
Qui sont au-dessus des autres Franciscains
Comme les œillets au-dessus des pissenlits.

Depuis peu était arrivé dans ce couvent,
Pour y prêcher le carême,
Le père Marco Rana, prodige
D’éloquence, égal à Cicéron,
L’ornement, les délices, la merveille,
La gloire de la gent Séraphique.

Il était lecteur de théologie
De l’Université de Salamanque ;
Il avait du crédit à la Cour, et par ce moyen
Se promettait de monter vite et facilement
Aux honneurs que l’Église réserve aux siens :
À la mitre, au chapeau, à la tiare.

De son huitième lustre il était voisin :
Age propice aux amoureux combats ;
Ses membres étaient ceux d’un nouvel Antinoüs,
Son beau visage ressemblait à celui d’Adonis ;
Propre et soigné des pieds à la tête,
Il n’avait du moine autre chose que le nom.


Ses beaux cheveux étaient blonds et bouclés ;
Un léger nuage de poudre de Chypre
Les couvrait un peu ; toujours rasé de près,
Il avait le visage blanc et rosé,
Le nez aquilin, l’œil vif et noir,
Et des dents qui paraissaient de véritable ivoire.

Il était très honoré de ses confrères
Et fort aimé du Père Gardien ;
Mais, comme jamais ne manqua d’envieux
Un homme dont le mérite dépasse celui des autres,
Le père Buti, méchant et grossier personnage,
Conçut contre lui une vive inimitié.

Et comme parmi les moines il se trouve toujours
Gens qui se plaisent à envenimer le mal,
Avec lui de Salamanque à Madrid
Ce rival insolent fut envoyé par le Provincial,
Que menait par le bout du nez le Secrétaire,
Grand intrigant, nommé frère Belisario.

Tous deux ne pensaient qu’à se jouer de mauvais tours ;
Ils se disaient de grosses injures,
Et, quelquefois, non contents des paroles,
Ils en étaient venus à se servir des mains ;
En somme, leur haine était plus atroce
Que celle que le diable porte à la croix.

Le premier jour du carême arrivé,
Le père Marco, monté en chaire,
Salue humblement de tous côtés,
Après avoir fait sa prière selon le rite sacré ;
Puis il se tut, pour laisser à chacun le temps
De tousser, de se moucher, de cracher.


Il leva les yeux au ciel, tendit le cou,
Joignit les mains et les approcha du menton,
Puis, tournant sur la foule accourue
Le regard, il s’écria : « Memento,
» Memento, homo… » Il voulut continuer,
Mais il oublia ce qu’il avait à dire.

Il vit entrer la duchesse Zambulla,
Qui prit l’eau bénite avec un geste gracieux :
Omphale au vaillant Alcide ne parut pas
Si belle, quand il s’enflamma pour elle en Lydie,
Ou bien, laissant de côté la mythologie,
Ma Checca ne me plaît pas autant, à moi.

Moins rapidement du ciel orageux
L’étincelle électrique descend à terre,
Et brûle le chêne qui pendant cent ans
Avait méprisé les fureurs de l’aquilon,
Que ne fut soudain le trait dont le cruel Dieu d’amour
Blessa le cœur du père Marco.

Resté la bouche ouverte, il simule
Une toux sèche et importune ;
Ses deux joues deviennent d’une pâleur livide,
Parce que tout son sang se porte au cœur ;
Puis, repoussé et renvoyé aux extrémités,
Il lui couvre tout à coup le visage de rougeur.

Il commença son discours comme il put,
Mais, absolument hors de lui,
Devenu l’esclave du Dieu d’amour,
Il oublia le sermon qu’il avait préparé ;
Il en fit un si nul, si insipide,
Que ses auditeurs en eurent plein le dos.


Les beaux esprits s’en donnèrent de rire ; les gens graves et sots,
Les pédants gonflés de science,
Condamnèrent pensées, phrases et mots,
Et plusieurs de cette nombreuse assistance,
Terriblement las et impatientés, dirent :
« Voyez quels fieffés imbéciles produit Salamanque ! »

Après un long babillage, et sans conclure,
Frère Marco, encapuchonné dans son manteau,
Tout plein d’amour, de confusion,
Se rendit à sa cellule, accompagné
Du frère lai Carlo, qui lui servait
De valet de chambre, de maquereau, d’espion.

À peine rentré, tout triste et bien affligé,
Après un long soupir, il lui parla ainsi :
« Pauvre diable que je suis ! Mon frère Carlo, je suis frit !
» Un trait aigu m’a percé le cœur…
» J’aime une beauté céleste, je l’adore,
» Et j’ignore et son rang et son nom.

» Tu m’auras vu rester en chaire
» Comme un hibou exposé aux rayons du soleil :
» C’est bien un soleil qui m’a ébloui !… À une si violente
» Attaque, je me suis trouvé le cœur sans défense.
» Peut-être la connais-tu… Tu habites
» Ici depuis longtemps et tu es au courant du pays.

» Une taille élancée…, un noble maintien…,
» La démarche majestueuse et dégagée…,
» Les cheveux blonds comme l’or…, du firmament
» Dans ses beaux yeux le délicieux azur…,
» Le nez un peu plus long qu’il ne faut…,
» La robe blanche et une jupe rose dessous…


» Elle a le teint blanc, agréablement nuancé
» De la noble couleur que produisent les coquilles de Tyr…
» — Oh ! assez ! » dit l’autre, « j’ai compris,
» C’est la femme du duc Zamberlucco ;
» Cher frère Marco, n’y pensez pas,
» Ce n’est pas un morceau qu’un moine puisse digérer.

» Pour votre bien, faites ce que je vous dis ;
» À ce caprice, père Marco, mettez fin ;
» Il ne peut avoir qu’un funeste résultat.
» Je connais très bien mes poules.
» Si le Duc arrive à vous soupçonner,
» Vous pouvez faire creuser votre fosse. »

— « Eh bien ! que ma tombe s’ouvre toute grande !
Que l’enfer s’ouvre même ! » répondit frère Marco.
« Je veux que la lumière et le souffle me manquent,
» Je veux donner mon âme au diable pour l’éternité,
» Plutôt que de renoncer, par une sotte frayeur,
» À si belle et si glorieuse entreprise.

» Et puis, tu n’es guères habile dans le métier
» Si tu crains la colère d’un jaloux ;
» Quiconque est enclin à la jalousie est cocu d’avance,
» Et d’autant plus qu’il montre plus de fureur.
» Il sent pousser ses cornes quand il y pense
» Le moins : plus il regarde, moins il y voit.

» Laisse-moi seul ; je veux à l’instant même
» Lui dépeindre le feu ardent qu’elle a allumé
» Dans mon cœur, et lui dire la douce compensation
» Que j’attends à ma douleur extrême ;
» Aux prières je mêlerai les éloges,
» Infaillible expédient pour séduire le beau sexe.


» Reviens sous peu… Tu voudras bien, j’espère,
» Être auprès d’elle le porteur de mon billet,
» Lorsque dans sa maison ne sera pas ce duc que tu dis
» Si terrible… — Que dites-vous ? Ah ! mon maître ! »
Interrompit frère Carlo ; « je ne suis pas timide,
» Et je n’irais pas, quand vous me feriez pape ! »

Cela dit, il partit ; et frère Marco se mit
À bourrer sa lettre de tendresses ;
D’éloges et de prières il ne fut avare,
Il l’aurait même mouillée de larmes.
Il écrivit longuement, et la conclusion fut
Qu’il voulait avec elle secouer le croupion.

Il ferma ensuite sa missive et la remit
À une amie sûre du Tiers Ordre,
Qui consentit, moyennant forte somme,
À se charger d’une si délicate aventure.
Elle demande audience à la dame, et l’ayant obtenue,
La salue de la part de frère Marco.

Et elle lui tend la lettre, et elle prétend faire
L’éloge du moine amoureux ;
Longuement elle s’étend sur sa beauté,
Le vante comme poète et littérateur ;
Mais la dame s’écria : « Sors
» De ma présence et avec toi emporte ce billet.

» Rends-le à celui qui t’a envoyée ;
» Tu lui diras qu’il prenne garde à lui,
» Et qu’il pourrait, en envoyant de nouveaux billets,
» Se mettre sur les bras de fiers embarras ;
» Qu’il devrait savoir enfin, si ce n’est pas un sot,
» De quel bois se chauffe le duc Zamberlucco. »


Si la vieille demeura confuse et interdite,
Il est bien facile de le comprendre.
Elle tourna les talons en toute hâte,
Ne se le faisant pas dire deux fois,
Et au moine, qui l’avait attendue dehors,
Elle rapporta ce message si cruel et barbare.

Comme un paysan qui au marché voisin
À résolu de vendre son bœuf bien gras,
Et qui, entrant le matin à l’écurie,
Voit ses espérances détruites,
Parce qu’un larron, plus prompt et plus habile que lui,
À emmené la bête avec le licou :

Ainsi resta déconcerté frère Marco ; cependant
À ce rude coup il ne perdit ni espoir ni courage ;
D’envoyer messages à la dame il ne se retint,
Et il lui sembla obtenir quelque avantage
En apprenant qu’elle ne se mettait plus en colère
Et qu’elle les écoutait, le visage calme et serein.

Son espoir augmenta, et vingt fois
Par jour au moins il sortait du couvent ;
Avec mille tours et mille détours
Il allait et venait dans la rue
Et, passant devant le palais de sa bien-aimée,
Il gesticulait et bavardait comme un fou.

Il lui envoyait un million de coups de chapeau
Quand il la voyait à sa fenêtre,
Tout en lui dardant certaines œillades
Perçantes comme des coups d’arbalète,
Et, quand il était loin déjà,
Il se retournait et lui adressait de la main un baiser.


Elle, alors, d’un air fier et arrogant,
Se tournait d’un autre côté en signe de refus ;
Quelquefois, elle daignait favoriser ce fol amant
D’un sourire ou d’un léger salut ;
Tel le pêcheur, qui tantôt laisse aller et tantôt tire l’hameçon
Pour mieux attraper le poisson gourmand.

Le Lecteur sera peut-être curieux
De savoir pourquoi la Duchesse avait une telle attitude ;
Et, je ne veux pas lui cacher plus longtemps
Que, bien qu’elle parût si chaste,
Du roi Nabuchodonosor le noble descendant
Portait des cornes comme les autres.

Qui les lui mettait ? Le comte Polinesso,
Un adroit libertin, s’il en fut jamais.
Lorsque le moine, pour son malheur, eut exprimé
La passion qu’il nourrissait dans son cœur, les amants
Pensèrent qu’il convenait de sacrifier ce pauvre homme
À l’atroce jalousie du mari.

Quand ils craignirent que leur
Périlleuse intrigue fût découverte,
Pour se faire un mérite d’une fausse honnêteté
Et détourner l’attention de son époux,
Qui pouvait avoir sur le comte quelque soupçon,
La Duchesse révéla du moine l’impur amour.

Tel dans le Vésuve est impétueux et ardent
Le dévorant élément de Vulcain,
Alors qu’il sort horrible et furieux
Et de lave fondue inonde la montagne et la plaine :
Telle s’alluma la colère dans le cœur du Duc,
Quand il apprit de sa femme pareille nouvelle.


« Juste ciel ! » s’écria-t-il, « qu’entends-je ?
» Je ne sais où je suis ! Je demeure pétrifié !
» Oh ! étoiles ! oh ! lune ! Oh ! soleil ! Oh ! firmament !
» Oh ! noble ombre du grand roi Nabuchodonosor !
» Oh ! que tu as dû rougir en l’entendant !
» À moi des cornes ! Un moine ! Un lécheur d’écuelles !

» À moi des cornes ! Un moine !… Il ose former
» Cet ignoble projet ! Et il le publie ! Et il vit ! Et il respire !
» De sa présence il souille encore le monde !
» Et il se promène dans les rues de Madrid !
» Quel feu je me sens dans les entrailles !
» Je veux mettre le feu aux moines et au couvent ! »

Déjà avec des cris terribles il demandait
Son poignard, son épée, ses pistolets ;
La dame chercha inutilement à le calmer
En lui adressant ces paroles :
— « Seigneur, la colère vous domine trop,
» Ce moine est un fou, ses projets le prouvent bien.

» C’est l’effet d’une maladie
» Qui lui aura sans doute tourné la tête ;
» S’il n’avait fait tant de gestes dans la rue,
» Tant de signes, s’il ne m’avait envoyé tant de coups de chapeau,
» S’il n’avait causé scandale au voisinage,
» Je ne vous aurais jamais dévoilé le fait.

» Faites-lui parler par un homme raisonnable,
» Qui lui fasse comprendre son inconvenance ;
» Faites-le chasser de ce couvent…
» Avant tout, ne faites pas des vôtres ;
» Retenez votre main, ou autrement,
» Je me garderai de jamais vous rien dire. »


Le Duc fit semblant de se calmer : — « Moi-même, »
Dit-il, « je lui donnerai une correction ;
» Qu’un autre lui dise tout ce que tu m’as ici raconté,
» Notre honneur ne le permet pas ;
» Demain soir, mais pas plus tôt,
» Fais qu’il vienne te trouver ; le reste est mon affaire. »

Le jour d’après, au milieu de la matinée,
Arriva l’officieuse messagère
Qui de la part du père Marco à la dame apporta
Un message si tendre et si attendrissant,
Qu’il aurait amolli un rocher
Et d’un lion adouci le cœur.

Elle, employant pour le malheur de l’imprudent
Toute la malice qu’il y a dans un cœur de femme,
Répondit : — « Un si cruel chagrin,
» Tant de fidélité, méritent un plus heureux sort.
» Salue le père Marco : tu lui diras
» Que je me suis repentie de ma rigueur.

» Son fidèle amour, ses prières, le déluge
» De larmes que pour moi il a jusqu’ici versées…
» J’ai tout cela dans le cœur ; je serais une des plus sottes
» Femmes du monde, en refusant de récompenser qui m’adore.
» Dis-lui que je l’aime ; dis-lui que je suis vaincue ;
» Dis-lui que je lui demande pardon de ma faute.

» Dis-lui… et puisse l’Amour lui rendre la nouvelle
» Agréable… que le Duc est dehors ce soir.
» Ainsi, qu’en secret auprès de moi il se rende
« À minuit ; qu’il n’amène personne avec lui !
» La fidèle Argene l’introduira près de moi,
» Et il trouvera la récompense de ses peines. »


Le condamné qui regarde en gémissant,
Le visage éploré, les trois bois terribles,
Et qui, en pensant à l’affreux supplice
Qu’il va subir, tremble, l’âme abattue,
Si, au moment où il croit son malheur
Inévitable, il entend crier : Grâce ! grâce !

Est moins joyeux que ce moine amoureux
À une réponse si aimable et si gracieuse ;
Il croit qu’il n’est sur terre que lui d’heureux,
Il n’a presque pour le paradis que du mépris,
Il ne peut trouver de termes assez forts
Pour exprimer tout son contentement.

Ainsi, le soir, saute la grive de son arbrisseau
En secouant ses ailes, quand elle voit
L’insidieux gluau, qui du genièvre
Lui montre le chemin ; à peine y a-t-elle posé le pied
Que vite, elle y saute, mais elle ne touche pas l’appât
Qui l’attire ; elle est prise, elle perd la vie.

Frère Marco voulut se présenter à sa belle
Avec tous ses avantages, et avant tout il se lava :
Puis d’odeurs exquises du Bengale
Il parfuma ses membres nerveux,
Il arrosa d’essence son linge et ses habits,
De sotte qu’il ressemblait presque à un reliquaire.

Il mangea une soupe au vin avec deux pigeons,
Il but une bouteille de bon aleatico ;
Tout le jour il mâchonna des diablotins
Pour se montrer vigoureux au lit ;
Il parcourut tout l’Arétin et y choisit
Telle et telle posture qu’il voulait exécuter.


Il compte les instants, il accuse le temps et s’écrie :
» Pourquoi ne cours-tu pas aussi rapide que mes vœux ?
» Pour retarder ce que mon cœur désire le plus,
» Vieux lourdaud, t’es-tu rogné les ailes ? »
Il tourne les yeux vers la voûte céleste,
Et de son souffle il voudrait éteindre le soleil.

Mais déjà la nuit répand ses épaisses ténèbres
Et peu à peu en couvre le ciel ;
La lune argentée sort de l’Océan
Et brille des rayons du grand dieu de Délos.
Le moine la regarde, et son tranquille aspect
Lui pénètre le cœur d’un doux plaisir.

Il la salue et dit : « Ô Déesse, précipite
» Vers le milieu de ta carrière le cours paresseux de ton char ;
» Qu’avec ton berger favori, au sommet de Latmos,
» L’amour donne à tes plaisirs la saveur de l’ambroisie !
» Fais ensuite, pour combler mes vœux,
» Que le reste de la nuit soit long comme un mois ! »

Enfin l’heure tant désirée
Sonne à l’horloge du couvent,
Et d’une tour à demi ruinée,
La chouette entonne son chant lugubre,
Présage de grands malheurs : il n’en a souci,
Et ne pense qu’à tenter sa grande aventure.

Il traverse en chancelant la rue solitaire ;
À la porte qui le sépare de son objet chéri
Il arrive, et là voit venir au-devant de lui
La maligne chambrière Argene.
Elle l’accueille gaiement et lui dit à voix basse :
» Ah ! jamais mortel ne fut plus heureux que vous !


» Vous êtes attendu, on soupire après vous,
» Veuillez bien suivre mes pas. »
Elle le mène à un cabinet et : « Vous attendrez
» Ici, » ajoute-t-elle, « je reviendrai avec elle. »
Le cœur du moine, oppressé par trop de joie,
Fut près d’éclater ; il ne tenait pas dans sa peau.

Mais quelle terrible frayeur s’empare de lui
Lorsque, assis sur un sofa,
Où il croyait chevaucher Madame,
Il vit paraître devant lui le messer !
Je veux dire le terrible Duc, suivi
D’un valet de chambre robuste et dévoué.

Ceux-ci, sans prononcer un seul mot
Le saisirent aussitôt en lui faisant mauvais visage,
Et, après lui avoir passé une corde au cou,
Ils le pendirent au fer d’un reverbère ;
À peine le révérend père put-il dire :
« in manus tuas, domine, commendo… »

Ainsi suspendu en l’air, il semblait une marionnette,
Tant il faisait de gambades et de cabrioles ;
Mais, le fatal cordon le serrant davantage,
Son visage se couvrit d’une pâleur violacée
Et avec un pet, par l’orifice de derrière,
Il rendit son âme au diable, ou à Saint Pierre.

Le Duc, quand il eut de cette façon assouvi
Tout le ressentiment qu’il avait dans le cœur,
Se tut, et commençant à faire mauvaise mine,
Il regarde, immobile, son serviteur :
Puis, tout pensif, l’air préoccupé,
Il dit : « Qu’allons-nous faire maintenant de ce mort ? »


— « Excellence, » répondit l’autre, « on pourrait
» L’enterrer tout de suite dans le jardin…
» — Non, on verrait le terrain fraîchement remué…
» — Voulons-nous le jeter dans le Manzanarès ?
» — Non, le chemin est trop fréquenté ;
» Si quelqu’un nous voit, il pourra nous vendre. »

— « Cependant, Excellence, il faut trouver
» Un expédient et s’arrêter à un parti.
» Vous savez que de si tragiques exécutions
» Vous sont défendues par le Roi sous des peines sévères ;
» Quand vous avez tué le petit marquis Belfiore,
» Vous avez perdu pour longtemps sa faveur. »

— « C’est vrai, tu as raison… Oh ! maudit soit
» Ce gueux de moine qui, avec sa luxure,
» À excité en moi tant de colère qu’il m’a forcé
» À faire, de ces illustres mains, le métier de bourreau !
» Voyons, que faire ? que résoudre ?… Oh ! par le dieu Bacchus !
» Fais une chose, Guzman, apporte-moi un sac. »

Le serviteur le lui apporte, il y met
Le cadavre du moine, puis il dit à Guzman :
« Pour sortir d’une passe si critique,
» Voici un moyen qui me paraît bien trouvé.
» Écoute-moi donc, et exécute promptement,
» Avec prudence et mystère, ce que je vais t’ordonner.

» Tu sais que dans le couvent des Franciscains
» Il y a une petite cour, sale et obscure,
» Près du jardin, et qu’on y peut entrer
» En tourmentant un peu la serrure.
» Tu sais que cette cour conduit à main droite
» À un long corridor qui n’a pas de porte.


» À l’entrée de ce corridor sont des lieux d’aisances situés
» À gauche, si je me les représente bien :
» Porte là le cadavre, et quand tu l’auras
» Tiré du sac, appuie-le contre le mur ;
» Relève-lui ses vêtements, baisse-lui ses culottes,
» Et fais qu’il soit assis, dans la pose d’un homme qui chie.

» Reviens-t’en alors lestement et avec précaution ;
» Inutile de songer à ce qui arrivera ensuite :
» Ses compagnons supposeront peut-être
» Qu’un mal subit l’a surpris là ;
» Ou, en voyant ce fameux gaillard étranglé,
» Ils chercheront entre eux à se tirer d’embarras. »

Ce projet plut au serviteur ; sur ses épaules
Aussitôt il chargea ce corps mort,
Et, traversant en toute hâte la rue
Solitaire, il parvint à la cour, s’y introduisit,
Sans avoir été vu même par un chat,
Et mit à exécution les ordres de son maître.

Non loin de ces lieux avait sa cellule
Le père Buti, ennemi juré du mort.
Il était au lit : ses boyaux,
En gargouillant, et une douleur près du nombril,
Lui firent savoir qu’il fallait vite
Aux aliments digérés ouvrir passage.

Et comme il y avait loin pour aller aux lieux principaux
Où se trouvaient sept trous ouverts,
Lui, qui se sentait l’anus très comprimé
Et qui ne savait comment arriver
Sans laisser échapper en route quelque ordure,
Se dirigea vers les plus rapprochés.


Il tenait à la main un petit bout de bougie allumé,
Parce qu’il devait traverser des endroits sombres ;
Il arrive, trouve la place prise
Par le père Marco : « Foutre ! il est ici, celui-là ! »
Dit-il, et, frappant du pied la terre,
Il ajoute : « Même avec son cul il me fait la guerre !

Il retourne sur ses pas ; mais le besoin
Devient plus pressant, presque irrésistible ;
Il s’approche, et, d’un ton superbe, arrogant :
« Père, je ne me suis pas levé en rêve, »
S’écrie-t-il, qu’on se dépêche de faire ses affaires,
» Nous voulons faire quelque chose, nous aussi. »

Il s’éloigne, bientôt, plein d’impatience,
Il l’appelle plus fort : … « Il ne me répond pas !
» Sacrebleu ! cet impertinent
» Pour me faire enrager se tient là tout exprès !…
» Il se moque de moi ! Par Dieu !
» Sors de là, ou je vais t’en tirer, moi ! »

Le défunt ne bouge, ni ne répond,
Car les morts ne font pas de ces choses-là.
Le père Buti enrage et se morfond.
Sur un ton plus fier et plus impérieux
Il lui intime l’ordre de sortir ipso facto,
Et ce mort eut l’air de ne pas comprendre.

L’autre perdit alors patience pour tout de bon
Et cria : « Par la vierge Marie !
» Canaille de frère, si tu es fou,
» Je t’ôterai la folie de la tête…
» Ah ! finissons-en de ce vilain jeu !… »
Il court en parlant ainsi et heurte du pied une pierre.


Il se baisse ; quoique lourde, il la prend en main ;
Du petit cabinet il ouvre la porte,
Serre les dents, étend le bras en arrière
Pour le ramener vivement en avant ;
Il lance la pierre, et le coup est si bien dirigé
Qu’il atteint son ennemi en pleine poitrine.

Comme un bœuf dont le boucher a frappé
La tête avec la pesante massue,
Tombe sur le sol et y reste immobile,
Ainsi ce mort donna par terre un coup.
Il y resta sans agiter ses membres,
Il ne semblait pas que c’eût été lui.

Le Buti ne l’entendant pas remuer :
« Malheureux que je suis ! L’aurais-je par hasard tué ?
» Ah ! que diable ai-je fait ? Ah ! je suis désolé !
» Malheur à moi ! je suis perdu…
» Peut-être fait-il le mort ?… Il est si méchant !…
» Ah ! il n’est que trop vrai !… Que le Christ me vienne en aide !

» Que va-t-il arriver de moi ? Comment cacher
» Cet homicide ? Pourrai-je nier l’ancienne
» Et furieuse haine que j’avais pour lui ?
» Ah ! tout le monde sait combien j’ai été son ennemi !
» Oh ! Saint François ! viens à mon secours !
» En ressuscitant cet affreux vaurien. »

Silencieux, en lui-même il réfléchit
Aux moyens de se tirer d’affaire ;
Après avoir formé plusieurs projets,
Il se souvient que pour la femme de ce Duc
Frère Marco paraissait éprouver quelque amour
Et que le Duc est un homme d’une jalousie féroce.


Il l’enveloppa dans sa robe
Et, se servant de sa force prodigieuse,
L’enleva comme une plume et le prit à son cou ;
Il sortit du côté de la cour,
Et, avec les ailes que lui donnait la frayeur,
Le porta à la maison de ce seigneur.

Là, il le plaça assis entre deux colonnes
Qui soutenaient une petite terrasse de marbre,
Puis, jouant des jambes, il s’en revint
À la cour du couvent, mais par le plus long chemin ;
Il se renferma dans sa propre cellule
Et se mit à chercher des excuses et des expédients.

Pendant ce temps, le Duc, qui était allé au lit,
Cherchait inutilement à dormir,
Une terreur glaciale lui serrait le cœur :
« Comment cette affaire finira-t-elle ?
» L’amour du moine est connu du voisinage…
» On ne tardera guère à savoir qui l’a tué. »

Il se lève, il éveille son serviteur : « À dire
» La vérité, je ne me sens pas tranquille :
» Je crains que nous ne soyons découverts ;
» Je voudrais savoir si l’on connaît au couvent
» Ce meurtre, et ce qu’on en pense ;
» De grâce, ôtez-moi une frayeur qui me pèse sur le cœur !

» La messe ne tardera guères à commencer…
» Entends-tu ? Justement on sonne matines.
» Approche-toi de quelqu’un dans la sacristie,
» Fais l’endormi et l’imbécile,
» Ouvre les oreilles, informe-toi avec précaution
» Et satisfais ma curiosité. »


Le serviteur part, et, à peine sorti de la maison,
Il voit quelqu’un assis entre les colonnes ;
Il s’approche, et il lui semble que c’est le moine ressuscité,
Mais cependant, n’en croyant pas ses yeux,
À l’examiner quelque temps il demeure,
Et ses cheveux se dressent sur sa tête,

Il rentre dans la maison, sûr désormais
Que le moine tué était revenu là ;
Il court à son maître et : « Mon seigneur, je vous jure, »
Dit-il, « que je ne me sens plus de souffle dans le corps…
» J’ai trouvé… en partant pour exécuter la mission
» Dont vous m’avez chargé… à la porte… le père Marco.

» Je ne le crois pas vivant, mais par quel prodige
» Un homme déjà mort court-il les chemins ?
» Pourquoi revient-il pour nous remplir d’épouvante ?…
» — Ah ! tu n’es qu’un sot ! montre-le moi, »
Répondit le Duc, « allons, nigaud, allons,
» Voyons un peu ce mort ambulant ! »

Ainsi parlant, il était descendu
Et arrivé où était le défunt révérend ;
Il dit, aussi surpris que Guzman, lui aussi :
« Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne comprends pas !
» Il y a certainement là-dessous quelque affreux mystère,
» Mais je ne parviens pas à découvrir la vérité.

» Reporte-le dans ma cour… » Cela exécuté,
Il ajouta : « Et à présent, qu’en allons-nous faire ? »
Le serviteur, qui déjà avait repris courage,
— « Excellence, laissez-moi y penser un peu, »
Répondit-il, « je crois que bien certainement…
« Vous déplairait-il de nous donner un cheval ? »


— « Trois, si tu veux, » répliqua le Duc…
» — Eh bien ! nous le mettrons sur Sultan
» Pour qu’il le conduise à la maison du diable,
« Ou, au moins, pour qu’il l’emmène bien loin d’ici.
» Ce cheval n’est pas connu du tout,
» Il y a trois jours que nous l’avons, personne ne l’a vu.

» Qu’en arrivera-t-il ? Quelle que soit
» La fin de ce maudit imbroglio,
» Ayez soin de ma famille ;
» Je me déclarerai le meurtrier ; seulement, je veux
» Que vous m’aidiez, et, après cela, allez dormir…
» Ne craignez rien… laissez-vous servir. »

Il ouvre, en parlant ainsi, un magasin
Où d’antiques habits était un grand coffre ;
Il prend une pièce de tapisserie cramoisie
Qui avait cent ans au moins, et la met
Sur le cadavre, déjà nu, dont elle entoure la poitrine
À la façon d’une casaque ou d’un pourpoint.

D’antique toile blanche il lui fit ensuite
Une paire de culottes, longues comme une jupe ;
Il lui mit un turban sur la tête, des savates aux pieds nus,
Des moustaches sous le nez, et il le posa en selle,
Où, pour qu’il ne tombât en galopant,
Il l’assura avec plusieurs cordes et une perche.

