Nounlegos

Roman par R. Bigot


Plus que jamais, au lendemain de la guerre, nous avons besoin de récits, qui émeuvent fortement la sensibilité. Quoi de plus passionnant en ce genre que l’emploi de ce merveilleux scientifique où des hypothèses — qui seront peut-être la réalité de demain — apportent à la justice le moyen de démasquer les grands criminels ? Le roman dont nous commençons aujourd’hui la publication répond de la plus heureuse manière à ce désir du public. Qu’est-ce que Nounlegos ? Jusqu’où peut aller le fabuleux pouvoir que lui prête l’auteur ? C’est le mystère de ce drame poignant qui, jusqu’à la dernière page, tient le lecteur en haleine.


PREMIÈRE PARTIE


Nounlegos. C’est ce nom, écrit au crayon sur un papier de salle d’attente, que lisait M. de Landré, juge d’instruction près du parquet de la Seine, en jetant un coup d’œil sur sa table, alors qu’il remettait son chapeau et ses gants au garçon de bureau.

Prévenant la question, le garçon expliquait :

« C’est un vieux monsieur qui demande à parler à monsieur le juge d’instruction, au sujet de l’affaire Charfland ; il se refuse à toute autre explication. Engagé à demander une audience par écrit en exposant le motif, il a répondu : « Je viens proposer une aide pour la découverte de la vérité ; je ne sollicite rien ; je fais une démarche ; je ne la renouvellerai pas. »

« Que dois-je faire, monsieur le juge ?

— Laissez-moi un instant, je vous rappellerai. »

Et M. de Landré, songeur, tenant dans une main le carré de papier où le nom de Nounlegos se détachait en grands caractères irréguliers, mais nettement tracés, s’assit en le contemplant.

Combien de fois avait-il été dérangé par des importuns affirmant avoir des renseignements de la plus haute importance relatifs à telles ou telles affaires et qui, finalement, lui faisaient perdre du temps sans intérêt pour les causes ! C’est cela qui l’avait conduit à ne donner audience — sauf cas exceptionnel — qu’après demande écrite.

Mais cette fois, quelque peu initié de par sa profession aux soi-disant mystères de la graphologie, il examinait attentivement ces caractères décelant, à n’en pas douter, une volonté peu commune ; la réponse verbale faite par l’inconnu augmentait la curiosité du juge de faire la connaissance d’un personnage qu’il prévoyait intéressant.

Fidèle à sa méthode, qui ne voulait laisser prise que le moins possible au hasard et à la surprise, il téléphona à son secrétaire de faire immédiatement des recherches sur un certain Nounlegos et de le tenir de suite au courant.

Il savait que tous les Bottins et Annuaires divers, toutes les collections de fiches du parquet et de la Préfecture de police allaient être consultés et que, dans un moment, il aurait quelques indications sur le visiteur.

Puis, sa pensée allant de celui-ci à l’objet de sa visite, il s’absorba à se remémorer les détails de cette fameuse affaire Charfland.

Ah oui, fameuse et menaçant même d’être, pour lui, fâcheuse !

En plein Paris, dans une pension de famille de premier ordre, un milliardaire américain, A.-H. Terrick, sa femme, ses deux enfants, leur gouvernante avaient été assassinés par l’injection d’un poison violent que les experts n’avaient pu complètement définir.

La veille de la découverte du crime, un grand établissement financier, l’Universel Crédit, avait payé en espèces, à un nommé Jeo Helly, un chèque de dix millions de francs signé de A.-H. Terrick qui en avait prévenu la banque. Or, il avait été impossible de retrouver les traces de ce Jeo Helly dont le signalement avait été facilement reconstitué, vu la curiosité inspirée par le bénéficiaire d’une somme aussi forte versée d’un seul coup.

Sur le lieu du crime aucune trace de lutte, aucune trace d’effraction n’avaient été relevées, aucun vol n’avait été commis.

Chargé de l’instruction de cette affaire, M. de Landré en avait été très satisfait ; elle s’annonçait comme sensationnelle, étant donné le nombre des victimes, leur notoriété en Amérique, les dix millions enlevés par l’insaisissable Jeo Helly et le mystère général qui planait sur l’ensemble.

Juge intègre, très travailleur, d’un réel talent, M. de Landré espérait, en menant à bien l’instruction d’une cause aussi importante, arriver au fauteuil que son ambition professionnelle s’était donné comme terme.

Naturellement, en premier lieu, il avait interrogé les personnes habitant la pension de famille, lieu du crime ; elles n’étaient que trois : la propriétaire, une bonne et un voyageur.

De cette première enquête, il résultait ceci : un mois avant l’événement, la propriétaire, Mme Durand, personne très honorable, veuve d’un ancien fonctionnaire, avait reçu de New-York un câble signé « Charfland », demandant qu’une chambre lui soit retenue pour tel jour ; un mandat télégraphique de 500 francs était joint. Ce client qui s’annonçait ainsi était inconnu de Mme Durand, mais comme sa clientèle, exclusivement composée d’Américains, ne manquait pas de recommander sa maison, elle n’en fut pas étonnée ; elle en fut même enchantée, aucun voyageur n’occupant à ce moment le grand et bel appartement luxueusement meublé qui composait toute son installation ; le message étant accompagné d’un coupon-réponse, elle avait câblé qu’une chambre était réservée.

Deux jours plus tard, un autre télégramme, émanant également de New-York, retenait tout l’appartement ; il était signé A.-H. Terrick ; celui-ci était connu de Mme Durand. Presque chaque année, il venait passer environ deux mois à Paris avec sa femme et ses deux fillettes ; aux grands caravansérails que sont les hôtels modernes, cet Américain, homme de goût et discret, préférait l’élégant appartement meublé qu’entretenait fort bien Mme Durand et essayait chaque fois de retenir pour sa seule famille l’appartement tout entier qu’il payait 5 000 francs par mois.

Malgré cette bonne aubaine, la propriétaire n’avait pu se dégager de son engagement antérieur : aussi, à l’arrivée de la famille Terrick, avait-elle eu soin de s’excuser de ne pouvoir mettre à sa disposition l’une des chambres, occupée deux jours avant, mais retenue depuis quelque temps, par un M. Charfland.

D’ailleurs, la position de cette chambre laissait toute liberté aux occupants du reste de l’appartement.

Celui-ci était en bordure sur une large avenue et sur une rue, avec un pan coupé au coin des deux voies.

En entrant, une vaste galerie communiquait, à gauche, avec deux petites pièces, dont l’une sans fenêtres, que s’était réservée Mme Durand, puis avec la belle salle à manger ; l’une des pièces réservées et la salle à manger bordaient la rue ; à droite de la galerie, deux chambres donnaient sur la cour. Au fond de la galerie à gauche, une double porte oblique s’ouvrait sur le grand salon, dont les baies faisaient face sur la rue, sur le pan coupé et sur l’avenue.

Un couloir, à angle droit par rapport à la galerie, desservait, sur la gauche, un petit salon et quatre chambres en façade sur l’avenue et, sur la droite, une grande penderie, une salle de bains, des W. C., une cuisine, puis une petite pièce réservée à Thérèse Vila, servante de Mme Durand.

La chambre à droite de la galerie près de l’entrée avait été affectée à M. Charfland ; à partir du petit salon, les quatre chambres sur l’avenue avaient été affectées dans l’ordre suivant, à M. A.-H. Terrick, Mme Terrick, les deux enfants, la gouvernante.

La chambre sur cour, occupant l’angle intérieur formé par la galerie et le couloir, contiguë à la chambre de M. Charfland, était restée libre et servait de nursery aux petites Terrick.

Mme Durand n’avait, comme bonne permanente couchant dans l’appartement, que Thérèse Vila ; elle était, en tout temps, à la disposition de la clientèle ; suivant l’importance de celle-ci, une ou plusieurs femmes de ménage venaient, chaque jour, faire les travaux nécessaires. Lorsque des voyageurs désiraient prendre leurs repas dans la maison, une convention passée entre Mme Durand et un bon restaurateur voisin permettait de leur donner facilement satisfaction.

La propriétaire avait fait en sorte, dès l’arrivée de M. Terrick, de lui présenter M. Charfland ; les deux hommes s’étaient salués courtoisement, sans plus ; ils ne paraissaient pas se connaître.

Depuis, chacun avait mené une vie tranquille et aucun incident ne s’était produit.

La veille du jour de la découverte du crime, Mme Durand avait été obligée d’aller en banlieue chez de vieux parents malades ; partie à huit heures du matin, elle n’était revenue qu’à dix heures du soir ; en rentrant, sa bonne, Thérèse Vila, lui avait annoncé que la famille américaine, indisposée, n’avait pas bougé du salon de toute la journée.

La propriétaire ajoutait que lorsque sa domestique lui avait fait cette communication relative à ses principaux locataires, elle paraissait un peu hagarde ; mais comme cette façon d’agir la prenait de temps en temps, comme à une femme à nerfs trop sensibles, Mme Durand n’y avait pas attaché d’attention sur le moment.

Le lendemain matin, vers 8 heures et demie, Thérèse Vila entrait sans frapper chez la propriétaire ; en proie à une intense émotion, elle s’écriait :

« Madame, Madame ! ils sont tous morts dans le salon. »

C’était vrai ! Bouleversée par la vision horrible, la propriétaire faisait prévenir son autre locataire, tant elle avait besoin d’un appui dans un moment aussi tragique.

La bonne avait trouvé M. Charfland encore au lit ; il avait revêtu une robe de chambre et s’était précipité au salon. M. et Mme Terrick, les deux enfants, la gouvernante étaient affalés sur des sièges ; les mains, la tête glaciales attestaient que la mort avait fait son œuvre. M. Charfland, dominant son émotion, avait recommandé de ne rien toucher et de prévenir immédiatement le plus proche commissariat de police par téléphone ; puis il avait procédé à une toilette hâtive et était prêt lorsque le magistrat, accompagné de son secrétaire et de deux agents, était arrivé. Le commissaire s’était borné à mettre un agent de planton à la porte du salon pour que personne n’y entrât, un autre à la porte de l’appartement pour que personne ne sortît, et avait prévenu de suite le Parquet.

C’est à ce moment que le procureur de la République, qui s’était personnellement dérangé avec un médecin légiste, avait chargé M. de Landré de l’instruction de ce crime effroyable.

Lorsque les médecins commis à titre d’experts affirmèrent que la mort remontait à environ trente heures, le juge n’hésita pas à faire arrêter Thérèse Vila qui — de par ses déclarations à sa patronne — devait certainement avoir eu connaissance des faits, un jour au moins avant de les avoir signalés.

Malgré cette charge accablante, M. de Landré n’avait pu rien tirer de la pauvre fille qui, prostrée, jurait ne savoir rien du tout et ne se rappelait pas avoir parlé des victimes à Mme Durand, la veille de la découverte du crime. L’inculpée, paraissant d’une nervosité extrême, avait été examinée par des médecins spécialistes ; ceux-ci, tout en reconnaissant chez elle des tares héréditaires, avaient conclu à son entière responsabilité. Mais l’instruction ne pouvait rien tirer de là !

Charfland, interrogé à titre de témoin, disait ne connaître les victimes que pour les avoir aperçues une fois ou deux dans l’escalier où l’antichambre ; il avait donné de son temps un emploi dont la vérification, sans amener à des certitudes — il est si facile à un étranger de passer inaperçu dans la vie publique de Paris — ne permettait pas de mettre en doute sa déclaration.

Le juge avait immédiatement senti chez celui qui, pensait-il, pouvait le mettre sur la bonne voie, un véritable lutteur ; c’était un homme froid, incapable de se laisser aller à un mouvement de nerfs, maître de ses paroles comme de ses actes.

Sa prudence était telle, on sentait si bien chez lui la réflexion et le calcul avant de répondre à des questions même insignifiantes, la spontanéité était si exclue de tout ce que disait cet homme, que M. de Landré se disait : « Si cet individu est le coupable, ce sera difficile de le démasquer ; la lutte sera dure ! »

Un jour, pour essayer de provoquer un mouvement de protestation chez celui qu’il soupçonnait vaguement, il lui dit à brûle-pourpoint : « Et si je vous faisais arrêter ! » Charfland ne sourcilla même pas et déclara « En quoi l’arrestation d’un innocent pourrait-elle faire avancer votre instruction ? »

Le manque d’émotion à l’annonce de cette éventualité redoutable, le ton de la réponse, tout indiquait que l’homme s’attendait à la question et avait réfléchi d’avance à ce qu’il répondrait.

À partir de ce moment, les soupçons du juge prirent corps, mais ils n’étaient basés que sur des impondérables qui ne permettaient aucune action de la justice.

Une indication précieuse lui fut fournie par l’un de ses amis, célèbre docteur de la Salpêtrière, qui avait fait partie de la commission chargée d’examiner Thérèse Vila.

Mis au courant des soupçons du juge, il le pria de renouveler la confrontation qui n’avait donné aucun résultat, de l’inculpée et du témoin ; lui, docteur, assistant à la scène, dissimulé par une tenture.

Voici ce que remarqua l’homme de l’art :

Thérèse Vila est assise dans le cabinet du juge, face à la porte ; lorsqu’au coup de sonnette, Charfland est introduit, elle se lève comme mue par un ressort, mais le témoin lui lance un regard froid qui semble la subjuguer et elle se rassoit doucement, comme résignée. La suite de la scène ne présente aucun intérêt ; M. Charfland ne paraît faire aucun cas de la malheureuse créature qui est là ; aucune contradiction ne se révèle dans les réponses que les deux font aux questions du magistrat.

La confrontation terminée, Charfland parti, Thérèse Vila toujours là, le docteur soulève la tenture et entre à son tour en scène ; d’un geste, il fait signe au juge de ne pas intervenir et s’avance doucement vers l’accusée ; il paraît la reconnaître, s’informe en paroles aimables de son état ; il approche une chaise et s’assied près d’elle, lui prend les mains, continuant sa conversation presque à voix basse ; la regardant fixement, il fait quelques passes sur sa tête…

« Elle dort, » chuchote-t-il alors, en attirant l’attention du juge.

D’une voix non élevée, mais volontaire :

« Vous connaissez Charfland ?

— Oui, répond-elle en tressaillant à ce nom.

— L’aimez-vous ?

— Oh ! non !

— Vous fait-il peur ?

— Oh ! oui !

— Dites ce qu’il vous a commandé de faire, ce qu’il vous a commandé de dire. »

Le visage de l’endormie révèle les traces d’une intense lutte interne ; elle semble de ses mains vouloir repousser une vision atroce, puis, comme courbée sous une volonté supérieure, elle murmure :

« Non, je ne peux pas… il me l’a défendu ! »

Le docteur, par d’autres passes, rend plus profond le sommeil magnétique ; il tend toute sa volonté psychique pour arracher son sujet à l’étreinte antérieure, mais il n’y parvient pas.

Haletante, la pauvre fille ne peut que répondre : « Non ! Non ! »

Prolonger l’expérience serait dangereux ; le docteur calme la patiente, la réveille doucement ; il prie le juge de lui faire apporter un réconfortant.

Puis à voix basse :

« Mon ami, vous avez raison ; cette fille est innocente ; Charfland, qui la domine, a bien des chances d’être le coupable : mais ma science ne peut plus rien, l’emprise du criminel est trop forte, il faut que la vérité vienne d’un autre côté. En attendant, ce serait une bonne action que de faire améliorer la situation matérielle de cette misérable, car je comprends que, juridiquement, vous ne puissiez encore la faire mettre en liberté.

— Pas plus que je ne puis faire arrêter Charfland, » répondit le juge, encore ému, malgré son impassibilité professionnelle, de ce qui venait de se passer devant lui.

Il fallait d’autant plus prendre de précaution vis-à-vis de Charfland que celui-ci se disait citoyen des États-Unis d’Amérique, né de parents français.

Il avait montré quelques papiers justifiant ses dires, non complets au point de vue légal, mais reconnus en général comme suffisants pour des étrangers voyageant en France pour leur agrément.

Par la voie diplomatique, bien lente, mais dont on ne pouvait se passer dans ce cas, le juge avait demandé dès le début de l’enquête des renseignements complémentaires en Amérique et avait même fait envoyer au Service de sûreté de là-bas, un signalement détaillé avec photographies de l’homme qu’il voulait démasquer ; il n’avait pu malheureusement joindre la fiche anthropométrique car le bertillonnage, appliqué à un étranger non inculpé, aurait pu créer des incidents diplomatiques. L’envoi se bornait donc à une description signalétique verbale faite par des limiers habiles qui avaient pu examiner Charfland dans les endroits publics qu’il fréquentait et à des photographies faites à l’insu de l’intéressé.

Un résumé de l’instruction était joint.

