Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Le Mort à cheval


LE MORT À CHEVAL


À MON CHER XANTIPPICO


Voici une Nouvelle que je t’envoie, comme une preuve de plus de mon amitié. Puisse-t-elle me rappeler à ton souvenir et te distraire un instant au milieu de tes graves occupations ! Le pauvre père Marco, mal arrangé par la jalousie d’un Espagnol et par la haine du père Buti, espère trouver en toi un puissant appui contre les caquets des pédants. Ne lui refuse pas cette faveur ou, au moins, ne sois pas contre lui d’accord avec eux.

Aime-moi et porte-toi bien.


LE
MORT À CHEVAL


˜˜˜˜˜˜˜˜


Malheur à qui du cruel Amour
Se fait misérablement l’esclave !
Il sert un maître fantasque
Qui se repaît du chagrin d’autrui,
Pour qui les pleurs des amants sont des sorbets exquis
Et leurs soupirs des petits pâtés.

Si vous offrez à un jeune enfant un petit oiseau,
Il le prend joyeux, le caresse, vante sa beauté ;
Mais, si vous le lui laissez un peu entre les mains,
Il l’entoure de liens, lui arrache plumes et queue,
Il le torture de mille façons,
Jusqu’à ce qu’enfin il le voie mourir.

De même, Cupidon allèche les simples,
Il fait le gentil et l’innocent,
En offrant sans cesse pâture nouvelle
Et joie toujours plus vive, toujours renaissante,
Mais qui bientôt se transforme en amer poison
Et de ses victimes amène la mort sans remède.


Celui-là pourrait compter les étoiles du ciel,
Les grains de sable de la mer, les fleurs des prés aux mille couleurs,
Qui saurait faire le compte des amants bâtonnés,
Ou de ceux qui, regardant avec délices
Au clair de lune un beau visage,
Ont rapporté leurs boyaux dans leurs chapeaux.

Torturer le cœur de ses serviteurs,
Leur ôter la vie, ne suffit pas à sa capricieuse humeur :
Bien souvent encore à leur dépouille mortelle
Il refuse le repos que leur a concédé la mort.
J’en retiens comme exemple dans ma mémoire
Une triste aventure arrivée à un moine.

Jadis vivait dans la riche Espagne un Duc,
Don Leandro Zambullo y Zamberlucco,
Dont le sang venait, sans tache,
De père en fils, du grand roi Nabuchodonosor,
Lequel, s’il en faut croire l’antique renommée,
Cette mauvaise langue, fut transformé en bête.

Mais notre Duc, homme affable et accompli,
N’en souffrait pas du tout dans son orgueil ;
Il vivait à la Cour, chéri de tous,
Et, premier favori du Monarque,
Il répandait à pleines mains grâces et faveurs ;
Par les liens de la reconnaissance il enchaînait les cœurs.

Le seul défaut qu’eût cet homme
(Chacun a dans ce monde un grain de folie)
N’était ni l’ambition, ni l’avidité,
Mais de sa femme une excessive jalousie.
Peut-être avait-il raison : car elle l’emportait
Sur toutes les belles, comme la lune sur les étoiles.


Et, comme ce n’était pas un poltron,
Qu’il savait se faire rendre raison,
Les galantins de métier n’osaient guères
Proposer à sa femme de lui planter des cornes :
Il en avait étrillé une couple,
Aussi les autres faisaient-ils les dégoûtés.

Il habitait un palais à Madrid,
Dans la rue écartée des Arsenaux ;
En face était le monastère
Et la vaste église des Conventuels,
Qui sont au-dessus des autres Franciscains
Comme les œillets au-dessus des pissenlits.

Depuis peu était arrivé dans ce couvent,
Pour y prêcher le carême,
Le père Marco Rana, prodige
D’éloquence, égal à Cicéron,
L’ornement, les délices, la merveille,
La gloire de la gent Séraphique.

Il était lecteur de théologie
De l’Université de Salamanque ;
Il avait du crédit à la Cour, et par ce moyen
Se promettait de monter vite et facilement
Aux honneurs que l’Église réserve aux siens :
À la mitre, au chapeau, à la tiare.

De son huitième lustre il était voisin :
Age propice aux amoureux combats ;
Ses membres étaient ceux d’un nouvel Antinoüs,
Son beau visage ressemblait à celui d’Adonis ;
Propre et soigné des pieds à la tête,
Il n’avait du moine autre chose que le nom.


Ses beaux cheveux étaient blonds et bouclés ;
Un léger nuage de poudre de Chypre
Les couvrait un peu ; toujours rasé de près,
Il avait le visage blanc et rosé,
Le nez aquilin, l’œil vif et noir,
Et des dents qui paraissaient de véritable ivoire.

Il était très honoré de ses confrères
Et fort aimé du Père Gardien ;
Mais, comme jamais ne manqua d’envieux
Un homme dont le mérite dépasse celui des autres,
Le père Buti, méchant et grossier personnage,
Conçut contre lui une vive inimitié.

Et comme parmi les moines il se trouve toujours
Gens qui se plaisent à envenimer le mal,
Avec lui de Salamanque à Madrid
Ce rival insolent fut envoyé par le Provincial,
Que menait par le bout du nez le Secrétaire,
Grand intrigant, nommé frère Belisario.