Il le fit sortir par la porte de derrière ;
Là, il appliqua sur la croupe du coursier
Un magnifique coup de fouet,
Et celui-ci fit un bond si furieux
Qu’au choc de ses pieds ferrés
On vit jaillir du sol des milliers d’étincelles.


Le cheval fut bientôt hors de vue. « Que Dieu nous aide ! »
Dit Guzman, « allons-nous-en dormir. »
Cependant, le père Buti, soucieux,
Du côté de l’Orient voyait
Apparaître, quoique incertains et douteux encore,
Les premiers feux de la blonde Aurore.

Il réfléchit et se dit : « Si en justice
» J’allais par malheur être appelé ?…
» Si on me donne la question ? et si j’avoue !
» Il n’y a plus de remède, je suis perdu !
» Ah ! corpo di Bacco ! l’air est malsain ici,
» Une fuite me semble nécessaire. »

Plein de cette idée, il va à la chambre
Du Gardien et lui dit : « Je me propose,
» Avec votre permission, d’aller à présent
» À San Fabiano ; là, j’espère trouver
» Le fermier Giago, qui envers notre couvent
» Est débiteur de ces cent doublons.

» Et, comme la ferme est un peu loin,
» Je prendrai, si vous le permettez,
» La jument de notre Benedetto,
» Que vous avez coutume d’atteler à la calèche. »
« — Allez, » répondit le Gardien, « in sancta pace ;
» J’approuve ce que vous avez dit, et ça me plaît fort. »

Le père Buti retourne dans sa cellule et rassemble
Tout ce qu’il avait de précieux en or et pierres fines,
Car, lorsqu’on doit changer de pays et de condition,
C’est toujours excellente chose d’avoir de l’argent ;
Il met ses bottes, et, de l’écurie
Il se fait amener la jument sellée.


Déjà il partait, quand il lui vint à l’esprit
Qu’il devait avoir certain grand sabre,
Sur lequel il avait prêté autrefois
Cinq ou six Jules à un caporal de dragons ;
Il résolut de l’emporter avec lui
Et de s’en servir en cas de besoin.

Il disait : « Si je rencontre les sbires sur le chemin,
» Et s’ils veulent me mettre la main dessus,
» Mort pour mort… Par Sainte Marie !
» Je me défendrai tant que je pourrai ! »
Cela dit, il prend son arme et la met,
En la cachant bien, sous sa robe.

Il monte à cheval, se met en route
Et arrive, par un chemin tortueux et ignoré,
À une petite place obscure, où le roussin
Qui porte sur son dos le moine mort,
Fatigué de sa course violente,
S’était arrêté et reprenait haleine.

Le père Buti, voyant un cavalier
Qui, à cette lumière douteuse, avait l’air d’un Sarrasin,
Eut une bonne dose de peur :
D’autant plus que la perche qui soutenait le corps,
Avançant du côté de la tête du cheval,
Avait l’air d’une lance en arrêt.

Il tire la bride et arrête la jument,
Tout prêt à revenir sur ses pas de frayeur ;
Mais, à peine eut-il senti l’écurie
Et vu la jument, qu’au trot
Le roussin se porta à sa rencontre,
Portant avec lui le prétendu Sarrasin.


Le désir de retourner en arrière devient plus vif
Chez le moine ; mais, cavalier malhabile,
Il ne réussit pas à faire tourner sa bête ;
Le Turc à une course plus rapide
Semble exciter son destrier ; on dirait qu’il veut,
Brandissant sa lance, engager la bataille.

Lancé au galop à la rencontre du père Buti,
Il passe tout auprès de lui,
Et, si le père à temps ne l’eût évité,
Le Turc avec sa perche lui aurait enlevé un œil.
C’était cependant pour le moine un grand bonheur,
Qui le laissait libre de continuer son voyage.

Mais le cheval, qui en passant avait senti
L’odeur attrayante de la jument,
Faisant une volte endiablée,
Revint en arrière par le même chemin,
Et, se serrant toujours contre le moine,
Lui heurta violemment avec la perche le côté gauche.

Alors celui-ci, fou de colère,
« Ah ! » s’écria-t-il, « gueux de renégat !
» Quand ce jeu-là finira-t-il ? »
Et, ayant mis la main à son grand sabre,
Il en porta un coup, si juste et si bien appliqué,
Qu’il sépara la tête du Turc de son buste.

Coupable d’un double homicide, il s’enfuit ensuite
Talonnant souvent des éperons le ventre
De sa jument, et derrière lui courait
Toujours ce Turc, la lance en arrêt,
Parce que l’étalon, gourmand des plaisirs de l’amour,
Voulait monter sur la jument.


Quiconque a vu à Florence, lors du grand jour consacré
À glorifier le saint Précurseur,
Des prisons de la porte de Prato sortir
Les Barberi pour se disputer le prix de la course,
Comprendra avec quelle vitesse
Couraient l’étalon et la jument.

Le moine avait les cheveux hérissés
De terreur, en voyant que, sans tête
Ce Sarrasin serrait encore sa lance
Et le poursuivait sur son cheval.
Il faisait des signes de croix, et, croyant
Avoir affaire à un diable, il invoquait Saint Antoine.

Les nuages qui vers l’Orient s’empourpraient
Disaient au monde : « Voici le soleil qui paraît ! »
Les portefaix, les jardinières et les petites bourgeoises
Qui de tous côtés allaient à la messe,
En voyant un si étrange événement,
Furent sur le point de mourir de frayeur.

Après de longs circuits à travers les rues,
Le père Buti arriva à une porte
De la ville, au moment où on l’ouvrait :
Le Turc décapité le suivait.
Mais l’officier de garde fit fermer la barrière
Et prendre les armes à une troupe de soldats.

Ceux-ci arrêtèrent le vivant
Et descendirent le mort de cheval.
Puis ils prévinrent les sbires, qui accoururent
Et s’en allèrent au tribunal avec mort et vivant ;
Déjà, mais sans moustaches ni turban,
Une tête y avait été portée auparavant.


Et comme déjà frère Marco était connu
D’une foule de gens de ce pays,
On sut bientôt, par les informations prises,
À qui cette tête avait appartenu ;
Aussitôt le Chancelier commença
À exercer son horrible ministère.

Le moine, menacé de la corde,
Et effrayé de l’affreuse prison,
Avoua qu’il avait tué frère Marco
En lui lançant dans la poitrine une énorme pierre,
Et qu’au Turc, qui lui courait après,
Pour se sauver il avait coupé la tête.

Après de tels aveux, il fut remis
En prison, d’où le jour suivant
Il fut tiré ; et le Chancelier lui posa
Une question qu’il ne put résoudre en aucune façon.
Il lui demanda où il avait caché
La tête du Turc et le corps du religieux.

— « Seigneur, » répondit-il, « j’ai porté le mort tout entier
» À la porte du duc Zamberlucco,
» Parce que je m’étais bien aperçu déjà
» Que frère Marco était amoureux de sa femme,
» Et parce que j’ai pensé qu’on pourrait mettre cette mort
» Au compte de l’extrême jalousie du Duc.

» Si plus tard on a mis ce cadavre dans le sel,
» Je n’en ai eu aucune connaissance.
» La tête que j’ai coupée à ce gaillard-là…
» Que puis-je vous en dire ?… je ne l’ai pas eue…
» Après l’événement, je me suis hâté de fuir…
» Et puis, c’était son affaire d’en prendre soin !… »


Le Chancelier, tout bien pesé,
Après avoir admis le coupable à présenter sa défense,
Et bien qu’il le jugeât à moitié fou,
Ne put retarder sa sentence,
Et le moins qu’il put faire, fut de condamner le père
À avoir le cou allongé de quatre doigts.

Déjà sur la table royale l’arrêt
Rendu contre ce pauvre diable était par écrit,
Et, à la première réunion du Conseil,
Le Roi se préparait à y mettre son seing,
Quand le noble sang de Nabuchodonosor
Parla au cœur du duc Zamberlucco.

Et il ne lui laissa pas un moment de repos
Tant qu’il ne l’eut amené en présence du Monarque,
Où, par un mouvement noble et généreux,
Il retraça la terrible scène,
Dans laquelle, pour venger son honneur offensé,
Il avait de frère Marco été le meurtrier.

Sur les traits de ce sage monarque
Se peignirent aussitôt la colère et la sévérité ;
Mais ensuite, en apprenant de quelle manière
Avait marché cette histoire extravagante,
Il voulut en vain retenir ses éclats de rire
Qui firent presque rompre sa ceinture.

Il se remit, et, grondant son favori,
Le menaça de lui faire perdre la tête
S’il retombait dans la même faute ;
Il écrivit ensuite une lettre et l’envoya
Au Chancelier ; grâce à elle, délivré de ses liens,
Le père Buti recouvra aussitôt la liberté.


Les confrères du défunt célébrèrent les funérailles,
Puis l’enterrèrent avec de grands honneurs,
Et ils gravèrent sur le marbre sépulcral :
« Le père Marco, pour cause d’amour
» Trois fois tué, gît dans ce tombeau :
» Frères, que cela nous apprenne à rester sages. »




MADAME LORENZA
NOUVELLE EN DEUX CHANTS


À MON CHER Li Msi


Je suis étonné moi-même de n’avoir pas encore dédié une Nouvelle à un ami si cher. Pardonne-moi ce tort involontaire, fais bon accueil à Madame Lorenza. Sois heureux de tes avantages, qui valent bien ceux du père Alfonso ; ne doute pas de ma constante amitié, et porte-toi bien.



MADAME LORENZA


˜˜˜˜˜˜˜˜


CHANT PREMIER


La guerre est chose affreuse ! Alors qu’en sa colère
Le Dieu des combats tord ses moustaches,
Brandit comme un fou son sabre ensanglanté,
Taille les armées en morceaux comme des raves,
Abat les murailles, et de tous côtés répand
La faim, la misère, le deuil et les larmes,

Vénus, sa compagne inséparable,
Le suit, et quand la querelle s’échauffe,
Pour se faire belle dans un ruisseau elle se baigne,
Elle ajuste ses vêtements, arrange sa blonde chevelure,
Puis, parcourant avec lui tout le pays,
Elle l’infeste de viols et de mal Français.

Lorsque, cantonnées dans quelque ville,
Qu’elles soient de passage ou en quartiers d’hiver,
Les armées vaincues ou victorieuses y séjournent,
Il se fait à cause d’elle un charivari perpétuel :
Les femmes, de l’Orient à l’Occident,
Ont toujours été le passe-temps des héros.

10


Le grand Alcide courait après les jupes ;
Le vaillant Achille se délassait avec Briséis ;
César subjuguait autant de beautés Romaines
Et étrangères qu’il en pouvait trouver ;
Et Marc-Antoine, pendant son séjour en Égypte,
S’en donna tant, qu’il y trouva la mort.

Ce n’était pas un coureur de femmes, que ce pieux Troyen
Que Virgile dépeint comme un lourdaud,
Qui était toujours, le rosaire en main,
À pleurnicher devant Jupiter à la grande barbe ;
Mais, à la fin, il s’enflamma pour la belle Lavinie ;
Il se fit rappeler à l’ordre par l’Église, et l’épousa.

Le fils de Philippe, en conquérant
La Perse, avait toujours quelque nouvelle maîtresse.
Roland fit pour les femmes mille folies,
Et Renaud en fit presque autant.
Henri quatre combattait à pied et à cheval,
Puis il couchait avec la belle Gabrielle.

Ce ne sont pas seulement les généraux, les guerriers de haut rang

Qui s’empressent de rechercher cette distraction ;
Mais encore les petits héros, les subalternes,
Se permettent de tels divertissements.
Toujours les petits ont singé les grands,
Comme vous le verrez par le fait que je vais vous conter.

Marco Basetta, dit Refenero,
Était empereur de Cischeri ;
Dur, arrogant et cruel par nature,
Il malmenait les uns, menaçait les autres,
Et souvent, comme c’est la coutume des batailleurs,
Il se faisait donner rudement sur le museau.


Toujours il imaginait de nouveaux projets
Pour agrandir sa juridiction ;
Sur la mappemonde à chaque instant il s’emparait
D’un royaume, d’une province, d’une nation ;
Puis il perdait, en cherchant querelle à ses voisins,
Son argent, ses provinces et sa réputation.

De surprendre le royaume de Roviglio
Il prit un jour la résolution, et de ses États
Il sortit en traînant à sa suite une troupe nombreuse
De héros demi-nus et affamés ;
Et, après de longues marches, sur le soir,
Il arriva dans le duché de la Forêt Noire.

Là, il résolut de faire une halte
Pour sécher sa martiale sueur,
Et parce qu’un léger rhume fatiguait
Les suaves délices de son cœur,
Dont il ne pouvait rester séparé une demi-heure,
Madame Lorenza, duchesse de Cul-rond.

Cette dame, que Refenero aimait tant,
Possédait à un tel degré l’adresse féminine,
Savait si à propos employer le rire
Et les larmes, et rougir et pâlir ;
Il y avait dans ses discours tant de ruse,
Qu’elle lui faisait faire tout ce qu’elle voulait.

Elle aurait donné des leçons à messer Pluton,

Elle était maîtresse en l’art de tromper, amie des détours,

Gracieuse, séduisante, friponne ;
Affectant la chasteté, elle était si impudique
Que, dit Bellarmin en parlant d’elle,
Elle était déjà putain au cou de sa nourrice.


Fille d’un aubergiste, elle fut mariée
Pendant un an à Titta Vetturino ;
Son mari mort, elle fut prise pour servante
Par un curé qui lui enseigna le Latin ;
Après cela, un capitaine de navire la prit
Et par deux bouches à la fois lui apprit le Français.

Ensuite, elle servit un maître de chapelle,
Qui la produisit comme prima donna ;
Mais, bien qu’elle fût extrêmement belle
Et qu’elle levât volontiers sa jupe,
Elle détonnait tellement, avait des gestes si faux,
Qu’elle fut sifflée partout où elle parut.

Elle abandonna le chant, et comme elle était
Très portée pour le théâtre et pour le jeu d’amour,
Afin de tirer parti de son joli minois,
Elle se fit revoir sur la scène
En qualité de première figurante ;
Et alors, le comte Rapa devint son amant.

Il l’épousa et en fit une comtesse,
Il la mit sur un grand pied et l’introduisit à la Cour ;
On dit d’elle que le soir même
Des noces, elle lui fit les cornes,
Et, depuis ce moment, elle conquit
Le cœur dur et revêche de Refenero.

Le comte alors eut des sequins à plein sac,
Il fut fait duc et grand commandeur
Des chevaliers de Santa Bucignacca ;
Il jouit de la faveur du monarque,
Que Refenero accordait sans difficulté
À qui savait porter les cornes et le bât.


Le duc de la Forêt Noire était un bonhomme
Qui avait peur de Marco Basetta ;
Et comme, ainsi que tout homme de bien,
Il cherchait à éviter les ennuis,
Il supporta péniblement l’obligation
De loger ce fou dans son palais.

Marco Basetta crut lui faire honneur
Et s’installa chez lui avec sa Cour ;
Un édit imprimé fut aussitôt publié
Qui fit blasphémer tout le pays ;
Aux officiers, tant d’infanterie que de cavalerie,
Les habitants devaient donner le logement.

Un certain Masuccio, avec sa femme,
Sa fille et une servante, habitait là ;
Et le sort leur donna pour hôtes
Un homme de robe et un guerrier,
C’est-à-dire le chapelain du régiment,
De l’ordre des Franciscains, et un capitaine.

Quatre petites chambres dans une tour, une au rez-de-chaussée,
Une au premier, au second et au troisième étage sous le toit,
Une cuisine auprès d’un gentil petit jardin,
Composaient leur très étroite demeure,
Et, pour monter, il y avait trois escaliers se faisant suite,
Raides, construits sur un des côtés.

Le bon Masuccio avec sa femme résolut
De rester au rez-de-chaussée ; il donna au capitaine
Habitué à de plus riches appartements
Le premier, et au Franciscain le second étage.
Du troisième, avec son charmant minois,
L’angélique Rosina faisait un paradis.


Rosina était fille de Masuccio,
Vierge, chaste, pudique et innocente.
Avec elle partageait son lit
Une servante fraîche et avenante,
Mais, de ces beautés communes
Descendues depuis peu de la Falterona.

Le moine et le guerrier ne tardèrent pas
À jeter leur dévolu
Sur la belle Rosina ; le dieu d’Amour
De ses flèches leur perçait le cœur à chaque instant,
Et leur tenait des heures entières l’esprit occupé
De projets analogues à leur métier.

Toutes les fois que la belle fille
En allant à sa chambre remontait l’escalier,
Ils venaient sur leurs paliers, et les yeux
Pleins d’admiration, la tête en l’air,
Ils s’efforçaient de découvrir le beau pays
Où le harnais masculin cherche à se loger.

« Oh ! qu’il soit mille fois béni, »
S’écriait à tout moment le Franciscain,
« Le brave et habile architecte
» Qui a fait des escaliers si droits !
» C’est grâce à lui que la toile envieuse
» Ne cache pas à mes yeux de si beaux trésors.

» Mais… le Capitaine, plus heureux que moi,
» Demeure plus bas et prolonge sa jouissance.
» Ah ! comme je le vois rester là planté !…
» La tête en l’air !… Et comme il allonge le cou !…
» Pendant qu’elle gravit quinze marches, il peut m’enlever
» Le plaisir de contempler de si belles formes.


» De là, en bas, où il est, certainement il lui voit les cuisses,
» Que moi, en me tenant ici, je ne puis bien voir ;
» Dans cette obscure retraite, d’un prix bien supérieur
» À la lumière du soleil, il fait peut-être pénétrer ses regards !
» Ah ! puissé-je par une conjuration magique
» Changer en mur mon manteau !

» Ah ! qui sait quelle flamme ardente
» Lui allume au cœur ce spectacle charmant !
» Peut-être aspire-t-il déjà à voir encouragé
» Et favorisé son dessein de tout entreprendre !
» Je saurai le prévenir… ce qu’il regarde,
» Ma main ne tardera pas à le toucher. »

Pendant qu’il exhale ainsi sa jalousie,
Le Capitaine de la même façon
Laisse éclater la peine cruelle qui le ronge :
« Ah ! ce moine loge plus haut que moi !
» Un court escalier le sépare…, il couche juste dessous ;
» Qui sait combien le tente ce friand morceau ?

» Aussitôt qu’elle passe, il vient dehors ;
» Il lève la tête, l’accompagne des yeux,
» Et, de voir cette beauté qui m’inspire tant d’amour
» Montant son escalier comme une montagne escarpée
» Il m’empêche avec son maudit manteau ! Ah ! c’est ainsi
» Que les nuages obscurcissent les rayons du soleil ! »

L’âme remplie de semblables pensées,
Ils se montraient le jour tristes et affligés ;
Ils ne goûtaient la nuit ni calme ni repos :

Ce n’étaient pas leurs cheveux qui se dressaient, mais autre chose.

Pendant ce temps, la modeste et jeune vierge
Dormait tranquille dans son humble chambrette.


Ainsi parfois, une naïve brebis
Erre sans crainte dans la forêt,
Cherchant le ruisseau et l’herbette fleurie,
Et ne sait pas quel sort horrible et funeste
Lui prépare dans le précipice voisin,
En grinçant des dents, le loup féroce.

Innocente, elle ne se méfiait pas d’autrui,
Et jamais ni de jour, ni pendant la nuit sombre,
Dans sa chambre elle ne s’enfermait à clef ;
Pendant qu’elle vivait, si confiante,
Dans l’ombre et le silence, ses trésors
Des ravisseurs excitaient la convoitise.

Le jour était loin de paraître
Et les ténèbres couvraient encore la terre,
Quand Brigida se lève ; auprès du lit
Elle s’habille ; à se démancher la mâchoire
Elle bâille, elle fait le signe de la croix
Et dit à voix basse un Pater noster.

Puis, tout endormie, elle prend les escaliers
En tirant à elle la porte de Rosina ;
Pour faire le pain et le reste de sa besogne
Par l’escalier elle descend à la cuisine,
Et, pour sa maîtresse, qui lui est si douce et si chère,
Elle ne sait pas quel terrible malheur se prépare.

Rosina avait l’habitude de goûter un doux repos
Sur le duvet moelleux, jusqu’au moment
Où le soleil apparaissait hors du vaste empire des eaux ;
Et alors, plus belle que la blonde Aurore
Quand elle se montre dans la voûte étoilée,
La jeune fille exposait au jour sa charmante beauté.


Les parents à cheveux blancs et les maris
Tenaient les yeux bien ouverts dans ce pays,
Craignant d’être pourvus de cornes
Par les courtisans, les hommes de guerre :
Seul, Masuccio dormait, parce qu’il ignorait
Combien cette race est hardie pour telles entreprises.

Mais, qui aurait pu craindre qu’un insolent
Mortel s’occupât alors de machiner,
Audacieusement et sans égards,
Ce que les Dieux eux-mêmes ont fait en tremblant ?
Quand il voulut plaire à son doux trésor,
Jupiter se changea en pluie, en cygne, en taureau.

Tout autre galant homme, excepté un moine,
Selon l’exemple de Jupiter en pareil cas,
Aurait mis en œuvre de douces manières
Pour masquer son désir brutal ;
Mais l’âme d’un moine est si endurcie,
Qu’elle outrepasse les bornes de la nature.

Pendant que la servante descendait, le Chapelain
L’entendit passer ; à sa démarche lourde et lente
Il la reconnut, ainsi qu’à son pas grossier,
Et il ne fut pas long à quitter son lit.
Le militaire la reconnut également
Et pensa à profiter de l’occurrence.

À la hâte il enfile sa jaquette
Et ses culottes, et vers la porte se dirige ;
Mais déjà dans la chambre au-dessus
Il entendait le Chapelain marcher ;
Il frémit de rage, il tend bien l’oreille
Et l’entend monter vite l’escalier.


Tel, lorsqu’il est venu pour soigner un riche malade
Qui a la fièvre chaude ou quelque autre maladie grave,
Reste le docteur, s’il le trouve levé
Et se faisant faire la barbe pour aller se promener,
Et si avec des manières polies et beaucoup de bonne grâce
On le met dehors en le remerciant ;

Tel reste le Capitaine : en attendant, le moine
S’enferme dans la chambre tant désirée ;
Son rival l’entend, et : « Fils de vache ! »
S’écrie-t-il furieux, « tu m’as mis dedans !
» Un escalier de moins !… Oh ! que faire ?
» Si je monte, nous nous querellerons.

» Il y aura du tapage… Les vieux entendront
» Et feront changer leur fille de chambre.
» Ainsi, pour lui faire du tort, je m’en ferai à moi-même…
» Patience !… au moins pour cette seule fois ! »
Il dit, et couvrant sa tête de son bonnet de nuit,
Il revient sur ses pas, soupire, et se met au lit.

Mais il n’a pas de repos ; la jalousie
De sa main glacée lui comprime le cœur :
L’amour à son imagination en délire
Peint son heureux rival, comme s’il était présent.
Il lui semble le voir, étendu sur les plumes,
En train d’embrasser celle qui est son idole,

Et de palper les pommes d’une poitrine de neige
Et des fesses dodues, et les plus secrets appas.
L’esprit obsédé de ces lubriques images,
Il est fou et ne peut reposer sur aucun côté ;
Fatigué à la fin de subir un jeûne si cruel,
Il en appelle cinq au secours d’un seul.


Pendant ce temps, comme si sur des épines ou des coques d’œufs
Il marchait, le Chapelain avance lentement ;
Il va tâtonnant le long du mur, et enfin trouve
Le lit où l’aimable Rosina
Était plongée dans un doux repos,
Proie facile pour un luxurieux agresseur.

Il étend la main, il rencontre un bras charmant
Tel que les sculpteurs Grecs n’ont rien fait d’égal ;
À ce contact, la flamme se répand en lui
De la pointe des pieds aux cheveux ;
Ainsi l’étincelle, au souffle du vent,
Embrase la steppe aride en un clin d’œil.

Cinq fois et six, sa lèvre hérissée
S’approche de ce bras et y imprime de faibles baisers ;
Il soulève le drap ; dans le lit auprès d’elle
Il voudrait se fourrer, mais il sent quelque chose contenir
Sa honteuse et sensuelle ardeur :
Il ne sait si c’est le respect ou la crainte.

Tantôt il ose, tantôt il a peur ; déjà il est
Incliné, déjà il a un pied dans les draps,
Sur le lit déjà il a appuyé son bras droit,
L’autre pied touche encore terre,
Et la main gauche, d’un mouvement lent
Et doux, semble nager dans l’air insaisissable.

Il reste ainsi en équilibre et, inquiet,
Écoute attentivement si elle se réveille ;
Il voudrait retenir jusqu’à son souffle.

Elle ne l’entend pas, plongée qu’elle est dans un profond sommeil ;

Cette facilité et l’expérience
Remplissent l’âme du Moine d’une criminelle audace.


Son cœur agité par des palpitations
Redoublées, lui martelle fortement la poitrine ;
Il a la bouche sèche ; ses yeux largement ouverts
Dans les ténèbres font le même effet
Que ceux d’un chat, alors qu’en une chambre obscure
Il s’introduit et fait peur à tout le monde.

À la fin, il s’étend dans le lit. Le Capitaine,
Après avoir travaillé à lui tout seul
Très peu de la tête, mais beaucoup de la main,
Son ardeur calmée, s’était assoupi :
Ah ! le pharmacien ni le docteur n’ont pas
Si bon remède contre le mal d’amour :

Remède utile et qui ne coûte pas d’argent,
Nécessaire aux abbés, aux écoliers,
Ressource d’un vaste couvent tout entier,
Douce consolation des séminaires,
Distraction agréable pour les navigateurs,
Et calmant pour les amoureux supplantés.

Checca !… Ah ! cruelle Checca ! il y a bien des jours déjà
Que je souffre de tes caprices et de ta rigueur ;
En vain je prie, en vain j’espère que Cupidon
Finira par te réchauffer le cœur !
Grand sot que je suis ! Je pourrais guérir,
Et je n’emploie pas le remède qui conviendrait à mes maux.

Mais revenons au Moine ; déjà il a glissé,
Quoique en tremblant, sa main avide
Sur des tetons dont la blancheur surpasse
Celle de la neige et du lys dans la campagne ensoleillée,
Et, à leur bout, il en agite
Doucement, doucement, la petite fraise couleur de rose.


Déjà il a baisé une lèvre vermeille,
Chose à enivrer les cœurs les plus froids ;
Déjà il a mêlé sa puante haleine à ce souffle
Dont le parfum l’emporte sur celui des fleurs,
Et… ô plaisir digne des Dieux suprêmes !
Il embrasse Rosina, il est serré dans ses bras.

La pauvre fille, qui dormait sur le dos,
Croit que c’est sa bonne servante qui l’embrasse ;
Alors le Moine abaisse sa main impure
Jusqu’aux lieux où l’Amour réside comme dans son palais ;
Pulchra femora divaricare aggreditur,
Conscendit in eam
et se prépare au grand œuvre.

Voici qu’il approche du but charmant
Sa lance, dès longtemps habituée à pareils coups ;
Il se laisse aller, énorme fardeau,
Sur l’aimable fillette endormie,
Et, d’un violent effort, il rompt les barrières
Qui fermaient l’accès du plaisir.

Elle s’éveille, jette un cri, et telle
Qu’un ressort d’acier qu’un fil de fer a comprimé,
Elle saute en l’air avec élasticité ;
Pour se soustraire au poids effrayant qui l’accable,
Elle abaisse son ventre, puis le soulève, et remuant
Les reins, elle secoue et désarçonne l’ignoble amant.

Ô tourment ! Ô douleur ! il était sur le point
Veneris aram inundare
Prolifico liquore
 : la violente secousse
Qui lui fit quitter la selle lui fut bien pénible ;
Il se tut, et in linteis il acheva
Le sacrifice furtif et imparfait.


Rosina, étonnée, tout autour d’elle
Tâte les matelas de sa main d’ivoire ;
Une idée confuse de douleur, d’infamie, de honte
L’agite, elle cherche en vain à la chasser ;
Mais, revenue à elle plus complètement, elle sent le Moine
À ses côtés et crie vaillamment :

« À l’aide ! au secours !… Va-t’en, esprit malfaisant !
» Qui es-tu ? Que veux-tu ? Pourquoi es-tu venu ici ? »
Il ne répond pas, et elle, à pleine gorge :
« Ah ! traître ! » s’écrie-t-elle, « à l’aide ! au secours ! »
Le moine en silence pose le pied à terre,
Descend l’escalier et s’enferme dans sa chambre.