Un matin, M. de Landré trouvait dans son courrier une lettre du ministère des Affaires étrangères ; il l’ouvrait de suite et, stupéfait, lisait ceci : « En réponse à votre demande de renseignements au sujet de l’affaire n° (suivant l’habitude diplomatique qui classait ces affaires d’ordre criminel par numéros pour n’avoir pas à faire figurer des noms dans les pièces officiellement échangées entre les chancelleries), nous avons l’honneur de vous informer que la réponse vous sera faite verbalement par un fonctionnaire américain spécialement envoyé de New-York à cet effet. »

Il n’avait pas eu le temps de penser à tirer des déductions de ce fait que l’huissier lui remettait un pli en disant : « Le porteur est ici… c’est un homme très bien. »

L’enveloppe contenait une carte sur laquelle se détachaient, en caractères de machine à écrire, les mots : « L’homme qui vient de New-York. »

« Faites entrer, » ordonna le juge spontanément.

La porte ouverte, l’huissier laissa passer un beau vieillard à barbe blanche, se tenant droit, vêtu à la dernière mode parisienne.

Il s’inclina devant le juge, en demandant : « Vous êtes bien M. de Landré, juge d’instruction chargé de l’affaire Charfland ? »

L’interpellé répondit d’une inclinaison de tête affirmative.

« Alors, monsieur le juge, auriez-vous l’obligeance de prévenir que, sous aucun prétexte, l’on ne nous dérange tant que durera notre entretien ? Je ne tiens pas à être reconnu. »

Le juge sonna, fit la recommandation à l’huissier, et, désignant un siège à l’inconnu, prononça :

« Je vous écoute, monsieur. »

L’homme qui vient de New-York prend place ; puis se débarrassant prestement de sa barbe, de ses moustaches, de sa perruque blanche, il montre à son interlocuteur étonné une face complètement rasée surmontée d’une chevelure noire ; de son regard intelligent il fixe le juge en disant : « C’est à visage découvert que je dois vous causer. »

Se levant et s’inclinant, il se présente :

« Max Semper, de la Sûreté de New-York », puis, sortant d’un portefeuille quelques papiers, il les présente à M. de Landré.

« Voici les pièces qui m’accréditent près de vous. »

L’examen de celles-ci est rapide ; aucun doute n’est permis ; l’homme qui est là est bien le célèbre détective Max Semper, chargé officiellement de porter à la justice française la réponse à sa demande concernant la mystérieuse affaire.

M. de Landré tend la main à son visiteur : « Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Max Semper, et merci d’avance de votre haut concours. »

La conversation entra de suite au vif du sujet ; elle ne fut guère d’ailleurs qu’un monologue du citoyen de la libre Amérique :

« L’examen et le rapprochement des faits suivants : 1o la famille A.-H. Terrick est la victime ; 2o dix millions ont été soustraits aux assassinés ; 3o le crime est entouré d’un mystère profond, permettent de penser que le crime a pu — je ne dis pas « a dû » — être perpétré par la fameuse « Bande invisible » dont vous avez certainement entendu parler, quoique ses exploits se soient bornés jusqu’ici à l’État de New-York.

« Cette bande ne commet que des forfaits qui rapportent gros, comme les dix millions précités touchés par Jeo Helly.

« Elle n’accomplit ses crimes que dans des conditions extraordinairement mystérieuses, tellement même, que, malgré les plus fins limiers officiels et privés des États-Unis, la bande n’a pu encore être découverte.

« Enfin, ce n’est qu’à un hasard providentiel que A.-H. Terrick a échappé, il y a quelques mois, à un chantage qui était précisément de deux millions de dollars, soit dix millions de francs.

« Il serait trop long de vous expliquer ce hasard en détail. Qu’il vous suffise de savoir que nous avons pu, grâce à lui, et pour ainsi dire indépendamment de A.-H. Terrick, faire avorter la chose et mettre la main sur deux membres de la « Bande invisible ».

« Ces deux chenapans ont été absolument réfractaires à livrer leurs complices et l’organisation de leur association ; mais enfin, grâce au whisky, l’un d’eux a laissé échapper, en conversant avec ses gardiens, quelques petites indications qui peuvent être utiles ; il a laissé entendre que, l’affaire Terrick étant avortée, celui-ci était condamné.

« Dans plusieurs crimes, on a trouvé trace d’un bandit dont le signalement, quoique vague, correspond cependant à celui que vous nous avez fait de Charfland.

« Dans ces conditions, je ne puis qu’essayer de découvrir si Charfland fait partie de cette « Bande invisible » ; suivant les résultats de cette première enquête, je verrai si je puis aller plus loin.

« J’ai les indications nécessaires pour prendre Charfland en filature dès aujourd’hui ; je reviendrai demain à la même heure vous mettre au courant ; cela vous va-t-il ? »

M. de Landré, quoiqu’un peu désillusionné, car il attendait plus, accepta la proposition.

Le détective remit ses postiches, et l’huissier, sonné, le reconduisit avec tous les égards dus à un personnage auquel M. le juge d’instruction venait de serrer cordialement la main.

Vingt-quatre heures après, Max Semper se présentait de nouveau chez le juge et lui racontait ce qui suit :

« Parmi les quelques indications utiles que je possède sur la « Bande invisible », la plus importante est celle relative aux signes de reconnaissance des affiliés ; signes assez complexes où l’allure générale du corps, en même temps que la tenue de la tête, la position des mains et celle des doigts jouent un rôle.

« Hier soir, deux hommes à moi, arrivés de New-York par des voies différentes, ont joué une petite comédie dans la salle du bar en renom « Frangip » où Charfland fréquente presque chaque jour.

« L’un de ces hommes, après s’être assuré de la présence du pisté, s’est juché sur un des hauts tabourets du comptoir, de façon à être vu de la table où s’était installé Charfland ; je m’étais placé en galante compagnie — il faut bien sauver les apparences — de manière à ne pas perdre un seul des mouvements de l’individu.

« Mon homme, en tenue de soirée, paraissait s’absorber dans la dégustation d’une liqueur, mais par moments, ne pouvant cacher son impatience, comme s’il attendait quelqu’un, ses yeux, d’un regard circulaire, examinaient toute la salle, puis, rapidement, reprenaient leur aspect terne ; bref, il agissait comme convenu, de manière à n’attirer l’attention que des gens prévenus ou obligés, par leur situation, à beaucoup observer autour d’eux.

« Votre Charfland — qui répond très bien, en passant, au signalement de votre Service de sûreté — ne fut pas long à s’apercevoir de ce manège et — sans se trahir en quoi que ce soit — à le suivre.

« C’est ce que j’attendais ; je fis alors le signal convenu ; mon autre homme, également en frac, l’air un peu « en goguette » comme vous dites, entra dans le bar. Le premier le fixa avec attention, puis, lorsque l’autre passa non loin de lui, fit le signal de ralliement de la « Bande invisible ». Le second s’arrêta un instant, exécuta habilement le mouvement d’un homme qui reprend son sang-froid et… répéta ce fameux signal. Les deux hommes alors s’abordèrent franchement, se secouèrent la main et bientôt occupèrent deux tabourets côte à côte.

« Au premier signal Charfland — j’en suis sûr — eut un mouvement de surprise ; au second, il eut presque un haut le corps ; il resta songeur pendant plus d’un quart d’heure, épiant, presque sans dissimuler, les gestes de mes deux acolytes ; enfin il se leva et alla prendre place sur un tabouret voisin. Mes deux policiers, à son arrivée, se rapprochèrent l’un de l’autre et continuèrent à causer à voix plus basse, montrant nettement qu’ils ne voulaient pas être entendus du nouveau venu. Charfland continuait à les regarder et dévisageait maintenant, bien en face, celui qui était arrivé en premier lieu.

« La comédie fut bonne ; deux ou trois fois mon homme subit, sans paraître s’en apercevoir, le regard inquisiteur, puis à une nouvelle tentative, il grommela entre ses dents : « What does this man I wonder ? » (Que peut donc bien vouloir cet homme ?)

« Mon second acolyte se retourna alors légèrement pour voir à son tour notre Charfland, il eut un léger mouvement comme s’il reconnaissait quelqu’un, puis se pencha à l’oreille de son compagnon comme s’il voulait lui faire part de sa surprise ; ce dernier se leva et, passant entre son ami et Charfland, dit de manière à être entendu de celui-ci : « What do you want ? I am looking in the looking-glass. » (Que voulez-vous ? Je regarde dans la glace.) Puis, regardant comme il le disait vers la glace située de l’autre côté du comptoir, mouvement qu’avait d’ailleurs imité Charfland, il exécuta le signe de ralliement de la « Bande invisible ».

« J’attendais ce moment. Charfland mit son corps dans la position du signe ; ses mains commencèrent à esquisser un mouvement qui pouvait être celui du signe, mais, comme se ravisant tout d’un coup, il ne l’acheva pas et, négligemment, tourna la tête d’un autre côté.

« Le policier grommela alors, à voix basse, une injure, puis reprenant sa place, dit à son camarade, de façon à être entendu de notre homme : « He is not a fellow of ours ; his manners put me out ! » (Ce n’est pas un de nos amis ; ses manières me mettent hors de moi.)

« Et l’autre de répliquer aussitôt

« — Take care, no row here ! » (Prenez garde, pas d’affaire ici.)

« Puis, ce dernier régla les consommations et, presque de force, entraîna son compagnon qui lança en partant un regard furieux contre Charfland.

« Celui-ci s’absorba un assez long moment ; il paraissait très perplexe ; mais l’air calme et si maître de lui que vous connaissez reprit le dessus.

« Une demi-heure après, il partait à son tour et, à petits pas, comme en proie à de profondes pensées, rentrait à pied chez lui.

Max Semper s’arrêta après ce simple récit, comme pour concentrer ses réflexions, puis il reprit :

« De tout ceci, monsieur le juge, il résulte que je ne puis pas vous affirmer que Charfland fait partie de la « Bande invisible », mais mon flair de policier me dit, à moi — mais à moi seul — qu’il en fait partie. Il a indiscutablement reconnu le signe de ralliement de cette bande ; il a cherché le contact des gens qui paraissaient en être, et s’il n’a pas achevé ce signe — s’il l’avait fait, je pourrais vous affirmer son affiliation — c’est qu’il s’est souvenu à temps qu’à sa connaissance, personne de la bande, autre que lui, n’était à Paris et qu’il était surveillé constamment par votre police ; la peur de donner dans un piège a retenu son geste révélateur.

« Je pense que vous avez absolument raison de suivre cette piste : c’est la bonne ! Je regrette de ne pouvoir vous apporter aucune preuve. Si vous le permettez, je considérerai ma mission comme terminée. Je vous adresserai un rapport circonstancié sur les faits que je viens de vous rapporter. »

M. de Landré resta songeur, puis il narra au policier la scène de confrontation de Charfland et de Thérèse Vila et de la séance de magnétisme qui l’avait suivie.

« Alors, répondit Max Semper, ma conviction s’assoit ; n’avez-vous pas les éléments suffisants pour faire arrêter Charfland ? Vous savez que si l’homme est bien ce que nous croyons, il filera un jour entre vos mains. Si vous le tenez au contraire, peut-être pourrez-vous arriver à réunir quelques preuves qui le confondront.

— Monsieur Semper, si Charfland était de nationalité française, il serait déjà sous les verrous, mais il se réclame de la grande nation des États-Unis ! L’homme est énergique, il saura joindre à sa voix celle d’un avocat d’élite et notre chancellerie n’accepterait pas une affaire diplomatique, alors que l’arrestation ne serait basée que sur ce que, juridiquement, nous pouvons appeler des commencements de présomption. »

Ce fut au célèbre détective de réfléchir, puis prenant son parti :

« Si Charfland est ce que nous supposons, c’est un intérêt commun à nos pays de le mettre hors d’état de nuire. Ce que j’ai vu me permet, je crois, d’aplanir à l’avance toute difficulté diplomatique. Je vais de suite à l’ambassade ; dans une heure, je serai de retour. »

Le délai indiqué expirait à peine, que Max Semper se présentait de nouveau dans le cabinet de M. de Landré :

« Monsieur le juge, dit-il, c’est chose convenue ; l’ambassade américaine ne vous créera aucune difficulté ; vous savez qu’elle aspire autant que vous à la punition de l’assassin de la famille A.-H. Terrick. Vous nous chargerez, par la voie habituelle, d’une commission rogatoire ; tant que celle-ci n’aboutira pas, vous pourrez garder notre individu sous les verrous, et je vous promets qu’elle n’aboutira que lorsque votre instruction sera close. Je vais faire tout mon possible là-bas, ma renommée y est intéressée, mais n’espérez pas que je puisse trouver quelque chose capable de vous aider ; mon aide véritable c’est, en retardant l’envoi du résultat de la commission rogatoire, de vous donner du temps. Bonne chance donc et au revoir ! »

Le soir même, Max Semper et ses aides repartaient pour l’Amérique et une édition spéciale des journaux annonçait que M. Charfland, se prétendant citoyen américain, avait été arrêté sous l’inculpation de meurtre sur les personnes de M. A.-H. Terrick, sa femme, leurs deux enfants, et leur gouvernante.

Il y avait déjà six mois de cela et l’instruction n’avait pas fait un pas.

Il avait été absolument impossible de faire dire à Charfland autre chose que ce qu’il avait dit dans ses interrogatoires de témoin ; il avait été absolument impossible de faire parler autrement Thérèse Vila endormie, qui témoignait toujours de la même répulsion pour le principal accusé.

Plusieurs fois déjà, le procureur général avait fait appeler M. de Landré pour lui dire qu’il était temps d’aboutir ; l’opinion publique, travaillée par l’intelligent et actif défenseur qu’avait choisi Charfland, commençait à s’énerver ; des choses désagréables sur la lenteur et l’impuissance de la justice paraissaient de plus en plus fréquemment dans les principaux journaux ; l’affaire menaçait de tourner au scandale et l’on annonçait, pour la rentrée des Chambres, plusieurs interpellations au Garde des sceaux.

L’ambassade américaine et Max Semper avaient correctement tenu leur promesse ; aucune action diplomatique n’avait été entamée à propos l’incarcération de l’Américain Charfland, et la commission rogatoire envoyée en Amérique n’avait pas encore abouti. Mais ce prétexte, unique maintenant, du retard de cette commission, ne tenait plus debout. M. de Landré voyait arriver le moment où il serait obligé de signer un non-lieu ou de se voir dessaisi de l’affaire, ce qui équivalait à une punition grave.

Et pourtant, pourtant, tout son fond d’honnête homme, toute son expérience de juge lui disaient, de plus en plus, que Charfland était le coupable, mais… il n’avait toujours aucune preuve !

Tout ce qui précède était passé par l’esprit de M. de Landré alors qu’il tenait en main le papier portant le nom « Nounlegos », et le temps passait.

Lorsqu’il revint à lui et qu’il constata que depuis près d’une heure son esprit travaillait à se remémorer le passé, il fut surpris de n’avoir pas reçu les renseignements demandés à son secrétaire. Celui-ci appelé l’informa que les recherches faites à toutes les sources possibles de renseignements n’avaient pas abouti : Nounlegos était inconnu !

Il ordonna d’introduire l’énigmatique visiteur.

Un étrange petit vieillard se présenta, le dos très voûté, vêtu de vêtements de coupe ancienne ; il s’avançait, non pas l’air timide mais d’une allure décelant son manque d’habitude de démarches de ce genre ; ses deux grands yeux clignotant constamment, comme sous l’effet de la fatigue, s’abritaient sous de grosses lunettes ; son crâne, absolument chauve, était plissé de rides.

Il donnait l’impression d’un être las, usé par une vie matérielle pénible, par une vie morale intense ; aussi M. de Landré fut-il surpris de la fraîcheur et de la clarté de la voix de cet homme bizarre qui, sans aucun préambule, lui déclara :

« Monsieur le juge, vous êtes chargé, n’est-ce pas, d’une affaire curieuse où l’inculpé Charfland, que vous tenez comme coupable, se prétend innocent et contre lequel vous n’avez pu relever aucune preuve certaine de culpabilité. Je viens vous dire que je puis lever tous vos doutes.

— Comment cela ? interrompit malgré lui le juge.

— Je sais lire la pensée ! Je lirai donc dans le cerveau de Charfland et vous dirai ce qu’il pense.

— Ah çà, est-ce un fou ? » se demanda M. de Landré, puis tout haut :

« Monsieur, avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous poser une question par laquelle, d’ailleurs, j’aurais dû commencer cet entretien : Qui êtes-vous ? Où habitez- vous ? Quelles sont vos occupations, vos références ? Ce n’est qu’une fois renseigné sur ces points que je pourrai écouter votre proposition. »

Le petit vieillard eut un sourire plein d’une délicieuse ironie, tant ces préoccupations lui paraissaient mesquines en regard de ce qu’il venait offrir ; il répondit laconiquement :

« Je m’appelle Nounlegos.