Tous deux ne pensaient qu’à se jouer de mauvais tours ;
Ils se disaient de grosses injures,
Et, quelquefois, non contents des paroles,
Ils en étaient venus à se servir des mains ;
En somme, leur haine était plus atroce
Que celle que le diable porte à la croix.

Le premier jour du carême arrivé,
Le père Marco, monté en chaire,
Salue humblement de tous côtés,
Après avoir fait sa prière selon le rite sacré ;
Puis il se tut, pour laisser à chacun le temps
De tousser, de se moucher, de cracher.


Il leva les yeux au ciel, tendit le cou,
Joignit les mains et les approcha du menton,
Puis, tournant sur la foule accourue
Le regard, il s’écria : « Memento,
» Memento, homo… » Il voulut continuer,
Mais il oublia ce qu’il avait à dire.

Il vit entrer la duchesse Zambulla,
Qui prit l’eau bénite avec un geste gracieux :
Omphale au vaillant Alcide ne parut pas
Si belle, quand il s’enflamma pour elle en Lydie,
Ou bien, laissant de côté la mythologie,
Ma Checca ne me plaît pas autant, à moi.

Moins rapidement du ciel orageux
L’étincelle électrique descend à terre,
Et brûle le chêne qui pendant cent ans
Avait méprisé les fureurs de l’aquilon,
Que ne fut soudain le trait dont le cruel Dieu d’amour
Blessa le cœur du père Marco.

Resté la bouche ouverte, il simule
Une toux sèche et importune ;
Ses deux joues deviennent d’une pâleur livide,
Parce que tout son sang se porte au cœur ;
Puis, repoussé et renvoyé aux extrémités,
Il lui couvre tout à coup le visage de rougeur.

Il commença son discours comme il put,
Mais, absolument hors de lui,
Devenu l’esclave du Dieu d’amour,
Il oublia le sermon qu’il avait préparé ;
Il en fit un si nul, si insipide,
Que ses auditeurs en eurent plein le dos.


Les beaux esprits s’en donnèrent de rire ; les gens graves et sots,
Les pédants gonflés de science,
Condamnèrent pensées, phrases et mots,
Et plusieurs de cette nombreuse assistance,
Terriblement las et impatientés, dirent :
« Voyez quels fieffés imbéciles produit Salamanque ! »

Après un long babillage, et sans conclure,
Frère Marco, encapuchonné dans son manteau,
Tout plein d’amour, de confusion,
Se rendit à sa cellule, accompagné
Du frère lai Carlo, qui lui servait
De valet de chambre, de maquereau, d’espion.

À peine rentré, tout triste et bien affligé,
Après un long soupir, il lui parla ainsi :
« Pauvre diable que je suis ! Mon frère Carlo, je suis frit !
» Un trait aigu m’a percé le cœur…
» J’aime une beauté céleste, je l’adore,
» Et j’ignore et son rang et son nom.

» Tu m’auras vu rester en chaire
» Comme un hibou exposé aux rayons du soleil :
» C’est bien un soleil qui m’a ébloui !… À une si violente
» Attaque, je me suis trouvé le cœur sans défense.
» Peut-être la connais-tu… Tu habites
» Ici depuis longtemps et tu es au courant du pays.

» Une taille élancée…, un noble maintien…,
» La démarche majestueuse et dégagée…,
» Les cheveux blonds comme l’or…, du firmament
» Dans ses beaux yeux le délicieux azur…,
» Le nez un peu plus long qu’il ne faut…,
» La robe blanche et une jupe rose dessous…


» Elle a le teint blanc, agréablement nuancé
» De la noble couleur que produisent les coquilles de Tyr…
» — Oh ! assez ! » dit l’autre, « j’ai compris,
» C’est la femme du duc Zamberlucco ;
» Cher frère Marco, n’y pensez pas,
» Ce n’est pas un morceau qu’un moine puisse digérer.

» Pour votre bien, faites ce que je vous dis ;
» À ce caprice, père Marco, mettez fin ;
» Il ne peut avoir qu’un funeste résultat.
» Je connais très bien mes poules.
» Si le Duc arrive à vous soupçonner,
» Vous pouvez faire creuser votre fosse. »

— « Eh bien ! que ma tombe s’ouvre toute grande !
Que l’enfer s’ouvre même ! » répondit frère Marco.
« Je veux que la lumière et le souffle me manquent,
» Je veux donner mon âme au diable pour l’éternité,
» Plutôt que de renoncer, par une sotte frayeur,
» À si belle et si glorieuse entreprise.

» Et puis, tu n’es guères habile dans le métier
» Si tu crains la colère d’un jaloux ;
» Quiconque est enclin à la jalousie est cocu d’avance,
» Et d’autant plus qu’il montre plus de fureur.
» Il sent pousser ses cornes quand il y pense
» Le moins : plus il regarde, moins il y voit.

» Laisse-moi seul ; je veux à l’instant même
» Lui dépeindre le feu ardent qu’elle a allumé
» Dans mon cœur, et lui dire la douce compensation
» Que j’attends à ma douleur extrême ;
» Aux prières je mêlerai les éloges,
» Infaillible expédient pour séduire le beau sexe.