À ces cris, le Capitaine éveillé
Court à la porte et reste sur le seuil.
Masuccio, le plus stupide des pères assurément,
Qui dormait au rez-de-chaussée, lève la tête,
Écoute, et, pouffant de rire,
Il appelle sa femme et lui parle en ces termes :

« Crezia !… Eh ! Crezia !… n’entends-tu pas comme glapit
» Brigida ? Ah ! diable ! Ces militaires !
» Sûrement le Capitaine la lutine…
» Mais… c’est affaire entre galérien et marinier…
» Cette fille n’est pas sotte du tout…
» Laissons-les un peu faire, arrive qui plante ! »

Crezia, ouvrant la bouche à un bâillement
Semblable à un hurlement de loup garou :
— « Masuccio, » lui répond-elle, « je vous conseille
» De vous lever vite, et d’aller mettre le holà…
» — Oh ! » réplique le mari, « je n’ai pas coutume
» Par de tels froids de mettre le nez à l’air. »


Père stupide ! Il était bien loin
De deviner quelle était l’actrice de pareille scène ;
Brigida, qui entendit au troisième étage
Crier à tue-tête sa jeune maîtresse, dit :
« Que peut-il y avoir ? » Elle laisse là ses affaires
Et d’un pied agile monte les escaliers.

Au premier étage à peine elle était arrivée,
Que le Capitaine, qui se tenait sur la porte
Depuis qu’il avait entendu la voix de Rosina,
L’empoigne, l’emporte à son cou
Sur le lit, lui lève la cotte et exhibe
Le père commun des petits et des grands.

Telle fut la surprise dont fut saisie
Notre Brigida à cette attaque imprévue,
Que, désormais privée de tout sentiment,
Elle ne parut s’apercevoir ni du contact, ni du mouvement ;
Mais une note de Turpin dit ici
Qu’elle faisait la chattemitte.

Revenue à elle, comme une anguille dans l’eau
Elle se met à se démener sur le lit.
À la fin, par convenance, elle poussa les hauts cris, elle aussi,
« De grâce !… arrêtez !… lais… laissez-moi tranquille ! »
Le Capitaine va son train,
Brigida se tait, elle rougit, elle frétille.

La pauvre Rosina s’était aperçue
De l’outrage que lui avait fait ce vilain Moine ;
Pour courir auprès de son père elle ouvrait la porte,
Quand les cris poussés par sa servante
Parvenant à son oreille, craintive, elle s’arrêta
Et pour le moment ne vint pas en bas.


Le travail achevé, le Capitaine observe
Si par hasard quelqu’un se montre sur l’escalier,
Puis il met un écu dans la main de la servante
Et la flanque vite à la porte.
Elle demeure plus confuse que reconnaissante,
Et retourne à la cuisine faire le pain.

Masuccio, qui n’avait pas bougé du tout
Et qui, tranquillement, avait repris son somme,
Fut par sa femme deux ou trois [fois] secoué :
« Éveille-toi, » lui dit-elle, « j’ai entendu un autre cri,
» Allons, lève-toi… — Il n’y a pas de danger, »
Lui répondit-il, « tant que j’ai le trou du cul sauf.

» Laisse-moi tranquille, j’ai envie de dormir. »
Il se retourne et cède au sommeil tentateur :
Au bout de peu de temps, dans sa chambre,
Gémissante, tremblante, épouvantée,
Entre sa fille, qui l’appelle par son nom,
Et qui sanglote, et qui s’arrache les cheveux.

Puis, à la clarté d’une terne et faible lumière
Suspendue devant une image sacrée,
Elle s’approche du lit, et, tout en fondant
En larmes, elle raconte son affreuse aventure.
Masuccio, furieux : « Tu ne plaisantes pas ? »
S’écrie-t-il, « et quel est celui de ces deux brigands ? »

— « J’étais couchée, » répond-elle, « je dormais,
» Dans l’obscurité, je n’ai pu le reconnaître. »
Masuccio paraît entendre et voir,
Mais son visage est devenu couleur de plâtre ;
Il est stupéfié de la tête aux pieds,
Il n’entend pas, il ne parle pas, il n’y voit pas.


À la fin, il poussa un si affreux juron,
Que le diable en fut scandalisé !
Il réfléchit, puis il dit : — « Ah ! je n’y comprends rien !
» Cette histoire me paraît assez embrouillée !
» Dormir et ne pas entendre !… c’est chose étrange !
» Il faut avoir l’oreille bien dure ! »

Cependant, il avait sauté à bas du lit tout nu ;
Il s’habilla en toute hâte, et, le visage renfrogné,
Il prit une longue épée, un poignard,
Deux pistolets, une lance, une arquebuse,
Et, devenu ainsi un véritable arsenal,
Il se mit à faire la ronde à travers les escaliers.

Et il cria : — « Où est ce vilain âne
» Qui va de nuit embêter les femmes ?
» Montre-moi ton affreuse face,
» Espèce de Mars manqué !… Mâchonneur d’Eleison !
» Qui que tu sois, ne te cache pas, sors,
» Je te veux mettre tes boyaux dans la main ! »

Mais le Chapelain avait fermé sa porte
Et laissait l’imbécile crier en vain.
Après avoir passé sur le ventre de la servante,
Le Capitaine s’était remis au lit ;
Il se leva, et, poussant le verrou,
« Chante ! » se dit-il à part, « chante, nigaud ! »

Voyant que personne ne fait attention à lui,
Masuccio descend retrouver sa servante :
À tout ce que lui demanda son maître, celle-ci
Répondit, le visage tranquille :
» Le vin fait-il sur vous son effet accoutumé ?
» Ou bien avez-vous sali votre lit ? »


— « Je ne suis ni saoul, ni fou, » répliqua-t-il ;
« Qui a été dans la chambre de Rosina ?
» — Moi, » reprit-elle, « voyez, j’ai fait le pain,
» Et je ne suis pas sortie de la cuisine…
» — Mais n’as-tu pas entendu certains cris étranges ?
» — Ce sont les chats, qui crient parfois comme des Chrétiens. »

Notre Rodomont, mal satisfait,
Retourne faire la ronde sur les escaliers ;
Mais Apollon, sortant tranquillement des ondes,
Répandait à l’horizon des flots de lumière :
Masuccio, désespérant de réussir dans son entreprise,
L’abandonna ; ses armes le fatiguaient.

Il rentre dans sa chambre, et médite
Mille et mille projets de vengeance.
Après de longues réflexions, il se décide enfin
À se transporter en toute hâte au palais ducal,
Et à rapporter un fait si atroce et si noir
Au grand Marco Basetta Refenero.

Cette résolution prise, il s’habille de pied en cap,
D’un vêtement qui avait été bleu jadis ;
Il met sa perruque des jours de fête,
Et une belle chemise blanche ;
Il court au palais, et, à un chambellan qu’il voit,
Il demande une audience de l’Empereur.

Le courtisan le regarda un peu au visage,
Se frotta les mains un petit moment,
Branla la tête, fit la moue,
Puis s’écria : — « Vous êtes fou !
» Vous voulez une audience ? Et à cette heure ?
» L’Empereur vient de se mettre au lit à l’instant.


» Croyez-vous que le jour des souverains
» Puisse commencer en même temps que celui des paysans ? »
Masuccio, se trouvant en présence
D’un seigneur en galons et en manchettes,
La poitrine couverte de médailles et de pendeloques,
Se disait à part lui : « Je ne l’aurais jamais cru ! »

Et il s’en serait volontiers allé,
Pensant que dans un trouble plus grand
La vue de son souverain le mettrait
Au point de faire, peut-être, dans ses culottes ;
Cependant, il prit courage et dit : — « Seigneur,
» Dites-moi donc comment faire ? »

— « Oh !… » répliqua le courtisan, « prenez une feuille de papier
» Et rédigez votre supplique ;
» Mais expliquez la chose sans imbroglio,
» Et ne faites pas un tas de bavardages.
» L’Empereur, quand il voit une longue tartine,
» S’en essuie… vous m’entendez ?… et vous êtes frit !

» Adieu, revenez ici vers deux heures.
» — Veuillez me pardonner, illustrissime seigneur, si j’ose…
» — Je vous salue. — Mais si l’Empereur…
» — Oh ! votre serviteur ! brave homme, mes hommages.
» — Ah ! seigneur, si vous saviez mes malheurs !
» — Vous m’avez joliment scié le dos. »

Quand vous appelez en riant un bel enfant
Et que vous lui montrez des fruits ou des dragées,
Si, au moment où il tend sa gentille petite main,
Vous froncez le sourcil et remettez les bonbons en poche,
Il est moins confus et moins étonné
Que le bon Masuccio à cet accueil étrange.


La tête basse, il retourne à la maison
Et il agite une tempête de pensées ;
D’une crainte excessive il a l’âme opprimée
Et il en resterait là volontiers ;
Mais sa jolie fille qui se lamente, se désespère
Et s’arrache les cheveux, lui donne du courage.

Il rédige en peu de mots sa supplique,
Espérant s’expliquer mieux de vive voix ;
Vers le palais il se dirige avec empressement.
Aussitôt que sonne l’heure fixée,
Il arrive, et à chacun il demande en hâte
Qu’on le présente au grand Marco Basetta.

On va, on vient, on entend une sourde rumeur
Et un grand bruit de pieds sur les escaliers ;
Il parle à tout le monde, personne ne lui répond,
Pensez s’il le trouvait mauvais !
En vain il répète à tous les courtisans :
— « Me voici, c’est moi qui suis venu ce matin. »

À la fin passa par hasard le chambellan
À qui de bon matin il avait parlé.
— « Ah ! vous voici !… Peut-être aurez-vous fait
» Le voyage inutilement… il est fort occupé…
» Et puis il ne voudra pas se mettre à bavarder
» Au moment d’aller dîner. »

Masuccio lui fait tant d’instances
Que, pour se débarrasser de ces importunités,
Le courtisan pour lui bien vite demande
Une audience : — « Passez tout de suite, »
Fut la réponse qui, en un même instant,
Remplit Masuccio d’espérance et d’effroi.


Avant d’arriver là où trônait
Refenero dans un cabinet doré,
Le suppliant devait traverser la salle
Où le festin était préparé ;
Déjà sur une table immense répandent leur fumet
Des viandes exquises en abondance.

Mille objets divers en un instant
Fascinent les yeux du pauvre Chrétien ;
Des choses qu’il n’a jamais vues ni imaginées auparavant
Se présentent à lui à chaque pas ;
Partout où il tourne son regard curieux,
Il voit de merveilleux objets.

Les statues, les peintures, la perfection
Des tapisseries, la richesse du linge,
Les préludes des instruments babillards
Dont il entend le bruit dans la tribune,
Le beau parquet, la haute coupole,
Lui font croire qu’il est dans un autre monde.

Ainsi que sur les monts on voit
Les pierres prodiguées par la main de la Nature,
Ainsi, partout où il porte lentement ses pas,
Ce ne sont que vases d’or et d’argent, de forme
Étrangère, admirable, et enrichis de pierres précieuses
À faire honte à nos antipodes de l’Inde.

D’une cuve d’argent sortent le fumet
D’une soupe exquise et l’odeur d’un potage nourrissant ;
Immenses dans la superbe salle se dressent
Deux bœufs entiers, avec leur tête et leur queue ;
Auprès d’eux on voit deux baleines :
Tel a toujours été le bouilli de Refenero.


Cent vingt chevaux en fricassée
Étaient là ; c’était l’énorme entrée ;
Une couple de chameaux rôtis
Faisaient très belle figure ;
Les moutons, les agneaux, les cochons
Étaient amoncelés comme sont les biscuits.

Deux grands paniers s’élevaient, pleins de bouteilles
Des vins les plus exquis, blancs et rouges,
Rapportés à très haut prix, à prix fous,
D’au delà des mers par des marins étrangers,
Et portant des noms si étranges, qu’à qui les entendait
Ils paraissaient tirés de l’Apocalypse.

Pages, et majordomes, et chambellans,
Sénateurs, sénéchaux, conseillers,
Inspecteurs et cent autres fainéants,
Comtes, ducs, marquis, chevaliers,
Poudrés, vêtus de riches habits,
Se tenaient respectueux autour du potage.

Tel un petit enfant reste interdit, quand il voit
Pour la première fois la lanterne magique :
Il la regarde attentif et n’en croit pas ses yeux,
Et ne peut comprendre par quelle magie se peint
Tantôt un arbre, tantôt un géant ou un monstre affreux,
Tantôt Arlequin, sur le mur opposé.

Ainsi Masuccio demeure immobile dans cette salle
Et ne peut pour ainsi dire faire un pas ;
Ce qu’il voulait dire lui est sorti de la tête :
En vain il veut, l’échine basse, méditer
Les sept révérences, le compliment
Et la façon d’exposer sa plainte douloureuse.


Ou il ne pense plus à l’injure reçue,
Ou elle lui paraît un rien, une misère ;
Il sent son cerveau vide, sa langue muette,
Il désire tantôt rester, tantôt partir.
Ainsi, confus et incertain, il s’avance
Auprès de Refenero qui est assis, l’air farouche.

Il lui prend alors un tremblement si fort,
Qu’on le dirait saisi par la fièvre quarte ;
Et, plutôt que de se retrouver à pareille aventure,
Il préférerait voir sa fille putain,
Excommuniée par la Sainte Église,
Tant est lourd le poids qui pèse sur son cœur.

Cependant il dit : « Majesté… ma fille…
» Et on n’y voyait pas… Le Capitaine…
» La servante… et elle pleure, et rien ne la console…
» L’honneur ! ou bien ç’aura été le chapelain…
» Pardonnez, de grâce, si je m’embrouille !…
» Vous lirez le fait sur ce papier. »

Ce disant, il fouilla dans toutes ses poches,
Et, le visage couvert d’une pâleur nouvelle,
Il s’imagina avoir perdu le papier,
Mais il vit ensuite qu’il l’avait mis dans son sein ;
Il l’en retire et le présente, craintif,
Sur son chapeau pelé et poudreux.

Le Monarque tend gravement la main,
Le prend et y jette les yeux,
Puis le replie, fait la moue,
Lève une épaule, se tourne d’un autre côté,
Et s’écrie : — « Oh ! mon fils !… c’est une affaire d’un genre !…
» Et vous venez à moi ?… Qu’y puis-je faire ?…


» Je croyais qu’il s’agissait de chose d’extrême urgence…
» Il suffit !… Revenez ici le soir,
» Portez votre papier à Madame Lorenza,
» Les femmes, en ces sortes de choses, ont plus d’expérience…
» Elles ont l’esprit qu’il faut pour de telles affaires…
» Voyez-la… Ce qu’elle fait est bien fait. »

Cela dit, Masuccio fut congédié,
Et, plus confus que jamais, revint sur ses pas.
Il rentra chez lui, presque décidé
À venger lui-même ses propres offenses.
Mais nos amoureux, en cette occasion,
Avaient suivi le conseil de Caton.

Enfermé dans une chambre avec sa femme,
Il lui raconte le supplice qu’il a subi,
Et s’écrie enfin : « Que me reste t-il à faire maintenant ?
» Faudra-t-il donc que j’aie recours à cette truie ?
» Ah ! puissé-je mourir bientôt dans un four,
» Si je retourne à cet odieux palais !

» Que Madame aille avec l’Empereur
» Se faire !… — Bah ! ne faites pas tant de tapage, »
Lui dit sa femme, « il y va de l’honneur ;
» Il faut aller parler à cette dame. »
Elle l’importuna tant et tant,
Qu’il y alla, comme vous le verrez dans l’autre Chant.




CHANT II




Voici Madame qui reparaît ; le temps me durait
De lui voir faire en scène son entrée pompeuse ;
Je l’avais toujours présente à la pensée :
Mais, en passant d’un sujet à un autre,
Le Lecteur, qui l’a peu connue,
L’aura sans doute presque oubliée.

Le soleil, au-dessus de la mer, colorait en rouge
Les nuages d’azur de ses rayons d’or,

Et, s’accompagnant d’un tambour de basque, la belle petite Duchesse

Détonnait en chantant : « Se ti perdo, o mi tesoro ! »
Marco Basetta était assis près d’elle
Et sentait à ces accents son cœur s’épanouir.

À ce moment entrait dans la demeure ducale,
L’âme enflée d’un courroux mal déguisé,
Amené là par la volonté de sa femme,
Son mémoire à la main, maître Masuccio,
Demandant à parler à la Duchesse ;
Et sa demande fut vite exaucée.

Avant qu’il arrivât, le grand Empereur
Mit la favorite au courant de l’histoire ;
Puis il lui dit : — « Il faut ici se faire honneur
» Au point que la nation en soit stupéfaite ;
» Examinez… réfléchissez… et puis après…
» Absolvez… pendez… faites ce que vous voudrez. »


Il part, et le bon Masuccio se présente ;
Il traîne les pieds et accumule les révérences,
Il présente son papier et n’ose parler ;
Madame rit et ne se lasse pas, à force d’affabilité,
De lui donner du cœur ; il fut beau de le voir alors
Lever la crête et jacasser comme un merle.

Elle s’informa de tout minutieusement,
Comme c’est la coutume d’un bon chancelier,
Mais à Madame Lorenza Masuccio
Répondait péniblement ; il parut hésiter
Quand il lui fallut dire qui, du Moine ou du Capitaine,
S’était rendu coupable de l’affreux attentat.

— « Quel qu’il soit, » dit la petite Duchesse,
« Il ne tardera guères à le payer cher ;
» En vain il a pris le parti de fuir
» Devant la rigueur des lois, devant ma sévérité.
» Je le découvrirai, il sera puni par moi…
» Oh ! cela ! je m’en souviendrai !

» Ah ! le porc ! s’attaquer à une femme pendant qu’elle est
» Plongée dans le sommeil, et qu’elle ne s’y prête pas !
» C’est le goût du cardinal Giovan Maria !
» C’est un acte des plus sales, des plus immondes ;
» Quiconque se procure un tel plaisir
» Ne peut avoir qu’une âme vile, grossière, brutale.

» Il ne peut se commettre au monde péché
» Qui soit, par les demi-Dieux de la terre,
» Poursuivi avec une plus cruelle rigueur
» Que celui dont ils se sont rendus coupables ;
» Ils cherchent ainsi à éviter l’infamie pour eux-mêmes
» Et à leur postérité ils veulent l’imposer. »


Ainsi cet acte indigne, de la Duchesse
Avait si bien excité la colère,
Que de sa justice elle avait le projet
De donner au monde un exemple archi-terrible ;
Mais… ô pensées mondaines !… il lui arriva
Une chose qui la fit bien vite changer de résolution.

Immédiatement devant elle elle fit appeler
Le père Alfonso, qui était le Chapelain ;
Par les soldats elle fit accompagner
Jusqu’à son appartement le Capitaine ;
La servante, la fille avec la mère
Y vinrent aussi, et elle retint le père.

Madame la Duchesse, qui entendait
Venger l’injure faite au beau sexe,
Ne voulut pas inutilement perdre son temps :
Elle commença donc le procès à la Turque,
Elle s’assit au tribunal, le visage sévère,
Entourée de dames de moins haut rang.

Aux fonctions d’assesseur, par l’unanimité des suffrages,
Sa femme de chambre fut ensuite élue ;
Elle était née sur les rivages reculés
De la Normandie ; elle s’appelait Con-gros ;
Plus flatteuse, plus complaisante,
Plus discrète confidente jamais n’exista.

Alors commencèrent les informations ;
Mais bien qu’elles fussent quelque peu probantes,
Les réponses, fort embrouillées,
Ne firent conclure ni peu, ni beaucoup.
Le Moine dit : « J’ai entendu avec grand vacarme
» Une femme crier dans la chambre d’en bas :


» Donc c’est le Capitaine. — J’ai entendu, moi aussi,
» Une femme crier, prise à l’improviste, »
Répliqua celui-ci, « vous êtes le coupable et non pas moi,
» Car ces cris venaient d’en haut. »
Masuccio, interrogé, répondit
Qu’il n’était sûr de rien et ne pouvait rien affirmer.

Brigida, vivement : — « Tous ces bruits-là, » dit-elle,
« Excellence, je ne les ai point entendus,
» Et cependant j’étais levée à la pointe du jour !…
» Hier soir on a vidé plus d’une bouteille,
» Et vous savez que boire plus qu’il ne faut
» Donne souvent quelque mauvais rêve. »

— « Ce n’est pas un songe que j’ai fait, » dit Rosina,
« Il n’est que trop vrai qu’un homme est monté sur mon lit ;
» Toi aussi, tu as crié fort ce matin :
» Au milieu de l’escalier j’ai entendu ta voix…
» — Ma voix ? » dit Brigida, « ne voyez-vous pas
» Que vous avez fait un rêve et le croyez réel ? »

— « Je le répète, mon malheur n’est que trop vrai, »
Reprit Rosina, « à ma grande honte
» Ma fleur virginale m’a été volée,
» Si bien que je n’ose plus lever les yeux…
» — Qui donc a fait le coup ? » demanda Con-gros, « est-ce
« Le révérend Père ou Monsieur le soldat ? »

— « Que puis-je dire ?… Accablée d’un profond sommeil,
Répondit Rosina,… « vous voyez bien…
» — Oh, parbleu ! » s’écria la Duchesse,
« Il paraît que vous dormiez bien fort ;
» Mais ne pourriez-vous pas, pour trouver ce misérable
» Qui vous a ravi l’honneur, donner un léger indice ? »


Rosina fixe les yeux sur les deux hommes,
Qu’elle mesure de la tête aux pieds ;
Puis, lentement, elle les baisse avec timidité
Et dit qu’elle ne voit en eux aucune marque, aucun indice ;
— « Quand… » ajoute-t-elle, « quand je m’éveillai,
» Je me rappelle que je poussai un grand cri ;

» Et, en étendant une main pour me délivrer
» Du poids énorme qui accablait ma poitrine,
» J’ai senti une tête… mais de me tromper
» J’ai peur… elle m’a paru sans cheveux…
» — Cela, » dit Con-gros, « ne prouve rien
» Et nous laisse dans l’incertitude où nous sommes.

» C’est par humilité que Monsieur le Chapelain
» A la tête rasée, comme vous le voyez.
» L’autre, quoique soldat, a une perruque ;
» Vous ne pouvez par là reconnaître le coupable…
» — Mais celui qui vous a ravi l’honneur, »
Dit Madame, « était-il nu, ou habillé ? »

— « Habillé… il me semble…, » dit Rosina,
« Oui, il avait sa chemise certainement.
» — Oh bien ! dites-moi maintenant, signorina,
» Et ne pensez pas à mentir,
» Car vous ne serez point punie si vous avouez quelque faute ;
» Mais je vous fais fouetter si vous ne dites vrai.

» Est-ce la première fois ? ou vous est-il arrivé déjà
» Qu’on vous fît une semblable farce ?
» Cette virginité vous a-t-elle vraiment
» Été enlevée tout à l’heure, ou l’avez-vous laissé prendre
» Par quelque amant tendre et pressant ?
» Faites-bien attention, ne me cachez pas la vérité ! »


À ces mots, la maman devint toute rouge
Et répondit : — « Excellence ! c’est ma fille !
» Mon exemple… Je ne sais comment on peut…
» Masuccio, dites-moi si une seule fois
» Je me suis écartée du chemin de la vertu… »
Et Masuccio haussa les épaules.

— « Hé ! y a-t-il quelqu’un là ?… partez tout de suite, »
Dit Madame, « et que les vêtements de nuit
» De ces hommes me soient sur l’heure apportés !
» Nous verrons ainsi qui doit payer les pots cassés,
» Et l’on verra en même temps, ma fille,
» Si vous avez dit vrai ou si vous avez menti. »

Le valet de chambre, de retour, rapporta un paquet
De deux chemises et deux paires de caleçons.
La Duchesse les fit étaler tout de suite,
Et, à l’extrême surprise de chacun,
Le linge des deux accusés fournit matière
À les convaincre de défloration.

Cette découverte stupéfia les assistants :
Toutes les dames se mirent à rire : la Duchesse
Se mordit un doigt, la servante devint pâle,
Rosina pâlit, elle aussi ;
Le moine et le guerrier, se regardant en face,
À grand’peine se retinrent de rire.

Con-gros pinça les lèvres, Masuccio secoua
La tête et blasphéma ; sa femme prit
Ses lunettes et s’écria : — « Qu’est-ce que cela veut dire ?
» — Ma fille, il y a des indices tels, »
Dit Madame, « le cas est si bizarre,
» Que, j’en jurerais, vous avez tâté de l’un et de l’autre.


» Eh bien ! pour sortir d’un tel embarras,
» Je leur en ferai porter la peine à tous deux…
» — Oh ! c’est précisément ce que je ne veux pas, »
Dit Rosina, « cela ne fait mon affaire :
» J’ai été violée, mais une seule fois ;
» Une seconde serait gourmandise. »

Con-gros observa : — « Nous avons oublié
» Un point important ; notre sagesse
» Ne mérite guères d’éloges ; nous avons mangé,
» Comme on dit, le porreau par la queue ;
» Un examen soigneux de cette virginité violée
» N’a pas encore été fait, comme il l’aurait fallu. »

— « Par Bacchus ! vous avez raison ! cela reste
» À examiner, » répondit la Dame ;
« Qu’on appelle bien vite les matrones
» Et qu’elles visitent cette… mais je veux aussi
» Que les instruments de ces accusés
» Soient pareillement visités, et sur-le-champ. »

Puis, jetant un coup d’œil sur l’horloge :
« C’est l’heure du théâtre, allons, allons ;
» L’empereur s’ennuie d’y rester seul ;
» Pour le moment, suspendons ce procès ;
» Vous, Con-gros, assistez à la visite ;
» À mon retour, vous me rendrez compte de tout. »

La nuit était plus d’à moitié passée
Lorsque la Duchesse fut de retour,
Et, lorsque sur le duvet elle fut à son aise,
Elle dit : — « Allons, racontez-nous, mamselle Con-gros,
» La visite a-t-elle eu lieu ? — Certainement, »
Répondit-elle, « et j’y ai assisté.


» La fissure de la belle Rosina,
» Madame, est si grande et si large
» Qu’on la prendrait pour la bouche d’un four,
» L’ouverture d’un puits, une fosse béante ;
» Elle prouve bien que l’indiscret amoureux
» A mis en œuvre un engin d’éléphant.

» Je dirai de plus qu’en votre absence
» J’ai étendu la mission que vous m’avez confiée,
» Et j’ai fait visiter devant moi
» La servante, non comprise dans votre ordre.
» De cette façon, j’ai trouvé le moyen
» D’expliquer l’énigme et de dénouer le nœud.

» Sa pâleur, sa rougeur, l’extrême
» Impatience qu’on remarque en elle,
» Sa manière de marcher, comme elle faisait, en boitant,
» Son regard en dessous, les rires de ces coquins,
» M’ont fait croire qu’elle avait sa part
» Dans l’aventure, et que prudemment elle la taisait.

» À la visite, on s’aperçut qu’elle n’avait pas,
» Elle non plus, sa fleur virginale ;
» Mais elle lui a été enlevée, on peut le dire,
» De façon à faire honte à l’opérateur :
» C’en est un qui pour le combat d’amour
» N’a qu’un cure-dents, un fétu de paille.

» Et, de fait, quand on visita le Capitaine,
» On lui trouva un ustensile petit, mesquin…
» Je ne crois pas que membre humain à l’amour destiné
» Ait jamais fait si piètre figure !…
» Et cependant, il a dépucelé cette servante !
» Il faut vraiment qu’elle l’ait eu de beurre !


» Mais telle qu’au-dessus des arbrisseaux et des plantes
» Qui de tous côtés l’environnent,
» S’élève le pin ; ou telle qu’au-dessus de tout jeunes
» Séminaristes, on voit se dresser comme une tour
» Un préfet maussade ; telle qu’au-dessus des granges
» Les clochers s’élancent dans la plaine :

» Ainsi… (cela ne peut me sortir de l’idée),
» Droite, menaçante, les veines gonflées,
» Au-dessus de tous les outils humains, bien haut se dressait
» La catapulte de ce cochon de Moine !…
» Mais je perds bien mon temps : impossible de vous dire
» À quel point cette affaire était bestiale et grosse.

» Ce que j’ai vu, je vous l’ai fidèlement exposé,
» Il n’y a donc plus aucun doute ;
» Vous pouvez sans hésitation prononcer votre jugement
» Contre qui fut l’auteur de ce viol affreux,
» Et vous pouvez infliger au Moine et au Militaire
» Tel châtiment exemplaire que vous voudrez. »

La Duchesse, se soutenant la tête
Avec un bras appuyé sur l’oreiller,
Reste absorbée dans de profondes pensées ;
Elle roule ses noires pupilles,
Mord ses lèvres roses, secoue la tête,
Soupire, et ses joues se couvrent de rougeur.

À la fin, elle fit cette courte réponse :
— « Bonsoir, Con-gros, emportez la lumière, »
Et quand elle s’est bien enfoncée
Entre les draps blancs, dans le duvet moelleux,
Elle s’arrange en se tournant du côté
Où elle goûte d’ordinaire le sommeil le plus paisible.


Elle invoque alors, pour le rendre propice à ses désirs,
Le Dieu qui règne dans les grottes Cimmériennes ;
Mais il fuit loin de sa chambre,
Et des veilles répétées, interrompues
Par un songe irritant et inquiet,
Accroissent en elle le désir et le besoin.