« J’habite 17, rue des Saules, à Bondy.

« Je suis rentier et poursuis mes études dans mon laboratoire privé.

« Vivant seul, sans aucunes relations, je n’ai pas de références à vous citer. »

Puis il se tut, son sourire fin paraissant s’intéresser à l’embarras qui se lisait sur la figure du magistrat.

Ce dernier reprit :

« À défaut de références personnelles, vous pouvez toujours me citer des références scientifiques qui ne doivent pas vous manquer, si, comme vous le dites, vos études vous ont amené à pouvoir réaliser l’extraordinaire proposition que vous venez de me faire. »

Le sourire de Nounlegos disparut, et c’est d’une voix plus grave qu’il déclara :

« Je travaille absolument seul, depuis trente à quarante ans, le problème que je me suis posé : « Lire dans le cerveau humain » ; je n’ai jamais fait aucune communication et mes recherches sont inconnues du monde scientifique. Pour les faire connaître, j’attends le moment où j’aurai solutionné complètement le problème très vaste que je cherche ; cela me demandera peut-être encore dix ans, peut-être vingt, peut-être même n’y arriverai-je jamais ! Je n’ai donc encore aucune référence parmi les savants officiels.

« Je suis arrivé à pouvoir déchiffrer la pensée d’un être humain mis dans l’obligation de se prêter à l’expérience, car il faut des appareils spéciaux.

« Pour me rendre compte, sur un cas réellement intéressant, si ma méthode, telle qu’elle est, est susceptible de rendre des services, je viens mettre mon expérience à votre disposition pour examiner Charfland.

« Notez bien qu’en faisant cela, je ne poursuis aucun avantage particulier ; l’essai que je tenterai ne pourra que profiter à la justice. On dit que vous allez être obligé de signer la mise en liberté de Charfland ; si celui-ci est innocent, vous serez libéré de tout remords futur ; s’il est coupable, vous trouverez certainement, dans la pensée de cet homme, de quoi constituer les preuves qui vous manquent. »

L’on comprend que M. de Landré fut embarrassé ; la proposition de Nounlegos lui paraissait tellement étrange, que son esprit se refusait à admettre sa véracité, mais d’un autre côté, il était disposé à s’accrocher à tout espoir, même chimérique, susceptible de l’aider dans la ténébreuse affaire.

« En quoi consiste l’expérience ? demanda-t-il.

— Je coiffe le sujet d’un appareil spécial ; j’examine le cerveau et note les pensées qui le traversent ; cet appareil ne gêne en rien l’examiné.

— Où cela peut-il se faire ?

— Ici même si vous le désirez ; je n’ai besoin que d’un peu de courant électrique que je peux prendre à la douille de l’une des lampes de votre bureau. J’ajoute que si le patient ne veut pas se prêter à l’expérience, je puis, avec le courant pris à une autre douille, l’immobiliser sans douleurs, tout en laissant intacte l’activité cérébrale.

— Mais en admettant que je croie ce que vous m’annoncez, comment serez-vous sûr que Charfland pensera au crime ?

— Oh, le fait seul de sa présence ici, devant vous, obligera son esprit à penser à l’affaire. S’il s’orientait vers une autre direction, eh bien, il suffira que vous lui posiez quelques questions qui l’obligeront à y revenir ; vous devez savoir, mieux que moi, qu’un coupable qui plaide innocent, pour ne pas se trahir dans ses réponses, concentre toute son attention sur son crime, se remémore ce qu’il doit dire, ce qu’il doit cacher.

— Mais, qui me prouvera que ce que vous me direz aura bien traversé l’esprit de l’inculpé ?

— Je ne puis évidemment vous obliger d’avance à avoir foi dans ma méthode, mais je pourrai vous soumettre à l’épreuve ; vous verrez bien si j’ai su lire dans votre pensée.

— En effet, » murmura le juge prodigieusement intéressé ; puis une objection lui venant à l’esprit :

« Mais, même avec cette preuve, votre méthode, non reconnue officiellement, ne peut servir de base à une action de la justice ; votre « lecture » ne sera pas une preuve juridique.

— Cela peut être vrai, répondit Nounlegos, mais ce sera à vous, juge d’instruction, une fois en possession de la pensée de l’inculpé, d’agir, au mieux de la justice, pour amener la preuve.

« Si Charfland est coupable, qui sait s’il ne pensera pas à l’instrument dont il s’est servi pour commettre son crime et à l’endroit où il s’en est débarrassé ; alors, vous pourrez le retrouver ; n’aurez-vous pas là un commencement de preuve ?

— C’est vrai, » ne put s’empêcher de dire M. de Landré, que l’assurance et la netteté de Nounlegos commençaient à convaincre.

« Mais, sursauta-t-il, cet examen doit être fait en présence de l’avocat ; si celui-ci refuse, votre science n’étant pas reconnue, la loi ne me permet pas de l’imposer.

— De mon côté, répondit Nounlegos, je n’entends pas avoir affaire à d’autres qu’à vous et à Charfland ; le moment n’est pas arrivé de donner à connaître mes découvertes ; vous seul saurez que moi, Nounlegos, vous ai donné un moyen, mais vos actions futures, inspirées par ma lecture, je n’y participerai en rien ; l’offre que je vous fais n’est valable que si vous vous engagez à ne jamais dévoiler ce dont vous serez témoin. Quant à Charfland, vous pourrez l’amener facilement à se prêter à l’expérience en dehors de son avocat ; d’ailleurs, jamais il ne pourra supposer la vérité, et si vous le convainquez de son crime, il restera éternellement dans l’ignorance de la méthode qui vous aura conduit au but. »

La question prenait, pour le juge, un aspect procédurier ; il réfléchit et, visiblement gagné à l’idée de l’essai qui s’imposait, il suggéra :

« Je pourrais dire à Charfland qu’avant de clore l’instruction, je veux le faire examiner par un phrénologiste célèbre ; je connais maintenant assez l’homme pour savoir que, persuadé de l’incompétence de cette science…

— Avec raison, articula nettement Nounlegos.

— … Et désireux de se prêter sans objection à toute investigation nouvelle lui paraissant sans danger, il acquiescera sans réclamer le concours de son avocat ; il sait d’ailleurs certainement la situation actuelle, et son défenseur lui a promis pour ces jours-ci un non-lieu définitif ; il pensera hâter le moment de sa libération en n’opposant aucune difficulté à l’examen. D’ailleurs, il réfléchira que si de cet examen il pouvait découler quelque chose de favorable contre lui, je n’en pourrais faire état, vu l’absence de son conseil.

— Je ne suis pas juge de ce moyen. »

Après un instant de silence, Nounlegos reprit :

« Concluons :

« 1o Vous vous engagez à ne révéler à personne ni la conversation que nous venons d’avoir, ni la scène à laquelle vous assisterez.

— Je m’engage, répondit M. de Landré.

2o Je serai ici, demain matin à 10 heures ; votre cabinet sera clos pendant toute la durée de l’expérience.

— C’est entendu. »

Et le petit vieillard, reprenant son chapeau posé sur le bureau du juge, se leva, inclina la tête et se retira pendant que M. de Landré, un peu médusé d’une décision aussi rapidement prise, restait songeur, se demandant, maintenant que la porte s’était refermée sur l’étrange Nounlegos, s’il ne venait pas de rêver ou s’il ne venait pas d’être joué par un habile mystificateur.

L’EXPÉRIENCE

Le lendemain, M. le juge d’instruction, un peu défait par une nuit passée sans sommeil, incapable de s’intéresser à quoi que ce soit de son courrier qu’il dépouillait machinalement, regardait fréquemment sa petite pendule de bureau.

À 9h. 45, son secrétaire vint lui annoncer que Charfland était là ; l’inculpé n’avait rien dit lorsque ce secrétaire lui avait signifié que le juge le faisait appeler ; il n’avait pas parlé de son défenseur.

À 10 heures, l’huissier, suivant les ordres reçus, ouvrit la porte pour introduire, sans l’annoncer, Nounlegos qui, chargé de deux grosses valises, paraissait encore plus courbé que la veille.

« Monsieur le juge, il me faut quelques minutes pour être prêt. »

Puis, avec une activité remarquable pour un homme paraissant si usé, il se mit à l’ouvrage, accompagnant ses gestes de diverses explications brèves.

Il débarrassa la moitié du bureau du juge :

« Pour mettre mes appareils. »

Il sortit de ses valises des ustensiles bizarres, les posa sur la table et les assembla soigneusement.

Il disposa un fauteuil le dos contre cette table :

« Pour Charfland. »

Un autre fauteuil placé de l’autre côté de la table :

« Pour moi. »

Il raccorda son appareil à une prise de courant :

« Pour la lecture.

À une autre prise de courant, il raccorda un autre appareil :

« Pour imposer l’immobilité si cela est nécessaire. »

Puis disposant un autre fauteuil :

« Pour vous, monsieur le juge. Comme cela, vous pourrez regarder l’inculpé ; celui-ci vous verra.

Si j’estime nécessaire que vous lui posiez des questions, je ferai le simple signe de lever la main ; vous poserez les questions qui, d’après vous, devront rappeler le mieux à Charfland les péripéties du drame, si drame il y a eu ; l’ordre de ces questions sera l’ordre chronologique des faits supposés.

« Si je ne lève pas la main, n’interrogez pas ; ne dites rien. »

Puis Nounlegos posa sur la table, près du siège qu’il s’était réservé, une grande feuille de papier tendue par un cadre lourd, muni de deux règles transversales, et posa dessus une sorte de stylet ; jetant un dernier coup d’œil sur l’ensemble, il dit à M. de Landré : « Je suis prêt » ; au moment où le juge allait appuyer sur une sonnette, il ajouta :

« Surtout, pas de témoin !

— Introduisez l’inculpé, » ordonna le juge à l’huissier.

Charfland faisait bientôt son entrée, encadré par deux gardes municipaux ; ces derniers congédiés d’un signe, le juge prit la parole :

« Charfland, mon instruction est à la veille d’être close ; mais, avant de signer l’ordre qui vous renverra devant la chambre des mises en accusation ou à la liberté, j’ai fait appel à un savant phrénologiste — le juge indiquait Nounlegos de la main — qui se fait fort, par l’examen d’un crâne, d’indiquer si le sujet a une tendance ou non au crime. Avez-vous une objection à présenter à cet examen ? »

À cette question, l’interpellé regarda le juge, puis Nounlegos, puis les appareils bizarres qui se trouvaient là ; après quelques instants de réflexion, les prévisions de M. de Landré se réalisèrent, et Charfland répondit tranquillement :

« Aucune.

— Alors opérons, » déclara Nounlegos prenant la parole, et indiquant à l’inculpé le siège préparé à son intention : « Veuillez prendre place ici. Bien. Je vais vous placer sur la tête cet appareil ; oh ! son poids n’est pas en rapport avec son volume, vous pourrez le supporter aisément.

Ce disant, Nounlegos coiffait le crâne de Charfland d’une sorte de caisse.



DEUXIÈME PARTIE


Cette caisse, presque cubique, présentait une excavation débouchant largement sur deux faces, de sorte que le visage du patient, une fois coiffé, restait apparent à partir des sourcils, les côtés de la figure étaient recouverts, mais deux ouvertures correspondaient aux oreilles ; tout le reste de la tête était enveloppé ; une courroie passant sous le menton assujettissait la boîte, deux espèces de béquilles, réglables en hauteur, permettaient de reporter la presque totalité du poids de l’appareil sur les épaules du patient, de sorte que la tête n’était soumise à aucune pression gênante.

« Détendez vos muscles ; vous ne sentez rien d’insupportable ? Bien. Je vais vous examiner : ce sera peut-être un peu long, si l’appareil vous fatigue, dites-le, nous pourrons faire quelques pauses de repos. »

M. de Landré avait déjà pris place sur son fauteuil. Nounlegos tourna un commutateur placé sur la ligne de prise de courant, puis se plaçant en face de l’autre appareil, devant une visière analogue à celle d’un stéréoscope, visière qu’il incrusta en quelque sorte sur son front, il se mit à manier, de la main gauche une série de manettes disposées sur un petit tableau incliné, pendant que sa main droite saisissait le stylet et prenait appui sur les règles de métal placées sur le cadre maintenant la feuille de papier.

Pendant quelques minutes, aucun mouvement pour ainsi dire ne fut fait par les trois auteurs de cette scène mystérieuse.

Le juge regardait alternativement Nounlegos et Charfland, se demandant avec anxiété si celui qui se disait si savant était réellement capable de lire ce qu’il prétendait déchiffrable pour lui seul.

L’inculpé, d’abord sur le qui-vive, parut prendre vite parti de sa situation bizarre et, s’accoudant sans façon sur les bras du fauteuil, parut s’absorber dans ses réflexions.

Nounlegos, le cou tendu vers son appareil, restait immobile ; sa main gauche manœuvrant parfois quelques manettes, puis, tout à coup, sa main droite s’agitant, faisait tracer au stylet des petits signes bizarres et rapprochés, dans l’intervalle de papier blanc que laissaient visible les deux règles de métal ; sa main arrivée à l’extrémité de la feuille, un déclic faisait glisser les deux règles de quelques millimètres et il continuait à écrire les signes bizarres, en allant, cette fois, de droite à gauche. À l’extrémité de cette nouvelle ligne, un déclic analogue imprimait un nouveau déplacement aux règles, et sa main, docile, continuait à écrire, mais alors, dans le sens habituel, de gauche à droite.

Cette séance singulière se prolongea pendant près d’une heure…

Oui, pendant près d’une heure, M. de Landré, en proie à une exaltation cérébrale que rien ne décelait, fit errer ses regards de l’examinateur à l’examiné, se demandant si la science inconnue dont se prévalait le soi-disant savant établissait réellement un courant de forces inconnues entre les deux hommes, courant si extraordinaire que l’un lisait ce que pensait l’autre.

Oui, pendant près d’une heure, Charfland, résigné à ce qu’il ne considérait que comme une formalité ultime, supporta patiemment le casque épais, sans une seule plainte, sans vouloir profiter de la faculté que lui avait proposée le phrénologiste de demander quelque repos.

Oui, pendant près d’une heure, le front de Nounlegos resta rivé à la visière de son appareil. Sa main gauche ne manœuvrait que rarement les manettes à sa disposition, mais en revanche, sa main droite continuait, sans interruption, alternativement d’un sens et de l’autre, à tracer des sortes d’hiéroglyphes sur la grande feuille blanche ; seul le déclic des règles d’acier se déplaçant sur le cadre métallique de ce papier blanc, troublait le silence.

Enfin, la main droite de Nounlegos s’arrêta ; sa face présentant des yeux exorbités il quitta son poste d’observation, rejeta son buste en arrière, reposa sa tête lassée sur le dossier de son siège, resta quelques instants les yeux mi-clos comme pour ménager la transition entre le monde immatériel qu’il venait de parcourir et le monde réel auquel il revenait, puis se leva péniblement et murmura : « J’ai fini. » Il coupa alors le courant et délivra Charfland de l’espèce de carcan qu’il supportait depuis si longtemps.

L’inculpé, la tête ruisselant de sueur, s’épongea ; il ne put s’empêcher de dire : « J’ai soif. »

« Moi aussi, » ajouta inconsciemment Nounlegos.

À ces mots, le juge — impressionné à l’excès, plus par ce qu’il attendait que par ce qu’il avait vu — sans se rendre compte de l’étrangeté de sa décision, sonna et donna ordre d’apporter du porto avec trois verres. L’huissier, médusé, s’exécuta et remplit les trois verres qu’il avait apportés.

Les trois hommes, toujours silencieux, vidèrent rapidement leurs verres ; leurs réflexions, d’ordres bien différents, auraient pu les absorber longtemps encore, mais Charfland, l’air un peu goguenard, interpellant Nounlegos, lui dit :

« Eh bien, monsieur le savant, quelles sont vos conclusions ?

— Il me faut maintenant coordonner mes observations ; je remettrai le résultat à M. le juge » ; et en disant ces paroles, il regardait ce dernier d’un air qui signifiait clairement : « Il nous faut maintenant rester tous les deux. »

Le juge sonna : les gardes municipaux entrèrent et Charfland reprit le chemin de sa prison.

« Eh bien, monsieur Nounlegos ? » prononça M. de Landré, d’une voix qui n’avait peut-être pas toute la fermeté qu’il aurait désirée.

« Monsieur le juge, répondit gravement Nounlegos, l’homme qui vient de sortir est bien le coupable ; les preuves abondent là. » Et il désignait la grande feuille de papier blanc, maintenant recouverte d’une multitude de signes plus étranges les uns que les autres.