» Reviens sous peu… Tu voudras bien, j’espère,
» Être auprès d’elle le porteur de mon billet,
» Lorsque dans sa maison ne sera pas ce duc que tu dis
» Si terrible… — Que dites-vous ? Ah ! mon maître ! »
Interrompit frère Carlo ; « je ne suis pas timide,
» Et je n’irais pas, quand vous me feriez pape ! »

Cela dit, il partit ; et frère Marco se mit
À bourrer sa lettre de tendresses ;
D’éloges et de prières il ne fut avare,
Il l’aurait même mouillée de larmes.
Il écrivit longuement, et la conclusion fut
Qu’il voulait avec elle secouer le croupion.

Il ferma ensuite sa missive et la remit
À une amie sûre du Tiers Ordre,
Qui consentit, moyennant forte somme,
À se charger d’une si délicate aventure.
Elle demande audience à la dame, et l’ayant obtenue,
La salue de la part de frère Marco.

Et elle lui tend la lettre, et elle prétend faire
L’éloge du moine amoureux ;
Longuement elle s’étend sur sa beauté,
Le vante comme poète et littérateur ;
Mais la dame s’écria : « Sors
» De ma présence et avec toi emporte ce billet.

» Rends-le à celui qui t’a envoyée ;
» Tu lui diras qu’il prenne garde à lui,
» Et qu’il pourrait, en envoyant de nouveaux billets,
» Se mettre sur les bras de fiers embarras ;
» Qu’il devrait savoir enfin, si ce n’est pas un sot,
» De quel bois se chauffe le duc Zamberlucco. »


Si la vieille demeura confuse et interdite,
Il est bien facile de le comprendre.
Elle tourna les talons en toute hâte,
Ne se le faisant pas dire deux fois,
Et au moine, qui l’avait attendue dehors,
Elle rapporta ce message si cruel et barbare.

Comme un paysan qui au marché voisin
À résolu de vendre son bœuf bien gras,
Et qui, entrant le matin à l’écurie,
Voit ses espérances détruites,
Parce qu’un larron, plus prompt et plus habile que lui,
À emmené la bête avec le licou :

Ainsi resta déconcerté frère Marco ; cependant
À ce rude coup il ne perdit ni espoir ni courage ;
D’envoyer messages à la dame il ne se retint,
Et il lui sembla obtenir quelque avantage
En apprenant qu’elle ne se mettait plus en colère
Et qu’elle les écoutait, le visage calme et serein.

Son espoir augmenta, et vingt fois
Par jour au moins il sortait du couvent ;
Avec mille tours et mille détours
Il allait et venait dans la rue
Et, passant devant le palais de sa bien-aimée,
Il gesticulait et bavardait comme un fou.

Il lui envoyait un million de coups de chapeau
Quand il la voyait à sa fenêtre,
Tout en lui dardant certaines œillades
Perçantes comme des coups d’arbalète,
Et, quand il était loin déjà,
Il se retournait et lui adressait de la main un baiser.


Elle, alors, d’un air fier et arrogant,
Se tournait d’un autre côté en signe de refus ;
Quelquefois, elle daignait favoriser ce fol amant
D’un sourire ou d’un léger salut ;
Tel le pêcheur, qui tantôt laisse aller et tantôt tire l’hameçon
Pour mieux attraper le poisson gourmand.

Le Lecteur sera peut-être curieux
De savoir pourquoi la Duchesse avait une telle attitude ;
Et, je ne veux pas lui cacher plus longtemps
Que, bien qu’elle parût si chaste,
Du roi Nabuchodonosor le noble descendant
Portait des cornes comme les autres.

Qui les lui mettait ? Le comte Polinesso,
Un adroit libertin, s’il en fut jamais.
Lorsque le moine, pour son malheur, eut exprimé
La passion qu’il nourrissait dans son cœur, les amants
Pensèrent qu’il convenait de sacrifier ce pauvre homme
À l’atroce jalousie du mari.

Quand ils craignirent que leur
Périlleuse intrigue fût découverte,
Pour se faire un mérite d’une fausse honnêteté
Et détourner l’attention de son époux,
Qui pouvait avoir sur le comte quelque soupçon,
La Duchesse révéla du moine l’impur amour.

Tel dans le Vésuve est impétueux et ardent
Le dévorant élément de Vulcain,
Alors qu’il sort horrible et furieux
Et de lave fondue inonde la montagne et la plaine :
Telle s’alluma la colère dans le cœur du Duc,
Quand il apprit de sa femme pareille nouvelle.


« Juste ciel ! » s’écria-t-il, « qu’entends-je ?
» Je ne sais où je suis ! Je demeure pétrifié !
» Oh ! étoiles ! oh ! lune ! Oh ! soleil ! Oh ! firmament !
» Oh ! noble ombre du grand roi Nabuchodonosor !
» Oh ! que tu as dû rougir en l’entendant !
» À moi des cornes ! Un moine ! Un lécheur d’écuelles !

» À moi des cornes ! Un moine !… Il ose former
» Cet ignoble projet ! Et il le publie ! Et il vit ! Et il respire !
» De sa présence il souille encore le monde !
» Et il se promène dans les rues de Madrid !
» Quel feu je me sens dans les entrailles !
» Je veux mettre le feu aux moines et au couvent ! »

Déjà avec des cris terribles il demandait
Son poignard, son épée, ses pistolets ;
La dame chercha inutilement à le calmer
En lui adressant ces paroles :
— « Seigneur, la colère vous domine trop,
» Ce moine est un fou, ses projets le prouvent bien.

