Notice sur l’Album de Villard de Honnecourt architecte du XIIIe siècle/9


IX

MATIÈRES ÉTRANGÈRES AUX ARTS DE LA CONSTRUCTION ET DU DESSIN


Il ne s’agit pas ici d’établir au juste tout ce que notre architecte a pu savoir en dehors de son métier ; on ne veut que donner l’indication raisonnée de certaines choses de sa connaissance qu’il lui est arrivé, pour une raison ou pour une autre, de consigner dans son album.

Il est évident, d’après la beauté de son écriture, qu’il était lettré. L’usage qu’il fait du latin à plusieurs reprises en est une autre preuve. Il avait achevé au moins ses classes de grammaire, soit dans une université, soit aux écoles épiscopales de Cambrai. La grammaire était la première branche du trivium, qui comprenait en outre la rhétorique et la dialectique. Ce ne serait pas trop hasarder, que de prétendre Villard de Honnecourt instruit de tout cela, attendu qu’il avait fait certainement son cours de science ou quadrivium, et que, par la manière dont les auteurs de la fin du XIIe siècle, parlent du trivium et du quadrivium, il semble que le premier ait été l’introduction indispensable du second. L’instruction classique de Villard aurait donc été celle des gradués qui portèrent plus tard le titre de maître ès arts. Néanmoins il est à remarquer que, faute d’exercice, il s’était considérablement rouillé sur son latin.

Il paraît avoir été curieux de l’étude de la nature. Sa mémoire était ornée de tous les on-dit dont la science zoologique se composait alors exclusivement. L’une des figures de lion signalées précédemment donne lieu à notre auteur de rapporter le fait suivant.

De l’ensaignement del lion vous vel-ge parleir. Cil qui le lion doctrine, il a ij. chaiaus, quant il velt le lion faire faire aucune coze, se li comande. Se li lions groigne, il bat ses kaiaus :dont a li lions grant doutance, qant il voit les kaiaus batre, se refraint son corage et fait ço con li comande. Et s’il est coecies, sor ço ne paroil mie ; car il ne feroit por nelui ne tort ne droit (fol. 24 r.).

« Je veux vous dire quelque chose de l’éducation du lion. Celui qui dresse le lion a deux petits chiens. Lorsqu’il veut faire faire quelque chose au lion, il lui dit son commandement. Si le lion grogne, il bat ses petits chiens. Or le lion a si grand peur à voir battre les petits chiens, qu’il réprime son humeur et fait ce qu’on lui commande. Je ne parle pas du cas où il serait en colère, car alors il ne céderait ni par mauvais ni par bon traitement. »

A la page suivante, il donne cette explication au-dessus du dessin, fort peu réussi, d’un porc-épic :Vesci un porc espi. C’est une biestelete qui lance se soie quant elle est corecie. « Voici un porc-épic. C’est une petite bête qui lance ses soies quand elle est en colère. »

Enfin il donne en terminant son manuscrit une instruction qui ne me semble convenir qu’à la confection d’un herbier :Cuellies vos flors au matin, de diverses colors, ke l’une ne touce à l’autre. Prendés une manière de piere con taille à ciziel, qu’ele soit blance, molue et deliie. Puis si metais vos flors en ceste poirre, cascune manière par li. Si duerront vos flors en lor colors. « Cueillez vos fleurs au matin, de diverse couleurs, (en ayant soin) que l’une ne touche pas l’autre. Prenez une espèce de pierre qu’on taille au ciseau[1] ; qu’elle soit blanche, lisse et mince ; puis mettez vos fleurs sous cette pierre, chaque espèce à part. Par cemoyen vos fleurs se conserveront avec leurs couleurs. » Il y a à conclure de là qu’il pratiquait la botanique, au moins comme amateur. S’il ne se préoccupait pas tant de la couleur, on pourrait dire que c’était pour avoir des modèles d’ornements à mettre sur les chapiteaux des colonnes, puisque c’est de son temps que les fleurs de nos pays, imitées en placage, ont commencé à remplacer, pour la décoration de l’architecture, les feuillages et fleurons imaginaires de l’antiquité.