Ainsi qu’un malade brûlé par une fièvre ardente
Ouvre les yeux et recherche les rayons du jour,
Puis les ferme, et revoit la chimère
Ou le spectre qui rôde autour de lui,
Ainsi dans la pensée de la dame restait fixé
L’énorme morceau par Con-gros décrit.

Elle en a l’esprit tellement frappé,
Qu’elle se figure lui voir faire ses prouesses ;
Elle se met vite sur son séant,
Ouvre les yeux et ne voit que ténèbres.
Alors elle étend sur le lit sa main avide
Désireuse de l’empoigner, mais elle ne prend rien.

Cependant il lui semble que de sa fente embrasée
S’approche cet immense et gigantesque Priape ;
Et son imagination travaille, à ce point
Que déjà elle croit sentir entrer l’énorme tête ;
Et son cœur palpite, elle est haletante, elle sent
L’eau lui venir tout à coup à la bouche.

Une courte illusion ne peut calmer
Sa folle fureur utérine ;
Elle s’agite, elle se tord, elle trépigne,
Elle mendie le secours de la main :
Mais que peut, maigre aliment pour une si grande faim,
Le doigt du milieu pour assouvir ses désirs ?


Ainsi se passa la nuit ; lorsque dans le ciel,
Couronnée de roses parut l’Aurore,
Qui, devançant le dieu lumineux de Délos,
Chasse de la terre ténèbres et fantômes,
La Duchesse prit du repos, et un paisible sommeil
Vint appesantir ses membres.

L’amour, alors, lui peignit une délicieuse prairie
Sur laquelle coulait doucement un ruisseau
Qui menait à la mer ses eaux pures comme le cristal,
Avec un léger et charmant murmure ;
Il lui semble être couchée à l’ombre d’un beau myrte,
Dont les branches protègent la rivière et le pré.

Autour d’elle souffle un zéphyr
Doux et moelleux, qui l’engage à la volupté ;
En même temps gazouillent sur le pin et l’ormeau,
Ou tournent autour du platane à l’ombre épaisse,
Ou voltigent de leurs ailes légères,
Des bandes d’oiseaux qui aiment et sont aimés.

Mais un objet plus charmant paraît à ses yeux,
Au fond des bois épais et ténébreux ;
Elle en voit sortir, vers elle à pas pressés
Elle voit s’avancer le père Franciscain Alfonso,
Possesseur de ce diable d’instrument
Qui seul peut lui donner le plaisir qu’elle espère.

Il lui semble que le Père lui demande de l’amour
Et s’offre de remplir près d’elle le rôle de mari ;
Elle sourit, et il exhibe, lui,
Ce Dieu dans les jardins révéré,
Qui, gigantesque de contenance et de forme,
Inspirait en même temps désir et terreur.


Elle le toucha, elle le serra et, de plaisir,
Elle se remua tant que le lit en trembla ;
Mais dans quelle douce extase elle fut plongée
Lorsque des préliminaires il en vint à l’action !
Son bonheur fut si grand, que jamais réalité
Ne put égaler cette délicieuse apparence.

À ce moment, la prévoyante Nature
Arrosa les voies amoureuses de la pluie vitale,
Mais une si ardente flamme n’en fut guères calmée :
Ainsi le feu que la cendre a couvert,
Si le vent dissipe sa légère prison,
Allume en un instant un vaste incendie.

Elle se réveilla plus tranquille ; déjà Phœbus
À l’Orient paraissait au-dessus de la colline,
Et, traversant les rideaux de soie,
Faisait par la fenêtre pénétrer ses rayons
Qui dans la chambre dorée semaient
Une lumière douce et purpurine.

Elle se rappelle son doux sommeil, et
Bien que la violence de ses feux soit alors calmée,
Elle a présente aux yeux l’arbalète de ce moine,
Et ne peut faire moins que d’y penser ;
Elle étend son beau bras blanc
Et tire résolument la sonnette.

Au bruit accourt sa fidèle servante
Qui lui souhaite le bonjour
Et lui demande comment elle a passé
La nuit ; elle répond : — « J’ai mille soucis.
» Ce procès ne me laisse pas dormir ;
» Faites-moi venir le père Alfonso.


» Eh ! écoutez… tant qu’ici restera
» Le religieux, tant qu’avec moi il causera,
» Que personne n’entre… Vous direz que j’ai mal
» À la tête…, que j’ai besoin de repos… ;
» Faites, si par hasard c’était l’Empereur,
» Le signal ordinaire… mais il ne vient jamais à cette heure. »

Con-gros obéit et comprend bien
Ce que du moine la Duchesse veut ;
Celle-ci, en attendant, examine sérieusement
Comment il lui faut se poser, comment elle l’accueillera,
Et l’Amour lui suggère aussitôt
Manières, regards, gestes et position.

Arrive le père Alfonso ; sur son visage
Brillent les couleurs d’une santé parfaite :
Il n’est pas gentil et soigné comme Myrtil,
Ce n’est pas un Adonis, mais on dirait Alcide ;
Il est beau dans sa rudesse ; à son air, à son maintien,
On voit qu’il est fait pour les luttes amoureuses.

La Duchesse était couchée dans son lit ;
Elle avait, sous couleur de négligence,
La poitrine nue, plus blanche que ses draps blancs ;
Ferme, bien saillant, arrondi,
Son derrière se détachait de profil :
Chose qu’à un moine on ne fait voir en vain.

Le jeu de ses prunelles languissantes,
Sa langue qui souvent sortait de ses lèvres
Et les arrosait de fines gouttelettes,
Son silence, sa respiration fréquente
Qui mettait sa gorge en mouvement comme l’onde
Quand, au souffle d’un vent frais, elle va baiser le rivage ;


Tout cela fit comprendre au Moine pour quelle œuvre
La belle Duchesse l’avait fait appeler :
Tous deux se turent, se regardèrent, et après
Qu’ils eurent l’un sur l’autre fixé les yeux,
Ils entamèrent, sans parler, un discours tel,
Que jamais Démosthènes n’en fit de pareil.

La belle Duchesse poussa un soupir,
Et, se montrant timide et confuse :
« Asseyez-vous, » dit-elle, « cette petite sotte

» Est bonne fille, c’est vrai, mais elle a toujours manqué d’usage ;

» Elle aurait bien dû vous donner, par politesse,
» Une chaise… Mettez-vous sur le lit. »

Le Moine ne se le fit pas dire deux fois
Et s’assit tout de suite au beau milieu du lit ;
Alors vinrent une foule de tendres œillades,
Le Moine fit les yeux doux, elle sourit ;
Lui, qui voit l’occasion favorable,
Sur un sein de neige porte la main.

— « Que faites-vous ? » s’écria-t-elle, mais à voix basse,
« Ah ! quelle ardeur étrange, imprévue !…
» Cessez, ou vous m’allez entendre élever la voix…
» Finissez… ou pour châtiment d’un tel crime… ! »
Mais, tout en simulant un violent courroux,
De son sein gonflé elle lui remplit la main.

« Eh ! qui pourrait finir ? » répondit le Moine,
« Ornement et gloire du sexe féminin !
» Je serais bien, par une telle lâcheté,
» Indigne du cordon de Saint François !
» Que je finisse ?… Ah ! pour vous faire cet affront,
» Il faudrait être de pierre, ou bien mort !


» Mais être mort ne suffirait pas : au fond de l’enfer,
» Et dans les tourments, ou dans la gloire du Paradis,
» De ne pas finir j’aurais l’éternel désir,
» À présent que j’ai vu ce céleste visage,
» Que j’ai touché ces charmants tetons,
» Qui tout entier m’emplissent d’un suave enchantement.

» Non, d’une si douce et si heureuse faute
» Je ne saurais me repentir ; que, sévère et cruelle,
» Cette lèvre de corail me condamne,
» Me dénonce au superbe Refenero,
» Que le ciel à l’instant me réduise en cendres,
» Je ne finis pas, je ne m’excuse ni ne me repens.

» Si ma faute est grave, si déjà
» Est écrite mon irrévocable sentence,
» Si l’espoir de trouver un cœur amoureux
» Ne mérite le pardon d’une erreur involontaire,
» S’il est écrit au ciel que je dois mourir,
» Laissez-moi du moins consommer mon crime ! »

Ce disant, il se précipite sur elle
Et, résolu à l’amoureux combat,
Il lui décoche un gros et savoureux baiser ;
Puis, jetant à terre couverture et draps,
Aux rayons du jour il expose sans aucun voile
Des trésors à faire envie au ciel.

À ce moment, elle pousse un soupir ;
Et lui, tirant son viril engin,
Superbe, palpitant, tête haute,
Selon l’usage de nos pères Franciscains,
Il prend entre ses dents le bord
De sa robe crasseuse, et tombe, haletant, sur la dame.


À la vue du monstrueux instrument,
Elle se repentit presque de son désir,
Et, laissant aller un soupir, doucement, doucement,
Elle dit : — « Qu’allons-nous faire, mon père ?
» — N’ayez crainte, » répondit le Moine,
» Laissez-moi faire, et pas d’inquiétude ! »

D’accord désormais, ils commencèrent
L’amoureux assaut. Maintenant, il me faut avouer.
Bien que j’exalte le bagage du Moine,
Qu’elle aussi était fort bien pourvue,
Et que pratique et nature lui avaient façonné
Une fissure archipatentissime.

Les baisers, alors, tombèrent dru comme la grêle
Qui, du haut des nuages glacés, vient fouetter le sol ;
De tous leurs membres coule une sueur abondante ;
Si rudes et si fréquentes sont les secousses,
Que, sous l’effort de leurs tendres ébats,
Tremble le lit, la chambre et le palais.

L’action est vive ; déjà vient l’heureux moment
Qui de part et d’autre amène le délicieux spasme ;
Déjà ils sont plongés dans une douce extase,
Elle lui serre les épaules, lui les reins ;
Un long soupir enfin se fait entendre,
Qui du charmant combat annonce la fin.

Comme le Moine voulait recommencer,
Sans retirer son poignard de cette jolie gaine,
La Duchesse : — « Excusez-moi, » dit-elle,
« Si pour le moment je modère votre ardeur,
» Mais qui sait ?… peut-être… — Eh ! cordieu ! »
Répondait le Moine, « mettons le diable en cage. »


— « Oui, » dit-elle, « vous avez bien raison,
» Mettons en cage ce méchant ennemi du Seigneur. »
Et ainsi la douce opération
Ils reprirent avec plus de goût et de plaisir ;
Car elle fut plus longue, et c’est un bien
Pour ceux qui la savent faire comme il faut.

Le Moine alors descend du lit, et elle
Répare son désordre ; puis, gravement,
Fixant sur lui les yeux, elle lui parle
En ces termes : — « Il est désormais connu et bien connu,
» Le héros qui hier matin
» A si bien arrangé la pauvre Rosina.

» Le crime est atroce, et vous mériteriez bien
» De le payer de votre vie ;
» Il s’est encore aggravé
» Par la scène scandaleuse qui vient de se passer,
» Car, sans témoigner aucune frayeur,
» Vous avez fait cocu votre empereur.

» Votre vie est dans mes mains ; pensez
» À être Adèle et à garder le secret,
» Je suis votre complice ; mais rappelez-vous
» Le cas étrange d’Hippolyte et de Joseph,
» Et ne m’obligez pas à imiter ici
» La femme de Putiphar ou celle de Thésée.

« Si vous êtes fidèle, discret et insensible
» Aux charmes de toute autre, qui passe pour belle et croit l’être,
» Non seulement je vous protégerai, je vous défendrai,
» Mais je trouverai moyen d’être souvent près de vous ;
» Il faudra bien que Marco Basetta suive
» Mes conseils, et paie ses cornes.


» Adieu, nous nous reverrons sous peu. — Je pars, »
Répondit le Moine, « et soyez bien tranquille :
» Vous trouverez un tailleur honnête,
» Un médecin qui ne soit pas charlatan,
» Un sbire compatissant, un douanier poli,
» Avant de me voir trahir la foi et le secret. »

Le Moine parti, la femme de chambre entra ;
Elle avait entendu le double combat,
Mais comme elle était fine et savait faire sa cour,
Elle ne laissa pas voir qu’elle le sût ou s’en doutât ;
Cependant la Duchesse rit et devint rouge :
Con-gros rit, et devint rouge, elle aussi.

— « Con-gros, » dit la dame, « je suis pressée de remplir
» La mission que l’Empereur m’a imposée :
» Le père Alfonso est venu près de moi…
» Il ne nie pas qu’il soit l’auteur du viol…
» Mais…, s’il faut vous dire la vérité…
» Je le déclarerai innocent… il me plaît, cet homme !

» Quand il se présentera, avec adresse et dextérité,
» Si cet imbécile n’est pas ici à m’assommer,
» Faites-le entrer… Oh ! ouvrez la fenêtre,
» Faites-moi venir ici le Capitaine,
» Ce grand héros qui, si mal monté,
» Se risque à tenter si belles entreprises. »

La servante partit ; la Duchesse alors
S’arrangea décemment sur le lit
Et fit en sorte de ne rien montrer
Qui pût éveiller une tendre inclination.
La femme est une plante qui ne laisse voir son fruit
À qui n’en saurait tirer bon parti.


» Adieu, nous nous reverrons sous peu. — Je pars, »
Répondit le Moine, « et soyez bien tranquille :
» Vous trouverez un tailleur honnête,
» Un médecin qui ne soit pas charlatan,
» Un sbire compatissant, un douanier poli,
» Avant de me voir trahir la foi et le secret. »

Le Moine parti, la femme de chambre entra ;
Elle avait entendu le double combat,
Mais comme elle était fine et savait faire sa cour,
Elle ne laissa pas voir qu’elle le sût ou s’en doutât ;
Cependant la Duchesse rit et devint rouge :
Con-gros rit, et devint rouge, elle aussi.

— « Con-gros, » dit la dame, « je suis pressée de remplir
» La mission que l’Empereur m’a imposée :
» Le père Alfonso est venu près de moi…
» Il ne nie pas qu’il soit l’auteur du viol…
» Mais…, s’il faut vous dire la vérité…
» Je le déclarerai innocent… il me plaît, cet homme !

» Quand il se présentera, avec adresse et dextérité,
» Si cet imbécile n’est pas ici à m’assommer,
» Faites-le entrer… Oh ! ouvrez la fenêtre,
» Faites-moi venir ici le Capitaine,
» Ce grand héros qui, si mal monté,
» Se risque à tenter si belles entreprises. »

La servante partit ; la Duchesse alors
S’arrangea décemment sur le lit
Et fit en sorte de ne rien montrer
Qui pût éveiller une tendre inclination.
La femme est une plante qui ne laisse voir son fruit
À qui n’en saurait tirer bon parti.


» Adieu, nous nous reverrons sous peu. — Je pars, »
Répondit le Moine, « et soyez bien tranquille :
» Vous trouverez un tailleur honnête,
» Un médecin qui ne soit pas charlatan,
» Un sbire compatissant, un douanier poli,
» Avant de me voir trahir la foi et le secret. »

Le Moine parti, la femme de chambre entra ;
Elle avait entendu le double combat,
Mais comme elle était fine et savait faire sa cour,
Elle ne laissa pas voir qu’elle le sût ou s’en doutât ;
Cependant la Duchesse rit et devint rouge :
Con-gros rit, et devint rouge, elle aussi.

— « Con-gros, » dit la dame, « je suis pressée de remplir
» La mission que l’Empereur m’a imposée :
» Le père Alfonso est venu près de moi…
» Il ne nie pas qu’il soit l’auteur du viol…
» Mais…, s’il faut vous dire la vérité…
» Je le déclarerai innocent… il me plaît, cet homme !

» Quand il se présentera, avec adresse et dextérité,
» Si cet imbécile n’est pas ici à m’assommer,
» Faites-le entrer… Oh ! ouvrez la fenêtre,
» Faites-moi venir ici le Capitaine,
» Ce grand héros qui, si mal monté,
» Se risque à tenter si belles entreprises. »

La servante partit ; la Duchesse alors
S’arrangea décemment sur le lit
Et fit en sorte de ne rien montrer
Qui pût éveiller une tendre inclination.
La femme est une plante qui ne laisse voir son fruit
À qui n’en saurait tirer bon parti.


» Adieu, nous nous reverrons sous peu. — Je pars, »
Répondit le Moine, « et soyez bien tranquille :
» Vous trouverez un tailleur honnête,
» Un médecin qui ne soit pas charlatan,
» Un sbire compatissant, un douanier poli,
» Avant de me voir trahir la foi et le secret. »

Le Moine parti, la femme de chambre entra ;
Elle avait entendu le double combat,
Mais comme elle était fine et savait faire sa cour,
Elle ne laissa pas voir qu’elle le sût ou s’en doutât ;
Cependant la Duchesse rit et devint rouge :
Con-gros rit, et devint rouge, elle aussi.

— « Con-gros, » dit la dame, « je suis pressée de remplir
» La mission que l’Empereur m’a imposée :
» Le père Alfonso est venu près de moi…
» Il ne nie pas qu’il soit l’auteur du viol…
» Mais…, s’il faut vous dire la vérité…
» Je le déclarerai innocent… il me plaît, cet homme !

» Quand il se présentera, avec adresse et dextérité,
» Si cet imbécile n’est pas ici à m’assommer,
» Faites-le entrer… Oh ! ouvrez la fenêtre,
» Faites-moi venir ici le Capitaine,
» Ce grand héros qui, si mal monté,
» Se risque à tenter si belles entreprises. »

La servante partit ; la Duchesse alors
S’arrangea décemment sur le lit
Et fit en sorte de ne rien montrer
Qui pût éveiller une tendre inclination.
La femme est une plante qui ne laisse voir son fruit
À qui n’en saurait tirer bon parti.


» Adieu, nous nous reverrons sous peu. — Je pars, »
Répondit le Moine, « et soyez bien tranquille :
» Vous trouverez un tailleur honnête,
» Un médecin qui ne soit pas charlatan,
» Un sbire compatissant, un douanier poli,
» Avant de me voir trahir la foi et le secret. »

Le Moine parti, la femme de chambre entra ;
Elle avait entendu le double combat,
Mais comme elle était fine et savait faire sa cour,
Elle ne laissa pas voir qu’elle le sût ou s’en doutât ;
Cependant la Duchesse rit et devint rouge :
Con-gros rit, et devint rouge, elle aussi.

— « Con-gros, » dit la dame, « je suis pressée de remplir
» La mission que l’Empereur m’a imposée :
» Le père Alfonso est venu près de moi…
» Il ne nie pas qu’il soit l’auteur du viol…
» Mais…, s’il faut vous dire la vérité…
» Je le déclarerai innocent… il me plaît, cet homme !

» Quand il se présentera, avec adresse et dextérité,
» Si cet imbécile n’est pas ici à m’assommer,
» Faites-le entrer… Oh ! ouvrez la fenêtre,
» Faites-moi venir ici le Capitaine,
» Ce grand héros qui, si mal monté,
» Se risque à tenter si belles entreprises. »

La servante partit ; la Duchesse alors
S’arrangea décemment sur le lit
Et fit en sorte de ne rien montrer
Qui pût éveiller une tendre inclination.
La femme est une plante qui ne laisse voir son fruit
À qui n’en saurait tirer bon parti.


» Adieu, nous nous reverrons sous peu. — Je pars, »
Répondit le Moine, « et soyez bien tranquille :
» Vous trouverez un tailleur honnête,
» Un médecin qui ne soit pas charlatan,
» Un sbire compatissant, un douanier poli,
» Avant de me voir trahir la foi et le secret. »

Le Moine parti, la femme de chambre entra ;
Elle avait entendu le double combat,
Mais comme elle était fine et savait faire sa cour,
Elle ne laissa pas voir qu’elle le sût ou s’en doutât ;
Cependant la Duchesse rit et devint rouge :
Con-gros rit, et devint rouge, elle aussi.

— « Con-gros, » dit la dame, « je suis pressée de remplir
» La mission que l’Empereur m’a imposée :
» Le père Alfonso est venu près de moi…
» Il ne nie pas qu’il soit l’auteur du viol…
» Mais…, s’il faut vous dire la vérité…
» Je le déclarerai innocent… il me plaît, cet homme !

» Quand il se présentera, avec adresse et dextérité,
» Si cet imbécile n’est pas ici à m’assommer,
» Faites-le entrer… Oh ! ouvrez la fenêtre,
» Faites-moi venir ici le Capitaine,
» Ce grand héros qui, si mal monté,
» Se risque à tenter si belles entreprises. »

La servante partit ; la Duchesse alors
S’arrangea décemment sur le lit
Et fit en sorte de ne rien montrer
Qui pût éveiller une tendre inclination.
La femme est une plante qui ne laisse voir son fruit
À qui n’en saurait tirer bon parti.


Femmes, qui vous flattez de prédire
Les aventures aux bambins réservées,
Rappelez-vous bien cette histoire,
Et, si vous faites un fils pourvu d’un gros outil,
Pourvu qu’adulte il ait une once de bon sens,
Dites : Pour sûr celui-là fera fortune.




LE ROI BISCHERONE


À MON CHER Cti


Il ne faut pas que cette Nouvelle paraisse sans que je paie un juste tribut à l’amitié. Aussi est-ce avec un extrême plaisir que je vous offre celle-ci ; il me déplaît seulement de ne pouvoir pas m’acquitter des obligations que je vous ai.

Faites-lui bon acceuil et portez-vous bien.


LE
ROI BISCHERONE


˜˜˜˜˜˜˜˜


Parmi tous les vices que dans l’antiquité
Avaient d’ordinaire les rois des Nouvelles,
Je dis que le pire était certainement
De donner leur parole, et puis de ne pas la tenir,
De promettre et la terre et la mer,
Et puis de ne rien accorder, de tout refuser.

Il y avait alors les fées et les sorciers
Qui souvent leur mettaient la tête à l’envers ;
Cependant, habitués à faire les marionnettes,
Ils manquaient de parole à celui-ci et à celui-là,
Et après ils en étaient cruellement punis.
Je veux en raconter un exemple.

Sur le trône de Pontadera était assis,
Comme l’écrit le père Sparagione,
Un roi uni à une horrible femelle ;
Elle se nommait Lasagna, lui Bischerone ;
Ils avaient une fille charmante, qui grande démangeaison
Ressentait, là où il est interdit de se gratter.


Soir et matin, cette fille ne cessait
D’importuner tantôt sa mère, tantôt son père,

En leur disant : « Oh ! ça me démange là ! oh ! malheureuse que je suis !

« Je pleure et sans cesse j’implore votre secours ;…
» Mais pleurer et prier sont inutiles…
» Ah ! il me semble que j’ai là un volcan caché. »

Bischerone haussait les épaules ;
Lasagne répondait : — « Fais deux applications
» D’eau de mauve à l’endroit où ça te démange,
» Et cette ardente démangeaison passera. »
Mais à la honte du calmant, la démangeaison
De jour en jour devenait plus vive.

Elle revenait tourmenter sa mère
Et lui disait : — « Vous vous moquez de moi,
» Je sens mes entrailles se consumer !
» J’ai vingt et un ans et suis toujours fille ;
» Écoutez, je vous donne un délai d’un mois,
» Et puis après, je n’en ferai qu’à ma tête. »

Lasagna prit Bischerone entre quatre yeux
Et lui dit : — « Il faut y bien penser ;
» Si nous ne voulons qu’il nous arrive quelque affront,
» Donnons-lui un mari » Il leva les épaules
Et répondit : — « Madame, ce n’est pas mon affaire
» De la jeter à la tête de celui-ci où de celui-là.

» Et puis… parmi ces rois, nos proches voisins,
» Vraiment… il n’y a rien de bon !
» Ils ne valent pas, tous ensemble, sept deniers,
» Et ce sont de mauvais drôles dépravés ;
» Je ne veux pas la marier à un de mes sujets,
» L’honneur de notre trône ne me le permet pas.


» Donc… — Donc, Seigneur, il est nécessaire,
Répliqua Lasagna, « de lui donner un mari…
» — Oh ! j’ai plein le cul de vos discours, »
S’écria Bischerone, tout à coup furieux.
— « Ah ! » répondit la femme, « faites à votre guise,
« Mais prenez garde d’avoir à vous en repentir après. »

— « Ah !… » dit le roi plus calme, « la démangeaison
» Qui dévore ainsi notre fille
» Est certainement le résultat de l’animosité
» Qu’a contre moi la fée Menandugia !
» Il y a longtemps que cette fée haineuse
» Joue de mauvais tours à ma royale maison. »

— « Je ne sais si c’est la Fée ou la Nature, »
Dit Lasagna, « je sais bien qu’il faut
» Lui donner un mari et tout de suite,
» Ou, je le répète, nous aurons honte et vergogne :
» Puis… — Taisez-vous, » dit le Roi, « je ne suis pas
» Un imbécile, et,… foutre !… quand je pense…, je pense !

» Pour que la Menandugia s’apaise
» Et transforme sa haine en paix et amitié,
» Par une solennelle ambassade
» Je lui enverrai demander qui il lui plaît
» De faire prendre à notre Vespina pour mari,
» En lui donnant le droit de décider.

» Quand cette fée aura en sa présence
» Quatre ou cinq de nos gros bonnets,
» Qui, en grand manteau, avec rabats et gants,
» Lui diront de ces gros mots bien ronflants,
» Je m’entends, moi !… non, elle n’aura pas le cœur
» De me scier le dos davantage.


» Ah !… qu’en dites-vous ? Lasagna… Mon idée
» Vous plaît-elle ?… Eh, ventrebleu ! il faut de la tête ;
» Voilà ce qui s’appelle gouverner un empire »
Cela dit, il détacha quatre cabrioles,
Secoua la tête, se frotta les mains
Et puis il fit introduire les courtisans.

Et il donna mission au marquis Capron,
Au comte Scappamondo Vermocane,
Au chevalier Piolo dall’ Ardenza
Et au bailli Scarafaggio dalle Rane
D’aller ensemble, en grande pompe,
Trouver la Menandugia comme ambassadeurs.

Ils acceptèrent l’honorable charge
Et partirent la semaine suivante :
Les tapissiers de la Cour avaient tendu
Un arc de triomphe de feuilles d’or et de draperies ;
Sous cet arc, au bruit d’une marche guerrière,
Passa la très magnifique ambassade.

Le hérauts la précédaient, et les huissiers,
Soufflant dans leurs trompettes, en pourpoint vert ;
Tout à l’entour gueux et filous
Faisaient un assourdissant vacarme ;
Venaient ensuite les lansquenets, avec leurs grandes culottes
Transformés par le vin en foudres de guerre.

Puis les magistrats de la capitale
S’en venaient en grande cérémonie,
Et le gonfalonier d’antique brocard
Portait un immense manteau
Où, tout compte fait de l’or qu’on y voyait,
Il y en avait bien pour une demi-piastre de limaille.


Les cuirassiers s’avançaient ensuite
Avec de riches uniformes galonnés,
Tantôt à l’amble, ou au trot, ou au galop,
Sur de très agiles bourriquets
Qui brayaient d’un ton terrible et guerrier
Et paraissaient autant de gardiens de la Sainte Croix.

Entourés de gardes et de serviteurs
Qui portaient avec eux mille affiquets,
Marchaient, poitrine en avant, les sénateurs
Avec des robes qui ressemblaient à des chapes
Et de grandes perruques, si longues, si longues,
Qu’elles traînaient d’une palme et plus après leurs talons.

L’air tantôt grave, tantôt séduisant,
Riant à demi sous leurs moustaches,
Venaient les favoris et les conseillers,
Qui, entre eux, avec de mielleux propos,
Soutenaient que le Roi, pour de si hautes fonctions,
Faisait toujours choix des plus sots.

Dans un char couvert, entouré
De lauriers, et traîné par trois paires de bœufs,
S’avançaient ensuite, entourés de gardes,
Les Ambassadeurs, en habits de héros,
Avec le manteau, avec les cothurnes, et avec le casque
Enrichi de plumes de coq.

Près de l’arc était une tribune où se tenait assis
L’archevêque Trippa sur un tabouret plat ;
Il bénissait chacun au passage,
Tantôt de la main, tantôt avec son goupillon,
Et aux ambassadeurs qui partaient en voyage
Il fit ensuite une très docte homélie.


Vis-à-vis, sur une petite terrasse,
Entouré de pages, se tenait Bischerone ;
D’une grande cape rouge de fine peluche
Toute brodée d’Arabesques, il était revêtu :
Il portait son sceptre et sa couronne de souverain
Toute resplendissante des gemmes de Murano.

Arrivés sous l’arc de triomphe,
Les Ambassadeurs lui firent un compliment ;
Il répondit en Latin : « Amicus, vale,
» Et hic prestum revertere memento. »
On entendit alors de grands cris d’allégresse
Et les canons de la forteresse firent feu.

De leur char les Ambassadeurs descendirent
Et montèrent dans un vaste et grand carrosse ;
Quand ils s’y furent bien installés,
Et qu’ils eurent donné un pourboire au garçon d’écurie,
Ils furent emportés par huit belles bêtes
De la race du prince de Lori.

Après leur départ, les Magistrats
Retournèrent en désordre à la maison commune ;
Le peuple, qui était foulé et pressé,
S’écoula peu à peu de ci et de là,
Et, au débouché des rues et des ruelles,
Donna gros à gagner aux coupeurs de bourses.

