Nouvelle Biographie générale/GUILLAUME de Lorris

Firmin-Didot (22p. 360-361).

GUILLAUME de Lorris, l’un des auteurs du fameux Roman de la Rose, mort vers 1260. Sa mémoire est restée populaire à Lorris, sa ville natale, et l’on y montre encore aujourd’hui sa maison. Sa vie a été écrite par Guillaume Colletet ; mais ni Méon, ni Lenglet-Dufresnoy, ni aucun des érudits qui se sont occupés depuis du Roman de la Rose, n’ont cru devoir tenir compte de cette biographie peu véridique ; et tout ce que nous savons de positif sur notre auteur se trouve renfermé dans quelques vers de son continuateur, Jean de Meung. L’Amour, dans ce passage si précieux pour nous (édit. Méon, v. 10583 et suiv.) ; prédit qu’un jour Guillaume de Lorris commencera « li Romans où seront mis tous ses commans », et le poursuivra jusqu’à l’endroit où il dira à Bel-Accueil :

James n’iert riens qui me confort,
Se ge pers vostre bienveillance,
Car ge n’ai mes aillors fiance ;

C’est-à-dire jusqu’au vers 4068 de l’édition citée plus haut (vol. I, p. 460). « Ici se reposera Guillaume, continue Amour ; puisse son tombeau être plein de baume, d’encens, de myrrhe et d’aloès, pour le récompenser de m’avoir si bien servi, si bien loué ! Et ensuite viendra Jehan Clopinel, qui se chargera de parfaire ce roman » :

Car quant Guillaume cessera,
Jehan le continuera
Apres sa mort, que se ne mente,
Ans trespassès plus de quarente.

Or ces vers Si concluants ont dû être écrits entre 1300 et 1305, comme nous le prouverons quand nous nous occuperons de leur auteur ; ils nous autorisent donc à placer, comme nous l’avons fait, la mort de Guillaume de Lorris vers 1260. Ils nous apprennent aussi, ce qui n’est guère moins important, la part qui revient à notre poëte dans la composition du vaste Roman de la Rose ; environ quatre mille vers sur plus de vingt-deux mille, un peu moins du cinquième ! Il est vrai qu’il peut revendiquer l’honneur d’avoir conçu le plan général de l’ouvrage et dessiné le cadre dans lequel Jean de Meung est venu plus tard jeter les trésors de son érudition un peu confuse et de sa verve satirique. Mais croit-on qu’une gracieuse mais froide allégorie eût suffi pour assurer la fortune du poëme, et ne voit-on pas qu’il a dû sa vogue immense moins à l’ingénieuse idée de Guillaume qu’aux hardis développements qu’elle a reçus de son continuateur, à ses peintures cyniques, à ses sanglantes invectives contre les femmes et contre le clergé, contre les moines et contre les grands ? Si le Roman de la Rose a servi de texte aux discussions des théologiens et aux commentaires des savants, c’est à Jean de Meung que doit en remonter la responsabilité ; c’est lui seul qui a encouru les foudres de Jean Gerson et les verges des dames de la cour[1]. L’honnête poète de Lorris ne mérita jamais

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Rien en effet de plus innocent que la partie du poëme dont il est l’auteur : nous allons en donner une rapide analyse.