» C’est l’effet d’une maladie
» Qui lui aura sans doute tourné la tête ;
» S’il n’avait fait tant de gestes dans la rue,
» Tant de signes, s’il ne m’avait envoyé tant de coups de chapeau,
» S’il n’avait causé scandale au voisinage,
» Je ne vous aurais jamais dévoilé le fait.

» Faites-lui parler par un homme raisonnable,
» Qui lui fasse comprendre son inconvenance ;
» Faites-le chasser de ce couvent…
» Avant tout, ne faites pas des vôtres ;
» Retenez votre main, ou autrement,
» Je me garderai de jamais vous rien dire. »


Le Duc fit semblant de se calmer : — « Moi-même, »
Dit-il, « je lui donnerai une correction ;
» Qu’un autre lui dise tout ce que tu m’as ici raconté,
» Notre honneur ne le permet pas ;
» Demain soir, mais pas plus tôt,
» Fais qu’il vienne te trouver ; le reste est mon affaire. »

Le jour d’après, au milieu de la matinée,
Arriva l’officieuse messagère
Qui de la part du père Marco à la dame apporta
Un message si tendre et si attendrissant,
Qu’il aurait amolli un rocher
Et d’un lion adouci le cœur.

Elle, employant pour le malheur de l’imprudent
Toute la malice qu’il y a dans un cœur de femme,
Répondit : — « Un si cruel chagrin,
» Tant de fidélité, méritent un plus heureux sort.
» Salue le père Marco : tu lui diras
» Que je me suis repentie de ma rigueur.

» Son fidèle amour, ses prières, le déluge
» De larmes que pour moi il a jusqu’ici versées…
» J’ai tout cela dans le cœur ; je serais une des plus sottes
» Femmes du monde, en refusant de récompenser qui m’adore.
» Dis-lui que je l’aime ; dis-lui que je suis vaincue ;
» Dis-lui que je lui demande pardon de ma faute.

» Dis-lui… et puisse l’Amour lui rendre la nouvelle
» Agréable… que le Duc est dehors ce soir.
» Ainsi, qu’en secret auprès de moi il se rende
« À minuit ; qu’il n’amène personne avec lui !
» La fidèle Argene l’introduira près de moi,
» Et il trouvera la récompense de ses peines. »


Le condamné qui regarde en gémissant,
Le visage éploré, les trois bois terribles,
Et qui, en pensant à l’affreux supplice
Qu’il va subir, tremble, l’âme abattue,
Si, au moment où il croit son malheur
Inévitable, il entend crier : Grâce ! grâce !

Est moins joyeux que ce moine amoureux
À une réponse si aimable et si gracieuse ;
Il croit qu’il n’est sur terre que lui d’heureux,
Il n’a presque pour le paradis que du mépris,
Il ne peut trouver de termes assez forts
Pour exprimer tout son contentement.

Ainsi, le soir, saute la grive de son arbrisseau
En secouant ses ailes, quand elle voit
L’insidieux gluau, qui du genièvre
Lui montre le chemin ; à peine y a-t-elle posé le pied
Que vite, elle y saute, mais elle ne touche pas l’appât
Qui l’attire ; elle est prise, elle perd la vie.

Frère Marco voulut se présenter à sa belle
Avec tous ses avantages, et avant tout il se lava :
Puis d’odeurs exquises du Bengale
Il parfuma ses membres nerveux,
Il arrosa d’essence son linge et ses habits,
De sotte qu’il ressemblait presque à un reliquaire.

Il mangea une soupe au vin avec deux pigeons,
Il but une bouteille de bon aleatico ;
Tout le jour il mâchonna des diablotins
Pour se montrer vigoureux au lit ;
Il parcourut tout l’Arétin et y choisit
Telle et telle posture qu’il voulait exécuter.


Il compte les instants, il accuse le temps et s’écrie :
» Pourquoi ne cours-tu pas aussi rapide que mes vœux ?
» Pour retarder ce que mon cœur désire le plus,
» Vieux lourdaud, t’es-tu rogné les ailes ? »
Il tourne les yeux vers la voûte céleste,
Et de son souffle il voudrait éteindre le soleil.

Mais déjà la nuit répand ses épaisses ténèbres
Et peu à peu en couvre le ciel ;
La lune argentée sort de l’Océan
Et brille des rayons du grand dieu de Délos.
Le moine la regarde, et son tranquille aspect
Lui pénètre le cœur d’un doux plaisir.

Il la salue et dit : « Ô Déesse, précipite
» Vers le milieu de ta carrière le cours paresseux de ton char ;
» Qu’avec ton berger favori, au sommet de Latmos,
» L’amour donne à tes plaisirs la saveur de l’ambroisie !
» Fais ensuite, pour combler mes vœux,
» Que le reste de la nuit soit long comme un mois ! »

Enfin l’heure tant désirée
Sonne à l’horloge du couvent,
Et d’une tour à demi ruinée,
La chouette entonne son chant lugubre,
Présage de grands malheurs : il n’en a souci,
Et ne pense qu’à tenter sa grande aventure.

Il traverse en chancelant la rue solitaire ;
À la porte qui le sépare de son objet chéri
Il arrive, et là voit venir au-devant de lui
La maligne chambrière Argene.
Elle l’accueille gaiement et lui dit à voix basse :
» Ah ! jamais mortel ne fut plus heureux que vous !