Bischerone, tout joyeux, rentra au palais
En disant aux courtisans : « Quelle belle fête !
» Y a-t-il un autre roi qui puisse, foutre !
» En imaginer une comme celle-ci ? »
Et chacun répondait d’un air renfrogné :
— « Comme celle-ci ? c’est impossible !… oh ! bien sûr ! »


Le Roi, arrivé à la chambre où la Reine
Consolait sa fille désespérée :
— « Allons, réjouis-toi, Vespina, » dit-il,
« Allons, courage, allons, ne crains rien ;
» Avec un gentil époux tu joueras sous peu
» Le jeu mignon que je joue, moi, avec ta maman. »

Il le pensait ainsi, et ainsi le crurent
La triste jeune fille et la mère aussi :
D’autant plus qu’à l’instant même se calma
La démangeaison qui la rendait si malheureuse ;
Cela passa pour un bon signe
Et le fait fut mis dans les gazettes de tout le royaume.

Cependant, par vaux et par monts
Voyageaient nos Ambassadeurs ;
Dans les auberges ils faisaient de beaux comptes
En mettant au pillage volailles et liqueurs ;
Et ils caressaient les jolies hôtesses
En marmottant entre eux : « C’est le peuple qui paye. »

Au bout de trois mois entiers, ils arrivaient
Dans la forêt de la Tarambugia,
Où, orné de brillants et d’émeraudes,
S’élève le palais de la Menandugia ;
Ils mirent pied à terre dans une vaste cour,
Et à la Fée demandèrent audience.

Ils l’obtinrent aussitôt, et au milieu de ses damoiselles
Ils la trouvèrent assise sur un trône ;
Quand de bordat et de flanelle
Ils lui eurent offert en présent les riches pièces,
Après avoir fait une profonde révérence,
Le chevalier Piolo dall’ Ardenza prit la parole :


« Quelque vive, quelque excessive
» Que soit la colère que contre le roi de Pontadera
» Et sa malheureuse famille, nourrisse
» Votre Hautesse, il a l’ardent désir et l’espoir
» Que vous laisserez de côté votre animosité
» Et qu’il pourra jouir de votre bienveillance.

» Il a une fille, un aimable petit ange ;
» Jamais ne fut beauté si séduisante ;
» Hélas ! la pauvrette souffre tellement,
» D’une si cuisante chaleur à sa partie poilue,
» Soit maléfice, soit douleur aiguë et vive,
» Qu’elle la livrerait gratis à un Cordelier.

» Et bien que l’auteur de ses jours ait,
» Pour faire cesser sa brûlante ardeur,
» Eu recours au docteur Machaon,
» Et résolu de la pourvoir d’un mari,
» Humblement devant vous il abaisse sa puissance,
» Pour prendre avant tout votre avis.

» Daignez donc, du haut de ce trône
» Où, si pleine de sagesse, elle est assise,
» Nommer l’heureux damoiseau
» Que vous choisissez pour votre servante.
» Pour le Roi que votre cœur ne nourrisse plus de haine !
» Paix ! fiat pax et amicitia ! J’ai dit. »

La Menandugia fit alors asseoir
Les Ambassadeurs sur de petits coussins bas ;
Les pages parurent avec des rafraîchissements,
Portant les uns des pastilles, les autres des dragées,
Telles que si l’on s’en met une couple dans la bouche,
On n’a pas le temps de déboutonner ses culottes.


De grands vases d’argent, dans des tasses d’or
Ornées de guirlandes de fleurs on versa
La paisible liqueur du Smannoro
Et le petit vin blanc de Barbaregina,
Dont les fumées ne troublent pas le cerveau
Parce qu’il est aux jambes avant d’être à la tête.

Après les rafraîchissements, la Fée demanda
Son encrier, et, ses ordres exécutés,
Elle écrivit un billet pour Bischerone ;
— « Je vous ordonne, » dit-elle au chevalier
Piolo, « de le porter en mains propres ; dans ce billet,
» Votre roi verra mon expresse volonté. »

Ils firent une très profonde révérence
Et promirent d’exécuter les ordres de la Fée ;
Puis, ayant pris congé avec de belles façons,
Les Ambassadeurs lui tournèrent le séant
Et, remontés dans leur véhicule,
En trois mois ils regagnèrent leur patrie.

Ils arrivérent au moment où leur souverain,
Voyant tant tarder leur retour,
Sacrait comme un lansquenet Luthérien
Et semblait possédé de mille démons.
Il prit la lettre, et fit aussitôt
Convoquer le Conseil pour la lire.

Les membres étant réunis, le président,
Après le cérémonial d’usage,
Arma son nez d’une double lentille,
Vulgairement, se mit une paire de lunettes,
Tira un crachat de sa poitrine,
Puis, d’une voix nasale, lut le billet :


« Tu verras arriver un joli garçon
» Dans une barque sans voiles, sans rames
» Et sans roues, que ne portera ni la terre
» Ni l’eau ; donne-lui ta fille, et pour dot
» Tout ton royaume ; si tu ne fais cela,
» Tu seras noyé dans un lac de merde. »

— « Pardieu, qu’est-ce que cela ? » se mit soudain à crier
Le Roi envahi par la colère ;
« Avez-vous bien lu ? ai-je bien entendu ?… »
Le président à frotter le billet
S’entreprit, et puis dit : — « Mon cher Seigneur,
» Regarde, il y a écrit merde, en toutes lettres. »

— « Oh diable ! à moi ! pour qui me prend-elle ? »
Ajouta Bischerone, « vieille coquine !
» À un homme comme moi pareille réponse !
» Ah ! mon sang s’échauffe dans mes veines !
» Mais oui… mais oui… Je serais capable !… Foutre ! »
Et, tout en se grattant le cul, il retourna au palais.

La Reine, dès qu’elle connut l’évènement,
Dit : — « Je n’ai pas voulu vous contredire,
» Mais que votre ambassade ne servait à rien,
» Un bœuf même, Bischerone, le pouvait comprendre…
» Qui lave la tête à l’âne, Bischerone,
» Perd sa peine, son temps et son savon. »

— « Oh ! » répondit le Roi, « quand on a fait
» Ce qu’on a pu et que ça ne va pas bien, patience !
» Si vraiment la Fée me croit fou,
» Je puis lui dire, sur ma parole, qu’elle se trompe ;
» En somme, tous les pourparlers sont maintenant finis
» Et qu’on ne me parle plus jamais de mari.


» Et quand même il arriverait
» Que d’une barque si ridicule le conducteur
» Se présentât à nous, il n’aura jamais
» Vespina… » À ces mots la démangeaison
De la jeune fille, qui par un heureux hasard
Était calmée, reprit de plus belle.

Elle devint si vive et si agaçante
Que Vespina, pour se soulager, aurait volontiers pris un raifort,
Un trognon de chou, un concombre, un verrou,
Un peigne à lin, peut-être même un pieu.
Elle trépigne le jour, jamais ne ferme les yeux
La nuit, et elle crie : « Oh ! maman ! ça me démange là ! »

Ainsi, lorsque le paresseux Janus
Remplit les nez et les pieds d’engelures,
La chatte qu’Amour a férue, par de longs et bizarres
Miaulements, sur les toits les plus hauts
Appelle en vain son sourd amant
Et rompt la tête à tout le voisinage.

Autant il se trouva de médecins dans le royaume
Et jusqu’en Abyssinie et au Pérou,
Autant on en appela ; ils prirent l’engagement
De la guérir, et aucun n’en fut capable ;
Bischerone penchait vers le Protestantisme,
Voilà pourquoi il ne se servit pas d’un Franciscain.

À la fin, importuné par sa femme,
Il se décida à faire ce que voulait la Fée ;
Aux colonnes des palais royaux
Et à tous les coins de rue fut affichée
Une grande pancarte, dans laquelle on promettait
La fille et le royaume à qui ferait la barque.


À peine cette affiche fut-elle placardée
Que la démangeaison de la demoiselle se calma ;
Cependant, la renommée, en l’enjolivant un peu,
Répandit la nouvelle par ci et par là :
Tout le monde eut la cervelle pleine et encombrée
De projets pour faire une si drôle de barque.

Les faiseurs de projets s’y cassèrent la tête
Et plus d’un en devint fou ;
En vain suèrent et physiciens et algébristes ;
En cherchant à en venir à bout,
Les mécaniciens ne firent que des sottises,
Et les mathématiciens ne firent rien.

Sirius brûlait la terre altérée,
Il faisait languir les plantes, décolorait les fleurs.
Les oiseaux se taisaient ; seule, bien haut
L’ennuyeuse cigale faisait retentir ses cris ;
Zéphyr avait abandonné la campagne,
Et cherchait asile à l’ombre bienfaisante d’un bois.

Là, à l’ombre d’un chêne séculaire
Dormait Mirtillo, l’aimable berger ;
Il avait le front baigné de sueur,
Tant il avait supporté de fatigues et de chaleur ;
Son troupeau, pendant ce temps, paissait autour
Du pré hérissé, du hêtre immense, du frêne sauvage.

À ses pieds, bien las, prenait du repos
Malampo, toujours prêt à poursuivre le loup,
Et tout en fixant sur son maître un regard affectueux
Et en donnant au troupeau un coup d’œil vigilant,
Pour faire taire de son gosier l’ardeur extrême,
Il ouvrait largement la gueule et respirait fréquemment.


Au berger qui dormait apparut la Fée
Qui de Bischerone était la persécutrice ;
Elle lui dit : « Le temps enfin me paraît venu
» De rendre Pontadera heureuse et fortunée ;
» Je veux lui donner un roi d’excellentes mœurs,
» Présent le plus utile que puissent faire les Dieux.

» Lève-toi, tu seras le Roi : une fois assis sur le trône,
» Réprime le vice affreux, protège la vertu ;
» Que le flatteur impie soit repoussé loin de toi,
» Que la vérité ait auprès de toi accès facile,
» Que loin de ta demeure soient chassés et s’enfuient
» Les brigands qui portent des masques de saints.

» Comme tu as aimé ton troupeau, aime également
» Le nouveau troupeau dont je te fais don ;
» Les sujets qu’un roi aime et chérit
» Sont les soutiens du roi et l’appui de son trône ;
» Je te protège, va ; le trône, la reine,
» Tu auras tout, la barque du destin est ici près à tes ordres. »

Elle disparut alors ; le jeune homme, réveillé,
Voit avec un profond étonnement
Auprès de lui la fragile et surprenante barque,
Qu’imita plus tard Montgolfier ;
Barque que jusqu’ici, poussés par un fol orgueil,
Après Mirtillo, bien des gens ont montée sans succès.

Après avoir rendu grâces à la Fée, courageusement
Il monta dans la nacelle ; alors au-dessus de la terre
Le navire s’élève, et vers l’Olympe lumineux
D’un vol tranquille il s’élève toujours davantage ;
Déjà l’épaisse forêt ne l’entoure plus,
Déjà la terre et l’eau n’ont qu’un même aspect.


Ainsi de la terre Crétoise dans l’air impalpable
S’élança pour fuir un cruel exil
Dédale, complaisant de l’impudique Pasiphaé,
Entraînant avec lui son fils imprudent ;
Tel encore sur Pégase ailé
Pour sauver Andromède accourut Persée.

En traversant les régions aériennes,
Il remplit de stupéfaction tous ceux qui le virent ;
Le rosaire à la main, les paysans
Le suivaient en disant des patenôtres ;
L’un croit que c’est un ange du royaume des cieux,
L’autre le fuit comme un diable de l’enfer.

Les religieuses vieillies dans les couvents
Se compissèrent de surprise et de peur,
Les jeunes s’écriaient gaiement et en riant :
« Notre révérence, dame clôture ! »
Les avares tremblèrent, et dans leurs antres noirs
Les douaniers s’arrachèrent la barbe.

Les libertins, trépignant de plaisir,
Tournèrent vers la barque leurs regards joyeux,
Espérant que si, à force d’argent,
Ils arrivaient à surprendre un si beau secret,
Ils feraient tomber dans leurs filets Sainte Ursule
Et ses onze mille compagnes.

Mais les bigots crièrent : « Contemple le merveilleux
» Prodige, et tremble, immonde pécheur ;
» Désormais le repentir est vain ; le moment est venu
» Où, sorti de ses gonds, va s’écrouler le monde. »
Cependant Mirtillo découvre vers le soir
Les murs élevés de Pontadera.


Les habitants, voyant le monstre extraordinaire,
Coururent en porter au Roi la grande nouvelle.
Il n’y crut pas, mais quand on le lui montra,
Il créa sur-le-champ un blasphème nouveau et tel
Que Belzébuth, qui se tenait près de lui,
En prit note aussitôt sur ses tablettes.

Cependant, descendu de la barque,
Vers le palais Mirtillo se dirigea ;
La foule étonnée, émerveillée,
De tous côtés fit retentir ses applaudissements,
Et cria : « Qu’il soit le bienvenu, le successeur de notre roi ! »
Et chacun à l’envi s’efforça de lui faire honneur.

Beaucoup jetèrent leurs chapeaux en l’air,
Tirèrent des pétards, des coups de pistolet ;
Les philosophes s’assemblèrent dans les rues,
Bavardant entre eux ; d’autres, stupéfaits,
Examinèrent la barque sous toutes les faces
Et ne comprirent rien à ce mécanisme.

Pendant ce temps-là, le roi Bischerone dans son palais
Se rongeait de rage les deux poings ;
Il roulait les yeux comme un fou,
Menaçait de massacrer bêtes et gens ;
Chaque cri, chaque applaudissement qu’il entendait
Était un poignard qui lui perçait le cœur.

Mais le jeune homme, arrivé en sa présence,
D’un ton libre et respectueux
Lui dit : « Je te demande, puissant souverain,
» Ta fille et ton trône ; j’ai rempli les conditions imposées. »
Bischerone jeta sur lui un regard de travers,
Grinça des dents, et puis : — « Nous verrons, » répondit-il.


Ainsi parfois le lion de Lybie
Voit près de lui l’innocent agneau,
Et, remuant la queue, il sent gronder
Sa colère, ses yeux s’allument, son poil se hérisse ;
Il ouvre une gueule altérée, sa griffe cruelle
Vibre et menace la pauvre bête du dernier péril.

Sous prétexte de lui faire honneur, le Roi fit placer
Le jeune homme dans un lieu sûr,
Une tour forte et inaccessible,
Sous la garde de ses gueux de serviteurs :
Déjà il avait résolu de le faire pendre,
Mais il voulut avant convoquer le Sénat.

Les huissiers haletants de tous côtés
À tire d’aile appellent les sénateurs en séance ;
Dames, bouteilles, dés et cartes,
Ceux-ci abandonnent tout, et prenant leur manteau,
Nous voulons dire leur robe, en toute hâte
Accourent, comme qui va à la chaise percée.

Le Roi siégeait sur son trône, faisant grise mine ;
Il s’écria : « En suis-je donc réduit
» À donner ma fille pour femme à un rustre ?
» À céder à un paysan le sceptre et le trône ?
» Un homme de rien, une vile canaille
» Sera-t-il notre gendre et votre seigneur ?

» Du roi de Lari, de Vico et Santa Croce
» Je n’ai pas voulu pour parent !

» Et maintenant !… Et maintenant… ! Ah ! Quelle douleur j’éprouve !

» J’aurai pour gendre ce vilain, ce misérable !
» Ah non ! Que le ciel à jamais écarte
» Un roi si plébéien, un si vil époux !


» De grâce, vous les piliers de mon noble royaume,
» Employez pour moi votre zèle, prouvez-moi votre loyauté,
» Car me tirer tout seul de cet engagement,
» Autant vaudrait vouloir frapper du poing le ciel !
» Pour moi, bien que ma science soit sans limites,
» Je suis comme un petit poulet dans l’étoupe. »

Alors se leva le père Taddeo, inquisiteur,
Lequel dit : — « Il est trop évident, puissant seigneur,
» Que le constructeur de cette barque est coupable
» D’une faute grave, d’un crime horrible ;
» Il a fait par magie, par maléfice,
» Cette barque, et cela regarde le Saint Office.

» Ordonnez que ce prétendant
» Soit mis dans nos prisons,
» Puis laissez-nous faire, et bien vite
» Vous sentirez une agréable odeur de rôti :
» Alors il vous sera facile de tirer le bifteck
» Du gril avec la patte du chat. »

— « Seigneur, ne vous compromettez pas avec les moines,
» Qui, s’ils donnent quatre, veulent cent au moins, »
Dit le duc Palanca, « rappelez
» Le prétendant, serrez-le sur votre cœur
» Et, comme votre fils et votre successeur,
» Faites qu’il soit au palais comblé d’honneurs.

» Un mot à l’oreille de votre cuisinier
» Suffit après cela, pour qu’avec habileté
» Il mette, en le tirant du feu,
» Du sublimé dans le bouillon.
» C’est un expédient que les plus fins politiques
» Ont employé avec succès dans d’autres Cours. »


Cette proposition plut au roi Bischerone
Et il commença à faire mine de rire ;
Alors se leva, cachant mal son mépris,
Le comte Lasca, qui se mit à crier :
— « Bischerone, je sais bien que tu m’as dans le cul,
» Parce que comme tous ces gens-là je ne te flatte pas.

» Mais, quand même sur le cou j’aurais la hache,
» Toujours tu m’entendrais dire la vérité ;
» Ici a été publié un édit, et pas pour rire,
» Par lequel tu as promis ton royaume et ta fille
» À qui viendrait te la demander
» Dans la forme que l’édit a ordonnée.

» Mirtillo a rempli les conditions… il croit,
» Et il en a le droit positif et incontestable,
» Tout obtenir… Mais il est berger ! Dieu
» Voit le prince et le berger du même œil ;
» Même il met le prince après le berger,
» Si le prince fonde son pouvoir sur le mensonge.

» Un prince qui a donné sa parole
» Doit à tout prix la tenir ;
» Ainsi je suis d’avis que ta fille
» Et ton royaume soient donnés à l’étranger ;
» Mais mon avis est inutile, là où l’on n’écoute
» Que les conseils de l’infâme et stupide fourberie.

» Il est inutile ici, où de sots et d’esclaves
» Un timide conseil s’assemble,
» Où du Prince on flatte les vices dégoûtants,
» Où l’on ne pense qu’à faire fortune.
» Rendre justice, ces gueux le savent bien,
» C’est pour Bischerone jeter de la poudre aux yeux. »


Bischerone, à une si grande insolence,
Lui lance un regard furieux et sombre ;
Et, comme c’était un homme sans patience,
Il lui jette au museau son sceptre royal ;
Puis, cédant à la colère qui le talonne,
Il lui flanque sa couronne à la tête.

Il lui aurait envoyé son trône aussi,
S’il eût été un peu plus léger ;
Puis il s’écria : — « Brigand, sors d’ici, va-t’en
» Hors de ma présence ! ou, par le Dieu saint !
» Si tu ne t’éloignes d’ici, sur l’heure,
» J’en viens à te pendre de mes propres mains. »

Le Comte, dépourvu de prudence,
Répondait mot pour mot, propos pour propos ;
Bischerone ne supporte pas ce langage,
Il saute à bas de son trône,
S’élance, empoigne le comte par les cheveux,
Et lui crible le museau de coups de poing.

Le comte se tint tranquille un moment,
Par respect pour la dignité royale ;
Mais la patience à la fin lui échappa,
Et bouillant, lui aussi, d’une colère bestiale.
Il rendit au Roi ses coups de poing
Avec soixante-dix pour cent d’intérêt.

Alors les Sénateurs s’interposèrent
Et séparèrent de force les combattants ;
Les gardes arrivèrent et mirent le comte à la porte.
— « Pendez-le tout de suite, sur-le-champ ! »
S’écrie Bischerone devenu féroce.
— « Oui, seigneur, » lui dit-on, mais on n’en fit rien.


Le visage meurtri et sanglant,
Sombre, mugissant comme un taureau,
Bischerone retourna sur son trône, et après être resté
Quelque temps en silence, il dit
À l’assemblée : — « Parlez, allons, messeigneurs,
» Débarrassons-nous de cette affaire ;

» Que le bailli Faionco dise son avis. »
Celui-ci fit une révérence disgracieuse,
Se gratta la tête, se rassit
Avec beaucoup de lenteur, prit du tabac,
Pinça les lèvres, haussa les épaules et de la façon
Que voici satisfit à cette demande.

— « Moi ?… que puis-je vous dire ?… quand je vois…
» Vraiment… seigneur… je ne voudrais pas…
» Mais !… ces avis affichés… s’il faut prévoir…
» En somme, je veux m’occuper de mes affaires
» Et je vous dirai comme l’Ughi :
» Que celui qui a pissé au lit le sèche. »

— « Ah ! espèce de brigand ! misérable ! »
S’écria le Roi, saisi d’un nouvel accès de fureur,
» Si je vais encore là-bas !… Sacré bougre !
» Je te ferai voir qui a pissé au lit.
» Mais laisse faire, nous verrons cela plus tard !
» Chevalier Capogatto, parlez, vous. »

— « Mais, Majesté, » dit celui-ci, « par vous… vous-même,
» Vous êtes un con… con… conseiller par… parfait,
» Et vous don… donnez si sou… souvent votre avis,
» Que mes pa… paroles ne va… valent pas pour vous un ra…dis
» Il me sem… semble que c’est une plai… plaisanterie
» De vou… vouloir que je vous don… donne un con… conseil. »


— « Je saurai bien cependant que faire, »
Répondit le prince, « bredouilleur insipide. »
Alors se leva et se mit à parler
Le marquis Rambaldo Palombaro ;
Il dit : — « Majesté, je suis étonné
» De voir le conseil traîner tant en longueur.

» Pourquoi rester si longtemps à vous ennuyer,
» À nous dessécher pour rien oreilles et poumons ?
» À votre mal le remède est facile,
» Donnez à ce gueux une bonne somme,
» Et qu’il vous fasse remise définitive
» De tous ses droits et de toutes ses prétentions. »

— « Ceci, » dit le Roi, « est une bonne idée :
» Fixons la somme, et que le Trésorier la donne. »
À ces mots, le Trésorier se leva
Avec un air de mauvaise humeur,
Et dit : — « Sire, impossible de faire cela,
» Nous avons un déficit, les caisses sont vides. »

— « Les caisses vides ! » s’écria le Prince, « oh Dieu !
» Oh ! voyez le dernier des brigands !
» Les caisses vides !… S’il en est ainsi, tu es
» Un vrai trésorier de mes couillons !
» Les caisses vides !… Ah ! il n’est plus temps à présent !…
» Parlez, vous, connétable Polinesso. »

— « Sacrée couronne, » répondit-il, » je dis
» Qu’il faut avoir l’air de tenir votre promesse ;
» En apparence, qu’un chaste hymen
» Unisse la fille du Roi à l’étranger ;
» Qu’il se figure avoir le royaume en présent,
» Qu’il monte sur le trône, qu’on lui fasse la cour.


» De cette façon, votre pacte sera exécuté,
» La Fée n’aura plus rien à redire ;
» Ensuite, nous simulerons tout à coup
» Un soulèvement qui éclatera dans le royaume,
» Nous enlèverons la charmante Vespina
» Et au prétendu roi nous couperons la tête. »

— « Voilà, voilà, pardieu ! ce qui s’appelle parler, »
S’écria Bischerone avec une joie extrême ;
» Connétable, tu m’as plongé dans l’étonnement !
» Bravo ! bravo ! C’est cela ! voilà ce que nous ferons ! »
Et les sénateurs en s’inclinant
Crièrent : — « Oui, c’est bien, voilà ce qu’il faut faire ! »

Sa résolution prise, Bischerone
Auprès de lui fit appeler le jeune homme ;
Il le baisa au front, il l’étouffa presque
En ayant l’air de le presser sur son cœur ;
Il lui promit de tout accorder, et fort à son aise
Le fit loger dans le palais royal.

Là, Mirtillo prit part à un somptueux souper
Et, après, s’endormit dans un lit doré ;
L’aube allait paraître dans le ciel serein
Quand il fut prévenu par la Fée, qui lui dit
De quelles embûches et de quels périls il était entouré,
Et qui lui donna un bon conseil pour s’en tirer.

Déjà le jour nouveau éclairait le ciel ;
Le Roi, avec une nombreuse compagnie,
Avec sa fille et le jeune homme bien paré
En grande pompe arrive à l’église des Franciscains,
Où fait semblant d’accomplir la grande cérémonie
Le cuisinier, nommé Fra Popone.


Puis dans le palais, assis sur le trône,
Mirtillo reçut l’hommage du Sénat,
Et dit : « Je veux sur la place
» Dans la barque faire un tout petit voyage
» Pour contenter mon épouse chérie,
» Qui est désireuse de voir chose si étrange. »

Bischerone n’aurait pas dû le souffrir, mais quand
Le destin pousse un homme dans les bras de la mort,
Il n’entend plus la voix de la raison
Et il semble emporté par une aveugle folie.
Alors dans la barque Mirtillo fait prendre place
À sa belle épouse, et avec elle s’élance dans les airs.

Sur lui Bischerone tenait ses regards
Fixés, supposant qu’il allait descendre ;
Mais, lorsqu’il eut entièrement disparu,
Le Roi se mit dans une colère atroce, horrible,
Il se mordit un doigt et s’écria : — « Pardieu !
» Quel imbécile, quelle marmotte je suis ! »

Vers son pays natal se dirigea
Mirtillo avec la vierge gracieuse ;
Les époux y furent gaiement accueillis
Par la Fée dans un palais seigneurial.
Elle avait ainsi métamorphosé la cabane
Qu’habitait d’ordinaire le jeune berger.

Bischerone, irrité, essaya tous les moyens
Pour attirer le jeune homme en son pouvoir ;
Il remplit le pays d’espions qu’il payait,
Et, parvenu à savoir par leur entremise
Dans quelle agréable demeure vivaient les époux,
Il s’écria en frémissant : « Je ne suis pas vaincu encore ! »


Et, enragé comme un boule-dogue,
Il fit rassembler en hâte sbires et soldats ;
À leur tête il se mit en marche
Et déjà il avait franchi les montagnes voisines,
Quand tout à coup le ciel se fit
Plus trouble et plus noir que de la poix.

Moi qui ai, toute ma vie, été si délicat
Et qui ai tant respecté les oreilles délicates,
Comment serai-je assez hardi pour raconter
Ce qui arriva dans ces lieux sauvages ?
Mais la vérité, qu’il faut respecter dans l’histoire,
Sera mon excuse auprès de mes lecteurs.

Je vais conter des prodiges. L’affreuse tempête
Ne fut soulevée ni par le vent du Midi, ni par celui du Nord ;
On entendit retentir de côté et d’autre
Quantité de gros pets, si sonores et si puants,
Qu’à Bischerone et à son armée réunie en cercle,
Ils enlevèrent, pardieu ! la respiration.

Les nuages de leurs sombres profondeurs ne versèrent pas
De l’eau condensée en glace par Borée ;
Mais des étrons longs de trente coudées au moins
Tombèrent, rapides, du haut du ciel ;
Tel qu’un torrent se précipite dans le sein de la mer,
Ainsi tombait droit cette pluie de merde.

Bischerone ne résista pas à pareille tempête,
Et avec ceux qui le suivaient il mourut étouffé ;
S’il avait été entêté comme Pharaon,
Il fut dans la mort plus malheureux que lui,
Car l’un perdit la vie dans une eau pure,
Et l’autre finit ses jours dans une mare infecte.


Le beau berger, ayant su cette aventure,
Prit le parti de retourner à Pontadera ;
Il célébra des noces nouvelles, à un nouveau souper
Il s’assit content avec la belle jeune fille,
À laquelle, quand on se mit au lit,
Il gratta l’endroit qui lui démangeait.




DONNA CHIARA


À MON FRÈRE


Comme un joyeux et aimable sujet n’a pas plus de raison de vous déplaire que vos auteurs de l’antiquité, mettez dans votre poche cette Nouvelle frappée à un nouveau coin : c’est un petit cadeau que je vous fais ; et chantez victoire. En récompense, conservez-moi votre affection. Adieu.



DONNA CHIARA


˜˜˜˜˜˜˜˜


Femmes, tant que dans les membres j’ai eu de la vigueur,
Et que ma bourse a été bien garnie d’argent,
Désireux de donner, et de cueillir les fruits d’amour,
Loin de vous je ne suis pas resté un seul instant ;
Le soleil en disparaissant me laissait près de vous,
Avec vous il me revoyait le jour suivant.

L’annaliste préposé aux archives de Gnide
A rempli bien des pages de mes exploits ;
Certainement il ne m’a pas mis au nombre
Des amoureux faibles et impuissants ;
Il n’a pas pu me peindre avec plus de raison
Comme un vil parasite à la table d’amour.

Mais l’inconstante déesse qui donne et qui ôte
Selon sa fantaisie, me laisse au beau milieu du chemin ;
J’ai vu cinquante fois tomber
Les feuilles, et mes cheveux blanchissent peu à peu ;
Ah ! il faut se retirer honorablement
Avant d’être forcé de fuir, honteux et déshonoré.