Puis, sans attendre une question :

« Mais il faut que je vous traduise mon langage secret ; mieux vaut en finir tout de suite. Donnez-moi du papier et une plume, j’en ai pour quelque temps. »

Pendant près de trois heures, Nounlegos couvrit d’une écriture rapide pas mal de feuilles.

Quand il eut terminé, il commença à démonter ses appareils, lorsque M. de Landré l’interrompit :

« Ne m’avez-vous pas promis de me donner une preuve indiscutable, pour moi, de votre science ?

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais ; asseyez-vous ici ; je vous coiffe de la caisse ; comme je suis fatigué de cette longue séance, j’espère que cinq minutes vous suffiront ; d’ailleurs, pour simplifier, je vous traduirai de suite à haute voix ce que je lirai dans votre cerveau ; je vous préviens que je ne sais pas lire les noms propres. »

Quelques instants après, Nounlegos, le front de nouveau contre son appareil, annonçait :

« Ma femme… attend… déjeuner… sait bien… affaire cinq victimes… donc pas inquiétude… je trouve très gentille ma femme… vingt ans ménage… toujours jeune… paraît grande sœur… nos enfants… étrange homme devine ma pensée… essayons penser autre chose… politique… souvent opposée… intérêts généraux… pays… recommandations mauvais sujets… rebutent bons… arriverai-je… poste supérieur… »

Haletant, M. de Landré jeta un cri « Assez ! » Et, débarrassé du coffre mystérieux : « Oui, oui, je vous crois : c’est vrai, vous avez lu tout ce que j’ai pensé ; mais qui êtes-vous donc pour disposer d’un pouvoir que l’humanité n’avait jamais osé entrevoir ? N’attentez-vous pas à Dieu ? »

Tout en démontant ses appareils et les rangeant soigneusement dans ses valises, le savant répondit :

« Je suis le simple Nounlegos, inconnu comme vous le savez ; mon labeur révolutionnera un jour le monde, car il imposera la sincérité.

« Mais je suis venu ici pour autre chose ; voici la confession du misérable Charfland ; vous y trouverez une foule d’indications qui vous permettront de le confondre.

« Maintenant, rappelez-vous nos conventions ; je considère votre parole d’honneur comme engagée : vous ne révélerez à personne ni notre première conversation, ni ce qui vient de se passer.

Le juge d’instruction renouvela sa promesse et reconduisit avec égards le petit vieillard qui partait, tout courbé sous le poids de ses diaboliques appareils.

QUARANTE ANS DE LABEUR

C’est dans une petite sous-préfecture de la France que naquit, sous un nom banal non venu jusqu’à nous, celui qui devait devenir plus tard Nounlegos.

Le nouveau-né n’était pas beau, il paraissait malingre et donna bien des craintes à ses parents, riches commerçants de leur petite ville ; ils l’entourèrent des soins les plus délicats, tremblant pour ce fils unique, d’autant plus aimé qu’il était tardivement venu.

Mais, si le physique laissait à désirer, l’intelligence, elle, se manifesta de bonne heure. Tout petit, portant sur sa jeune tête cet air de réflexion grave qui est, en général, l’apanage des enfants de parents âgés, il étonna vite son entourage par ses réparties, rares il est vrai, car il était de tempérament réservé, mais dénotant un esprit d’observation fort au-dessus de son âge.

Au collège, quoique d’abord peu assidu, il domina tout de suite tous ses camarades, de par ses facultés extraordinaires d’assimilation.

Plus tard, il prit du goût aux études et devint alors un sujet d’étonnement pour ses professeurs ; il put, sans fatigue intellectuelle apparente, suivre deux et même trois classes dans la même année scolaire ; comme il était impossible d’obtenir l’énorme dispense d’âge qui lui eût été nécessaire pour passer son premier baccalauréat aussitôt qu’il fut prêt, il en prépara d’autres et, avec la dispense légale, il passa trois baccalauréats dans la même session.

À ce moment, la perplexité des parents atteignit son maximum ; que ferait-on de ce jeune homme si prodigieux ? On ne pouvait poursuivre l’idée caressée jadis d’en faire le successeur de la maison de commerce, si fort que fût le rapport de celle-ci. Toutes les grandes Écoles devaient pouvoir s’ouvrir devant lui ; vu son physique, on ne pouvait penser en faire un militaire, et les parents songèrent qu’ils en feraient un brillant fonctionnaire, cet éternel rêve des petits bourgeois enrichis.

Lorsqu’on lui parla pour la première fois de ces projets d’avenir, il répondit nettement, en homme qui sait ce qu’il veut « Je ferai de la médecine. »

Les parents s’inclinèrent ; le fils unique fut installé à Paris, avec toutes les recommandations d’usage. Les succès continuèrent : le jeune étudiant enleva brillamment tous ses examens dans le minimum de temps. Il venait d’être reçu le premier au concours des internes des hôpitaux lorsque ses parents moururent.

Mis au courant par le notaire de sa famille de sa situation exacte, qui était fort belle, il répondit simplement :

« Je vais pouvoir travailler. »

Alors commença une période d’études intenses qu’un cerveau hors de proportion avec ceux de l’époque pouvait seul supporter et assimiler.

Interne des hôpitaux, une fois au courant d’un service, il demandait à changer ; sa valeur était si réelle, ses professeurs la reconnaissaient si bien qu’en peu de mois ils n’avaient plus rien à lui apprendre.

Mais il ne se préoccupa plus d’examens ; pressé de préparer une thèse qui lui aurait conféré le doctorat, il répondait : « J’ai autre chose à faire. »

Sachant tout ce que la Médecine pouvait apprendre, il s’acharna sur les sciences ; après s’être assuré un solide fond de connaissances mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, il suivit, en s’en jouant, des cours spéciaux embrassant toutes les connaissances scientifiques actuelles ; il alla même passer quelques mois dans les Universités de province et de l’étranger où, d’après des indications, il pouvait trouver des aperçus nouveaux, un avant-goût de ce que serait la Science de demain.

L’esprit admirablement meublé, il entreprit alors de faire, en qualité d’aide, des stages dans les plus importants laboratoires de recherches du monde ; lorsqu’il était au courant des travaux de l’un, il allait à un autre, refusant les offres les plus avantageuses et flatteuses que les savants — reconnaissant en lui un homme d’élite — lui faisaient pour l’attacher comme associé scientifique à leurs études.

À trente ans, il savait, et savait bien, ce que l’ensemble du monde scientifique connaissait ; par les revues d’ordre supérieur, il se tenait au courant des recherches en cours et, souvent, pronostiquait, d’après les résultats d’essais, ce que seraient les suivants, ce que seraient les résultats finaux.

En dehors des études, la vie n’avait, pour ainsi dire, pas prise sur lui.

Il habitait au centre du quartier des étudiants, dans une petite rue de la rive gauche, un appartement comportant une petite chambre et un grand bureau où les livres et les brochures se multipliaient chaque jour.

La concierge de l’immeuble s’occupait de son modeste ménage. Il prenait en général ses repas dans un restaurant convenable, non par amour du luxe ou l’attrait de la bonne chère, mais parce qu’il y trouvait la tranquillité lui permettant de continuer en son esprit les spéculations élevées dont il s’occupait ; il avait fui les restaurants modestes, à cause du bruit de la jeunesse folâtre qui les fréquentait. Il n’avait pas d’amis ; les frivoles s’écartaient instinctivement de lui, ils ne le voyaient pas ; mais des jeunes gens sérieux, attirés par son intelligence, avaient essayé d’entrer en relations suivies avec lui ; sans brutalité, en s’abstenant de répondre aux avances qu’il paraissait ne pas remarquer, il avait découragé toutes les bonnes intentions.

C’est à trente ans, avons-nous déjà dit, qu’il considéra ses études comme terminées ; au point de vue scientifique, il n’avait plus rien à apprendre et, pour lui, commençait l’ère des recherches.

C’est à ce moment que cet homme si instruit fit les démarches nécessaires pour changer son nom de famille.

Par le nom qu’il prit, il eut la hardiesse de définir le problème inouï qui agitait son intelligence supérieure : Nounlegos, du grec voύv (noun), pensée, et λεyω (lego), je lis ; et ce fut là, la première manifestation de son génie naissant.

Ce changement de nom obtenu, il se rendit dans sa ville natale, où on ne l’avait pas revu depuis la mort de ses parents ; il réalisa toute sa fortune, la plaça en valeurs de tout repos et la fit déposer chez un banquier parisien.

Après quelques visites dans la banlieue de Paris, il acheta, à Bondy, un pavillon, isolé dans un grand jardin, et situé en dehors de l’agglomération.

Il consacra une somme importante à l’aménagement d’un laboratoire de premier ordre, installa une vieille servante directrice de son ménage et commença à travailler.

Sa vie fut désormais celle d’un reclus ; son laboratoire l’absorbait douze, quinze et vingt heures par jour. Il ne sortait que pour venir à Paris, afin d’y suivre la construction et d’y prendre livraison d’appareils bizarres dont il faisait lui-même les plans.

Sa porte était irrémédiablement condamnée à tout visiteur ; il occupa pendant quelque temps la curiosité des habitants de Bondy qui, en prenant enfin leur parti, le laissèrent à ses chimères en le traitant d’original.

Comme le nom qu’il avait choisi le laissait à penser, c’est à l’étude du cerveau qu’il s’adonna. Il voulut d’abord éclaircir certains points douteux sur la composition de cet organe et disséqua quantité de têtes humaines qu’il put se procurer à prix d’or.

Certain que rien du cerveau mort ne lui était inconnu, il passa à l’étude du cerveau vivant ; mais là il fut vite arrêté. L’examen du crâne ne pouvait, d’après lui, aboutir à rien ; il connaissait les divers symptômes d’ordre nerveux qui se produisent lorsqu’on excite telle ou telle partie du cerveau d’animaux dont la boîte crânienne a été ouverte ; ce qu’il voulait, c’était, non la relation entre les centres nerveux supérieurs et les divers organes du corps, mais savoir si le phénomène de la pensée était accompagné de phénomènes physiologiques dans le cerveau.

Il arriva vite à la conclusion que cette question ne pouvait être étudiée qu’à condition de voir dans l’intérieur de l’organe à examiner. La question passait donc de la physiologie à la physique ; il osa l’aborder.

Il n’en trouva la solution qu’au bout de quelques années, au moyen d’émissions de deux radio-activités obtenues exclusivement en partant de phénomènes électriques ; ces deux émissions, projetées sous un certain angle, produisaient une sorte de fluorescence qui rendait visible, jusqu’à une distance d’environ trente centimètres, toutes les matières, les organiques comme les minérales. Les ondes émises, sans apporter aucune modification permanente aux atomes et cellules soumis à leur action, les orientaient, les déformaient peut-être en partie, agissaient sans doute sur leur indice de réfraction de sorte que ces cellules et atomes passaient par tous les degrés de translucidité et de transparence pour aller jusqu’à l’invisibilité. Par le réglage de ces émissions, des positions respectives de leurs plan d’émission et de l’angle de ces plans, on pouvait obtenir ces divers degrés et déterminer, sur une tranche bien définie, un éclairement permettant un examen détaillé.

Plus tard, des perfectionnements permirent à Nounlegos d’assurer un éclairage uniforme sur une épaisseur égale à celle d’une tête d’homme.

Avec ces appareils, l’examen d’animaux permit au savant de vérifier certaines relations de circonvolutions avec les sensations et les mouvements, et d’en infirmer d’autres.

Mais le vrai problème ne pouvait être étudié que sur un cerveau pensant ; les observations faites, si elles étaient possibles, ne pouvaient avoir de valeur que s’il n’y avait aucun doute sur la pensée à saisir. Nounlegos fut donc amené à cette seule conclusion : « C’est moi-même que je dois examiner. »

Il fit un appareil grâce auquel ses yeux purent voir son cerveau et il le munit de dispositifs optiques permettant un agrandissement considérable.

À partir de ce moment, c’est avec la tête entourée d’un véritable carcan que l’homme prodigieux passa tout son temps.

Au début, sa tête préoccupée de tant de choses, avide de deviner, d’observer, était pleine de pensées confuses ; il ne pouvait distinguer, dans la matière grise des hémisphères cérébraux, que des mouvements rapides, des sortes de renflements et contractions dans tous les sens, sans rapport entre eux… un véritable chaos !

Il comprit qu’il devait, avant tout, dominer sa propre pensée, obliger sa tête à un repos absolu en mettant le carcan puis, en place pour l’observation, s’efforcer de ne penser qu’à une seule idée simple : « Je regarde », par exemple.

Quand il commença cette expérience, il crut noter quelque chose et, son cerveau reprenant alors inconsciemment son activité, les ondulations multiples recommencèrent à agiter les cellules.

À de multiples reprises, il recommença, obligé à des efforts inouïs pour maîtriser sa pensée ; enfin il arriva à une certitude : chaque fois qu’il pensait « je regarde », un petit mouvement (que les phénomènes accessoires dont l’éclairage permettait l’examen, traduisaient par une sorte de petit renflement) se produisait en un point précis de l’une des circonvolutions dont le rôle n’avait jamais encore été défini.

Ce jour-là, Nounlegos, heureux, se déclara : « Je réussirai ! »

Pour éviter toute confusion entre les phénomènes physiologiques de la pensée même et ceux qui se produisent pour commander aux nerfs les fonctions les plus importantes de la vie, il s’astreignit à l’étude détaillée de ces derniers, arrivant à préciser d’une manière absolue les sièges d’où dépende le mécanisme respiratoire, qui règlent l’action du cœur, les incitations motrices, les forces coordinatrices des mouvements, etc…

Puis, à sa première pensée « Je regarde », il en substitua d’autres aussi simples et parvint à noter indiscutablement le genre de phénomène et l’endroit où il se produisait, correspondant à chacune de ses pensées. Il arriva ainsi à pouvoir saisir dans son propre cerveau la manifestation d’une série de pensées simples qu’il considéra comme un alphabet initial.

La méthode qui devait le conduire au résultat cherché se précisait donc. Il l’appliqua pendant vingt-cinq années et, à force de volonté et de patience, son génie arriva à fixer la manifestation physiologique dont le cerveau était le siège, lorsqu’une pensée concrète ou abstraite le traversait, qu’elle ait rapport à un objet, à un fait ou à une abstraction ; en combinant petit à petit plusieurs pensées, il put lire rapidement et simultanément les diverses pensées émises. Il arriva même à distinguer les idées se rapportant au passé, celles relatives au présent, celles relatives à l’avenir, celles pour lesquelles la situation était indépendante du facteur temps, et même à discerner si la pensée lue était neuve ou ancienne dans le cerveau. Il avait en effet remarqué que l’amplitude des phénomènes produits était fonction de leur ancienneté ; c’est-à-dire que là où les cellules mises en mouvement — car c’est à un véritable mouvement tourbillonnaire qu’il attribuait les dits phénomènes — vibraient relativement peu lorsqu’elles étaient mises en action pour la première fois (c’est-à-dire quand la dite pensée intéressait pour la première fois le cerveau) et que l’amplitude de ces vibrations augmentait avec le temps séparant le phénomène observé de l’époque où, pour la première fois, ce phénomène s’était produit. Il était arrivé à cette curieuse constatation en se servant, comme jalons, des souvenirs de son immense érudition, se rappelant avec précision les époques où il avait appris telles et telles choses.

La pensée est rapide, chacun le sait ; aussi, pour réussir à la noter au fur et à mesure de son émission, fut-il obligé d’imaginer, non un alphabet, mais une véritable écriture nouvelle où un simple signe équivalait à une longue phrase courante.

Il pouvait observer et noter, au moyen de ses hiéroglyphes, tout en laissant la liberté absolue à sa masse cérébrale d’évoluer à son aise ; ainsi lui arrivait-il, après avoir lu un article par exemple, de se mettre dans son appareil, pour noter, par l’intermédiaire de ses yeux et de sa main, les réflexions que la lecture lui avait suggérées.

Il lui fut possible ainsi de saisir des phénomènes non encore observés ; grâce à sa méthode de sérier alors le travail de son cerveau, il arrivait à les analyser comme les autres et à enrichir ainsi l’espèce de dictionnaire mystérieux où il consignait le « langage du cerveau ».

Alors qu’il atteignait une soixantaine d’années, rien d’indéchiffrable pour lui ne se passait dans son propre cerveau.

Chose curieuse, jamais il n’avait jusqu’ici observé un autre cerveau.