» Vous êtes attendu, on soupire après vous,
» Veuillez bien suivre mes pas. »
Elle le mène à un cabinet et : « Vous attendrez
» Ici, » ajoute-t-elle, « je reviendrai avec elle. »
Le cœur du moine, oppressé par trop de joie,
Fut près d’éclater ; il ne tenait pas dans sa peau.

Mais quelle terrible frayeur s’empare de lui
Lorsque, assis sur un sofa,
Où il croyait chevaucher Madame,
Il vit paraître devant lui le messer !
Je veux dire le terrible Duc, suivi
D’un valet de chambre robuste et dévoué.

Ceux-ci, sans prononcer un seul mot
Le saisirent aussitôt en lui faisant mauvais visage,
Et, après lui avoir passé une corde au cou,
Ils le pendirent au fer d’un reverbère ;
À peine le révérend père put-il dire :
« in manus tuas, domine, commendo… »

Ainsi suspendu en l’air, il semblait une marionnette,
Tant il faisait de gambades et de cabrioles ;
Mais, le fatal cordon le serrant davantage,
Son visage se couvrit d’une pâleur violacée
Et avec un pet, par l’orifice de derrière,
Il rendit son âme au diable, ou à Saint Pierre.

Le Duc, quand il eut de cette façon assouvi
Tout le ressentiment qu’il avait dans le cœur,
Se tut, et commençant à faire mauvaise mine,
Il regarde, immobile, son serviteur :
Puis, tout pensif, l’air préoccupé,
Il dit : « Qu’allons-nous faire maintenant de ce mort ? »


— « Excellence, » répondit l’autre, « on pourrait
» L’enterrer tout de suite dans le jardin…
» — Non, on verrait le terrain fraîchement remué…
» — Voulons-nous le jeter dans le Manzanarès ?
» — Non, le chemin est trop fréquenté ;
» Si quelqu’un nous voit, il pourra nous vendre. »

— « Cependant, Excellence, il faut trouver
» Un expédient et s’arrêter à un parti.
» Vous savez que de si tragiques exécutions
» Vous sont défendues par le Roi sous des peines sévères ;
» Quand vous avez tué le petit marquis Belfiore,
» Vous avez perdu pour longtemps sa faveur. »

— « C’est vrai, tu as raison… Oh ! maudit soit
» Ce gueux de moine qui, avec sa luxure,
» À excité en moi tant de colère qu’il m’a forcé
» À faire, de ces illustres mains, le métier de bourreau !
» Voyons, que faire ? que résoudre ?… Oh ! par le dieu Bacchus !
» Fais une chose, Guzman, apporte-moi un sac. »

Le serviteur le lui apporte, il y met
Le cadavre du moine, puis il dit à Guzman :
« Pour sortir d’une passe si critique,
» Voici un moyen qui me paraît bien trouvé.
» Écoute-moi donc, et exécute promptement,
» Avec prudence et mystère, ce que je vais t’ordonner.

» Tu sais que dans le couvent des Franciscains
» Il y a une petite cour, sale et obscure,
» Près du jardin, et qu’on y peut entrer
» En tourmentant un peu la serrure.
» Tu sais que cette cour conduit à main droite
» À un long corridor qui n’a pas de porte.


» À l’entrée de ce corridor sont des lieux d’aisances situés
» À gauche, si je me les représente bien :
» Porte là le cadavre, et quand tu l’auras
» Tiré du sac, appuie-le contre le mur ;
» Relève-lui ses vêtements, baisse-lui ses culottes,
» Et fais qu’il soit assis, dans la pose d’un homme qui chie.

» Reviens-t’en alors lestement et avec précaution ;
» Inutile de songer à ce qui arrivera ensuite :
» Ses compagnons supposeront peut-être
» Qu’un mal subit l’a surpris là ;
» Ou, en voyant ce fameux gaillard étranglé,
» Ils chercheront entre eux à se tirer d’embarras. »

Ce projet plut au serviteur ; sur ses épaules
Aussitôt il chargea ce corps mort,
Et, traversant en toute hâte la rue
Solitaire, il parvint à la cour, s’y introduisit,
Sans avoir été vu même par un chat,
Et mit à exécution les ordres de son maître.

Non loin de ces lieux avait sa cellule
Le père Buti, ennemi juré du mort.
Il était au lit : ses boyaux,
En gargouillant, et une douleur près du nombril,
Lui firent savoir qu’il fallait vite
Aux aliments digérés ouvrir passage.

Et comme il y avait loin pour aller aux lieux principaux
Où se trouvaient sept trous ouverts,
Lui, qui se sentait l’anus très comprimé
Et qui ne savait comment arriver
Sans laisser échapper en route quelque ordure,
Se dirigea vers les plus rapprochés.


Il tenait à la main un petit bout de bougie allumé,
Parce qu’il devait traverser des endroits sombres ;
Il arrive, trouve la place prise
Par le père Marco : « Foutre ! il est ici, celui-là ! »
Dit-il, et, frappant du pied la terre,
Il ajoute : « Même avec son cul il me fait la guerre !