De robustes embrassements et de cadeaux
Je ne puis plus me montrer prodigue ;
Mais, reconnaissant de vos faveurs, et nourrissant toujours
Les mêmes pensées, je vous consacre
Mon froid repos, et me veux immortaliser
En composant pour vous des vers légers et des poèmes.

J’ai lu dans les Nouvelles de Masuccio
Comment une accorte et rusée nonnain
Abreuva de honte et de tourments un monsignor
En refusant de lever pour lui sa jupe ;
Et comment elle couvrit ensuite d’infamie son abbesse
En se tirant elle-même de danger.

Et comme ce qu’on raconte en vers
Mêlés de joyeux propos, se grave aisément
Dans l’esprit de ceux qui écoutent
Et leur reste d’ordinaire toujours présent,
Je veux conter ce bon tour, au grand honneur
De votre sexe, que protège l’amour.

Un antipape inique et scélérat
Occupait la chaire de Saint Pierre ;
Il avait gagné le bâton pastoral et la tiare
Par les procédés magiques de l’imposteur Simon ;
Je veux taire son nom pour le moment :
On l’a, par dérision, appelé Tentennino.

Dans un dur et douloureux exil languissait
Le pape légitime qui, humblement,
Vers le ciel levant sa paupière humide,
Demandait la paix au Dieu tout-puissant,
Non pour lui, mais pour la barque sacrée
Que menaçait une horrible tempête.


Le ciel, qui à la fin de la semaine
Ne règle pas ses comptes et qui choisit son moment,
Contre cet impie dans les arcanes de sa pensée
Préparait une terrible vengeance ;
Déjà pour lui et pour ses compagnons
Belzébuth aiguisait ses griffes acérées.

Ceux-ci, sous le masque d’une fausse dévotion,
Affichaient une vertu pure et sincère ;
C’était comme des sépulcres blanchis,
Beaux au dehors, en dedans plein de saletés ;
Ils avaient un visage d’agneau, et dans le fond
De leur impénétrable poitrine un cœur de loup.

Parmi ceux qui à l’infidèle pasteur,
Entré par le toit dans la bergerie,
Étaient les plus fidèles et méprisaient le plus
Le saint successeur du bon fils de Jonas,
Le plus audacieux dans ses écrits et dans ses actes
Fut Monsignor Ildebrando Mangiagatti.

Le Seigneur avait retiré sa main de la tête
De cet homme et de celle de son clergé schismatique ;
Sa lèvre adorait le Christ, son cœur adorait Priape ;
Pas un couvent d’hommes ni de femmes
N’était exempt de scandale et de vice ;
Tout allait au pis et roulait à l’abîme.

Sous le gouvernement bizarre et fantasque
De ce suppôt d’hérésie,
Dans le couvent de Santa Maggiorana,
Où tant de vertu jadis florissait,
Arriva la ridicule aventure
Que ma muse vous retrace et vous dépeint.


Dix nonnes demeuraient dans ce monastère,
Toutes jeunes et d’une beauté accomplie,
Qui, le cœur plein d’amoureuse ardeur,
Bien souvent dans leurs cellules
Se donnaient plus joyeuse occupation
Que le rosaire et les pieuses méditations.

Ne voulant pas, dans les jeûnes et les abstinences,
Perdre leur chaude et juvénile vigueur,
Pour satisfaire aussi à certains besoins
Et calmer de fortes démangeaisons
Qui compromettaient leur santé,
Elles s’étaient pourvues de vigoureux amants.

Et quand Phœbus, ôtant au ciel la lumière,
Rendait tous les objets d’une même couleur,
Elles avaient coutume de se coucher avec eux
Dans des lits de plume bien battus,
Où, occupées d’agréables travaux, elles donnaient
Au sommeil la moindre partie de la nuit.

À la tête du couvent était donna Ildegonda,
Vieille méchante, soupçonneuse et fine,
Qui, après avoir sournoisement traîné dans le monde
Une vie impure, au moment où elle vit que sa chevelure
Se couvrait de givre et qu’elle ne trouvait pas de mari,
Prit le parti de se faire religieuse.

Toujours défiante et soupçonneuse,
Elle se mettait nuit et jour la tête à l’envers ;
Avant de se coucher, autour de tous les lits,
Larve importune, elle faisait sa ronde,
Et alors elle voyait ce que la taupe stupide
Voit, enfoncée en terre dans son sale trou.


Elle faisait la taupe la nuit ; mais elle voyait
Dans le jour les sœurs sourire entre elles,
Bâiller aux sermons que leur faisait
Le confesseur, s’endormir dans le chœur,
Se faire belles, et ne pas quitter bien vite
Leur miroir et leur profane toilette.

Mais en vain cherchait-elle mille moyens
De changer ses soupçons en certitudes :
Les sœurs converses, dès longtemps habituées à se taire,
Ne dévoilaient rien, et elle fatiguait
De ses questions le servant et le jardinier ;
Quant à les faire parler, elle l’essayait en vain.

L’avare vieille crut s’en faire des amis
Et les amener à suivre son parti
En leur donnant deux biscuits pleins de vers,
Une tranche de gâteau sec et moisi,
Et une bouteille de mauvais vin, qui juste
Trois mois auparavant avait aigri.

Mais ils recevaient bien d’autres dons,
Bien d’autres largesses des amants par eux introduits ;
Ils ne se laissaient pas payer de paroles,
Il leur fallait de beaux deniers comptants ;
Et ils n’auraient pas changé leurs emplois
Contre deux prébendes des mieux pourvues.

L’abbesse, à la fin décidée
À remédier au mal qu’elle supposait
(Car, n’ayant pas été innocente,
Elle ne croyait pas à l’innocence chez les autres),
Résolut de tenir ses nonnains plus sévèrement
Et écrivit à Monsignor ce billet :


« Monsignor Illustrissime, et cætera,
» Je ne me rappelle plus dans quel auteur j’ai lu
» Que le monde va de mal en pis en vieillissant.
» N’importe qui l’a dit a fort bien parlé ;
» Je vois et je sens la vérité de ces paroles
» En exerçant l’autorité dans mon couvent.

» Les sœurs sont un tas de péronnelles,
» Et elles sont devenues maintenant si effrontées
» Que, sans se soucier de nos règles,
» Elles font l’amour à la porte et aux grilles
» Où les fait appeler le premier venu,
» Prêtre, moine, ou simple damoiseau.

» Je vois qu’ils se prennent par la main
» Furtivement, sans faire semblant de rien ;
» Ils font des chuchoteries bien bas, bien bas…
» Mais, pendant ce temps, j’attrape toujours quelque fluxion ;
» Je n’ai pas le tympan trop sensible
» Et je ne puis comprendre ce qui se dit.

» Il faudrait vous dire encore la grande consommation
» Qui se fait de rosolio, de pâtes et de caquets ;
» Un boucaut de sucre s’est envolé en fumée…
» Quel ennui ! Il coûte si cher maintenant !
» Outre le badinage d’amour,
» Leurs galants font encore les escrocs.

» Donc, pour porter remède à un tel désordre,
» Il me semble qu’il est nécessaire
» Que Votre Seigneurie promulgue un ordre
» Et qu’elle nous l’envoie par son caudataire ;
» Mais un ordre sévère et bien formel,
» Qui à ces galopins interdise l’entrée du couvent.


» Ordonnez qu’il soit défendu d’entrer ici
» Au sexe masculin tout entier,
» Et qu’on n’ait égard ni considération
» Pour le frère, le beau-frère ou le cousin…
» Car vous savez que sous prétexte de parenté,
» On voit percer je ne sais quoi qui sent la culotte.

» Un très beau proverbe vient ici
» À propos, et me semble bien placé :
» Qui ne veut tenir auberge enlève l’enseigne.
» Je prie Monsignor de cacher toujours
» À tout le monde les paroles que m’inspire mon zèle,
» Et je me dis comme auparavant sa… Donna Ildegonda. »

Monsignor, qui avait l’habitude d’enseigner aux autres,
Surtout en salissant du papier,
Cette vertu que, si jamais il la posséda, il avait,
Après le schisme inique, bannie de son âme,
Au moyen d’une lettre pastorale imprimée tout exprès,
Ferma pour ainsi dire l’entrée du couvent.

Il y joignit une terrible ordonnance
Qu’il rendit en réponse à la lettre reçue ;
Il voulut que dorénavant dans le parloir
Aucun homme ne fût reçu,
Menaçant d’excommunication et de châtiment
Quiconque n’obéirait à son commandement.

Monsignor Mangiagatti était un gaillard
À qui la moutarde montait vite au nez,
Et, quand une fois il avait dit une chose,
Il n’y avait pas moyen de le faire changer ;
Aussi les nonnains inconsolables
S’abstinrent-elles d’aller à la porte et aux grilles.


Par crainte d’être découvertes,
Renonçant à leurs joyeux ébats nocturnes,
Dans leurs cellules veuves et désertes,
Elles passèrent les nuits ; mais il y en eut deux
Qui méprisèrent et vilipendèrent
L’ordonnance et celui qui l’avait rendue.
L’une d’elles fut la fine Donna Chiara,

Qui n’avait pas encore accompli son cinquième lustre,
Et qui, à l’égal de la Déesse chère à Mars,
Était pleine de grâce et de gentillesse ;
L’autre était la belle Donna Irene,
Non moins belle et fine que Donna Chiara.

Elles étaient entrées toutes jeunes au couvent,
Avaient prononcé leurs vœux le même jour.
Ayant mêmes goûts, elles avaient grandi en s’aimant
Et ne pouvaient vivre l’une sans l’autre :
Toutes deux, au mépris de l’évêque,
Continuèrent à rendre leurs amants heureux.

L’ordre rigoureux et cruel
Affligea douloureusement leur cœur ;
De propos malsonnants contre Monsignor
Elles remplirent tout le couvent,
Et prirent en haine l’abbesse
Qui, croyaient-elles, avaient provoqué ces mesures.

Elles commencèrent par fuir sa présence,
Puis se montrèrent nettement ses ennemies ;
Avec peu de respect et moins de prudence encore,
Quand elles la rencontraient, elles lui faisaient la nique ;
Elles se moquaient d’elle en plein consistoire,
Et ne lui répondaient même pas au chœur.


Le mauvais exemple petit à petit entraîna
Leurs timides compagnes à la désobéissance ;
Il n’y avait plus nonnain qui se souciât de l’abbesse,
Le vice et la licence triomphaient.
Lorsque celle-ci ne voulut plus supporter
Un si long ennui, elle eut recours au remède habituel.

Au prélat terrible et emporté
Elle écrivit un petit billet de bonne encre ;
Il blasphéma les éléments, le ciel et le monde.
Cet enragé, et aussitôt résolut
D’aller personnellement décharger
Sa colère sur les pétulantes sœurs.

Il fit répondre à l’abbesse
Qu’il irait au couvent à cet effet ;
Et elle, se rengorgeant, fit tout exprès
Réunir le chapître général ;
Là, en grand costume et le bâton pastoral à la main,
Elle annonça la triste et fatale nouvelle.

Ainsi qu’une troupe de méchants gamins
Qui mettent l’école sens dessus dessous
Quand, à propos d’affaires graves et urgentes,
Le maître s’échappe un instant,
Et, tout pâles, se repentent de leur tapage,
Si, à son retour, ils l’entendent rire de travers ;

Ainsi demeurèrent les sœurs : on entendit
Un long frémissement, et tout bas un « Dieu nous protège ! »
Toutes se mirent à trembler, saisies d’effroi,
Leurs cheveux blonds et frisés se hérissèrent ;
Mais de leur amère confusion
Donna Irene et Donna Chiara ne firent que rire.


Midi était prêt de sonner,
Et les sœurs étaient réunies à la porte,
Quand de deux chaises dans les environs,
Avec une extrême lenteur traînées,
On entendit le bruit, et l’arrivée de l’évêque
Fut annoncée par ses serviteurs et son parasol.

Ildebrando mit pied à terre et, l’air furieux,
Entra dans le parloir avec ses prêtres ;
Lors, il se mit à parler ainsi d’un ton grossier :
« Me voici ; je suis pour vous la foudre vengeresse,
» Tremblez… oui… vous devez trembler, la faute
» Est… est… est certaine… » Et il resta bouche béante.

Au milieu du demi-cercle formé par les sœurs,
Comme une pierre précieuse enchâssée dans un riche anneau
Donna Chiara brillait ; le Dieu d’amour
Par ce beau visage lançait ses traits ;
Alors, chose extraordinaire, l’évêque et elle
Ouvrirent la bouche et froncèrent les sourcils.

Sœur Chiara vit un homme, plutôt un géant,
D’une taille monstrueuse et effrayante,
Dont un œil regardait au Levant et l’autre à l’Occident,
Avec une chevelure sur laquelle il avait neigé ;
Il avait un nez aplati de macaque,
Tout saupoudré de grains de tabac.

Les dents de sa mâchoire supérieure sortaient
Rares, tortues, sales et cariées ;
Une bave fétide qui lui inondait la poitrine
Tombait incessamment de ses lèvres pendantes ;
Il avait les joues pâles, le menton pointu,
Et sa barbe ressemblait à un charbon éteint


Tel qu’un aveugle de naissance, auquel serait donné
Par un prodige la faculté de voir,
Et qui dans le ciel azuré et resplendissant d’étoiles
Contemplerait la gracieuse déesse amoureuse
D’Endymion, tel aux yeux d’Ildebrando
Apparut le beau visage de Donna Chiara.

Il voulut continuer la réprimande
Qu’il avait si brutalement commencée,
Mais il ne sait où prendre ses expressions,
Et tout troublé regarde Donna Chiara ;
Ainsi en arrive-t-il au chat-huant
Qui rentre trop tard dans son trou et voit le soleil.

Alors la malicieuse Donna Irene
Qui auprès de son amie était venue,
Lui dit tout bas : — « Chiara, il faut
» Que je me réjouisse avec toi de tout mon cœur ;
» Déjà l’évêque est tout à toi : quel bonheur !
» Quel gentil amant ! Quel beau visage ! »

À de tels propos, Donna Chiara ne put se contenir ;
Elles commencèrent à babiller entre elles,
Leur visage à toutes deux devint rouge
Comme l’écarlate, parce qu’elles voulaient retenir leur rire ;
L’effort qu’elles firent fut si violent
Qu’elles laissèrent, en dessous, échapper une goutte.

Monsignor Mangiagatti, se fiant à l’indice
De cette rougeur subite et du sourire qui l’accompagnait,
Crut que Donna Chiara, bien disposée pour lui,
Brûlait d’une passion égale à la sienne ;
Espérant dès lors une facile victoire,
Il reprit sa gaieté et son air hautain ;


Et il cria aux sœurs : — « Si à l’avenir
» Vous ne respectez pas l’abbesse,
» Si dans le parloir un homme ose venir,
» Et si aux grilles, sauf pour entendre la messe,
» Vous avez l’audace de mettre votre visage,
» Je vous ferai, par Dieu ! murer vivantes. »

Disant ces mots, il les regarda de travers,
Tellement que l’inquiétude s’empara de presque toutes ;
Ensuite, il tourna furtivement les yeux
Sur les deux étoiles qui avaient blessé son cœur ;
Il branla la tête, il fit les yeux doux, voulant
Dire : — « Cette sévérité n’est pas pour vous. »

Il monta en carrosse après qu’il eut fait
Peur avec son visage et son discours ;
Il se mit dans un coin, pensif et absorbé,
Les sourcils froncés, pareil à un ours,
Et, tenant la tête penchée,
Cessa de distribuer des bénédictions.

Arrivé au palais, comme il en avait l’habitude,
Il ne songea pas à importuner le cuisinier ;
Il s’assit à table et ne mangea pas, car il avait
Le cœur plein d’amoureux désirs,
Et, ramenant sa pensée sur ce charmant visage,
Il crut voir le paradis ouvert devant lui.

Il sortit de table à jeun, ayant pris seulement
Le chocolat au lever du jour,
Et par-dessus une bouteille de Vino Santo
Avec les deux tiers d’un gâteau long d’une coudée ;
Mais un cœur généreux, quand il aime bien,
Ne se repaît que d’amour et n’a besoin de nourriture.


Du bout des dents le soir il mangea des rôties au vin
Et un petit plat de quatre chapons ;
Il vécut ainsi trois jours, et, comme il était
Poète, il sortit son carnet,
La Regia et le Rimariote Ruscelli,
Et il mit sur le papier ces beaux vers :

« Comme le cerf égaré… oh ! non… comme l’âne
» Court, quand il a soif, boire les fraîches eaux
» Qui coulent de sources abondantes
» Portant leur tribut au Pô, à l’Arno ou au Tibre,
» Ainsi vers vous je désire courir,
» Mais de peur d’un non je tremble et frissonne.

» Avez-vous jamais vu quelque imbécile ensorcelé

» Devenir maigre comme un cent de clous et refuser la nourriture ?

» Tel je suis, mes membres n’ont plus de vigueur,
» En sorte que chacun me dit : Pauvre diable !
» Donc, plutôt que de mourir, je me décide
» À cesser la plaisanterie et à parler librement.

» Dans votre gentille Constantinople
» Meurt de désir d’entrer ce créateur des hommes,
» Qui ne levait plus la tête et qui, maintenant, est indomptable !
» Je sens ses veines s’enfler et gonfler ;
» Je le sens, hélas ! qui se fait dur comme acier,
» Et j’en aurai bientôt les culottes en perce.

» Voilà trois nuits déjà qu’il s’obstine à tenir
» En l’air mon drap et ma couverture de soie ;
» Il voudrait tremper sa tête dans cette mer si douce
» Que ne vaut pas la plaisante mer d’Amérique.
» Si vous consentez à lui prêter assistance,
» Nous ferons notre affaire sans nous laisser pincer.


» Celui qui vous implore n’est pas un sale frocart,
» Indigne de pénétrer dans votre lit ;
» Ce n’est pas un chapelain, ce n’est pas un chanoine,
» Mais, pensez-y bien !… c’est votre évêque !
» Adieu, ma chère, aimez-moi autant que je vous aime,
» Et consoles-moi en me répondant bien vite. »

Il fit remettre ensuite ce dégoûtant billet
Avec précaution à son trésor bien-aimé :
Donna Chiara, après l’avoir lu,
Le remit toute en colère à Donna Irene
Qui rit à n’en plus pouvoir et dit : — « Allons,
» Viens avec moi, je veux que nous lui répondions. »

La lettre écrite, elles prièrent le jardinier
De leur faire le plus tôt possible le plaisir
De remettre à Monsignor en propres mains
Un long panier qu’elles lui confièrent,
Et de dire à Monsignor que Donna Chiara le lui envoie,
Qu’elle le salue et se recommande à lui.

Il est difficile de dépeindre la joie extrême
Que firent ces paroles à Monsignor ;
Elle ne fut cependant pas telle, qu’elle le décidât
À donner un pourboire au messager :
Il ne lui aurait pas, tant il était avare,
Fait cadeau, même de l’eau du lavabo.

Plein d’impatience, il prit son canif,
Quand il fut seul et sans témoins,
Décousit le panier, et dedans il trouva
Un petit billet lié à une paire de grands ciseaux ;
Mais quand il lut ce qui y était écrit,
Ses cheveux se dressèrent de rage sur sa tête.


« Signor » (lui disait-elle), « je ne me suis pas faite nonne
» Pour servir de paillasse à des gens de votre sorte.
» Ma robe toujours sera pour vous de plomb.
» Si votre instrument a de trop vifs désirs,
» Rentrez-le dans votre ventre, comme les mulets,
» Ou bien coupez-le avec ces grands ciseaux. »

Avez-vous jamais vu, orgueilleux et fier de lui,
Quelqu’un de ces petits milords qui flânent sous les fenêtres
Lever les yeux pour faire un gracieux salut
Et mettre un de ses escarpins dans la merde ?
Il entre dans une fureur moins grande
Que Monsignor à ce billet désagréable.

Il fut hors de lui tout ce jour-là ;
Jamais lion ne brûla d’une telle colère,
Et tous les prêtres qui eurent affaire à lui
Par Dieu ! s’en trouvèrent fort mal ;
Après cela, il se coucha comme une tigresse de l’Hyrcanîe
Qui ne trouve plus ses petits dans sa tanière.

Le lendemain matin, bien qu’il n’eût pas
Dormi pendant cette horrible nuit,
Se sentant moins aveuglé par la colère,
Il se mit à examiner attentivement
Comment de cette coquette de nonnain
Il pourrait tirer vengeance à son gré.

Résolu à lui faire une guerre terrible,
Et à l’entraîner inévitablement à sa perte,
Il desserre, ô miracle, les cordons de sa bourse,
Et paie une vingtaine d’espions
Pour lui rapporter avec le plus grand soin
Toutes les allées et venues de ce couvent.


Il ne tarda guères à savoir qu’à l’heure
Où Phébus cachait dans la mer sa lumière dorée,
L’infidèle, que malgré lui il adore,
Étreignait sur la plume un vigoureux amant ;
Que le gaillard se nommait Salvadore
Et qu’il était prieur de San-Policarpo.

Il sut encore que la belle Donna Irene,
D’une flamme impure ayant le cœur envahi,
Jouait des reins à tire-larigot
Avec un autre prieur, nommé Tommaso :
Et que les prêtres, qui entraient au crépuscule
Le soir, sortaient de bon matin.

À de telles nouvelles, sa colère s’accrut,
Et, pour faire pis que peur à ces galants,
Il résolut de les prendre en flagrant délit ;
Par une nuit obscure et ténébreuse,
Entouré de prêtres et de serviteurs armés,
Il sortit de chez lui tout encapuchonné.

Avec eux, le parloir et le couvent,
Le mur du jardin, tout fut cerné :
Lui-même, armé d’un tromblon,
Fait la ronde dans tous les sens ;
Il dispose ses espions à tels et tels endroits,
Il place des sentinelles ici et là.

Pendant qu’il est ainsi aux aguets, les deux prieurs,
Couchés avec leurs bien-aimées,
Entraînent leurs vigoureux coursiers
À de longues joutes toujours plus douces, plus agréables,
Et quand, fatigués, ils ont la tête basse,
En baisottant, en patinant, ils amusent leurs dames.


Parfois… Mais arrêtons nos gais propos,
Et éteignons le feu qui embrase notre cœur :
Faisons en sorte que notre récit ne scandalise
Le Minos Piémontais et ne lui fasse froncer le sourcil ;
Évitons que le critique pédant
Ne parle de nous avec trop de mépris.

Le prêtre Tommaso, qui le lendemain devait
Donner à la campagne un somptueux dîner,
De Donna Irene plus tôt qu’à l’ordinaire
Se sépara, pour voyager à la fraîche ;
Il sortit, en traversant un corridor,
De ce guêpier, accompagné du servant.

Mais les deux complices à peine avaient fait quelques pas
Qu’ils trouvèrent une lanterne en face d’eux
Et entendirent un : « Qui va là ? » si brutal et si terrible,
Qu’ils faillirent tomber les quatre fers en l’air ;
Aussitôt arrêtés avec une grande violence,
Ils furent traînés devant Monsignor.

— « Ah ! brigand bon à mettre au carcan ! »
S’écria-t-il furieux, « je t’ai donc pincé !
» Tu éprouveras, à ta honte et à ton grand préjudice,
» Le poids de ma vengeance, et qu’elle ne tarde pas !
» Enlevez-moi d’ici ce misérable
» Et enfermez-le dans une horrible prison. »

Tout tremblant, le prêtre répondit : — « Seigneur,
» Je ne suis pas venu ici pour rien faire de mal ;
» J’ai accompagné l’ami Salvadore,
» Qui avait peur de cheminer dans l’obscurité :
» Il s’offre quelques douceurs avec Donna Chiara,
Pour moi, je ne m’entiche pas de nonnains. »


À ce nom autrefois cher et aujourd’hui détesté,
Le prélat frémit des pieds à la tête ;
Il sentit ses cheveux se dresser sur son front
Et des sentiments divers se combattre dans son cœur ;
Puis il se tourna vers le servant tout confus
Et lui dit : — « Ouvre le couvent, scélérat. »

Le servant, troublé, et saisi d’une peur bleue,
Après être resté quelque temps muet et tremblant
Répondit (et il disait vrai) : — « Je n’ai pas la clef
» Pour ouvrir les nombreuses serrures ;
» La porte par laquelle nous sommes sortis a un loquet
» Qu’un ressort met en mouvement et qui s’ouvre du dedans.

» Si vous me le commandez, j’irai tout de suite
» Prendre la clef et vous l’apporterai ici aussitôt…
» — Brigand, tu voudrais te gausser de moi. »
Dit Ildebrando, et aux sbires qui auprès de lui
Se tenaient, il cria : « Allons, vous autres, accompagnez
» Cet homme en prison et portez-moi les clefs. »

Donna Irene, pendant ce temps-là, se tenait
À une grille de fer de la galerie
D’où l’on dominait une ruelle hors du couvent,
Par où devait partir son amoureux.
Elle eut peur à en tomber sur le carreau,
Quand elle le vit empoigner presque à la porte.

Elle entendit beaucoup de monde, et, le visage pâle,
Courut trouver son amie Donna Chiara,
À qui, tremblante, elle apprit la triste nouvelle
De cette surprise cruelle et imprévue ;
Et elle s’écria : — « Vite, vite, décidez-vous,
» Il faut cacher cet autre prêtre. »


Donna Chiara un moment resta
Indécise, puis elle dit : — « Don Salvadore,
» Si vous êtes pour moi l’amant que vous dites,
» Montrez-le en me sauvant l’honneur ;
» Pour tenter de fuir il est trop tard,
» Et je ne sais où vous cacher aux regards indiscrets.

» Si Ildebrando peut s’assurer que dans mon lit,
» Comme certainement il le suppose, je vous ai reçu…
» Il m’aime et vous connaissez ce billet
» Où il me peint sa flamme… Ah ! si vous êtes ici pincé…
» Sa rage… sa fureur… sa jalousie…
» Oh là là !… Don Salvadore, qu’arrivera-t-il de nous ?

» Habillez-vous…, mais non, il vaut mieux que vous entriez
» Nu dans le lit de la supérieure…
» Il faut que vous souteniez à l’évêque
» Qu’elle vous sollicite…, et même qu’elle vous paie.
» Arrangez-vous pour m’innocenter, et après
» Il me sera facile de vous sauver aussi. »

À peine avait-elle parlé que, semblable à la biche agile,
Qui voit le chien la poursuivre à travers les feuillages,
Elle se sauve sans ceinture et entre dans la cellule
Où dormait son amie Cunegonda,
Sœur converse au service de l’abbesse,
Mais toute différente de goût et de caractère :

Elle faisait mine de seconder la supérieure
Quand elle espionnait pour son compte,
Mais elle ne lui disait que fables et sornettes
Et favorisait ses deux belles amies.
Donna Chiara brièvement lui explique
Ce qu’il faut qu’elle fasse incontinent.


Sœur Cunegonda se lève et éveille
L’abbesse, en lui disant d’une voix qui pleure :
« Ma mère, levez-vous, du poulailler doit s’approcher
» Un renard ou une fouine, ou autre bête féroce :
» Écoutez comme les poussins crient…
» Oh Dieu ! on les mange tous… les pauvres petits ! »

L’abbesse sur le bord du lit
Saute et reste l’oreille dressée ;
Puis elle dit : — « Je n’entends rien, Cunegonda…
» — Parce que vous avez l’oreille dure, »
Répond la sœur converse,… « oh ! mon doux Jésus !
» Écoutez comme ils font pio ! pio ! »

Le poulailler produisait un bon revenu
Réservé au profit de l’abbesse :
Aussi la vieille avare eut-elle peur
Que son gain ne fût compromis,
Et bien vite, pour chasser la bête sauvage,
Elle courut pieds nus, en chemise et en jupon.

Elle avait une lanterne et un bâton,
Avec sœur Cunegonda elle entra dans le jardin ;
Mais bien que l’erreur commise
Lui parût manifeste, elle resta longtemps
À explorer le cul des poules
Du doigt, pour voir si elles allaient pondre.

Cependant, Donna Chiara avait amené
Le prêtre à se rendre à ses désirs :
Dans le lit de la vieille, sans dire un mot
Il était déjà : ah ! que ne peut le dieu d’Amour !
La nonnain, rentrée dans sa cellule,
En avait à double tour fermé la serrure.


Déjà par un bout du long corridor
Arrive l’abbesse pour regagner sa chambrette ;
Par l’autre bout, Monsignor en fureur
Vient, entouré de lanternes et de gens armés.
C’est ainsi qu’autrefois vint baiser les joues du Christ
Cette canaille de Judas Iscariote.

La vieille, effrayée, reste un pied en l’air
Et s’écrie : « À cette heure !… Et que voulez-vous ?
» Vous êtes armé ? Quelle idée vous a passé par la tête ? »
Mais Monsignor cria : — « Où est cet indigne prêtre ? »
» Me voici…, tremble, putain de nonne !
» Je viens te faire une jupe de plomb. »

— « Signor, » dit la vieille, « voulez-vous par hasard
» Me salir d’une si vilaine accusation ?
» Ne Connaissez-vous pas ma pudeur ?
» De telles saletés ne sont pas mon fait…
» Ah ! vous avez tort de m’insulter, vous êtes cruel !
» — Où est Donna Chiara ? » s’écria le prélat.