Il y avait pensé certes, mais de par ses connaissances physiologiques, de par ses multiples observations sur lui-même, il était arrivé à l’absolue conviction que les sièges des diverses pensées étaient absolument dans les mêmes endroits chez tous les individus. Les circonvolutions n’étaient certes pas de mêmes dimensions chez tous, mais, dans chacune d’elles, les cellules actives pour une certaine idée étaient toutes à la même place relative. Il se trouvait donc certain d’avance de pouvoir lire dans n’importe quel cerveau humain, peut-être pas, dès le début, aussi vite que dans le sien, à cause des proportions : mais il savait aussi que peu d’hommes étaient capables de remuer autant de pensées que lui et qu’ayant, en somme, commencé par le livre le plus ardu et le plus complexe, les autres, plus simples, ne l’embarrasseraient pas.

À ce moment, il voulut mettre sa science à l’épreuve sur un tiers.

Il hésita quelque peu, car il voulait être assuré de la plus grande discrétion.

D’un autre côté, il désirait que cette intervention expérimentale ne fût pas sans utilité.

Une manchette formidable : « Un scandale judiciaire », attira un jour son attention ; il parcourut l’article qui résumait la fameuse affaire : il en conclut rapidement qu’il pourrait peut-être trouver là le terrain de l’expérience qu’il souhaitait.

Le lendemain même, il se présentait au juge d’instruction M. de Landré ; nos lecteurs savent ce qui s’ensuivit.

M. de Landré se précipita sur le manuscrit que venait de lui remettre Nounlegos et se plongea dans cette lecture.

Sa physionomie reflétait les impressions qu’il ressentait, il exultait… puis il se calma, réfléchit, recommença la lecture et prit des notes. Rangeant le manuscrit et ses feuilles, il téléphona à la Sûreté et sortit vers huit heures du soir ; il y avait onze heures qu’il n’était pas sorti de son cabinet ; il n’avait absorbé pour tout aliment que le verre de porto pris en compagnie de Nounlegos et de… Charfland !

Mais son estomac ne réclamait rien ; il rentra chez lui surtout pour rassurer les siens, dîna rapidement, revint à son bureau et rédigea une série d’ordres de missions.

Vers 11 heures, le chef de la Sûreté, prévenu, se présenta.

Les deux hommes délibérèrent pendant deux heures et sortirent ensemble ; en se séparant, le juge répéta :

« C’est bien convenu, n’est-ce pas ; les diverses missions commenceront à opérer à la première heure ; chacune ignorera complètement les autres ; je compte sur vous à 10 heures pour exécuter ensemble la plus importante sur laquelle je ne vous ai encore donné aucun renseignement ; j’espère un beau succès. À demain. »

La matinée suivante, M. de Landré était au travail de bonne heure dans son cabinet.

Vers 9 heures, la sonnerie du téléphone retentit :

« Allo ! Monsieur le juge d’instruction de Landré.

— C’est moi.

— Je suis du secrétariat du parquet et suis chargé de vous transmettre l’ordre de vous présenter de suite chez M. le procureur général.

— C’est bien, j’y vais ! »

La conversation terminée, M. de Landré pensa amèrement qu’au lieu d’user de la formule habituelle « M. X… est prié de passer chez », on venait de lui donner un ordre.

« Le procureur général a pris une décision ! pensa-t-il. Il n’était donc que temps ! »

Il ne se trompait pas. Introduit chez le procureur, celui-ci, au lieu de venir à lui la main tendue, comme il en avait l’habitude, resta sur son fauteuil.

« Monsieur, lui dit-il, vous n’avez pas tenu compte des nombreuses indications qui vous ont été données au sujet de l’affaire Charfland ; l’opinion publique considère ce dernier comme un innocent, le monde parlementaire s’agite.

« Appelé d’urgence hier soir chez le Garde des sceaux, j’ai été obligé de reconnaître avec lui qu’une mesure s’imposait pour arrêter un scandale dont le prestige de la Justice n’aurait qu’à souffrir.

« En conséquence, je vous avertis que je viens de signer — et il montrait une grande feuille à en-tête du Parquet — votre dessaisissement de cette affaire au profit de votre collègue M. Laumier ; ce matin même, vous lui passerez tous vos dossiers ! »

Un peu abasourdi par cette décision et surtout par la façon un peu brutale dont elle lui était signifiée, M. de Landré se reprit vite ; n’était-il pas à la veille de confondre enfin le coupable ?

« Monsieur le procureur général, vous savez combien je reste toujours persuadé de la culpabilité de Charfland ; je comprends, vu l’absence de preuves certaines, l’émotion de l’opinion publique ; je comprends également que cette affaire puisse profiter au jeu de l’opposition du ministère actuel. Soyez donc certain que je m’inclinerais sans discuter devant l’arrêt que vous venez de signer, si… »

Le procureur eut un soubresaut, mais le juge, sans s’en apercevoir, continua :

« Si je n’étais absolument certain de démasquer d’ici peu le coupable ; je viens vous demander un délai de quelques jours.

— Je le regrette, monsieur, c’est impossible.

— Pourtant, monsieur le procureur général, si je vous disais que je viens de connaître des faits nouveaux intéressant la cause et que ce délai que je vous demande est simplement celui qui m’est nécessaire pour procéder à leur vérification.

— Ce serait inutile, l’ordre signé sera exécuté.

— Mais si, pour vous donner une preuve de l’importance que j’attache à ces faits nouveaux, je vous donnais ma parole qu’au cas où je me serais trompé, c’est-à-dire au cas où, très prochainement, je n’arriverais pas à prouver la culpabilité de Charfland, ce n’est pas seulement le dossier que je vous rendrais, je vous remettrais aussi ma démission de juge ; avec cette démission, vous seriez à couvert vis-à-vis du Garde des sceaux ; alors ce court répit, vous pouvez bien me l’accorder.

— Impossible, » prononça sèchement le procureur général en se levant pour laisser entendre que l’audience était terminée.

M. de Landré blêmit. Ainsi, au moment même où allait aboutir cette longue instruction, où — il le sentait bien — il allait enfin pouvoir démontrer combien son intuition avait été exacte, il fallait, sous le poids d’une décision équivalant à une véritable disgrâce, se désintéresser de ce cas où il avait mis toute son âme.

Il se raidit et d’une voix contenue :

« Vous savez, monsieur le procureur général, si j’ai toujours été un fidèle serviteur de la justice ; depuis près de trente ans, je lui ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence. Vous savez bien que le juge de Landré n’a jamais commis une faute, n’a jamais condamné un innocent, n’a jamais traduit que des coupables devant les tribunaux.

« Eh bien ! au nom de ces trente années d’honorabilité et de services dévoués, au nom de la justice que je prétends servir du plus profond de mon âme, accordez-moi, monsieur le procureur général, ce délai de grâce que… cela va vous étonner… j’implore ! »

Le procureur un peu ému, sachant combien ce qu’il entendait était vrai, se taisait…

Dix heures sonnèrent… de Landré sursauta…

« Monsieur le procureur général, le chef de la Sûreté m’attend dans mon bureau ; je dois faire avec lui une opération de la plus haute importance relative à l’affaire Charfland ! De grâce, attendez mon retour dans deux heures… et je vous apporterai une preuve indiscutable…

« Vous garderez par devers vous cet ordre de dessaisissement, oui, oui, deux heures seulement… Si la vérité n’éclate pas… que Dieu m’écrase ! »

Et, en proie à une véritable exaltation, M. de Landré sortit comme un fou…

Le procureur une fois seul réfléchit…

« Allons, je puis bien attendre jusqu’à midi ! »

Et du dossier qu’il allait passer à ses bureaux, il enleva l’ordre relatif à l’affaire Charfland.

À midi un quart, l’huissier entra :

« Monsieur le procureur général, c’est le chef de la Sûreté qui demande à vous parler d’urgence.

— Qu’il entre ! »

Le haut personnage parut ; il était encore sous le coup d’une émotion profonde qui ne pouvait échapper à l’œil exercé du magistrat :

« Monsieur le procureur général, je suis envoyé par M. le juge d’instruction de Landré qui vous prie — vous supplie — de bien vouloir m’accompagner. Je ne puis vous en dire davantage, mais, je vous en donne ma parole, vous ne regretterez pas votre déplacement. J’ai un taxi qui m’attend à la porte. »

Quelque peu intrigué, l’interpellé répondit, après une courte hésitation « Je vous suis. »

Les deux hommes montèrent dans la voiture, dont le moteur n’avait pas été arrêté ; le chef de la Sûreté lança ces mots au chauffeur : « D’où nous venons. »

Pendant le court trajet, le silence régna dans la voiture. Lorsque celle-ci s’arrêta, le procureur descendit et, levant les yeux, s’aperçut qu’il était devant la « Caisse des dépôts et consignations ».

« Qu’est-ce que cela peut signifier ? » se dit-il.

Docile, il suivit le chef de la Sûreté qui se mettait à ses ordres.

Dans un petit salon, les nouveaux arrivés rejoignirent M. de Landré, porteur d’un gros paquet et accompagné d’un greffier et de deux inspecteurs de la préfecture de police.

Le juge s’inclina :

« Je vous remercie d’être venu, monsieur le procureur général, mais pour le dépôt que je veux faire en votre présence, il manque encore un témoin d’importance ; je vous demanderai de bien vouloir l’attendre. »

À peine avait-il parlé que la porte s’ouvrit ; un monsieur d’allure respectable parut, accompagné d’un autre inspecteur qui, s’adressant au juge, dit simplement : « Le voici. »

M. de Landré prit la parole :

« Vous me reconnaissez, n’est-ce pas ? M. de Landré, juge d’instruction de l’affaire Charfland. »

— Oh ! parfaitement, vous m’avez assez interrogé sur les conditions de la remise à Jeo Helly des dix millions du chèque Terrick. »

Le juge, se retournant alors vers le procureur général, procéda à la présentation :

« Monsieur Aliviet, chef de service aux établissements financiers l’Universel Crédit.

— Monsieur le procureur général. »

Les deux hommes se saluèrent.

« Monsieur Aliviet, reprit le juge, si l’on vous montrait la serviette dans laquelle Jeo Helly a emmagasiné les dix mille billets de mille francs que vous lui avez remis, pourriez-vous la reconnaître ?

— Je crois que oui, mais ce que je reconnaîtrai sûrement, c’est la façon dont les billets sont arrangés. Depuis près de vingt ans que je suis à l’Universel Crédit, c’est la première fois que j’ai assisté à l’enlèvement, sous cette forme, d’une aussi grosse somme et, sans y attacher d’importance, car l’opération était absolument régulière, j’ai remarqué bien des détails.

— Alors monsieur, regardez ! »

Le juge posa sur une table le paquet dont il était porteur ; il enleva le journal qui l’entourait et une enveloppe caoutchoutée, mouchetée de taches de moisissures, apparut ; cette enveloppe étant collée, il fut obligé de la couper avec un canif : il en sortit une sorte de sac en toile cachou, en forme de musette avec courroie ; cette musette ouverte, il en tira une grande serviette en maroquin noir.

« C’était tout à fait cela ! » s’exclama Aliviet.

La serviette fut dépliée en deux ; de grands rabats fermaient chacune des deux poches.

« Ah ! mais c’est extraordinaire, » murmura Aliviet ; puis, comme le juge allait ouvrir les poches :

« Attendez ! Je me rappelle fort bien que la courroie de l’un des rabats était entrée facilement dans son passant, alors que pour l’autre, Jeo Helly avait dû s’appliquer, le passant paraissant trop juste pour la courroie.

— Nous pouvons vérifier. » répondit le juge, et avec douceur il procéda à l’extraction des courroies ; la première résista : elle était serrée par le passant dans le sens de sa largeur ; la seconde, au contraire, fut sortie sans aucun effort.

Les deux poches ouvertes, les assistants se penchèrent anxieusement… et aperçurent des liasses de billets de banque.

« C’est bien comme cela que Jeo Helly avait rangé les billets, six piles côte à côte.

— Comptons, dit M. de Landré, s’adressant à Aliviet.

— Les billets sont rangés comme nous le faisons. Ils sont réunis par dix, par une épingle ; dix paquets de dix sont réunis par un caoutchouc rouge. »

Il fut bien compté cent paquets ainsi définis.

« Auriez-vous, interrogea le juge, d’autres indications à me signaler, vous permettant de confirmer votre croyance que ces billets sont bien ceux livrés par l’Universel Crédit au porteur du chèque signé A. H. Terrick ?

— Peut-être ! répondit Aliviet ; dans chaque paquet de dix billets de mille francs, nous avons l’habitude de placer le troisième et le neuvième à l’envers par rapport aux autres.

La vérification faite sur quelques paquets pris au hasard prouva que cette particularité existait.

« Monsieur Aliviet, déclara le juge, veuillez faire votre déclaration ; greffier, écrivez.

— Monsieur le juge d’instruction, sauf le cas de coïncidences inexplicables, je reconnais cette serviette comme celle dans laquelle Jeo Helly à rangé les dix millions en billets de mille francs ici présents qui lui ont été remis en paiement du chèque Terrick.

— Bien ; maintenant, en votre présence, monsieur le procureur général, je vais déposer cette somme à la Caisse des dépôts et consignations ; je garderai la serviette et les enveloppes comme pièces à conviction. »

Quelques instants après, le dépôt des dix millions de francs était fait à la caisse ; le reçu était libellé, à la requête du juge, sous la forme suivante :

« La Caisse des dépôts et consignations déclare avoir reçu ce jour, des mains de M. le juge d’instruction de Landré, en présence de M. le procureur général, de M. le chef de la Sûreté, de M. Aliviet, chef de service à l’Universel Crédit, la somme de dix millions de francs en billets de mille francs de la Banque de France. Cette somme, qu’il y a tout lieu de croire être celle qui a été versée par les établissements financiers de l’Universel Crédit à un nommé Jeo Helly en paiement d’un chèque signé A.-H. Terrick, est consignée à la disposition du parquet général. »

Puis les divers acteurs de cette scène se séparèrent après avoir prêté serment de n’en rien divulguer ; M. de Landré accompagna son chef jusqu’à son bureau.

« Monsieur le procureur général, me permettez-vous maintenant de garder l’instruction de l’affaire Charfland ? Les résultats de mon enquête de ce matin ont changé ma conviction en certitude indiscutable ; dans quelques jours, je pourrai vous faire assister aux aveux du coupable ; m’accordez-vous maintenant le délai que je sollicite pour la bonne marche de la justice ?

— Monsieur le juge, la situation a en effet bien changé depuis ce matin : je reconnais que les dix millions retrouvés constituent un commencement de preuve ; je vous accorde une semaine ; je m’expliquerai avec le garde des Sceaux.

— Merci, monsieur le procureur général, mais dans l’intérêt de l’instruction, je vous prie de bien vouloir ne pas dire explicitement ce commencement de preuve que j’ai découvert ; cela pourrait compromettre le succès de ce qui me reste à faire.

— C’est entendu ! »

Les deux hommes se quittèrent, M. de Landré radieux, le procureur général pensant aux explications qu’il donnerait au ministre et heureux, au fond, d’espérer que le juge, qu’il estimait personnellement beaucoup, avait des chances de se tirer indemne du mauvais pas où l’avait mis cette fâcheuse affaire.

M. de Landré lança à Max Semper, à New-York, un câblogramme disant seulement « Prenez d’urgence premier paquebot. »

Quelques jours se passèrent, au cours desquels M. de Landré se surmena ; il parcourut bien des lieux, vit des quantités de gens, faisant répéter de véritables rôles ; on le vit même dans une grande maison cinématographique.

Pendant ce temps, l’inculpé et son avocat n’étaient nullement au courant des étranges démarches du juge ; quant à l’opinion publique, elle avait été calmée par une note de la chancellerie affirmant que, dans la huitaine, l’affaire Charfland serait définitivement solutionnée.

Six jours après le dépôt des dix millions, M. de Landré fit notifier à Charfland par un greffier, à son avocat par un secrétaire que, le lendemain, aurait lieu la « reconstitution du crime ».

Il téléphona la nouvelle au procureur général en lui laissant entendre que cette reconstitution ferait époque dans les annales criminelles ; le procureur, comme le pensait le juge, manifesta l’intention d’y assister.

« Rendez-vous à 8 heures du matin à la pension de famille, lui indiqua le juge, et, ajouta-t-il, cela durera certainement toute la journée ; le déjeuner est prévu, ne vous inquiétez pas. »

Charfland n’avait rien compris à la notification qui lui était faite ; il se perdait en conjectures, mais son sang-froid et son aplomb ne l’abandonnaient pas.

Il avait reçu la visite de son avocat abasourdi ; il lui raconta que la notification venait de lui arriver sans que rien la fit prévoir ; il ne pouvait s’agir que d’une farce ou d’une grossière intimidation ; quoi que cela pût être, il n’avait pas à se préoccuper, sa conscience intacte saurait déjouer le prétendu piège que l’on voulait lui tendre.