Il retourne sur ses pas ; mais le besoin
Devient plus pressant, presque irrésistible ;
Il s’approche, et, d’un ton superbe, arrogant :
« Père, je ne me suis pas levé en rêve, »
S’écrie-t-il, qu’on se dépêche de faire ses affaires,
» Nous voulons faire quelque chose, nous aussi. »

Il s’éloigne, bientôt, plein d’impatience,
Il l’appelle plus fort : … « Il ne me répond pas !
» Sacrebleu ! cet impertinent
» Pour me faire enrager se tient là tout exprès !…
» Il se moque de moi ! Par Dieu !
» Sors de là, ou je vais t’en tirer, moi ! »

Le défunt ne bouge, ni ne répond,
Car les morts ne font pas de ces choses-là.
Le père Buti enrage et se morfond.
Sur un ton plus fier et plus impérieux
Il lui intime l’ordre de sortir ipso facto,
Et ce mort eut l’air de ne pas comprendre.

L’autre perdit alors patience pour tout de bon
Et cria : « Par la vierge Marie !
» Canaille de frère, si tu es fou,
» Je t’ôterai la folie de la tête…
» Ah ! finissons-en de ce vilain jeu !… »
Il court en parlant ainsi et heurte du pied une pierre.


Il se baisse ; quoique lourde, il la prend en main ;
Du petit cabinet il ouvre la porte,
Serre les dents, étend le bras en arrière
Pour le ramener vivement en avant ;
Il lance la pierre, et le coup est si bien dirigé
Qu’il atteint son ennemi en pleine poitrine.

Comme un bœuf dont le boucher a frappé
La tête avec la pesante massue,
Tombe sur le sol et y reste immobile,
Ainsi ce mort donna par terre un coup.
Il y resta sans agiter ses membres,
Il ne semblait pas que c’eût été lui.

Le Buti ne l’entendant pas remuer :
« Malheureux que je suis ! L’aurais-je par hasard tué ?
» Ah ! que diable ai-je fait ? Ah ! je suis désolé !
» Malheur à moi ! je suis perdu…
» Peut-être fait-il le mort ?… Il est si méchant !…
» Ah ! il n’est que trop vrai !… Que le Christ me vienne en aide !

» Que va-t-il arriver de moi ? Comment cacher
» Cet homicide ? Pourrai-je nier l’ancienne
» Et furieuse haine que j’avais pour lui ?
» Ah ! tout le monde sait combien j’ai été son ennemi !
» Oh ! Saint François ! viens à mon secours !
» En ressuscitant cet affreux vaurien. »

Silencieux, en lui-même il réfléchit
Aux moyens de se tirer d’affaire ;
Après avoir formé plusieurs projets,
Il se souvient que pour la femme de ce Duc
Frère Marco paraissait éprouver quelque amour
Et que le Duc est un homme d’une jalousie féroce.


Il l’enveloppa dans sa robe
Et, se servant de sa force prodigieuse,
L’enleva comme une plume et le prit à son cou ;
Il sortit du côté de la cour,
Et, avec les ailes que lui donnait la frayeur,
Le porta à la maison de ce seigneur.

Là, il le plaça assis entre deux colonnes
Qui soutenaient une petite terrasse de marbre,
Puis, jouant des jambes, il s’en revint
À la cour du couvent, mais par le plus long chemin ;
Il se renferma dans sa propre cellule
Et se mit à chercher des excuses et des expédients.

Pendant ce temps, le Duc, qui était allé au lit,
Cherchait inutilement à dormir,
Une terreur glaciale lui serrait le cœur :
« Comment cette affaire finira-t-elle ?
» L’amour du moine est connu du voisinage…
» On ne tardera guère à savoir qui l’a tué. »

Il se lève, il éveille son serviteur : « À dire
» La vérité, je ne me sens pas tranquille :
» Je crains que nous ne soyons découverts ;
» Je voudrais savoir si l’on connaît au couvent
» Ce meurtre, et ce qu’on en pense ;
» De grâce, ôtez-moi une frayeur qui me pèse sur le cœur !

» La messe ne tardera guères à commencer…
» Entends-tu ? Justement on sonne matines.
» Approche-toi de quelqu’un dans la sacristie,
» Fais l’endormi et l’imbécile,
» Ouvre les oreilles, informe-toi avec précaution
» Et satisfais ma curiosité. »


Le serviteur part, et, à peine sorti de la maison,
Il voit quelqu’un assis entre les colonnes ;
Il s’approche, et il lui semble que c’est le moine ressuscité,
Mais cependant, n’en croyant pas ses yeux,
À l’examiner quelque temps il demeure,
Et ses cheveux se dressent sur sa tête,

Il rentre dans la maison, sûr désormais
Que le moine tué était revenu là ;
Il court à son maître et : « Mon seigneur, je vous jure, »
Dit-il, « que je ne me sens plus de souffle dans le corps…
» J’ai trouvé… en partant pour exécuter la mission
» Dont vous m’avez chargé… à la porte… le père Marco.

» Je ne le crois pas vivant, mais par quel prodige
» Un homme déjà mort court-il les chemins ?
» Pourquoi revient-il pour nous remplir d’épouvante ?…
» — Ah ! tu n’es qu’un sot ! montre-le moi, »
Répondit le Duc, « allons, nigaud, allons,
» Voyons un peu ce mort ambulant ! »

Ainsi parlant, il était descendu
Et arrivé où était le défunt révérend ;
Il dit, aussi surpris que Guzman, lui aussi :
« Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne comprends pas !
» Il y a certainement là-dessous quelque affreux mystère,
» Mais je ne parviens pas à découvrir la vérité.