— « Ah, ah ! » dit la vieille, « voici la cellule
» Où couche cette vraie dépravée ! »
Monsignor, plein de colère et de rage,
Donne dans la porte un féroce coup de pied :
» Sors ! » s’écrie-t-il, « coquine de sœur !
» Sors aussi, prêtre, bon apôtre ! »

Au commencement, sœur Chiara ne répondit pas,
Feignant d’être profondément endormie,
Mais Monsignor ne cessa de secouer
La porte, et peu s’en fallut qu’il ne la jetât bas ;
Elle l’ouvrit enfin ; elle regarda, tout endormie,
Puis elle dit en riant : « Oh ! qu’est-ce que cette armée ? »


Elle était en chemise, une chemise tissée
Par des tisserands Bataves ; à demi nue en sortait
Sa poitrine garnie de deux tetons bien durs,
Qu’elle recouvrait de sa main blanche,
Montrant dans son agitation son ventre poli,
Et ses cuisses et ses jambes et son gros fessier.

À cette vue, Monsignor demeure
Immobile, au point qu’il paraît tout d’une pièce ;
Mais la colère et la folie rentrèrent dans son cœur
En pensant qu’un morceau de si grand prix
Lui était volé, à sa honte et à son désespoir,
Par un subordonné, par un mauvais prieur.

— « Ah ! il te sied bien de faire l’étonnée, »
Cria-t-il, « effrontée que tu es, et de te moquer du monde !
» Honte et déshonneur des saintes filles…
» Avant peu… » et, se tournant vers ceux qui le suivaient,
« Allez, » leur dit-il, « et amenez-moi bien vite
» Ce vilain prêtre qui est caché dans la chambre. »

— « Allez, allez ! » ajouta l’abbesse,
« Et couvrez-moi de honte cette salope
» Qui est parvenue à noter d’infamie
» Notre sainte corporation,
» Et qui, par un si infâme sacrilège… »
Mais Donna Chiara ne put se contenir :

— « Ah ! tais-toi ! » lui cria-t-elle, « puante harpie,
» Tes calomnies, grâce au ciel, sont impuissantes ;
» Mon innocence va éclater à tous les yeux,
» Grâce au Christ et à Santa Maggiorana,
» Et l’on verra dans un instant la preuve
» De ma pureté et du sale péché d’autrui. »


Pendant que, furieuse, elle parlait ainsi,
Ildebrando furetait dans tous les coins ;
Mais, ne trouvant pas celui qu’il supposait,
Il demeura plein de honte et de confusion.
À la fin il dit : — « Ce prêtre est dans le couvent, j’en suis sûr,
» Je saurai le trouver pour son malheur. »

Les religieuses, réveillées par ce vacarme
Sortirent de leurs cellules en criant : « Jésus-Maria ! »
Et elles dirent à Monsignor : — « De grâce, faites
» Fouiller ma cellule la première…
» — Non, » s’écria l’abbesse, « que la première
» Soit la mienne, si Monsignor a pour moi de l’estime. »

Le prélat cria fort à ses séides :
« Allez visiter toutes les cellules. »
Il dit ensuite à deux valets de chambre :
« Entrez dans la chambre de l’abbesse,
» Allez-y pour la forme seulement,
» Ce n’est pas là, bien sûr, qu’est le délinquant. »

Pendant qu’on fouillait les cellules,
Ildegonda disait : — « Bien certainement celle
» Qui dans son cœur pervers et abominable,
» Nourrit des amours si infâmes, si criminels,
» Monsignor, ne saurait obtenir de vous le pardon
» D’un crime si scandaleux, si atroce.

» Soyez sourd à la pitié, aux prières,
» Vous le devez… » Tout à coup on entendit un grand bruit,
Les servants criaient à n’en plus pouvoir :
« Monsignor !… Monsignor !… Monsignor !…
» Venez vite, Monsignor,… accourez…
» Voici le prêtre dans le lit de l’abbesse. »


— « Pardieu ! » s’écria Ildebrando, et il courut à toutes jambes
Dans la cellule d’où le bruit venait ;
Il vit blotti dans le lit le prêtre
Qui, de peur, n’osait remuer,
Et, se tournant vers l’abbesse qui venait d’arriver,
Il lui lança, en serrant les dents, un mauvais regard.

Un enfant qui s’éveille et qui entend
Son père en colère, le fouet à la main,
Lui crier : « Polisson, porc, impertinent,
» Je te déshabituerai de faire toujours au lit, »
Cherche, tout triste et tout effrayé, à cacher
Sous ses fesses le corps du délit.

L’abbesse ne fut pas moins honteuse,
Elle était consternée et ne savait que dire ;
Elle ne peut comprendre si elle veille ou rêve,
Et, pendant ce temps, les rires des nonnains,
La colère de Monsignor, et le vacarme
Que fait chacun, lui font perdre la tête.

Mais quelle lèvre pourra redire les injures
Que Donna Chiara vomissait !
— « Bravo ! Donna Ildegonda, ce sont de belles farces
» Que vous faites là ! Bravo, bravo, bravo !
» Qui aurait cru que si légère fût la jupe
» De cette sale archibisaïeule ?

» Quand je devrais mourir à la potence,
» Je veux d’ici sortir sur-le-champ :
» C’est dans un saint monastère, et non dans un sale bordel
» Qu’ont cru me mettre mes parents ;
» On m’a placée ici pour servir le Christ dans son temple,
» Et non pour être témoin de telle ignominie !


» Ciel, qui de pures et saintes amours as rempli
» Mon âme, de grâce, épargne-lui cette honte !
» Mais auparavant, que la foudre vengeresse frappe
» Et consume cette infâme pourriture !
» Que la terre s’ouvre, et que pour l’éternité
» La flamme de l’enfer la dévore ! »

Après avoir, en criant ainsi d’une voix furieuse,
Accru la confusion de la pauvre abbesse,
Accompagnée de sa fidèle amie,
Elle partit frémissante et s’enferma dans sa chambre ;
Ildebrando, couvert de honte, plein de dépit,
Tourne tout autour de lui des yeux furibonds.

Il fit lier le prêtre, et s’écria : — « Viens, sortons,
» Viens, le feu t’attend, allons, allons ! »
Se tournant ensuite vers la supérieure effrayée :
« Je veux, » dit-il, « que nous causions demain. »
Puis, entouré de ses prêtres et de ses laquais en armes,
Il revint au palais en sacrant.

Comme l’aube du matin apparaissait déjà,
Il ne se mit pas au lit pour dormir ;
Mais, ayant fait appeler son chancelier au bureau,
Il entame un procès diabolique
Contre Irene, qu’il se prépare à faire brûler
Avec les prêtres, l’abbesse et Donna Chiara.

Mais, au moment où sa colère était la plus ardente,
Et le poussait à sévir sans pitié,
Chiara lui écrivit un si gentil billet,
Que sur l’heure il fit élargir les prisonniers
Et gracia des peines par eux encourues
Les prêtres, celle qui lui écrivait et Donna Irene.


Bellarmin dans ses écrits nous raconte,
Et il se peut qu’il dise vrai,
Que Donna Chiara, pour arranger l’affaire,
Se rendit aux impurs désirs du prélat,
Et, qu’au moyen de la jouissance convoitée,
Elle calma et éteignit son atroce fureur ;

Que, désormais devenu indulgent,
Il ferma les yeux, et toujours laissa
Ces nonnes jouir des fruits d’amour,
Pourvu que lui-même en eût à se mettre sous la dent ;
Enfin, que Donna Ildegonda, déshonorée,
Demeura dégradée de sa charge.

Si cela est vrai, comme l’apparence
Semble l’indiquer, nous devrons conclure
Que l’or, le travail et la prudence
Sont utiles dans tous les cas extrêmes,
Mais que, plus que la prudence, l’or et le travail,
La figue est toujours une puissante protectrice.




LA NUIT DES ROIS


À LA SIGNORA*****


Il n’y a pas de récompense plus agréable à un poète qu’un éloge raisonné et mêlé de critique. Vous avez la bonté de me l’accorder, et moi, reconnaissant de votre bonne grâce, je vous dédie cette joyeuse Nouvelle. Elle ne peut offenser votre modestie. Pleine de bon sens et familière avec les meilleurs auteurs, vous savez être généreuse, sourire à la plaisanterie et pardonner à l’audace d’une muse enjouée. Faites-moi l’honneur d’accepter mon présent et conservez-moi votre amitié.



LA NUIT DES ROIS


˜˜˜˜˜˜˜˜


Toutes les histoires et toutes les légendes sont pleines
De maris dont la tête fut garnie de cornes,
Lorsque, impuissants à l’amoureux déduit,
Et possesseurs d’une gentille et charmante épouse,
Ils prétendaient obtenir, par force et par contrainte,
La fidélité que seul procure l’amour.

Une histoire si ordinaire et si banale
A fatigué la patience des lecteurs ;
Mais si, pour trop caresser sa femme,
Un mari a paré son front de si belles fleurs,
Je me figure qu’il faut en tenir un peu plus compte
Et que le récit du fait pourra vous plaire.

Il y avait un très puissant souverain
De Vicchio, un vaste et populeux pays ;
C’était un parent éloigné du roi Pépin,
Un roi qui se nommait Barbagrazia.
Il avait pour femme une grosse boule,
Toute en cul, toute en tetons, toute en vulve.


Elle avait un visage tout rond, avec lequel
La lune dans son plein pouvait faire la paire ;
Barbagrazia, en Août comme en Janvier,
Avec elle jusqu’à midi restait au lit,
Et il n’y restait pas pour faire le paresseux,
Mais nuit et jour il jouait du croupion.

Il s’était mis en tête certainement,
Sans aucun souci de l’avenir,
En battant le fer et le rebattant sans cesse,
D’affiner cette masse de chair ;
Mais il ne savait pas que l’enclume dure toujours
Et que le marteau est plus fragile de sa nature.

À grand peine une année s’était passée,
Que ses joues devinrent pâles et creuses ;
Il était réduit à l’état de squelette ;
Ses jambes sèches paraissaient deux flûtes,
Il toussait souvent, avait la pulmonie,
Et semblait toujours tirer un câble après lui.

Il se mit au lit, et les médecins de la Cour
Firent une très verbeuse consultation :
Ils décidèrent que le Roi avait fort à craindre
Dans la région lombaire une grave lésion ;
Que le poumon était atteint, et que Sa Majesté risquait
De devenir, Dieu l’en garde ! phthisique.

Ils lui ordonnèrent ensuite certaine décoction
Où la drogue la plus douce était le quinquina,
Et ils lui conseillèrent de ne plus partager
Le lit de sa volumineuse épouse :
Chose qui à Barbagrazia déplut à tel point
Que jamais il n’éprouva plus grande douleur.


Après une autre année, s’étant quelque peu rétabli,
Il fit réunir le conseil des médecins,
Et par le premier des docteurs il fut autorisé
À user quelquefois des droits sacrés du mariage,
À condition qu’il n’en userait pas, sans
En obtenir de lui d’abord la permission.

Barbagrazia s’imaginait toucher
Le ciel du doigt, tant il bouillait de luxure !
L’ordonnance du médecin par lui fut observée
Quelque temps ; à la fin elle l’ennuya,
Parce qu’il lui parut honteux et déshonorant
De besogner avec le placebo du docteur.

Et, négligeant les avertissements qu’on lui avait donnés,
Il se remit à monter sur la Reine ;
Mais, pendant qu’il assouvissait ses désirs,
Un mal bien plus grand qu’auparavant le saisit :
Ni médecins, ni remèdes secrets ne lui servirent,
Et, de guerre lasse, il se livra aux mains des prêtres.

Déjà il avait fait son testament,
Déjà l’assistait le père capucin,
Et sa respiration à peine faisait remuer
La flamme d’une bougie qu’on lui mettait sous le nez ;
Déjà les pieuses cérémonies étaient accomplies :
Il ne manquait plus que le râle de la mort ;

Quand, soit que le médecin le rappelât à la vie,
Ou que sa vigueur naturelle le sauvât,
Ou que son patron San Bartolomeo
Fît un prodige exprès pour lui,
Il eut une crise salutaire
Et revint en santé comme auparavant.


À peine fût-il guéri, que le docteur,
Lui parlant sérieusement et d’un ton grave,
Lui dit : « Majesté, si de nouveau
» Vous prétendez faire le joli cœur,
» Si vous n’êtes pas un peu plus sage et plus discret,
» Vous engraisserez les choux du jardin.

» Le mariage demande un homme bien trempé
» Qui ait du sang dans les veines ;
» Vous êtes froid et très ensorcelé,
» Et vous n’avez pas de bourre dans les reins ;
» Même, le fait d’avoir toujours le machin raide
» Est signe de faiblesse, comme Celse l’a écrit.

» Ainsi, si vous voulez échapper au péril
» Qui vous menace, comme je vous l’ai dit,
» Faites attention de suivre mon conseil :
» Non seulement dans le lit de la Reine
» Vous ne coucherez plus, ainsi que fait un mari,
» Mais vous dormirez dans une autre chambre.

» Je ne veux pas vous interdire absolument
» L’exercice des droits du mariage,
» Mais vous devrez vous en rapporter aux indications
» Que je vous donnerai ; car je connais votre tempérament ;
» Et jamais vous n’approcherez de votre femme,
» Sans qu’un billet de moi vous ait ouvert les portes.

» Admis au lit de votre royale épouse,
» Vous ne resterez pas avec elle plus d’une demi-heure ;
» Et, après avoir une seule fois satisfait ces désirs
» Qu’inspire l’Amour, bien vite vous vous en irez
» Et vous retournerez fouler votre lit de plumes,
» De peur que l’usage ne devienne mauvaise habitude.


» Pour que mes prescriptions soient exécutées,
» Quatre ou six vénérables matrones
» Seront par votre ordre installées,
» Et auront la consigne rigoureuse
» De vous interdire l’accès auprès de votre femme,
» Si, ce jour-là, je ne vous en donne la permission. »

Le Roi, songeant que mal volontiers
Il irait rendre visite à son grand’père,
Sentant que le médecin disait vrai
Et craignant une troisième maladie,
Prit une chambre pour lui, fit choix des matrones
Et signa une loi telle que le docteur la voulait.

Au quartier de la Reine, le médecin
Porta le papier avec un grand discours ;
Il lui fit voir apertement
Qu’il fallait obéir, que c’était indispensable.
Elle, à ces paroles, ne rougit ni ne pâlit,
Mais elle se tut, tourna la tête et leva une épaule.

Le docteur appela près de lui les matrones
Et leur fit croire, par un discours habile,
Que si, en laissant enfreindre l’ordre donné,
Elles causaient la mort de ce mari sensuel,
Elles en rendraient compte à tout le royaume
Et se trouveraient dans une fort mauvaise passe.

La chambre où Barbagrazia mit son lit
Avait sa porte sur le grand salon ;
Juste vis-à-vis se trouvait
L’appartement de son épouse,
Et en face d’une grosse lampe était le quartier
Où les pages avaient coutume de se tenir.


La nuit, quand le Roi avait permission
D’aller avec sa femme un peu s’amuser,
Il se mettait un manteau d’écarlate
Dans lequel jusqu’aux yeux il s’enveloppait
D’habitude, surtout pendant l’hiver,
Pour ne pas tousser ou s’enrhumer à perpétuité.

Sa robe de chambre tombant jusqu’à ses pieds,
Et sur la tête un bonnet de castor
Par deux rubans lié sous le menton,
Si bien qu’il étouffait presque dedans,
Il traversait le salon, frappait à la porte,
Et, quand il avait la permission, il entrait.

Dans la chambre dorée de la Reine
Les matrones admettaient leur seigneur ;
Il y restait une demi-heure, selon la règle
Invariable fixée par le docteur,
Et, après cela, en semblable équipage
Pour regagner son appartement il se remettait en route.

Parmi les pages était depuis peu un jeune homme
D’un tempérament très nerveux, vigoureux et musclé,
Instruit et habile aux combats d’amour,
Le plus beau fouteur de la Cour.
Un matin qu’il était de service,
Il s’enflamma tout à coup pour la Reine.

L’Amour dans son sein allume une flamme si ardente
Et lui enveloppe si bien le cœur de ses filets,
Qu’avec les yeux du corps et de l’esprit
Il ne voit plus que ce gros morceau de viande,
Et sa pensée, que rien d’autre ne préoccupe,
Mesure ces gros tetons et ce gros fessier.


Tantôt il lui semble contempler la toison
De très joli poil noir et frisé,
Qui orne le majestueux parvis
Du temple de son doux et dodu trésor ;
Tantôt il s’imagine, dans un doux combat,
Éteindre avec elle sa rage amoureuse.

En vain il se représente le danger
Auquel un tel désir pourrait l’exposer :
Priape en belle humeur n’écoute aucun conseil.
Il résolut donc de se satisfaire
Quand bien même, cruel et funeste pour lui, le sort
Devrait lui faire perdre la tête.

Le voilà donc qui décoche à la Reine de tendres œillades
Et lui fait les signes les plus clairs qu’il peut ;
Mais tout cela fut peine inutile :
Cette marmotte se montra pour lui
En toute circonstance froide comme une statue,
Et ne vit ni ses signes, ni ses œillades.

Avez-vous jamais vu le protecteur ruiné
D’une gentille et rusée danseuse,
Qui, par ses battements de mains et ses bravos,
Essaie de payer sa place au lit ?
Le profit qu’il en tire ressemble tout juste
À celui qu’obtenait notre page.

Il était éperdûment épris
Et comme cire au feu se consumait ;
Il tenait son secret caché dans son cœur,
Croyant dangereux de le révéler à autrui,
Et redoutant de s’attirer quelque mauvaise affaire
S’il adressait à cette sotte un billet.


Il ne savait pas encore de quelle façon
Le Roi allait trouver sa femme ;
Après une longue attente, enfin vint un soir
Où il fut de garde dans la demeure royale,
Et il vit une chose, qui soudain le combla de joie
Comme un homme qui gagne un terne à la loterie.

Au milieu de la nuit, ayant dans la poitrine
Par la main de l’amour un volcan allumé
Et ne pouvant plus rester au lit
Pour excessive tension du nerf principal,
En se sentant couché non loin de son idole,
Il se mit à se promener, pieds nus, par la chambre.

Il lui sembla entendre du bruit dans la salle ;
Il mit l’œil à un trou qui paraissait fait tout exprès,
Et il vit le Roi sortir de sa chambre,
Enveloppé comme un foie dans la crépine ; il le vit
Traverser à grands pas le salon
Et frapper à la porte que lui ouvrirent les matrones.

Au bout d’une demi-heure, il le vit repasser
Et rentrer dans son propre appartement.
Avec un extrême plaisir il comprit alors
Qu’il pourrait être heureux dans son amour
En préparant, pour la première nuit
Où il serait de garde, semblable déguisement.

Bien des jours se passèrent avant qu’il pût
Mener à bien la ruse projetée ;
Par suite de diverses circonstances, le majordome
Ne le commanda de service qu’au commencement de l’année,
C’est-à-dire pendant la première semaine,
Juste la veille de la fête des Rois.


Le docteur, qui voulait se mettre dans les bonnes grâces
Du Roi pour en tirer quelque petit cadeau,
Lui dit : « Vous voudrez certainement
» Célébrer les Rois, et je parie
» Qu’en un jour si solennel, vous trouverez que c’est peu
» De jouer une seule partie à si joli jeu. »

Ensuite il sourit et il ajouta : « Faites
» Votre affaire avec la Reine après souper ;
» Couchez seul, et quand d’or et de pourpre
» L’aube colorera le ciel, retournez la voir.
» Ah ! pour cette nuit je ne veux pas vous faire souffrir :
» Semel in anno licet insanire !

» Quoi ! vous faites la grimace ? Auriez-vous en tête, par hasard,
» De rester avec votre femme toute la nuit ?
» Ah ! loin de vous cette funeste idée !
» Vous êtes pincé, et tous les coups
» Que dans sa cible décharge votre ardeur
» Sont pour vous autant de cailloux dans les poumons. »

Cela dit, il partit ; il alla trouver la Reine
Et lui parla ainsi : — « Nous sommes en carnaval ;
» Vous le savez et vos femmes le savent,
» N’importe quel jeu en ce temps est permis.
» En l’honneur de cette fête insigne,
» Je vous veux accorder aujourd’hui un privilège.

» Pour vous donner des preuves de son chaud amour,
» Barbagrazia viendra ; je le lui ai permis.
» Ainsi, sans que je lui donne aucun billet,
» Que cette nuit, tant qu’il voudra, il ait accès près de vous,
» Mais qu’avec vous il ne la passe pas : il nous faut
» Beaucoup de prudence pour ne pas lui faire faire la culbute.


Jamais Hippocrate ni Galien ne gratifièrent
Leurs malades de si agréable ordonnance.
Barbagrazia, le cœur plein de joie,
De tous ses vœux appelait la nuit ;
Et, non moins que lui, ne songeant qu’à se satisfaire,
Le page vigoureux la désirait.

Il craignait que ses projets fussent contrariés
Par ses compagnons qui pouvaient tout voir ;
Mais ils furent protégés et favorisés
Par un usage en vigueur dans le quartier :
Le nouveau venu devait payer à souper
La veille au soir du jour des Rois.

Il avait moins de service qu’aucun autre,
Et, comme il était riche, il pouvait se faire honneur.
Il paya un souper exquis, et fut si adroit
À distribuer de Bacchus le délicieux liquide,
Qu’il garda sa raison, tandis que ses convives
S’en allèrent au lit ivres-morts.

Les courtisans étaient sortis de table ;
Tout se taisait dans le palais royal,
Lorsque le Roi, encore plus emmitouflé dans son manteau
Parce que cette nuit-là il faisait plus froid,
Se mit en marche, et, de la manière accoutumée
Alla trouver sa corpulente épouse.

Le page le vit, et il se sentit au cœur
Naître une émotion aigre-douce :
Mettre des cornes sur la tête de son seigneur,
Était chose qui valait la peine d’y penser ;
Entrer dans le lit de la Reine adorée.
Était le plus doux de tous les plaisirs.


Déjà il avait la robe de chambre sur le dos,
Sous le menton son chapeau était attaché
Et, enveloppé dans un manteau rouge comme celui du Roi,
Il ressemblait à Barbagrazia tout craché.
Ses compagnons étaient plongés dans un sommeil tel
Qu’à peine si la nature en donne un pareil aux loirs.

La demi-heure passée, il vit sortir
Le Roi qui rentra dans ses appartements ;
Il sentit alors son audace diminuer
Et se mit à trembler comme feuille au vent,
Ou comme un paysan qui s’installe au lutrin
Pour chanter un office des Morts.

Le repentir tout à coup le saisit ;
Il fut fâché d’avoir revêtu ce costume,
Se figurant que tout le monde connaissait sa ruse,
Et il aurait renoncé à son dessein
Si le Dieu d’amour, de prudence ennemi,
Ne lui eût prêté secours et assistance.

Il rappela à l’esprit effrayé
Du timide et penaud courtisan
L’image, sur lui si puissante,
De cette gorge rebondie, de ce cul énorme ;
Il la lui peignit nue, dans certaine fonction
Qui aurait tenté un ange du ciel.

Une peinture si expressive et si vivante
Mit en mouvement chez lui un je ne sais quoi, tel
Qu’il ressemblait (je ne dis que la moitié de la vérité)
À un morceau de cierge pascal.
À le voir se dresser avec tant d’orgueil,
L’Amour sourit et prévit sa victoire.


Le page avait repris du cœur : « Allons ! » dit-il,
« Essayons de pénétrer dans ce réduit ;
» Et si le sort ingrat et cruel prépare
» Au désir qui me brûle une fâcheuse issue,
» Je saurai le braver, je ne le crains pas :
» Il ne peut être plus terrible que mes tourments.

» Mais, si elle me reconnaît ?… et si elle repousse,
» Froide et barbare, mon constant amour ?…
» Si elle crie, ou si elle menace de me dénoncer au Roi ?
» Eh bien ! alors à une des colonnes de son lit
» Je me pendrai ; elle sera heureuse de m’avoir fait
» Un sort pareil à celui d’Iphis.

» Mais pourquoi désespérer ? L’heure tardive
» Et l’ami Morphée peuvent me prêter la main ;
» La garde est plongée dans le sommeil ; il se peut bien
» Que, sans défiance, elle ne découvre pas ma ruse ;
» Et la Reine n’aura pas l’idée d’attribuer
» Cette hardiesse à un autre que son mari.

» La fortune aide les audacieux, elle dédaigne
» Les sots qui se la rendent contraire.
» Ah ! si une ruse heureuse me procure
» Un plaisir si ardemment désiré !… si je puis parvenir
» À la serrer dans mes bras, à la caresser… Oh ! Dieux !
» J’accepte mille fois en échange la potence et l’enfer ! »

Plein de ces pensées, quand lui parut
Arrivée l’heure à ses désirs propice et favorable,
Le mieux enveloppé qu’il put il se présenta
À la porte ; il frappa : la matrone,
Sans s’occuper de le regarder de près,
L’introduit et le salue en riant.


L’obscurité, le sommeil, cet accoutrement
Que le page avait si bien imité,
La tournure, la taille qui ne présentait
Pas de différence, étant la même chez tous deux,
Tout concourut au succès du galant
Et Cupidon lui donna des ailes aux pieds.

La vaste salle où se tenait la garde
N’était éclairée que par une faible lumière
Qui pénétrait à peine dans la chambre,
Où sur un lit riche et doré était couchée,
Entourée d’épais rideaux de soie,
Cette reine très indolente.

Voyant réussir sa malice et sa ruse,
Le page enchanté s’approche de la dame, et aussitôt
Lui fait signe de se retirer de côté ;
Elle lui fait place en grommelant,
Il jette sans tarder ses habits
Et lui monte dessus, tout chaud, tout brûlant.

Sous elle glissant les mains, tractabat,
De ci et de là, crassissimas nates ;
Puis, intra portentosas mammas faciem abscondens,
Il se mit à lui donner des saccades,
Tanto nisu lumbos lateraque movens,
Qu’il en rompit presque les pieds du lit.

Cette reine était une vraie muraille
Qui aurait tenu tête non-seulement à Priape, mais à un canon.
Toutefois, en sentant l’oiseau prendre un tel essor,
Elle s’écria : « Doucement, doucement, calmons-nous !
» Comment pouvez-vous montrer tant de vigueur ? »
Le page continue l’assaut et se tait.


Sur la fin de l’agréable opération,
Copioso imbre Veneris campum irroravit,
Et, sans même prendre un instant de repos,
À son bidet il rouvrit la carrière ;
On aurait cru qu’il en avait pris un autre à la poste,
Car le trot parut s’être changé en galop.

Par neuf fois, sans quitter la selle,
Il donna de l’éperon à sa jument ;
Chaque course était plus belle que la précédente,
Sa force, loin de diminuer, s’accroissait toujours,
Et, à la fin de chaque chevauchée,
Il semblait qu’il débondât un tonneau.

La Reine, confite dans un si doux julep,
Fermait les yeux et le laissait faire ;
Cependant, étonnée d’un si long travail,
— « Vous voulez donc vous tuer, seigneur ? » dit-elle.
Lui ne répond pas ; il se raffermit en selle
Et veut courir la dixième poste.

Mais il réfléchit qu’il valait mieux
Renoncer à une danse si délicieuse ;
Car il pouvait prendre au Roi la fantaisie
De donner un autre picotin à son cheval ;
Et il eut raison ; la demi-heure était écoulée,
Et les matrones l’auraient mis dehors.

Il sortit enfin du lit, et par deux fois
Il eut envie d’y rentrer incontinent,
Car, bien que ses courses eussent été nombreuses,
Il ne s’était pas encore suffisamment soulagé ;
Il soupira, prit ses habits et son manteau
Et retourna au quartier des pages.


Il y était à peine rentré
Et il n’en avait pas tout à fait fermé la porte,
Que le Roi, bien que ne fût pas venu le moment
Fixé par le docteur, et que n’apparût pas
L’incertaine clarté de l’aube naissante, plein d’appétit
Amoureux, de sa chambre était sorti.

Il lui semblait entendre un léger bruit
Semblable à celui d’un contrevent qu’on ferme ;
Il tourna les yeux de tous côtés, et, ne voyant rien,
À la lumière que sa lampe projetait par terre,
Il tendit les oreilles un moment
Et crut que c’était le vent qui sifflait.

Il frappa à la porte ; la matrone, en ouvrant,
Rit et s’écria bien haut : « Quelle fête !
» Vous allez me faire user le loquet.
» Pardieu ! vous avez pris de l’eau de bourrache ! »
Dans le cœur du Roi ce bruit et ces paroles
Produisirent de vagues et légers soupçons.

Cependant il se tut ; dans la chambre de la Reine
Il entra en grande hâte, et arrivé au lit où
Elle dormait à plat ventre et ronflait
(Car les prouesses du page avaient été pour elle de l’opium),
Il l’embrasse étroitement, pousse un gros soupir
Et s’apprête à livrer un nouvel assaut.