L’avocat s’était rendu ensuite chez le juge et lui avait manifesté sa surprise de cette décision inattendue, aucun fait nouveau n’ayant surgi à sa connaissance.

« Maître, lui avait répondu le juge, la manière dont le crime a été commis est connue, mais cette connaissance est venue à moi indépendamment de l’inculpé ; celui-ci a pu vous dire qu’aucun interrogatoire ne lui a été adressé en dehors de vous ; la reconstitution annoncée résumera toute l’instruction, la vérité éclatera ; je ne puis vous dire plus. »

Un peu en colère de ce qu’il venait d’entendre, le célèbre avocat le prit de très haut :

« Faites attention, monsieur le juge ; depuis six mois vous retenez, au mépris de toute justice, un innocent dans une geôle ; au moment où, sous la pression de l’opinion publique, vous alliez, ou relâcher mon client ou vous voir dessaisir de l’affaire — vous voyez que je suis bien informé — vous allez essayer de jouer une comédie d’intimidation qui ne peut aboutir, puisque vous n’avez pas mis la main sur le coupable.

« Prenez garde ! cette dernière façon d’agir va augmenter considérablement les charges morales qui pèsent sur vous ; on vous reproche déjà la faiblesse avec laquelle vous avez mené cette instruction ; l’opinion publique, quand elle sera mise au courant — et elle le sera, je vous le garantis — manifestera d’une façon telle qu’un plus fort que vous serait balayé. Prenez garde !

— Maître, demain à cette heure, vous aurez changé d’avis. La « reconstitution du crime » qui a coûté la vie à toute la famille Terrick se fera demain ; je vous confirme que le rendez-vous est à 8 heures à la maison de famille où a eu lieu l’assassinat ; je vous préviens que cette reconstitution prendra toute la journée ; le déjeuner est prévu ; si vous voulez nous faire honneur de le partager avec nous, vous serez le bienvenu. »

L’avocat éluda d’un geste cette courtoise invitation et répondit simplement :

« Je serai demain à 8 heures avec mes deux secrétaires à la pension de famille. »



TROISIÈME PARTIE



Le juge reçut ensuite le détective américain Max Semper, qui s’était déjà présenté à lui la veille et qu’il avait prié de revenir :

« Monsieur Max Semper, le moment est venu de vous dire pourquoi je vous ai câblé de traverser l’Atlantique ; j’ai les preuves absolues, écrasantes de la culpabilité de Charfland ; mais le plus curieux est que ni lui, ni son avocat, ne connaissent un premier mot de ces preuves. Il ne m’est pas possible de vous mettre au courant des circonstances qui m’ont amené à cette grande découverte.

« Celle-ci faite et vérifiée, au lieu de recommencer une instruction pas à pas qui demanderait bien du temps et qui pourrait permettre à l’accusé d’inventer une défense au fur et à mesure que les charges lui seraient signifiées, j’ai décidé de tenter sur les lieux mêmes une reconstitution du crime, y compris les faits saillants qui l’ont précédé et qui l’ont suivi.

« L’inculpé, devant cette résurrection de tous ses actes, ne pourra maintenir son sang-froid, il se trahira, avouera… car il ne pourra lui venir à la pensée que cette mise en scène détaillée ait pu être organisée sans que des témoins irrécusables aient été entendus.

« Il faut qu’il avoue. Si j’y tiens — vous allez être étonné, — c’est que, s’il n’avouait pas, je serais sans armes contre lui, bien que je puisse vous garantir la véracité de tous les détails de l’affaire ! Lorsqu’il se rendra compte que j’ai pu savoir même ce qu’il pensait à des moments déterminés de ses actes, le vertige le prendra, il avouera tout.

« Je me suis assuré la collaboration d’un phonocinématographe qui tournera les principales scènes ; comme cela, rien ne nous échappera des divers mouvements et exclamations que provoqueront chez l’accusé la mise en scène de demain.

« Ce sera très intéressant, vous verrez.

« Mais enfin, ce n’est pas pour cela que je me suis permis de vous câbler de venir. Après les aveux, dans la dépression profonde où se trouvera notre homme, je crois que l’on pourra en tirer quelque chose au sujet de la fameuse « Bande invisible » dont vous le soupçonnez de faire partie. Ce sera alors votre affaire ; si le résultat vous satisfait, je vous aurai assez remercié du grand service vous m’avez rendu en me permettant d’arrêter le coquin et de le maintenir en prison, sous prétexte d’attendre la fameuse commission rogatoire que je vous avais envoyée. »

Enchanté, Max Semper remercia M. de Landré et essaya, mais en vain, de savoir comment le juge avait enfin découvert la vérité : ils se quittèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain matin.

Voici le récit de cette fantastique journée :

À l’heure convenue, Charfland, encadré de deux solides inspecteurs de police, suivi de son avocat et des deux secrétaires de celui-ci, faisait son entrée dans l’appartement occupé par la pension de famille de Mme veuve Durand.

Dans l’antichambre, il n’y a qu’un inspecteur qui fait signe aux nouveaux arrivants d’entrer dans la première pièce à droite qui, on se le rappelle, était la chambre réservée jadis à Charfland.

L’inculpé entre sans gêne apparente, mais il a immédiatement un mouvement de tout le corps, et s’arrête stupéfait : il vient d’apercevoir, assis devant la petite table où il lisait d’habitude, faisant face à la porte, un homme qui lui ressemble en tous points, à lui Charfland ; c’est incontestablement son sosie. Le regard de l’inculpé se relève et il aperçoit, immobiles et silencieux, debout dans un coin, quelques hommes en redingote, parmi lesquels il reconnaît le juge d’instruction M. de Landré, son greffier et son secrétaire, accompagnés du procureur général et du détective Max Semper. Un cinématographe est installé dans un angle de la pièce.

Ces messieurs saluent les avocats.

« Quelle est cette comédie ? » interroge le défenseur principal en regardant le personnage camouflé en Charfland.

Sans attendre de réponse, Charfland, remis de son émotion, calme son avocat : « Mon cher maître, si ces messieurs veulent s’amuser de cette bouffonnerie, libre à eux : à quoi servirait de protester, sinon à créer des doutes dans leur esprit ?

— C’est bien, dit l’avocat.

— Alors, nous allons commencer, » annonce M. de Landré pendant que, discrètement, il appuie sur un bouton de sonnette dissimulé.

Pour la simplification du récit qui va suivre, nous désignerons maintenant par Charfland le policier maquillé qui allait jouer le principal rôle ; lorsque nous ferons allusion au véritable inculpé, nous le désignerons par ces mots : « le vrai Charfland ».

Charfland donc, la tête entre les deux mains, les coudes appuyés sur la table, pense tout haut :

« Monsieur Terrick, puisque nous voilà voisins, à nous deux ! Ah ! vous n’avez pas voulu vous conformer aux ordres de la « Bande invisible » ! Un peu plus vous la faisiez pincer. Vous croyez être libre de la taxe de deux millions de dollars que je vous avais imposée ; votre compte ici, aux établissements financiers de l’Universel Crédit, est pourtant bon pour cette somme !

« J’ai pu vous précéder de deux jours : avec mon chèque, cette dame Durand ne pouvait me refuser cette chambre et je suis maintenant avec vous le seul pensionnaire dans cet appartement. Cette dame Durand doit bien s’absenter de temps en temps… Il reste la bonne… Qu’en ferai-je ?

« Enfin, laissons passer quelques jours, j’arriverai bien à m’en servir ou à la mettre hors d’état de me gêner. C’est extraordinaire comme je me sens à l’aise… Oui, vraiment, c’est plus facile de tenter un coup absolument seul ; je suis à l’abri de la trahison ou de la maladresse des complices de la Bande… Ah ! mais, par exemple, celle-ci n’aura pas sa part entière des bénéfices puisque, seul et à son insu, je m’expose pour mener à bien cette affaire ! »

Au moment où le monologueur prononçait les mots « Bande invisible » le vrai Charfland a blêmi, malgré l’attention dont il se sentait l’objet de la part des témoins de cette scène. Il a fait cette courte réflexion « Il me semble avoir vu quelque part à New-York l’homme qui est près du juge », puis il a repris son sang-froid habituel.

Et la scène continue.

Charfland sonne ; Thérèse Vila (un sosie) frappe à la porte, entre et s’arrête, intimidée par le regard perçant que lui lance le client ; l’examen dure quelques instants pendant lesquels la pauvre fille semble perdre contenance : un frisson nerveux la parcourt. « Veuillez m’apporter mon thé, » prononce enfin Charfland.

« Oui, monsieur ! » balbutie la bonne.

Celle-ci partie, le voyageur se remet à monologuer :

« Si je ne me trompe, cette femme doit être un excellent sujet ; ce serait vraiment de la chance, il faut que je sache tout de suite à quoi m’en tenir. »

La servante rentre, porteuse d’un plateau qu’elle dispose sur la petite table ; elle n’ose lever les yeux, tant semble la gêner le regard qu’elle sent peser sur elle ; sa besogne terminée, elle lève la tête ; Charfland se dresse de sa chaise ; son regard fixe exprime une volonté tendue à l’excès ; Thérèse Vila semble vaciller ; l’homme fait rapidement quelques passes magnétiques, puis il approche une chaise et la femme hypnotisée s’assied.

« Elle est bien endormie, murmure l’opérateur ; c’est un sujet remarquable ; ce n’est qu’un jeu pour moi de le pétrir à ma guise, mais il faut procéder par étapes.

« Thérèse, ajoute-t-il d’une voix basse, sur un ton autoritaire, je vous défends, entendez-vous, je vous défends de répéter jamais ce que je vous commanderai de dire et de faire. Dites-moi que vous obéirez à cet ordre.

— Oui, murmure l’endormie, en tressaillant.

— Maintenant, vous viendrez cette nuit me dire ceci « J’obéirai à votre volonté, jamais je ne parlerai de vos ordres. »

Le magnétiseur fait ensuite quelques passes ; la pauvre névrosée se réveille et Charfland, d’une voix douce cette fois : « Vous avez eu une faiblesse, mon enfant, il ne faut trop vous fatiguer.

Et la domestique s’en va, accompagnant sa sortie d’un faible « Oh ! ce n’est rien, monsieur ! »

La présence de… l’actrice, maquillée en Thérèse Vila, avait peu ému l’inculpé. « On sera arrivé à faire parler cette misérable, se dit-il ; ma défense est facile : le récit d’une visionnaire, sujette à plusieurs influences, comme cela semble être le cas, ne constitue pas une preuve ; je n’aurai qu’à nier, mon avocat fera le reste, ce sera même un beau sujet de plaidoirie, en admettant que l’on m’entraîne jusqu’aux Assises. »

L’avocat, agacé par ce spectacle dont il ne peut prévoir l’aboutissement, pose encore une fois sa question, en s’adressant au procureur général « Mais enfin, que signifie cette comédie ? »

Le procureur répond simplement : « Monsieur le juge mène son instruction comme il l’entend, vous n’avez rien à dire pour l’instant puisque, dûment convoqué, vous êtes présent ; après, vous pourrez déposer toutes les conclusions que vous voudrez ! »

Il n’y a rien à répondre.

M. de Landré prend alors la parole et déclare : « Maintenant, nous sommes au soir du crime.

Sur un signe, l’électricité est allumée et les tentures sont baissées.

Charfland se remet à monologuer :

« La première épreuve que j’ai imposée à Thérèse a parfaitement réussi, celles qui ont suivi également ; cette fille est en mon pouvoir, je puis compter sur elle. Elle vient de me dire que sa maîtresse, partant de bonne heure demain matin, sera absente toute la journée ; le moment est venu d’agir. Préparons d’abord à son rôle cette innocente complice. »

Il sonne, Thérèse se présente ; un seul regard, un seul mot : « Dors ! » et le sujet, remarquable en effet, s’affale sur une chaise, en proie au sommeil magnétique.

De sa voix sourde de commandement, le voyageur lui donne les ordres suivants :

« Tu dormiras toute la nuit.

« Demain, tu n’entreras pas dans les appartements des Terrick avant que ta maîtresse ne soit partie.

« À la première heure, tu fermeras à clef les portes du grand salon, sans entrer dans la pièce ; tu garderas les clefs.

« Tu diras aux femmes de ménage de ne pas entrer dans ce salon où est réunie la famille Terrick.

« Au retour de ta maîtresse, tu lui diras que la famille Terrick, indisposée, n’a pas quitté le salon de toute la journée.

« Au milieu de la nuit suivante, tu remettras les clefs aux portes du salon, tu feras jouer les serrures et tu iras te recoucher. »

À trois reprises différentes, il répète ces ordres, s’assurant après chacun d’eux que le sujet a compris et obéira.

Aussitôt Thérèse est réveillée et s’éloigne.

L’inculpé reste songeur, absorbé, mais rien encore ne révèle son émotion.

Charfland quitte ses bottines et se chausse de légères pantoufles de feutre ; il va vers l’une de ses valises, ouvre un compartiment fermé à clef et en sort une sorte de trousse qu’il place sur la table ; il met alors des flacons, des tampons, une petite boîte, un masque-loup, dans les poches de son veston.

À la vue de ces préparatifs, l’inculpé est pris d’une sorte de tremblement qu’il parvient difficilement à maîtriser.

Charfland tire sa montre : « Il est dix heures, la vieille Durand dort ; les enfants et la gouvernante sont couchés, les deux Terrick sont en train de lire au grand salon ; allons, c’est l’instant. » Il ouvre la porte avec précaution et murmure avec satisfaction : « C’est délicieux un appartement de ce genre, aucune porte ne grince, les tapis épais étouffent partout les pas ! »

Il se dirige vers la droite et parcourt la galerie, guidé par le rais de lumière qui s’échappe de la porte du salon ; il tourne à droite dans le couloir et s’arrête devant la penderie ; il entre avec prudence et, s’éclairant d’une lampe électrique de poche, il monte sur un escabeau pour détacher l’un des deux fils aboutissant aux piles qui actionnent toutes les sonneries de l’appartement. On devine qu’il pense alors « On ne sait pas ce qui peut arriver. » Sorti de la penderie, il revient sur ses pas ; il reprend haleine devant la porte du salon, couvre son visage du loup et, avec des précautions infinies, fait tourner le loquet et pousse la porte ; aucun grincement ne se produit ; les témoins suivant l’acteur principal peuvent voir, réunie autour de la grande table éclairée par les lampes du lustre, toute la famille Terrick reconstituée par des personnes habilement travesties.

M. et Mme Terrick sont sur la gauche, en entrant, confortablement installés de grands fauteuils et lisent, lui, un journal, elle, un livre. Faisant face à la porte, les deux fillettes, à genoux sur des chaises, encadrent la gouvernante debout qui feuillette un grand album d’images.

Le malfaiteur est entré, sans que personne se soit aperçu de sa présence ; il murmure : « Ah ! je croyais n’en rencontrer que deux ici. » Mais comme la gouvernante lève à ce moment les yeux, il n’hésite pas, sort de sa poche une sorte de vaporisateur et d’un mouvement circulaire lance un jet de liquide sur le visage des cinq personnes présentes qui, sous l’effet du stupéfiant instantané, paraissent s’endormir ; la scène a été si rapide que l’on conçoit qu’un coup ainsi combiné et exécuté puisse réussir.

Charfland sort alors un tampon qu’il s’applique sur la bouche et sur le nez, ferme la porte, puis, aspergeant du liquide contenu dans un autre flacon un fort tampon, il applique celui-ci successivement sur le visage de Mme Terrick, des enfants et de la gouvernante ; il éteint l’électricité et ouvre une fenêtre ; au bout de quelques instants, on l’entend dire :

« C’est respirable, maintenant. »

Il ferme la fenêtre, rallume le lustre et se dirige près de M. Terrick qui semble dormir ; il le bâillonne ; lui attache les mains, puis les pieds avec des cordelettes. Il fouille dans la poche intérieure du veston et, radieux, en sort un carnet de chèques qu’il place sur la table à côté d’un nécessaire à écrire qu’il va chercher dans le petit salon.

Il épie les mouvements de sa principale victime : « Cela fait un quart d’heure, l’effet du stupéfiant va disparaître. »

Il tire alors un revolver d’une poche de son pantalon et dispose à portée de sa main son vaporisateur.