» Reporte-le dans ma cour… » Cela exécuté,
Il ajouta : « Et à présent, qu’en allons-nous faire ? »
Le serviteur, qui déjà avait repris courage,
— « Excellence, laissez-moi y penser un peu, »
Répondit-il, « je crois que bien certainement…
« Vous déplairait-il de nous donner un cheval ? »


— « Trois, si tu veux, » répliqua le Duc…
» — Eh bien ! nous le mettrons sur Sultan
» Pour qu’il le conduise à la maison du diable,
« Ou, au moins, pour qu’il l’emmène bien loin d’ici.
» Ce cheval n’est pas connu du tout,
» Il y a trois jours que nous l’avons, personne ne l’a vu.

» Qu’en arrivera-t-il ? Quelle que soit
» La fin de ce maudit imbroglio,
» Ayez soin de ma famille ;
» Je me déclarerai le meurtrier ; seulement, je veux
» Que vous m’aidiez, et, après cela, allez dormir…
» Ne craignez rien… laissez-vous servir. »

Il ouvre, en parlant ainsi, un magasin
Où d’antiques habits était un grand coffre ;
Il prend une pièce de tapisserie cramoisie
Qui avait cent ans au moins, et la met
Sur le cadavre, déjà nu, dont elle entoure la poitrine
À la façon d’une casaque ou d’un pourpoint.

D’antique toile blanche il lui fit ensuite
Une paire de culottes, longues comme une jupe ;
Il lui mit un turban sur la tête, des savates aux pieds nus,
Des moustaches sous le nez, et il le posa en selle,
Où, pour qu’il ne tombât en galopant,
Il l’assura avec plusieurs cordes et une perche.

Il le fit sortir par la porte de derrière ;
Là, il appliqua sur la croupe du coursier
Un magnifique coup de fouet,
Et celui-ci fit un bond si furieux
Qu’au choc de ses pieds ferrés
On vit jaillir du sol des milliers d’étincelles.


Le cheval fut bientôt hors de vue. « Que Dieu nous aide ! »
Dit Guzman, « allons-nous-en dormir. »
Cependant, le père Buti, soucieux,
Du côté de l’Orient voyait
Apparaître, quoique incertains et douteux encore,
Les premiers feux de la blonde Aurore.

Il réfléchit et se dit : « Si en justice
» J’allais par malheur être appelé ?…
» Si on me donne la question ? et si j’avoue !
» Il n’y a plus de remède, je suis perdu !
» Ah ! corpo di Bacco ! l’air est malsain ici,
» Une fuite me semble nécessaire. »

Plein de cette idée, il va à la chambre
Du Gardien et lui dit : « Je me propose,
» Avec votre permission, d’aller à présent
» À San Fabiano ; là, j’espère trouver
» Le fermier Giago, qui envers notre couvent
» Est débiteur de ces cent doublons.

» Et, comme la ferme est un peu loin,
» Je prendrai, si vous le permettez,
» La jument de notre Benedetto,
» Que vous avez coutume d’atteler à la calèche. »
« — Allez, » répondit le Gardien, « in sancta pace ;
» J’approuve ce que vous avez dit, et ça me plaît fort. »

Le père Buti retourne dans sa cellule et rassemble
Tout ce qu’il avait de précieux en or et pierres fines,
Car, lorsqu’on doit changer de pays et de condition,
C’est toujours excellente chose d’avoir de l’argent ;
Il met ses bottes, et, de l’écurie
Il se fait amener la jument sellée.


Déjà il partait, quand il lui vint à l’esprit
Qu’il devait avoir certain grand sabre,
Sur lequel il avait prêté autrefois
Cinq ou six Jules à un caporal de dragons ;
Il résolut de l’emporter avec lui
Et de s’en servir en cas de besoin.

Il disait : « Si je rencontre les sbires sur le chemin,
» Et s’ils veulent me mettre la main dessus,
» Mort pour mort… Par Sainte Marie !
» Je me défendrai tant que je pourrai ! »
Cela dit, il prend son arme et la met,
En la cachant bien, sous sa robe.

Il monte à cheval, se met en route
Et arrive, par un chemin tortueux et ignoré,
À une petite place obscure, où le roussin
Qui porte sur son dos le moine mort,
Fatigué de sa course violente,
S’était arrêté et reprenait haleine.

Le père Buti, voyant un cavalier
Qui, à cette lumière douteuse, avait l’air d’un Sarrasin,
Eut une bonne dose de peur :
D’autant plus que la perche qui soutenait le corps,
Avançant du côté de la tête du cheval,
Avait l’air d’une lance en arrêt.

Il tire la bride et arrête la jument,
Tout prêt à revenir sur ses pas de frayeur ;
Mais, à peine eut-il senti l’écurie
Et vu la jument, qu’au trot
Le roussin se porta à sa rencontre,
Portant avec lui le prétendu Sarrasin.


Le désir de retourner en arrière devient plus vif
Chez le moine ; mais, cavalier malhabile,
Il ne réussit pas à faire tourner sa bête ;
Le Turc à une course plus rapide
Semble exciter son destrier ; on dirait qu’il veut,
Brandissant sa lance, engager la bataille.

Lancé au galop à la rencontre du père Buti,
Il passe tout auprès de lui,
Et, si le père à temps ne l’eût évité,
Le Turc avec sa perche lui aurait enlevé un œil.
C’était cependant pour le moine un grand bonheur,
Qui le laissait libre de continuer son voyage.