Elle s’éveilla, et : — « Pour l’amour du ciel ! »
Dit-elle, « seigneur, laissez-moi dormir ;
» Ah ! je suis tout en nage, je n’ai pas un poil de sec !
» Voulez-vous donc me faire maigrir ?
» Je me sens les côtes toutes rompues…
» Vous plaisantez ! Dix fois en une nuit !


» Vous avez fêté le mariage hier soir
» Après souper, et cela m’a été agréable ;
» Mais d’une si vigoureuse et si horrible façon
» Vous ne m’avez pas alors secouée.
» Vous revenez tout à l’heure, et… cordieu !
» Vous courez neuf postes comme un diable !

» Et puis, seigneur, je n’y comprends rien,
» Vous avez aujourd’hui une affaire démesurée…
» Jamais je ne vous ai senti un si gros morceau…
» L’auriez-vous enflé par malheur ?…
» Ah ! votre médecin vous pousse à votre perte,
» Il vous a fait prendre des cantharides. »

À ces mots, certain désormais d’avoir des cornes,
Barbagrazia demeura sans respiration :
Il frémit de rage, et dans son cœur fit serment
De mourir cocu, mais vengé ;
Il éclata d’un rire ironique, et de sa femme,
En s’en allant, il feignit d’exaucer les désirs.

Rentré dans le salon : « Qui à cette heure, »
Dit-il en lui-même, « peut m’avoir fait cet affront ?
» Quiconque vient du dehors ne peut pénétrer ici ;
» Les sentinelles le prendraient et le tueraient !
» Et qui peut avoir eu tant d’audace ?
» Cordieu ! je parie que c’est quelque page !

» Ce bruit !… ces paroles !… ah ! scélérat ! »
En parlant ainsi, vers leur quartier il se dirige ;
Il en ouvre la porte doucement, doucement,
Il tend les oreilles et attentivement écoute :
Il entend ronfler bien fort là-dedans,
Mais il ne voit rien, parce que la lumière est éteinte.


Le page l’avait soufflée, après avoir caché
Son manteau, sa robe de chambre et son bonnet ;
Barbagrazia s’avance avec précaution
À la lueur que répand la lampe du salon ;
Notre encorneur, au lit avec son compagnon,
Fait semblant d’être plongé dans un profond sommeil.

« Diable ! qu’est-ce que cela ? » dit alors
Le Roi, « qui donc m’a fait les cornes ?
» Est-il possible que ma femme se soit trompée ?
» Qu’un songe… ? Eh ! foutre ! un songe ! Je ne suis pas fou,
» J’ai des cornes si longues que, bien que neuves,
» Elles défonceraient le cul de Jupiter à la grande barbe ! »

Il lui vint ensuite cette pensée, que quelqu’un pouvait
Simuler le sommeil et avoir fait le tour,
Et il dit : « S’il en est ainsi,
» Il est impossible que le cœur ne lui batte pas ;
» Un homme qui a fait cocu un gaillard comme moi
» Ne peut, pardieu ! pas dormir tranquille ! »

Presque à tâtons il alla près du lit
Et mit à chaque dormeur la main sur la poitrine,
Espérant parvenir à deviner ainsi
Et à découvrir l’auteur du méfait.
Mais sur chacun il lui sembla reconnaître un signe
Qui le dénonçait comme coupable de ce crime infâme.

Les camarades de chambrée du page avaient bu
À ce point qu’ils ne tenaient plus la tête droite :
Le sang, dont la force s’était trop accrue,
Donnait à leurs régions précordiales une violente agitation,
Et, au cœur de notre héros, l’excès de frayeur
Causait des palpitations contre nature.


Dans une telle incertitude, la patience au Roi
Échappa presque, et il fut sur le point de se faire reconnaître.
» Par Dieu ! c’est qu’ils s’en sont donné tous ! »
Dit-il, « et elle n’a pu s’en apercevoir !
» Bah ! que diable dis-je là ? Est-ce que je perds la tête ?
» Oh ciel ! oh ciel ! qui m’a planté les cornes ? »

Il tâte de nouveau le page qui, bien qu’il imitât
Le sommeil mieux que s’il dormait réellement,
Ne fut pas tout à fait maître de faire taire son cœur,
Qui même sauta plus fort qu’auparavant ;
Il sembla à Barbagrazia, et avec raison,
Qu’il l’avait plus agité que les autres.

À cette remarque, et s’apercevant que le visage
Et plus encore l’oreille du jeune homme étaient gelés,
Barbagrazia crut être absolument certain
Que c’était lui qui avait fait le coup ;
Il souffla de colère, et songea à en tirer en hâte
Une obscure, mais terrible vengeance.

« Demain, » se dit-il à lui-même, « au jour,
» Tu auras la plus belle fête que tu aies vue !
» Si je ne craignais de révéler mon déshonneur,
» Sur l’échafaud je te ferais laisser la tête ;
» Mais tu feras, pour qu’on n’ait aucun soupçon,
» La culbute dans une oubliette, »

Alors, afin de le bien reconnaître
Et de ne pas prendre un autre pour lui,
Le Roi, ayant ouvert un portefeuille de maroquin,
Que par hasard il avait dans sa robe de chambre,
En sortit une paire de ciseaux
Et sur l’oreille gauche lui coupa les cheveux.


Il s’en alla ensuite ; le pauvre garçon,
En se sentant toucher deux fois et couper les cheveux,
Demeura comme fou de terreur,
Et peu s’en fallut qu’il ne tombât en syncope ;
Il s’écria : « Hélas ! le Roi ne se contentera pas de cela,
» Aujourd’hui il me coupe les cheveux ; demain ce sera le cou. »

Longtemps il resta plongé dans de tristes réflexions ;
Tantôt de se soustraire par la fuite au péril,
Tantôt de tourner contre lui-même poignard ou sabre,
Tantôt de s’étrangler il prenait la résolution ;
Tantôt encore l’occasion lui suggérait la pensée
De se jeter à bas du balcon et de se rompre les os.

Il se lève, décidé à fuir,
Et, ayant allumé une chandelle à la cheminée,
Il voit que Barbagrazia avait jeté
Les cheveux coupés au pied du lit :
Son cœur tressaille d’allégresse, et il dit :
« Oh ! comme il est bête et que je suis heureux !

» Il veut se couper les cornes, mais il se trompe ! »
Le page prend alors les ciseaux qu’il avait dans son carnet,
Et il coupe les cheveux à tous ses compagnons
Au-dessus de l’oreille, du côté gauche ;
L’affaire ainsi arrangée,
Il passe, moins effrayé, le reste de la nuit.

À peine le jour parut-il du côté de l’Orient
Que le Roi, plein d’une colère bestiale,
Tira la sonnette avec tant de force
Que tous les courtisans en augurèrent mal ;
Ils accoururent en hâte, et d’une main tremblante,
En lui donnant le bonjour, ouvrirent la fenêtre.


Barbagrazia s’habilla, s’assit sur un fauteuil,
Et dit en frémissant : « Holà ! faites savoir
» À ces bougres de polissons
» Que je les veux tous voir dans le salon réunis. »
Un serviteur comprit à ce mot ce qu’il voulait
Et porta aux pages son exprès commandement.

Ils se réveillèrent en sursaut, et vite
S’habillèrent, les yeux encore en papillottes ;
Un d’eux, plus éveillé que les autres,
Avec un juron qui fit trembler les cieux,
S’écria : « Quel est celui d’entre vous, coquins,
» Qui m’a coupé une mèche de cheveux ? »

— « À moi aussi on m’en a coupé une ! » s’écrie un autre ;
— « À moi aussi ! à moi aussi ! » crie chacun d’eux ;
Du page rusé qui dans l’obscurité
Avait si bien rassasié son obscène passion
Le cœur palpite, mais son langage est hardi
Et il conseille aux autres d’avoir recours au Roi.

Un fait si extraordinaire, et l’ordre du Roi
Qui n’avait pas coutume de s’éveiller à pareille heure,
Les rendaient tous incertains et tremblants ;
Si bien que, le visage pâle, pleins de frayeur,
Ils ressemblaient, réunis dans la salle, à une bande de filous
Entourés de sbires et en présence du juge.

Le Roi sortit et se mit à se promener
Sans avoir l’air de faire attention aux pages rassemblés ;
Puis furtivement il les considéra
Et, à sa grande surprise, leur vit à tous
Les cheveux coupés du même côté,
De sorte qu’il ne put distinguer l’encorneur.


Il ouvrit la bouche, et poussé par la colère,
Il fut sur le point de dire : « Quel est le brigand
» Qui a poussé l’insolence au point
» De faire de si longues cornes à un monarque ? »
Mais il pensa que c’était là le vrai moyen
De se poser au front les cornes qu’il avait aux pieds.

Il baissa les yeux et rit sans le vouloir
D’une ruse si bien ourdie et même de son propre déshonneur ;
Mais, prenant ensuite un air grave et sérieux,
Aux pages, qui tout tremblants étaient autour de lui,
Il dit : « Que celui qui l’a fait ne le fasse plus,
» Et surtout, s’il veut vivre, qu’il se taise ! »

Ainsi, pour avoir voulu trop faire le vaillant,
Il fut cocu. Et qui ne le sera pas ? Ceux qui auront
Assez de bon sens et de discrétion pour se contenter
De tenir leurs femmes en haleine
En les besognant trois cent soixante-cinq fois par an,
Pourront espérer semblable privilège.




MUSTAPHA



MUSTAPHA


˜˜˜˜˜˜˜˜


Il y avait une fois, en Turquie, un homme
Connu dans l’histoire sous le nom de Mustapha ;
Cet homme n’avait aucune courtoisie,
Il ne connaissait vertu, ni charité,
Et parmi les Turcs ne s’était jamais vu
Monstre plus farouche, plus cruel, plus méchant.

Despote, il voulait toujours avoir raison ;
Aussi personne n’osait-il lui répliquer,
Et, à force de cris et de coups de bâton
Il maintenait vivante son autorité ;
Il avait douze femmes, le traître,
Et à toutes il faisait se ronger le cœur.

Douze femmes ! oh ! direz-vous, grandement
Avait-il raison d’être si agité !
Pour vivre toujours dans les chagrins, dans les tourments,
Une seule femme à vos côtés suffit bien !
Soit ! point ne veux entrer dans ces affaires-là ;
Le fait est qu’il avait douze femmes.


Serrures, crochets, verrous,
Barres de fer, chaînes, cadenas,
Esclaves privés de leurs génitoires,
Grilles doubles, pièges tendus,
Hautes fenêtres, fossé, mur épais,
Ne le rassuraient pas contre les cornes.

Plumes, encriers et papier, à l’égal
Des courts pistolets étaient prohibés ;
Le bourdonnement des mouches, le braiement des ânes,
Le miaulement des chats, les aboiements des chiens
Mettaient l’alarme dans le sérail,
Et, vite, Mustapha courait aux armes.

Se visiter, causer entre elles était interdit
Aux malheureuses épouses ; il disait
Qu’une bonne femme doit rester seule
Et ne penser qu’à son mari.
« Une brebis galeuse, » répétait-il
À toute minute, « peut en gâter cent. »

Un jour qu’étendu sur le sofa
Il avait appelé ses femmes en sa présence,
L’une d’elles, à qui l’emporté Mustapha
Fit avec ses reproches perdre patience,
Lui jeta à la face ses mauvais traitements,
Son insupportable et sauvage férocité ;

Et elle lui dit : « Par Dieu ! monsieur mon mari,
» Jusqu’à ce jour je vous ai été fidèle,
» Mais puisque toujours à tort en fureur
» Vous êtes, et si désagréable et si cruel,
» Je veux, car il ne m’en arrivera pas davantage,
» Vous faire, si je peux, cent paires de cornes. »


Alors Mustapha tira son couteau
Et le lui enfonça tout entier dans la gorge ;
Elle ne survécut pas une heure à ce coup perfide,
L’innocente et malheureuse enfant ;
Elle expira en disant : « Sur toi Mahomet s’apprête
» À tirer de ce meurtre une terrible vengeance.

» Ne pleurez pas, ô mes compagnes ! ma mort
» Vous amènera de plus heureux jours ;
» Devant le grand prophète déjà je vais comparaître,
» Et justement… il punira… je l’espère…
» Ce brigand !… » Elle ne put en dire davantage,
L’heure de la mort était venue.

Séparée du corps, cette belle âme
S’envola dans le paradis de son Mahomet,
Comme la tremblante étoile du matin.
Le visage resplendissant d’une flamme céleste,
Et stupéfaite, elle contempla tout autour d’elle
Ce délicieux et ravissant séjour.

Elle se trouva au milieu d’un petit bois fleuri
Où serpentait un limpide ruisseau d’argent :
Parmi les roses et les lis elle chemina quelque temps
Et, à la fin, vit en face d’elle un palais
Auprès duquel serait un bouge
Le Louvre altier et l’Escurial lui-même.

Aussitôt de la grand’porte sortirent
Cent blonds et fort jolis damoiseaux
Qui vinrent à sa rencontre et l’acclamèrent pour leur dame,
Et lui offrirent à l’envi leur amour et leurs oiseaux,
En lui disant : « Choisissez, charmante Uris,
» Vous serez l’épouse de qui vous voudrez. »


En parlant ainsi, ils la portèrent à force de bras
Dans une riche et somptueuse chambre ;
Une tente de soie suspendue au plafond
Couvrait un lit moelleux et attrayant
Qui ressemblait à un trône impérial,
Et sur lequel ils la déposèrent avec grand respect.

Ils lui ôtent les vêtements et les blancs tissus
Qui couvraient ses membres délicats ;
Ils l’arrosent de parfums exquis
Et tous lui rappellent qu’elle doit choisir.
« Nous sommes, » dirent-ils, « à vous et de toutes façons ;
« Notre office est de vous donner du plaisir. »

La belle se montra quelque peu hésitante,
Puis elle congédia sa gentille compagnie.
Cependant, elle en retint auprès d’elle un
Qui lui parut le plus aimable de tous,
Et elle lui dit en rougissant : — « Ah ! puisque je dois
« Choisir, je ne vois que vous de digne de moi. »

L’aimable garçon choisi entre tous
Sourit de plaisir à cette déclaration ;
Il était beau et charmant comme Adonis,
Robuste et musclé comme Alcide ;
Il monte sur le lit, l’embrasse, la serre contre lui ;
Son visage, à elle, d’une belle rougeur se colore.

Après les préliminaires d’amour, que je veux
Passer sous silence, car je ne saurais bien les décrire,
Désireux de jouir et de faire jouir autrui,
Il se précipite avidement sur elle,
Toujours redoublant les amoureuses saccades
Du milieu du jour à la tombée de la nuit.


Un plaisir si prolongé, tant de vigueur,
Plongèrent dans l’étonnement la mignonne Uris.
— « Oh ! voilà vraiment, » dit-elle, « la bataille d’amour !
» Voilà de vraies armes ! voilà une belle jouissance !
» Quelle volupté inconnue s’empare de moi !
» Oh ! douce extase qui m’enflamme de plus en plus !

» Ah ! l’on ne jouit pas sur terre de cette façon !
» Je vois bien que je suis chez les Dieux,
» Je voudrais… » et sur lui en riant elle fixe les yeux,
« Je voudrais… presque recommencer. »
Il répond alors : — « Si tu ne veux autre chose,
» Me voici prêt à satisfaire tes désirs. »

Aussitôt il recommence à jouer de l’échine
Et continue jusqu’au lendemain matin.
Tantôt il y met toute sa force, tantôt il se modère,
Ralentissant les coups, les pressant à propos ;
Dans le vase d’amour à plusieurs reprises il verse
Du nectar de vie le flot débordant.

Lorsque parut, au ciel la nouvelle aurore,
Ces heureux amants s’endormirent,
Mais toujours étroitement embrassés,
Toujours abîmés l’un dans l’autre,
Et, quand au lit ils entendirent sonner midi,
Après une escarmouche, ils s’habillèrent.

Le prodige fut qu’ils se sentirent
Plus vigoureux après tant de postes courues ;
De la chambre ils sortirent blancs et roses,
Prirent leur chocolat avec un biscuit,
Et dans un petit bois allèrent se promener
Jusqu’à ce que le dîner fût prêt.


Je me rendrais ennuyeux assurément
Si je voulais décrire toute chose,
Et dire comment nos amoureux passèrent les heures
D’une vie si délicieuse ;
Ils buvaient, mangeaient et foutaient,
Ils foutaient, mangeaient et buvaient.

Un jour que la belle Uris avec son cher amant
Avait une tendre conversation,
Ses onze compagnes lui passèrent
Par la tête, et cette pensée fut un nuage
Qui un instant couvrit de ténèbres
Le rayonnant éclat de son visage.

L’amant s’en aperçut, et : — « Quelle pensée, »
Lui dit-il, « t’afflige ainsi, mon idole ?
» Parle, aie confiance en mon amour sincère,
» Qui désire uniquement ton bonheur. »
Elle alors lui expliqua, clair et net,
Combien elle avait souffert avec son cruel époux.

Et elle conclut en le priant de vouloir bien
Punir ce maudit Mustapha,
Qui de l’entrée de son sérail
Fait comme une porte de l’enfer.
Il lui répondit alors : — « Ô ma chérie,
» N’en doute pas, tu seras contente, attends un peu. »

Ce disant, il fit tinter une clochette d’argent
Qu’on entendit dans le palais tout entier,
Et dans leur chambre à l’instant
Apparut une foule de Génies ;
Le jeune homme parmi eux en choisit un
Qu’on appelait Capelbruno.


— « Ami, » lui dit-il, « cette aimable
» Uris te demande un petit service ;
» Va là-bas dans le monde, tu te connais
» En ruses, en sortilèges de toute sorte :
» Prends de Mustapha la laide figure,
» Et chasse-le loin de ses femmes ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait ; le jeune et beau Génie
Descendit sur la terre, si rapide
Que vous l’auriez pris pour un éclair, pour une flèche,
Et incontinent il commença la guerre
Contre ce scélérat de Mustapha, de telle sorte
Qu’il le conduisit à la honte et à la mort.

Dix heures du matin étaient sonnées
Lorsqu’à la porte de Mustapha se présenta
Capelbruno ; il frappa trois fois ;
Les serviteurs tremblèrent comme des feuilles
Et dirent, tout pleins d’angoisse :
— « C’est fini. Plus de paix ! Voici le maître ! »

Ils lui ouvrent, il entre, et, arrivé dans la salle,
Il dit aux eunuques : — « Que faites-vous là ?
» Allez dans le jardin manier la bêche ou la pelle,
» Un homme incomplet ne compte pas pour moi.
» Allez, et devant moi ne reparaissez pas,
» Ou je vous fais jeter par les fenêtres. »

À semblable langage, l’ignoble engeance
Des esclaves mutilés pâlit ;
À coups de pied au cul il les congédia,
Puis il ouvrit les chambres des femmes :
« Venez, » leur dit-il, « belles jeunesses,
» Venez un peu faire les folles avec moi.


» Venez, je vous veux toutes en fête,
« Et en joie, et en allégresse, et en délire ! »
Les femmes dirent : — « Oh ciel ! qu’est-ce que cela ?
» Le tyran a-t-il changé de fantaisie ? »
Mais, craignant un piège, elles restent
Toutes timides, et ne savent lever les yeux.

— « Venez, ne craignez rien, » reprit-il,
« Mes belles dames, aimables et chéries ;
» Ma folle rigueur vous a été trop pénible,
» Me voilà changé ; je vous donnerai du bon temps ;
» Viens ici, toi, gentille petite boulotte,
» Étends-toi sur le canapé, que je t’arrange un peu. »

Ainsi parla le Génie, et il le fit pour tout de bon,
Et à une autre, et à une autre, et à une autre encore.
Sur ces entrefaites, voici que le vrai Mustapha
Regagne, plein de confiance, ses pénates.
Il frappe, personne ne répond ; il frappe encore,
Mais en vain, il crie : « Oh ! sont-ils tous sortis ? »

Capelbruno alors appelle un valet de chambre
Et dit : — « Va voir qui frappe si fort. »
Le valet de chambre se met à la fenêtre pour regarder
Et s’écrie : — « Que vois-je ? oh ! par le grand Dieu !
« Un maître à la porte, et un autre dans la maison !
» Il y a de quoi mourir de frayeur ! »

— « Qu’est-ce qu’il y a ? » crie Capelbruno,
« Ouvre, dépêche-toi ! — Mais, mon seigneur, mon maître !
» Il est ici certainement ! chacun le connaît !
» Quel événement étrange ! quelle confusion !… »
Pendant ce temps-là, Mustapha frappait de plus belle
En blasphémant Mahomet et sa Cour.


Capelbruno en personne se met alors à la fenêtre
Et crie : — « Qu’est-ce que cette impertinence ? »
Et l’autre lui répond : — « Assez de comédie !
» Et ne sois pas si effronté…
» Ouvre vite, gredin, ou je t’assomme ! »
L’autre en riant lui répondit : « Mon nerf ! »

À ce propos, le Turc entra en fureur,
Il voulut mettre le feu au sérail,
Il vomit contre les siens d’horribles injures ;
Mais, avec tout cela il n’aboutit pas à grand’chose :
Le valet de chambre ne lui ouvre pas, Capelbruno non plus,
Et il ne reste pas là un seul des eunuques.

Plus furieux que jamais, il recommence à frapper.
Capelbruno se remet à la fenêtre,
Et lui crie : — Que cherches-tu, idiot ?
» Veux-tu que je te fasse rompre les côtes ?
» Va-t’en, ivrogne, cochon, malandrin !
» Va-t’en ailleurs cuver ton vin. »

Las enfin d’être si longtemps tanné,
Mustapha lève les yeux en l’air.
Dans celui qui lui parle il croit reconnaître
Sa propre figure ; alors il fait un saut en arrière,
Et d’un pas rapide il s’enfuit,
Courant se plaindre au grand Cadi.

— « Seigneur, » lui dit-il, « dans ma maison il y a le diable
» Qui fout mes femmes à tire-larigot. »
Le Cadi alors : — « Je m’en soucie comme d’une rave, »
Lui répondit-il tout en colère,
« Des affaires du diable point ne me mêle ;
» Qu’il foute qui il voudra, je m’en fous un peu. »


Le Turc, à cette réponse, vit bien
Que le Cadi se moquait de lui,
Et, en blasphémant, il lui tourna le dos ;
Puis, vers l’Iman il dirigea ses pas.
L’Iman chez les Turcs est un prêtre, un curé
Auquel on ne doit jamais s’adresser les mains vides.

Mustapha donc à l’Iman raconta
Qu’il avait chez lui le diable, ou au moins un sorcier,
Lequel ayant pris, chose étonnante, son visage,
Était à faire l’aimable avec ses femmes :
« Et Dieu sait, » dit-il, « en ce peu de temps,
» Quelles grandes cornes je porte au front ! »

Disant ces mots, Mustapha mit dans la main de l’Iman
Une poignée de sequins de bon aloi,
Puis il reprit : « C’est votre art souverain
» Que j’implore, ô grand Iman ; devant vous
» Ce scélérat de démon n’osera résister ;
» Il lui faudra renoncer à sa mauvaise farce. »

L’Iman appela six autres prêtres
Qui lui servaient d’aides et de témoins
Quand, avec ses pieuses et sacrées cérémonies,
Il conjurait les démons pervers ;
Et, portant l’Alcoran sous le bras,
Vers la maison de Mustapha tous se hâtèrent.

Capelbruno leur fit ouvrir tout de suite ;
Plein de respect pour le sacerdoce,
Il vint sur les escaliers leur faire ses révérences ;
Et, comme il était sûr de son affaire,
Il voulut bien qu’entrât avec eux
Le furibond Mustapha, qui souffle et frémit de rage


L’Iman fut stupéfait en voyant
La ressemblance des deux Musulmans ;
Toutefois, ouvrant aussitôt le grand Alcoran,
Il lut certaines prières et certains versets étranges,
En ordonnant au diable de sortir vite
De ce logis et de n’y plus revenir.

Voyant que le démon ne s’en allait pas,
L’Iman ne sut plus que faire ;
L’air hébété, il regarda ses prêtres,
Et se remit à réciter les mêmes prières ;
Mais Capelbruno restait toujours là ;
L’Iman réfléchit, et à la fin parla ainsi :

« Certainement le Démon n’est pour rien ici,
» Mais bien quelque Génie de la céleste voûte ;
» Par conséquent, tout notre art serait inutile,
» Pour prononcer entre ces deux-là un jugement certain :
» C’est pourquoi, le cas bien pesé, je pense
» Qu’il faut avoir recours à un expédient.

» Il y a ici onze femmes : eh bien ! Messieurs,
» Exhibez vos outils conjugaux,
» Donnez libre cours à vos ardeurs
» Et pleine satisfaction à vos génitoires.
» Celui qui le fera le plus de fois en une heure,
» Celui-là sera le vrai Mustapha »

Capelbruno accepta la grande épreuve,
Mais le mari jaloux en frémit ;
Cependant, il n’eut pas l’audace de s’opposer
À la sentence que prononça l’Iman ;
Il se mit à l’œuvre et, en une heure, à peine
Put-il trois fois jouer du croupion.


Capelbruno alors commença,
Et il le fit, le fit, le fit, le fit, le fit ;
À toutes en une demi-heure il rinça
Trois bonnes fois les tuyaux lubriques,
Et déjà il entamait la quatrième course,
Si l’Iman n’avait crié : « Assez ! assez !

» Messieurs, avez-vous vu ? Nous avons ici
» Semblable l’un à l’autre deux Mustapha :
» L’un a accompli le devoir d’un homme,
» Mais l’autre se conduit comme un Dieu.
» Donc, l’opérateur le moins vigoureux
» Est l’homme certainement et le véritable époux. »

À ces mots, Capelbruno en un clin d’œil
Reprit sa céleste apparence,
Et, le visage serein, il dit à l’Iman :
— « Tu as deviné, ami : de la pure
» Région du ciel, je suis descendu sur terre
» Pour faire la guerre à ce barbare.

» Je suis un génie cher à Mahomet,
» Du paradis je suis un habitant,
» Pour le beau sexe plein de respect ;
» De ces onze dames je suis amoureux,
» Et je viens châtier ce brigand,
» Pour donner une leçon aux mauvais maris.

» Holà ! » Soudain apparurent six farfadets
Qui entourèrent le mari jaloux ;
Les pieds, les mains aussi, comme aux agneaux
On a coutume de le faire, ils lui lièrent étroitement.
Ensuite, aux femmes de Mustapha Capelbruno
Ordonna d’exercer leurs vengeances.


Comme des corneilles, attirées par l’infection
Que sur la rive d’un fleuve répand un cheval mort,
Les femmes accourent, hurlant comme des folles ;
Toutes sont heureuses et ravies de le tourmenter,
L’une frappe sa joue sèche et jaune,
Une autre lui saute à pieds joints sur le ventre.

Une autre lui flanque des soufflets par centaines,
Une autre des coups de poing sur le nez ;
Une autre saisit ses oreilles sourdes à la pitié
Et les lui tire : ainsi, dans une bande épaisse
De gamins, a coutume de faire le pion irrité
Qui n’entend rien, et veut punir.

Plus heureux est le renard, alors que vivant
Il tombe dans les pièges des paysans ;
La colère fait oublier aux femmes toute compassion :
Avec de grosses épingles elles lui crèvent les yeux,
Puis, elles saisissent son couteau meurtrier
Et en percent le cœur de ce tueur de femmes.

Lui qui lâchement avait pleuré et prié
Pour éviter le sort qu’il méritait,
De ses cris assourdit tout le voisinage ;
Il souffle, il enrage, et bien que près de la mort,
Le malandrin blasphème si fort,
Qu’on croirait voir l’agonie d’un charretier.

Enfin vomissant d’atroces et horribles injures
Contre l’Iman et contre Mahomet, il meurt.
De ses richesses alors prend possession
Capelbruno ; il en fait dames et maîtresses
Les onze femmes, et à chacune il trouve un époux
Beau, aimable, discret et vigoureux.


˜˜˜˜˜˜˜˜

  1. D’après la Bibliographie des Ouvrages relatifs à l’amour, etc., la plupart des Nouvelles de Batacchi sont tirées de Masuccio (ou Masuzo), conteur Napolitain du xve siècle (Il Novellino, Napoli, 1476, in-fol., souvent réimprimé depuis et traduit du dialecte Napolitain en langue Toscane, mais presque toujours avec de graves altérations de texte).
  2. Cette Nouvelle n’est pas du Père Atanasio, mais du Père Agapito da Ficheto, très érudit définiteur du même Ordre.
  3. La mourra se joue debout et à deux. Les joueurs sont en face l’un de l’autre, pied contre pied, les yeux dans les yeux ; l’un d’eux jette la main droite en avant, en étendant un nombre de doigts qu’il crie à haute voix ; l’autre doit aussi jeter instantanément la main droite en étendant et en criant le nombre de doigts qu’il faut pour compléter cinq. Cela se joue avec une passion effrénée ; on en vient souvent aux coups de couteau, mais il faut y voir clair.

  1. Note de WS : Utilisé en plaisantant pour le côté honteux de la femme, cf. Vocabolario dell’uso toscano compilato da Pietro Fanfani, 1863.