M. Terrick revient à lui ; en apercevant l’homme masqué, il fait un mouvement pour se lever, mais Charfland d’une main robuste le force à se rasseoir et, le revolver sous le nez, lui tient ce discours à voix basse :

« Terrick, vous êtes vous et les vôtres en mon pouvoir ; voyez vos voisins, ils sont chloroformés et incapables de quoi que ce soit ; vous, vous êtes bâillonné et immobilisé ; il est inutile d’essayer de me résister ; d’ailleurs, ce que je viens vous demander est bien peu de chose pour vous : vous allez simplement me signer un chèque de dix millions de francs sur l’Universel Crédit. »

L’interpellé, d’un mouvement brusque de la tête, répond « Non ! »

Charfland réplique :

— Moi, je vous dis que vous me le signerez et une petite lettre avec, pour me permettre de le toucher sans difficulté, ou sinon — et ses yeux deviennent menaçants — je vais procéder devant vous à l’exécution de votre femme et de vos enfants ; ce sera votre tour après ! Je vous donne dix minutes de réflexion ; dans dix minutes, si vous n’êtes pas disposé à me signer les deux petits papiers que je vous demande — bien peu de chose pour le milliardaire A. H. Terrick — vous aurez condamné les vôtres à la mort et je ne vous ferai pas grâce. J’ai dit. »

Froidement, Charfland s’installe sur un siège de l’autre côté de la table, sans quitter des yeux l’Américain, le revolver dans une main, sa montre dans l’autre.

Les dix minutes passent au milieu d’un silence troublé seulement par le halètement rauque du vrai Charfland qui sue à grosses gouttes, semble sur le point de s’évanouir dans les bras de ses deux gardiens, et par le tic-tac régulier de l’appareil phonocinématographique.

Au terme du délai, Charfland se lève : « Eh bien ? » interroge-t-il.

Terrick incline la tête en signe d’acquiescement.

« C’est bien ! continue le misérable ; je vais vous délier les mains, mais comme vous pourriez être tenté d’agir contre moi, je vais me placer comme ceci… » et il passe entre l’Américain et sa femme ; de la main droite, il appuie le revolver contre la tempe de l’Américaine et de la main gauche, sortant un second revolver de la poche de son pantalon, il le dirige contre Terrick ; « au premier mouvement insolite que vous faites, je vous brûle tous les deux, c’est bien entendu, n’est-ce pas ? »

Il abandonne le revolver qu’il tenait de la main droite et délie les poignets du chef de famille, puis reprend son revolver qu’il place comme précédemment.

« Vous avez tout ce qu’il vous faut devant vous, écrivez :

« D’abord votre chèque payable à présentation à M. Jeo Helly. Bien ; maintenant la lettre sur votre papier personnel et telle que je vais vous la dicter :

« Établissements financiers de l’Universel Crédit.
Paris, le…

« Messieurs,

« J’ai l’avantage de vous informer que je viens d’expédier à l’ordre de M. Jeo Helly, mon chèque no 0203 de dix millions de francs, somme que je vous serais obligé de payer à présentation en débitant mon compte à vue.
« Veuillez agréer, Messieurs, mes sincères salutations.
« P. S. — Vu l’importance de la somme en jeu, je vous envoie, ci-jointe, la signature de M. Jeo Helly ; il est convenu que ce dernier devra signer devant votre service intéressé l’acquit du dit chèque ; il se présentera sans doute dès demain. »

La lettre dictée, Charfland a soin de la faire dûment signer. Il indique ensuite à sa victime ce qui reste à faire :

« À présent, écrivez sur l’enveloppe l’adresse de l’Universel Crédit (Service des Étrangers).

« Collez un timbre ; ne cachetez pas.

« Sur le recto de l’enveloppe, mettez en grosses lettres : « Urgent ».

« Tout est bien ainsi ; mais vous ne pouvez supposer que je vais vous rendre la liberté tout de suite : non, je vais vous endormir une fois encore ; quand vous vous réveillerez tous, j’aurai les dix millions et vous pourrez me faire rechercher. »

En achevant ces mots, Charfland lança quelques gouttes du contenu de son vaporisateur au visage de Terrick, dont la tête retomba brusquement sur le dossier du fauteuil.

Le misérable sortit de sa poche la petite boîte qu’il avait prise en partant ; elle contenait une petite seringue Pravaz et un petit flacon ; tout en préparant ces objets pour sa sinistre besogne, il se parla à lui-même :

« A-t-il été bête tout de même… comme si je pouvais laisser un seul témoin de ce qui vient de se passer ; même ceux-là — et il regardait les enfants — ne doivent pouvoir jamais rien dire.

« Oh ! vous ne souffrirez pas ; c’est un poison miraculeux, encore inconnu de vos médecins légistes ; une goutte suffit ; le contenu de la seringue pourrait servir pour plusieurs familles ; vous passerez sans un mot du sommeil à la mort ; pas de cris, pas de lutte, pas de sang. »

Et le sinistre bandit, ses préparatifs prêts, pique légèrement le bras de chacune des cinq personnes présentes, de la pointe aiguë de la seringue, et appuie légèrement sur le piston.

« C’est fait ! » Et ramassant soigneusement tous les objets dont il s’est servi, y compris tous les tampons et les liens, il ajoute « Voilà vraiment du beau travail. »

D’un coup d’œil, il embrasse la scène, aperçoit le nécessaire à écrire et va le reporter dans le petit salon.

À ce moment, le juge d’instruction, qui suivait attentivement les jeux de physionomie du vrai Charfland, crut — à la lividité du visage de celui-ci — qu’il était prêt à l’aveu, et brusquement l’interpella :

« C’est bien comme cela que vous avez agi, Charfland ? »

Le misérable tressaillit sans pouvoir trouver une parole.

L’avocat, qui ne comprenait rien à ce mutisme, lui cria : « Mais, défendez-vous donc ! » Et sous l’effet de cette phrase qui lui redonnait courage, l’inculpé répondit, mais sans son beau calme habituel : « Je ne comprends rien à ce qui se passe ici ; mon émotion est bien compréhensible, alors que l’on veut me faire passer pour l’auteur du crime effroyable que vous venez de simuler.

— Vous niez ? demande M. de Landré. C’est votre affaire. Il ne nous reste qu’à continuer. »

Charfland éteint la lumière, sort et laisse la porte entr’ouverte ; dans sa chambre, il pose ses divers instruments sur une table, sort de sa trousse un autre petit vaporisateur, revient au salon, répand un nuage ; il pousse la précaution jusqu’à inspecter ses propres vêtements et ses mains. Il vérifie que les clefs des trois portes donnant dans le salon sont bien à l’extérieur.

Il sort enfin, pour la dernière fois ; il retourne à la penderie et remet en place le fil des sonneries aboutissant aux piles.

Il est bientôt chez lui, pousse par précaution le verrou de sa chambre et procède, avec soin, à la confection d’un petit paquet dans lequel il rassemble tous les outils et ingrédients divers dont il vient de se servir.

Il s’assoit et contemple, radieux, le chèque et la lettre signés A. H. Terrick ; il approche une plume et de l’encre, plonge la main dans la poche droite de son veston ; cette main s’agite comme si elle cherchait quelque chose ; il la retire et contemple le dessus « Cela ne se voit pas du tout », puis il tourne la main et regarde la paume ; celle-ci retient un petit appareil bizarre qui, en fils d’acier peints couleur de la peau, est à peine visible ; ces fils semblent maintenir plusieurs phalanges des doigts.

« Encore une de mes inventions ! Bien malin l’expert graphologue qui pourra trouver un seul point commun entre mon écriture normale et celle à laquelle m’oblige le petit joujou qui contrarie tous les réflexes habituels de la main et des doigts ! »

Il prend la plume et sur la seconde feuille de la lettre Terrick signe, en caractères assez gros « Jeo Helly ».

La lettre est cachetée.

À ce moment, le juge prend la parole pour indiquer que sur ces entrefaites Charfland est allé mettre la lettre à la poste, au bureau le plus proche.

Puis le misérable est revenu dans sa chambre ; on l’entend murmurer :

« Préparons-nous pour demain.

D’un compartiment à serrure secrète que contient l’une de ses valises, il sort un chapeau melon et un complet veston de la même étoffe foncée que celui qu’il porte sur lui, et place dans des poches intérieures son déformateur manuel d’un côté, son paquet de pièces à conviction d’autre part.

« Nous voici au lendemain matin, » déclare alors M. de Landré.

Les rideaux sont tirés, la lumière éteinte.

Charfland se rhabille et revêt les vêtements sortis de sa valise.

Il entr’ouvre la porte avec précaution et se place en observation :

« Il est huit heures, Mme Durand s’en va ; ses recommandations à la bonne prouvent bien qu’elle rentrera tard ! »

Le juge d’instruction prend à nouveau la parole :

« Messieurs, nous allons suivre Charfland dans ses pérégrinations. »

L’inculpé, les traits tirés par l’angoisse, hébété, car il ne peut expliquer par l’espionnage de la bonne la découverte de l’appareil modifiant son écriture, ne dit rien et, docilement, il accompagne ses gardiens, au milieu du groupe qui suit son sosie. Ce dernier, en passant devant la loge de la concierge de l’immeuble, remarque tout haut qu’elle est bien, à cette heure, dans l’escalier de service.

Sans hésitation, en prenant un chemin compliqué, Charfland arrive dans une rue assez animée et entre délibérément dans une allée située entre une maison de rapport sans boutique et un petit café. Il s’arrête dans la cour ; le juge explique aussitôt que, les assistants ne pouvant tous être témoins sur le lieu même de ce que va faire l’assassin, la scène sera reconstituée dans la cour.

Charfland recommence à monologuer : « C’est bien ce que j’avais prévu : à cette heure, la concierge n’est pas dans sa loge, le café n’a pas encore de clients. Personne ne remarquera mes allées et venues. Dirigeons-nous vers le lavabo qui — mon enquête est faite depuis longtemps — donne au fond de ce petit couloir. »

Le bandit, opérant alors comme s’il était dans le petit réduit, fait le geste de précipiter un à un les objets du crime dans la cuvette, puis tire la chaîne, en murmurant « Adieu, les pièces à conviction ! » il ôte ensuite son veston, puis, grâce à des agrafes habilement dissimulées, il fait deux plis dans le dos et lui donne la forme d’un vêtement pincé à la taille ; il augmente la longueur des revers que des parements de soie, dissimulés jusqu’ici dans la doublure, ornent bientôt ; il rabat les extrémités jusqu’alors relevées de son pantalon, change sa régate pour un nœud, s’ajuste une belle barbe noire en pointe et une moustache, met un lorgnon, pique une décoration à sa boutonnière ; de son pantalon, il retire un tube qui, déployé, forme une canne élégante ; il change ses gants bruns pour des gants jaune clair.

La métamorphose est l’affaire d’un instant. Elle est réussie ; malgré la teinte générale des vêtements restée la même, la silhouette est tellement transformée qu’il ne viendrait à l’idée de personne de rapprocher l’homme d’aspect calme, de démarche un peu lourde qui est entré, avec celui d’aspect élancé et élégant qui sort.

Charfland, par un itinéraire dont nous ferons grâce à nos lecteurs, mais qui dénote un plan longuement mûri d’avance, arrive jusqu’à un grand magasin de confections.

Avec un fort accent espagnol, il demande un pardessus léger ; il choisit une teinte grise très foncée, neutre, paie et s’en va, le pardessus sur le bras.

Le vrai Charfland commence à ne plus pouvoir se tenir sur ses jambes ; l’un de ses gardiens croit bien l’entendre murmurer « Qui donc m’a vu ? »

Mais ce n’est pas sur lui que les yeux sont fixés : le grand premier rôle accapare l’attention générale, sauf celle de M. de Landré qui examine sans répit l’inculpé.

La scène terminée, Charfland n’hésite pas plus qu’après les précédentes ; il prend délibérément une direction et amène tout le groupe dans un très grand café où l’heure de l’apéritif commence à créer du mouvement ; il s’assied à une table voisine de l’un des deux escaliers descendant au lavatory ; il commande une consommation qu’il règle aussitôt et dont il boit la moitié, puis, s’abritant en partie derrière un journal, fixe attentivement l’escalier.

Une femme en noir, tablier et bonnet blanc — la préposée d’en bas — apparaît et se dirige vers la caisse. « Vous remarquerez qu’elle en a l’habitude : c’est l’heure de sa causette, » prononce, pour les témoins, le bandit. D’une démarche naturelle, il se dirige vers les lavabos et mime alors la scène qui se passe dans un endroit plus discret : il se déshabille, retourne ses vêtements et apparaît vêtu d’un gris assez clair ; il change de nouveau de cravate, range sa canne, rentre ses gants, pétrit de ses mains son melon truqué et en fait un feutre mou fendu au milieu ; il retire ses postiches et étale une belle barbe grisonnante, se coiffe d’une perruque de même teinte, endosse le pardessus et, d’une allure légèrement claudicante — qu’il ne quittera plus tant qu’il aura cet aspect — il s’achemine vers l’autre escalier de sortie et retraverse le café, assez loin de la caissière absorbée dans sa conversation avec la préposée.

« Cela va bien, murmure-t-il, Jeo Helly a prévu toutes les difficultés. Un changement peut faire suivre une trace, deux sont tout à fait déroutants ! »

Il se rend dans un magasin près de la Bourse où il achète une grande serviette à deux poches, dont il vérifie les dimensions avec un mètre que lui prête la vendeuse.

Quelques instants après, il entre dans le hall des établissements financiers de l’Universel Crédit et s’engage dans le bel escalier qui mène aux luxueux salons du service des étrangers.

Il se dirige vers l’un des huissiers et, avec un fort accent américain :

« Veuillez annoncer M. Jeo Helly à votre chef de service. »

L’huissier lui tend un bloc et un crayon mais, comme s’il ne s’apercevait pas de ce geste, Charfland épèle lentement J-e-o-H-e-l-l-y à l’homme qui, de bonne grâce, fixe ces lettres sur le bloc.

« Comme motif de la visite ? demande le garçon.

— Votre chef de service doit être au courant, je viens à propos d’un chèque. »

Quelques instants après, l’huissier revient, l’air un peu ébahi ; il s’incline profondément devant Jeo Helly qui s’est négligemment assis sur un canapé, en lui disant :

« Si Monsieur veut me faire l’honneur de me suivre, Monsieur le directeur général, qui est précisément chez le chef du service des étrangers, se fera un plaisir de le recevoir. »

Quelques instants après, tout le groupe était dans le bureau de ce chef.

« Monsieur Jeo Helly ?

— Moi-même, monsieur !

— Vous venez pour un chèque…

— … de dix millions de francs signé A. H. Terrick ; vous devez être prévenu, voici le chèque, » et le bénéficiaire tendait le précieux papier en question.

Le chef de service l’examina, puis le passa à deux employés appelés spécialement lors de l’annonce de l’important visiteur ; vu la somme élevée, il fallait en effet ne pas procéder à la légère ; la concordance du chèque et des indications de la lettre du tireur fut soigneusement vérifiée, ainsi que la signature de M. A. H. Terrick.

« Voulez-vous l’acquitter tout de suite ?

— Parfaitement ; il a d’ailleurs été convenu avec M. A. H. Terrick — car vous pensez bien que l’on ne prend jamais assez de précautions — que je signerais l’acquit devant vous. »

En disant ces mots, Charfland mettait sa main droite dans la poche de son veston et la retirait aussitôt ; il prenait la plume et, sous la formule d’acquit mise au dos du chèque au moyen d’un tampon, appliquait la fameuse signature Jeo Helly sous les yeux du personnel de la Banque.

Pendant la nouvelle vérification, l’assassin se débarrassait prestement de l’outil encombrant dont il avait muni la paume de sa main.

« C’est très bien, monsieur ; les dix millions de francs sont à votre disposition ; désirez-vous en espèces une partie de cette somme ? J’espère que vous nous ferez l’honneur de nous permettre de vous ouvrir un compte ; les conditions de la maison sont avantageuses, en particulier…

— Non, je regrette, messieurs, mais, pour le moment, tout au moins, il ne s’agit pas de cela ; j’ai des ordres précis de M. Terrick qui m’honore de sa confiance et de son amitié et je dois aujourd’hui même procéder à une répartition en espèces de ces dix millions ; si donc vous voulez bien me remettre cette somme, en billets de mille francs, pour qu’elle soit portative, j’ai ce qu’il faut pour la porter. Voyez.

Et il montrait son grand maroquin.

Le directeur et le chef de service eurent un haut le corps, mais ils pensèrent rapidement que devant un client, comme pourrait l’être un jour cet homme, il ne fallait pas laisser penser, un seul instant, que l’Universel Crédit éprouvait l’ombre d’une gêne à payer, à vue, une somme aussi forte.

« C’est bien, monsieur vous aurez satisfaction, » et par téléphone des instructions furent données.

Quelques minutes après, deux caissiers apparurent et, sur le grand bureau, disposèrent les piles de billets.

« Voici, monsieur, cent liasses contenant chacune cent billets de mille francs ! »

Sur ce, le soi-disant Jeo Helly se lève, compte les liasses, en prend quelques-unes au hasard et vérifie le nombre des paquets. Il va même jusqu’à en ouvrir quelques-uns pour vérifier le contenu.