Mais le cheval, qui en passant avait senti
L’odeur attrayante de la jument,
Faisant une volte endiablée,
Revint en arrière par le même chemin,
Et, se serrant toujours contre le moine,
Lui heurta violemment avec la perche le côté gauche.

Alors celui-ci, fou de colère,
« Ah ! » s’écria-t-il, « gueux de renégat !
» Quand ce jeu-là finira-t-il ? »
Et, ayant mis la main à son grand sabre,
Il en porta un coup, si juste et si bien appliqué,
Qu’il sépara la tête du Turc de son buste.

Coupable d’un double homicide, il s’enfuit ensuite
Talonnant souvent des éperons le ventre
De sa jument, et derrière lui courait
Toujours ce Turc, la lance en arrêt,
Parce que l’étalon, gourmand des plaisirs de l’amour,
Voulait monter sur la jument.


Quiconque a vu à Florence, lors du grand jour consacré
À glorifier le saint Précurseur,
Des prisons de la porte de Prato sortir
Les Barberi pour se disputer le prix de la course,
Comprendra avec quelle vitesse
Couraient l’étalon et la jument.

Le moine avait les cheveux hérissés
De terreur, en voyant que, sans tête
Ce Sarrasin serrait encore sa lance
Et le poursuivait sur son cheval.
Il faisait des signes de croix, et, croyant
Avoir affaire à un diable, il invoquait Saint Antoine.

Les nuages qui vers l’Orient s’empourpraient
Disaient au monde : « Voici le soleil qui paraît ! »
Les portefaix, les jardinières et les petites bourgeoises
Qui de tous côtés allaient à la messe,
En voyant un si étrange événement,
Furent sur le point de mourir de frayeur.

Après de longs circuits à travers les rues,
Le père Buti arriva à une porte
De la ville, au moment où on l’ouvrait :
Le Turc décapité le suivait.
Mais l’officier de garde fit fermer la barrière
Et prendre les armes à une troupe de soldats.

Ceux-ci arrêtèrent le vivant
Et descendirent le mort de cheval.
Puis ils prévinrent les sbires, qui accoururent
Et s’en allèrent au tribunal avec mort et vivant ;
Déjà, mais sans moustaches ni turban,
Une tête y avait été portée auparavant.


Et comme déjà frère Marco était connu
D’une foule de gens de ce pays,
On sut bientôt, par les informations prises,
À qui cette tête avait appartenu ;
Aussitôt le Chancelier commença
À exercer son horrible ministère.

Le moine, menacé de la corde,
Et effrayé de l’affreuse prison,
Avoua qu’il avait tué frère Marco
En lui lançant dans la poitrine une énorme pierre,
Et qu’au Turc, qui lui courait après,
Pour se sauver il avait coupé la tête.

Après de tels aveux, il fut remis
En prison, d’où le jour suivant
Il fut tiré ; et le Chancelier lui posa
Une question qu’il ne put résoudre en aucune façon.
Il lui demanda où il avait caché
La tête du Turc et le corps du religieux.

— « Seigneur, » répondit-il, « j’ai porté le mort tout entier
» À la porte du duc Zamberlucco,
» Parce que je m’étais bien aperçu déjà
» Que frère Marco était amoureux de sa femme,
» Et parce que j’ai pensé qu’on pourrait mettre cette mort
» Au compte de l’extrême jalousie du Duc.

» Si plus tard on a mis ce cadavre dans le sel,
» Je n’en ai eu aucune connaissance.
» La tête que j’ai coupée à ce gaillard-là…
» Que puis-je vous en dire ?… je ne l’ai pas eue…
» Après l’événement, je me suis hâté de fuir…
» Et puis, c’était son affaire d’en prendre soin !… »


Le Chancelier, tout bien pesé,
Après avoir admis le coupable à présenter sa défense,
Et bien qu’il le jugeât à moitié fou,
Ne put retarder sa sentence,
Et le moins qu’il put faire, fut de condamner le père
À avoir le cou allongé de quatre doigts.

Déjà sur la table royale l’arrêt
Rendu contre ce pauvre diable était par écrit,
Et, à la première réunion du Conseil,
Le Roi se préparait à y mettre son seing,
Quand le noble sang de Nabuchodonosor
Parla au cœur du duc Zamberlucco.

Et il ne lui laissa pas un moment de repos
Tant qu’il ne l’eut amené en présence du Monarque,
Où, par un mouvement noble et généreux,
Il retraça la terrible scène,
Dans laquelle, pour venger son honneur offensé,
Il avait de frère Marco été le meurtrier.

Sur les traits de ce sage monarque
Se peignirent aussitôt la colère et la sévérité ;
Mais ensuite, en apprenant de quelle manière
Avait marché cette histoire extravagante,
Il voulut en vain retenir ses éclats de rire
Qui firent presque rompre sa ceinture.

Il se remit, et, grondant son favori,
Le menaça de lui faire perdre la tête
S’il retombait dans la même faute ;
Il écrivit ensuite une lettre et l’envoya
Au Chancelier ; grâce à elle, délivré de ses liens,
Le père Buti recouvra aussitôt la liberté.


Les confrères du défunt célébrèrent les funérailles,
Puis l’enterrèrent avec de grands honneurs,
Et ils gravèrent sur le marbre sépulcral :
« Le père Marco, pour cause d’amour
» Trois fois tué, gît dans ce tombeau :
» Frères, que cela nous apprenne à rester sages. »