C’est à un autre ordre de connaissances, à l’art du potier, qu’est empruntée la recette suivante (fol. 21 v.) :On prent kaus et tyeule mulue de paiens ; et ferés kume autretant de l’une cum de l’autre, et un poi plus del tyeule de paiens, taunt come ses color vainke mes autres. Destemprez ce ciment d’oile de linuse. S’en poez faire un vassel pur euge tenir. « On prend chaux et tuile romaine pilée, et vous faites à peu près autant de l’une que de l’autre, mettant plutôt la tuile en excès, de telle sorte que ce soit sa couleur sui domine. Détrempez ce ciment d’huile de graine de lin. Vous en pourrez faire un vase à contenir l’eau. » Je n’ai trouvé dans le Traité de céramique de M. Brongniart la mention d’aucun produit fabriqué par ce procédé. C’était une poterie crue qui devait avoir la consistance de la pierre. Le moyen âge le tenait certainement de l’antiquité. Sa composition ressemble beaucoup à celle de certains mortiers que Paul le Silentiaire dit avoir été employés à la construction de Sainte-Sophie.

Je crois reconnaître la préparation d’une pâte épilatoire dans une autre recette, écrite immédiatement après la précédente. On pren vive kaus bolete et orpeument ; se le met on en euge bollans et oile. Cist unnemens est bon por pail ostier  ; « on prend chaux vive qui a bouilli et erpiment ; on met le tout dans de l’eau bouillante avec de l’huile. C’est un onguent bon pour ôter le poil. »

Enfin comme remède aux blessures qu’on se faisait souvent autour de lui, Villard e Honnecourt avait trouvé dans ses lectures ou reçu de quelque empirique, l’ordonnance que voici :

« Reteneis ço que jo dirai. Prendés fuelles de col roges et sanemonde (c’est une erbe con clainme galion filate), prendés une erbe con clainme tanesie et caneuvize (c’est semence de canvre) ; estanpés ces.iij. erbes, si qu’il n’i ait nient plus de l’une que de l’ autre. Après si prendeis warance ij. tans que de l’une des iiij. erbes, et puis si l’estanpés, puis si meteis ces v. erbes en i. pot, et si meteis blanc vin al destenprer, le meillor que vous poés avoir, avecques tenpreement que les puizons ne soient trop espessez, si con les puist boire. N’en beviez mie trop ; en une escragne d’uef en arés vous aseiz, por qu’ele soit plainne. Quel plaie que vous aiés, vous en garirés. Tergiés vo plaie d’un poi d’estoupes ; metés sus une fuelle de cole roge ; puis si beveis des puizonz al matin et al vespre ij. fois le jor. Eles valent miex destemprées de moust douc que d’autre vin, mais qu’il soit bons ; si paerra li mous avec les erbes. Et se vous les destenprés de vies vin, laissiés les ij. jors ançois con en boive. »

« retenez ce que je vais vous dire. Prenez des feuilles de chou rouge, de la sanemonde (c’est une plante qu’on appelle chanvre-bâtard), aussi de la plante appelée tanaisie et du chènevis ou semence de chanvre. Broyez ces quatre plantes, de sorte qu’il n’y ait pas plus de l’une que de l’autre. Ensuite vous prendrez de la garance, en quantité double de chacune des quatre autres plantes. Broyez-la aussi et mettez ces cinq plantes dans un pot pour les faire infuser avec du vin blanc, le meilleur que vous pourrez avoir, en vous réglant pour la dose sur ce que la potion ne soit pas trop épaisse et qu’on la puisse boire. N’en buvez pas trop. Vous en aurez assez d’une pleine coquille d’œuf. Quelque plaie que vous ayez, vous en guérirez. Essuyez vos plaies d’un peu d’étoupes ; mettez dessus une feuille de chou rouge, puis buvez de la potion le matin et le soir, deux fois par jour. Elle vaut mieux infusée dans de bon vin doux que dans d’autre vin ; le vin doux fermentera avec les plantes. Si vous en infusez dans du vin vieux, laissez-les deux jours avant d’en boire. »

Cette recette dont je laisse l’appréciation aux hommes de l’art, est consignée sur la dernière page du manuscrit.

Après tout ce qui précède, je crois qu’il me sera permis, tout proportion gardée entre les deux époques, de définir par les paroles de Vitruve l’instruction de l’architecte au XIIIe siècle :Eum et ingeniosum esse oporet et ad disciplinas docilem ; et ut litteratus sit, peritus graphidos, eruditus geometria et optices non ignarus, instructus arithmetica, historias complures noverit, philosophos diligenter audiverit, musicam sciverit, medicinæ non sit ignarus.

  1. Sans doute une pierre à structure lamelleuse, comme la pierre à Jésus.