Sans hâte, il range les liasses dans sa serviette, en faisant six piles de chaque côté ; en fermant le rabat de l’une des deux poches, il éprouve quelques difficultés pour faire entrer l’une des courroies dans son coulisseau.

Il plie la serviette qui présente alors comme dimensions 0 m. 45 de longueur sur 0 m. 33 de largeur et 0 m. 20 d’épaisseur, prend ce gros colis sous le bras, salue et se dirige vers la porte.

Tous les assistants, à ce moment, constatent que l’inculpé est livide : le juge d’instruction lui fait remarquer : « Vous voyez, Charfland, que tout est bien reconstitué. Continuez-vous à garder le silence ? Si oui, nous allons vous suivre avec le produit de vos crimes ! »

À sa sortie du bureau, Jeo Helly est le point de mire des employés présents dans le hall et l’on entend cette réflexion : « Faut-il être fou pour promener ainsi une aussi grosse fortune ! »

Sans s’émouvoir, le porteur des dix millions franchit la grille d’entrée, tourne à droite et recommence à parcourir un circuit bizarre. Tout en marchant, il défait son pardessus ; il entre dans une allée où, rapidement, il glisse la serviette dans une sorte d’étui-musette de couleur cachou et passe la courroie de manière à porter la charge sur son épaule ; dans une autre allée qui conduit à un salon de coiffure situé à l’entresol, il se débarrasse de sa fausse barbe, fait de sa cravate régate truquée un grand nœud et transforme son chapeau mou en chapeau rond ; sur la rampe de l’escalier qui n’aboutit que chez le coiffeur, il dépose son pardessus, après avoir fait sauter le nom du magasin où il se l’est procuré : « Ce serait bien étonnant qu’il arrive d’ici à Préfecture. »

Il est de nouveau dehors, avec un aspect sous lequel l’on n’aurait pu discerner le Jeo Helly précédent.

Dans un grand café, il confie sa précieuse musette à la caissière. « Je reprendrai ce colis d’ici deux à trois heures. »

« Maintenant, ajoute-t-il pour lui-même, il faut que Charfland renaisse ! »

Il hèle un taxi et se fait conduire non loin de la pension de famille vers laquelle il se dirige à pied. Arrivé à destination, il entre délibérément, monte et ouvre doucement la porte avec une fausse clef. Chez lui, il procède à une nouvelle transformation et apparaît comme au moment de son départ.

Il sonne pour demander à Thérèse si quelque courrier est arrivé pour lui ; sur réponse négative, il s’en va, passe lentement devant la loge et, d’un coup d’œil, s’assure que la concierge l’a bien vu.

D’un pas tranquille, il se dirige vers un restaurant où il déjeune fréquemment.

Il s’assied, pendant que l’inculpé, toujours encadré de ses deux inspecteurs, prend place avec les autres témoins à une table voisine. C’est là que le déjeuner annoncé par M. de Landré est servi. C’est un entr’acte ; tous mangent de bon appétit, à l’exception du vrai Charfland qui essaie en vain de faire bonne contenance.

Cet entr’acte est suivi d’un autre : le café est pris dans un établissement proche où Charfland passe ostensiblement devant la caisse et devant des habitués dont il est certainement connu.

Le juge d’instruction prend alors la parole et dit : « Messieurs, en sortant d’ici, l’assassin a passé l’après-midi dans un cinéma où il allait assez souvent ; en entrant, il a eu soin d’échanger quelques mots avec la caissière, le portier, l’ouvreuse. Pour gagner du temps, nous brûlerons cette étape ; nous nous supposerons arrivés à la chute du jour et nous nous transporterons au dit cinéma pour continuer la reconstitution à partir de la fin de la représentation. »

L’inculpé semble ne plus écouter et concentrer toutes ses forces pour rester debout.

Dans le vestibule de la salle de spectacle, Charfland se reprend à monologuer :

« Tout le monde est presque sorti. »

Puis il se cache sous l’ample tenture qui ferme la salle et observe « Tout est éteint, c’est bien ». Il rentre alors dans la salle, se déshabille à nouveau, retourne ses vêtements et, en quelques instants, redevient l’homme porteur de la musette ; il sort en s’essuyant les yeux et étirant les membres ; le portier qui éteignait les lampes du vestibule remarque : « Encore un qui s’était endormi ; les ouvreuses ne pensent toujours qu’à décamper au premier signal de la retraite ! »

Charfland retourne au café, demande sa musette qui lui est remise, met une pièce blanche dans le tronc placé sur le comptoir, remercie, passe au lavabo où il vérifie le précieux contenu de la modeste musette et s’en va.

Puis (il fait noir maintenant, remarque à voix haute le juge) l’assassin se dirige vers les quais ; il s’arrête sous la pile d’un des nouveaux ponts, s’assure que personne ne le regarde et procède comme il a d’ailleurs soin de l’expliquer à haute voix : « Quelle bonne idée j’ai eu de noter cette remarque faite par un camarade de la « Bande invisible » qui a travaillé comme maçon à ce pont, que, derrière cette pierre, il y a un vide qui pouvait servir de bonne cachette. J’ai travaillé ici bien souvent, par reprises d’une demi-heure à une heure par nuit ; personne ne m’a jamais dérangé, aussi la pierre est-elle actuellement proprement descellée ; j’enlève les baguettes peintes qui imitent bien les joints ; grâce à ce ciseau plat, j’enlève la pierre, ah ! elle est lourde, mais je suis fort. Maintenant, pour éviter la détérioration de ces précieux bouts de papier, entourons la musette de cette toile caoutchoutée ; avec cette solution, collons-la de manière à rendre le paquet étanche. Le voici en place, mais quand le reverrai-je ? S’il faut attendre des mois, des années même, j’aurai la patience, l’enjeu en vaut la peine… Remettons la pierre ; avec ce ciment que j’avais pris soin d’emmagasiner dans la cachette, un peu d’eau de la Seine, et cette mignonne truelle, voici de quoi faire un nouveau joint. Là, c’est fait. Enfin !

« Maintenant nettoyons la place. Le reste du ciment, le truelle, l’appareil à signer, la canne… à la Seine !

Toujours personne aux alentours ? Bien, je peux changer de costume…

« Me voici redevenu le paisible Charfland.

Et maintenant, la Justice peut venir ! »

En arrivant sous la pile du pont, les gardiens furent obligés de faire asseoir l’inculpé sur une vieille caisse qui traînait là : il ne pouvait se tenir debout ; il était livide, de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage ; de plus en plus tremblant, son masque lui donnait l’aspect d’une bête aux abois.

Lorsque son sosie eut prononcé sa dernière phrase : « Et maintenant, la Justice peut venir ! » M. de Landré, s’adressant directement à l’inculpé et le désignant du doigt, lui cria :

« La Justice est venue, Charfland, elle est là et vous demande compte de vos crimes ! »

L’assassin blêmit encore. Sur le point de s’évanouir, il ne put que murmurer « Mais qui donc m’a vu ? Qui donc m’a livré ? Je n’avais pourtant de complices !

— Greffier, dit M. de Landré, inscrivez les aveux du coupable.

Et le greffier, sans protestation du misérable qui n’était plus qu’une loque humaine, nota les aveux attendus.

Charfland, vous reconnaissez exacte la reconstitution à laquelle vous venez d’assister ?

— À quoi servirait-il de nier, maintenant, puisque vous avez toutes les preuves ?

— C’est bien ! Inspecteurs, reconduisez l’inculpé en prison ! »

Ainsi se termina cette sensationnelle reconstitution d’un crime qui avait, à juste titre, passionné l’opinion publique tout entière.

Malgré toutes les demandes de l’avocat, le juge refusa de le mettre, lui et l’accusé, au courant des moyens qu’il avait employés pour la découverte de tous les détails de l’affaire.

« Les droits de la défense ont été respectés, il ne reste maintenant que les aveux du coupable ! » se borna à répondre le juge.

Le soir même de cette épique journée, Max Semper visita Charfland dans sa cellule.

Il réussit à faire naître dans son esprit la croyance que la « Bande invisible » était pour quelque chose dans la découverte de son crime. La Bande, à l’annonce du crime, avait bien deviné que c’était lui Charfland qui en était l’auteur, et qu’il était par suite en possession des dix millions. La Bande avait alors dépêché à Paris deux acolytes pour lui réclamer la part commune ; mais Charfland avait refusé de reconnaître ses associés et n’avait pas répondu aux signes de ralliement qui lui avaient été faits.

Jugeant que Charfland voulait s’approprier la totalité du vol, la Bande avait ouvert une enquête dont les résultats avaient été communiqués anonymement au juge ; cette enquête avait été le point de départ de l’instruction qui avait abouti.

Charfland, sûr de ce qui l’attendait, livra alors à Max Semper, par esprit de vengeance, tout ce qu’il savait de la « Bande invisible », et le détective américain radieux retraversa l’Océan, sûr que, cette fois, toute la fameuse « Bande invisible » tomberait en son pouvoir.

Si le lecteur désire connaître l’épilogue de ce drame, qu’il sache que Charfland, condamné à mort, payait sa dette trois mois après la reconstitution du crime.

Presque en même temps, M. de Landré, profitant d’une promotion exceptionnelle, obtenait un siège de conseiller à la Cour d’appel ; c’étaient les remerciements du Gouvernement, qui, grâce à lui, avait pu répondre victorieusement à une interpellation déposée depuis longtemps sur la « mauvaise administration de la Justice ». Cette interpellation, quoique conçue en termes généraux, ne visait, au fond, que l’affaire Charfland, mais la généralité même de ses termes avait obligé son auteur à la discuter. Au fond l’interpellateur ne visait qu’à un scandale capable d’ouvrir une crise ministérielle. L’affaire Charfland écartée par les aveux du coupable, il ne restait que des broutilles dont le garde des Sceaux avait eu vite fait de se débarrasser. Retournant alors contre ses adversaires l’arme dont ils avaient voulu se servir, le ministre avait exposé le travail formidable accompli par la Justice pour arriver à confondre l’unique coupable d’un drame effroyable, exécuté dans des conditions tellement mystérieuses qu’il avait fallu un véritable génie et un labeur énorme pour faire jaillir la vérité !

SUPRÊME HOMMAGE

Une dizaine d’années après la clôture de l’affaire Charfland, une séance exceptionnelle réunissait les membres de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine ; la convocation, libellée comme suit : « Communication de MM. Chasselan et Lavrille sur la vie et les travaux de Nounlegos », portait une annotation soulignée : Importance exceptionnelle.

C’est dire que la salle de réunion était pleine. Les académiciens, un peu intrigués, se demandaient qui était ce Nounlegos inconnu d’eux.

Le président de la séance, le plus ancien académicien des deux présidents en exercice, prononça le discours suivant :

« Mes chers confrères,

« Il y a environ deux ans, l’Académie des sciences et l’Académie de médecine étaient informées par un notaire de Bondy, qu’un M. Nounlegos, décédé depuis peu, avait institué les dites Académies, conjointement, comme ses légatrices universelles ; il nous faisait les héritiers de sa fortune, dont il nous laissait libre disposition, de ses instruments d’études et de tous ses travaux.

« Nos services administratifs, après avoir fait le nécessaire, entrèrent en possession d’une certaine somme, grevée seulement d’une rente viagère en faveur d’une vieille domestique, et d’un laboratoire merveilleusement agencé, muni d’appareils ne rappelant que de bien loin ceux dont nous sommes habitués à nous servir. Nos collègues, MM. Chasselan et Lavrille, furent chargés de l’inventaire.

« Dès leur première visite au domicile du défunt, leur attention fut attirée par une série de gros volumes à reliure épaisse ne portant, sur le dos, que des numéros d’ordre ; ces registres, tous manuscrits, émaillés de nombreux croquis et calculs, portaient comme en-tête L’œuvre de Nounlegos.

« Il fallut, à nos délégués, une année pour en prendre connaissance, plusieurs mois pour vérifier par eux-mêmes quelques-uns des résultats annoncés, ce qui explique le retard apporté à la communication qui va vous être faite.

« Nous pensions, Messieurs, être au courant des recherches d’ordre vraiment supérieur que les savants du monde entier poursuivent sans relâche, pour faire participer la science au plus grand bonheur de l’humanité ; nous croyions connaître en particulier — car nous les suivions étape par étape à toutes nos réunions — les études faites sur notre chère terre de France ; nous nous y intéressions, les encouragions, essayant, par nos discussions, de stimuler le génie qui les ferait aboutir !

« Et nous ne nous doutions pas que, dans un petit pavillon de la banlieue de Paris, un inconnu travaillait, depuis plus de quarante années, à un problème dont l’exposé seul était d’une audace inouïe.

« Cet inconnu, Messieurs, devant qui nous devons nous incliner avec respect, avec vénération, nous allons lui donner, en le révélant au monde, la plus glorieuse immortalité : c’est Nounlegos.

« Oui, Nounlegos, l’homme dont la science fait pâlir toute la nôtre, le modeste qui a abordé seul l’un des côtés les plus troublants de la physiologie, qui a imaginé des appareils inouïs, inventé une méthode et des moyens nouveaux d’examen, dont l’application à d’autres sujets révolutionnera toute la médecine, toute la chirurgie !

« Nounlegos qui — écoutez bien, Messieurs — est arrivé à lire la pensée humaine !

« Ne croyez pas qu’il ne s’agisse que de quelques perfectionnements de méthodes psychologiques quelconques ou de l’observation raisonnée des réflexes nerveux qui accompagnent certaines impressions ; non, Messieurs, Nounlegos est arrivé à lire dans le cerveau humain, sans tenir aucun compte des phénomènes extérieurs, comme nous lisons dans un livre.

« Il a vu, dans le cerveau, les pensées tourbillonner comme l’on peut voir le sang couler dans les artères, comme l’on peut voir les nerfs se contracter sous un contact… oui, il a vu les pensées ; il les a saisies, les a lues, les a notées…

« Son œuvre n’est achevée ; ce qu’il voulait, c’était arriver à les lire à distance, à les enregistrer mécaniquement et à les fixer d’une façon indélébile.

« La mort ne lui a pas permis de trouver la solution complète du vaste problème qu’il s’était posé, mais la voie est toute tracée, d’autres tiendront à honneur de terminer l’œuvre entreprise.

« Ce n’est pas sans une profonde émotion que j’annonce publiquement cette découverte qui place son auteur au premier rang de tous les savants de son siècle, que dis-je ? de tous les siècles !

« Je ne sais ce que penseront les philosophes devant cette perspective d’une humanité si nouvelle où la sincérité — non pas l’apparente, mais la réelle — sera si facilement contrôlable ; beaucoup estimeront sans doute que la vie serait meilleure si l’on laissait intact le voile noir qui sépare la pensée de la parole et des actes…

« D’autres s’enthousiasmeront à l’idée que l’hypocrisie sera désormais démasquée, que l’on pourra toujours connaître les véritables mobiles des actions humaines.

« Mais c’est là, messieurs, l’affaire des philosophes. Laissons-leur le soin d’envisager la découverte à ce point de vue. Pour nous, qui n’aimons que la science, c’est au point de vue scientifique que nous devons essayer d’apercevoir quelques-unes des innombrables conséquences de l’œuvre miraculeuse de Nounlegos.

« Je vous ai déjà dit que la lecture de ce qui se passe dans le cerveau n’a pu être obtenue qu’avec l’aide d’appareils et de dispositifs jusqu’ici inconnus : ces moyens vont permettre de voir et d’examiner à l’aise ce qui se passe dans n’importe quelle partie du corps humain ; nous pourrons suivre, au cours d’une maladie, les diverses altérations des organes, des tissus ; nous pourrons suivre les modifications apportées par tel ou tel médicamentat, tel ou tel traitement, et vous voyez d’ici qu’une thérapeutique nouvelle est à la veille de naître.

« Lorsqu’une intervention chirurgicale sera jugée nécessaire, l’opérateur pourra exercer avec précision, puisqu’il aura vu d’avance le milieu où il agira et qu’il n’aura à craindre aucune surprise.

« Je me borne, Messieurs, à ces quelques remarques ; mais je ne puis me retenir d’ajouter qu’à côté de ces répercussions sur la médecine humaine, sur la moralité, la géniale découverte de Nounlegos, par la connaissance qu’elle permettra des mouvements et transformations des diverses cellules de l’organisme, fera sans doute faire à la science d’inappréciables progrès.

« Aussi vous me permettrez, Messieurs, en votre nom, au nom de tous les savants français et du monde entier, de rendre à la mémoire de Nounlegos le très profond, respectueux et reconnaissant hommage qui lui est dû ! »