Guillaume songea qu’il était allé se promener hors de la ville, que cette promenade l’avait insensiblement conduit dans une prairie bordée par une petite rivière ; que de là il était venu à l’entrée d’un beau jardin, entouré de murailles, sur lesquelles étaient peintes, en or et en azur, la Haine, la Félonie, l’Avarice, la Villenye, la Convoitise, l’Envie, la Tristesse, la Vieillesse, la Papelardie, et la Pauvreté. Description de ces dames. L’auteur passe ensuite à celle du jardin dont la porte fut ouverte par Oyseuse, qui le conduisit aussitôt près du maître de ces beaux lieux, nommé Déduit. Cet aimable bachelier était en train de se divertir avec quelques amis ; près de lui était Liesse, sa maîtresse, une autre dame appelée Courtoisie, et enfin l’Amour. Le Dieu faisait porter ses armes par Doulx-Regard, qui tenait deux arcs, l’un beau et l’autre laid, et dix flèches, cinq dorées, dont les noms étaient : Toute-Beauté, Simplesse, Franchise, Compagnie et Beau-Semblant, et cinq de fer noir et rouillé : Orgueil, Villenye, Honte, Convoitise et Désespoir. Tandis que, sans songer à mal, notre auteur considérait l’Amour et son cortège, le dieu malin ordonnait à son écuyer de tendre son arc, et saisissant ses flèches, il s’apprêtait à en percer l’imprudent visiteur. Celui-ci prit la fuite à travers le jardin ; mais arrivé près d’un beau rosier, chargé de fleurs, il ralentit un instant sa course pour considérer un délicieux bouton, qu’il brûlait de cueillir. Aussitôt il se sentit frappé d’une flèche, puis successivement de cinq autres. Vaincu, il se jette aux pieds de son irrésistible ennemi, lui fait hommage humblement, suivant le cérémonial consacré, et lui donne comme gage de sa foi son cœur, que le Dieu, pour plus de précautions, ferme avec une petite clef d’or « tout souef, sans entamer la chemise ". L’Amour donne à son nouveau vassal plusieurs conseils, lui enseigne comment il doit se conduire avec les dames, et disparaît. Resté seul, l’amant ne peut résister au désir de se rapprocher du charmant bouton de rose. Il rencontre Bel-Accueil, fils de Courtoisie, qui lui facilite l’accès du rosier, à condition pourtant « qu’il se gardera de folie ». Mais respirer le parfum de la fleur ne lui suffit pas, et au moment où il étend une main téméraire, sort d’un buisson un grand homme noir et hérissé, au visage hideux, aux yeux « rouges comme feu ». C’était Dangier, un des portiers du jardin, qui d’une voix menaçante ordonne à l’Amant de se retirer. Cet homme si discourtois avait avec lui Male-Bouche, Honte, et une autre femme dont le nom était la Peur. Honte avait eu de son mariage une fille, à qui l’on avait donné le nom dé Chasteté ; Vénus lui faisait une guerre continuelle. L’Amant expulsé par cet impitoyable gardien se désespère, et reçoit assez mal les conseils de Raison ; il écoute plus volontiers un Ami, qui l’engage à tout mettre en œuvre pour fléchir Dangier ; il y réussit, aidé par Franchise et Pitié, et pénètre de nouveau auprès du rosier, toujours guidé par le complaisant Bel-Accueil. Cependant la condescendance de celui-ci ne va pas jusqu’à autoriser notre amoureux à donner, comme il le désire, un baiser à la rose. Vénus intervient en faveur du nouveau vassal de son fils, et lui obtient la permission tant souhaitée. Mais a peine en a-t-il profité, que Male-Bouche va tout conter à Jalousie. Cette méchante dame accable Dangier de reproches, et enferme Bel-Accueil dans une haute tour, dont elle fait garder les portes par Peur, Honte, Male-Bouche et Dangier, qui a promis de ne plus se laisser séduire. L’Amant est an désespoir ; il regrette surtout d’avoir causé le malheur de Bel-Accueil, et déclare que rien au monde ne le consolera s’il perd sa bienveillance. C’est ici que notre poète s’est arrêté, comme nous l’avons dit plus haut ; et comme l’ont fort bien fait remarquer les transcripteurs de divers manuscrits, avertis sans doute par Jean de Meung

Cy endroit trespassa Guillaume
De Loris, et n’en fist plus pseaulme ;
Mais après plus de quarante ans,
Maistre Jehan de Meung ce Roumans
Parlist, ainsi que je treuve ;
Et ici commence son œuvre.

Méon., vol. II, p. 1.

« Guillaume de Lorris », a dit un critique contemporain, « avait intention de composer un Art d’aimer. Pour les détails, souvent il imite, il traduit même Ovide ; pour la forme générale, il s’inspire de la poésie des Provençaux. C’est un trouvère d’un esprit délicat et doux, plus ingénieux que savant, plus naïf que hardi. » À la vraie inspiration poétique, qui lui manque, il supplée par de l’esprit et de la grâce ; il prodigue les descriptions, « cette ressource des décadences, où les poëtes s’amusent à analyser comme pour se dispenser d’analyser ». Mais ce qu’il est surtout important de constater, ce qui caractérise vraiment la période littéraire dont le Roman de la Rose est le premier et le principal monument, c’est la substitution des êtres symboliques, des abstractions personnifiées aux héros historiques et fabuleux, mais toujours vivants, qui animaient les épopées chevaleresques. L’œuvre de Guillaume est aux chansons de geste ce que les froides ballades de Charles d’Orléans seront aux poésies de Thibaut de Champagne, ce que sur le théâtre les moralités seront aux mystères. L’enthousiasme s’éteint ; la foi hésite et chancelle, la poésie devient raisonneuse : Luther n’est pas loin. Il est curieux de rencontrer de pareils symptômes dès le siècle de saint Louis : nous nous bornons à les signaler. Nous ne croyons pas non plus devoir nous occuper ici de tout le bruit qui se fit autour du Roman de la Rose dans le monde philosophique et même religieux du moyen âge. On sait combien est petite la part qui revient à notre auteur dans cet immense succès de scandale ou de gloire. Mais l’allégorie qui fait le fond même du poëme lui appartient sans conteste, et nous ne pouvons nous dispenser de rappeler à quels étranges commentaires elle a donné lieu. Jean Molinet, chanoine de Valenciennes et historiographe de Maximilien, y découvrit des intentions pieuses, auxquelles assurément Guillaume de Lorris n’avait point songé. Clément Marot fit plus ; il consacra une longue préface a exposer la portée morale et religieuse du très-profane poëme. « Je dis premièrement que par la Rose est entendu l’estat de sapience… secondement, on peult entendre par la Rose l’estat de grâce… tiercement nous pouvons entendre par la Rose la glorieuse vierge Marie… quartement nous pouvons par la Rose comprendre le souverain bien infiny et la gloire d’éternelle béatitude, etc.… » Et pour faciliter la lecture de ce livre si édifiant, il se mettait à en rajeunir le langage vieilli, et suivant ses expressions « à le restituer en meilleur estat et plus expédiente forme pour l’intelligence des lecteurs et auditeurs ». Il tenait notre poëte en haute estime, comme le prouvent ces deux vers :

Nostre Ennius Guillaume de Lorris
Qui qui du roman acquist si grand renom

(Compl. au Gen. Preudhomme.)

Il rendit pourtant un médiocre service à l’objet de son admiration en traduisant dans la langue du seizième siècle le poëme de Guillaume et de Jean de Meung. Il supplanta complètement le texte primitif, qui à partir de 1527 ne fut plus imprimé. Ce ne fut qu’en 1734 qu’il en parut une édition assez médiocre, publiée par Lenglet-Dufresnoy ; celle de 1799, en cinq grands volumes in-8o, ne fut guère meilleure ; mais en 1814 parut l’excellent travail de Méon, et le public français put enfin se flatter de connaître un poëme qui avait exercé sur la littérature française une si grande influence et joui pendant plusieurs siècles d’une immense popularité. Alexandre Pey.

Le Roman de la Rose par Guillaume de LorriS et Jehan de Meung, par M. Méon ; Paris. 1814, 4 vol. in-8o. — Lantin de Damerey, Dissertation sur le Roman de la Rose. — S. Demogeot, Histoire de la Littérature française" ; Paris, 1855. — D. Nizard, Illst. de la Litt. fr.

  1. Voy. la notice sur Jean de Meung.