Notice nécrologique de M. A.-E. Jacoulet

Notice nécrologique de M. A.-E. Jacoulet
Revue pédagogique, second semestre 190955 (p. 501-507).

Nlle série. Tome LV.
No12
15 Décembre.

REVUE
Pédagogique

A.-E. Jacoulet.


M. Jacoulet est mort à Saint-Cloud le 30 novembre. Dans le cortège nombreux qui l’accompagnait, deux jours après, à sa dernière demeure, amis de l’homme et amis de l’œuvre, compagnons de travail et fils intellectuels, bien des souvenirs ont été échangés, bien des traits rappelés de cette noble et simple existence. La Revue pédagogique, dont il fut souvent le collaborateur et longtemps le conseiller, a tenu à recueillir quelques-uns de ces traits. Je les rassemble un peu hâtivement, avec la certitude que celui dont j’ai été l’auxiliaire modeste et l’ami n’eût point refusé cet hommage discret à sa mémoire.

J’irai tout droit et je m’arréterai surtout à ce que M. Jacoulet fut par excellence : « Directeur-fondateur de l’École de Saint-Cloud », c’est là son titre de noblesse, inscrit sur une plaque de marbre, à l’entrée de la maison à laquelle il a donné la plus grande partie de sa vie universitaire et tout son cœur. Il serait bon sans doute, pour bien juger l’ouvrier, de rappeler la genèse de l’œuvre ; mais ce chapitre de notre histoire scolaire déborderait le cadre d’une simple notice. Il a d’ailleurs été raconté en 1906, aux fêtes du vingt-cinquième anniversaire, par l’historien le plus autorisé, M. Ferdinand Buisson. Avec quelle verve, quelle belle ardeur de jeunesse revécue, le collaborateur de Jules Ferry, rappelant les batailles livrées et gagnées, évoqua, après un quart de siècle, les temps héroïques et féconds où le grand ministre de l’éducation nationale communiquait sa foi aux pouvoirs publics hésitants, cherchait des hommes pour réaliser des idées, « rendait les bureaux eux-mêmes idéalistes ! » Ce fut dans un de ces bureaux, auquel il était provisoirement attaché, que M. Jacoulet fut choisi en 1881 pour fonder et diriger l’École normale de Saint-Cloud. Peu auparavant, une campagne de presse avait révélé l’ardent apôtre que devait être Félix Pécaut et l’avait désigné pour la création de l’École de Fontenay. De ces deux hommes, les deux maisons allaient recevoir quelque chose de plus que leur organisation, leur âme et leur conscience.

Auguste-Édouard Jacoulet avait alors cinquante et un ans. Né le 25 décembre 1830, à Vauvillers (Haute-Saône), d’une famille d’assez modeste condition, il se forma lui-même, ce qui est peut-être une bonne préparation pour qui doit former les autres. Il fut à vingt-trois ans maître-répétiteur au lycée de Nancy, à vingt-huit ans chargé de cours au lycée d’Agen, peu après à celui de Chaumont. En un temps où les maîtres étaient rares et les livres chers, il acheta sur ses économies quelques livres, il fut à lui-même son maître ; il conquit, au prix d’efforts qu’on devine, la licence et l’agrégation. En 1863, il devenait professeur d’histoire à Grenoble. C’est là qu’il trouva la compagne dévouée de sa vie ; là aussi qu’il sentit s’éveiller sa vocation administrative. Il fut nommé en 1872 inspecteur d’Académie à Lons-le-Saunier. Tout de suite il fut l’homme de sa fonction, qu’il aimait d’ailleurs et dont il a parlé avec un accent très sincère. « Commander à des hommes qui forment des âmes et préparent ainsi l’avenir, les voir chaque jour à l’œuvre, être témoin de leur inlassable dévouement, les diriger, les conseiller, les défendre au besoin, c’est là une noble mission qui porte avec elle sa récompense. Mais cette récompense, il faut l’acheter par une vie de travail et de soucis, qui est comme la rançon des joies sévères goûtées par ailleurs… » Les temps étaient difficiles alors, le vent soufflait parfois en tempête, au mois de mai particulièrement. La mêlée fut souvent rude pour l’inspecteur, les lendemains de victoire presque aussi dangereux que la bataille même. À Grenoble, en 1878, de courageux anonymes le dénoncèrent comme un « clérical endurci » ; aussitôt, à Caen, où on l’envoya, sans trop de disgrâce, des réactionnaires clairvoyants signalèrent en lui le « le dangereux Jacobin ! » Il était, plus sûrement, un homme actif, d’un caractère droit, instruisant bien les affaires, jugeant bien les hommes, et fermant sa porte aux passions aveugles comme aux intrigues basses, bref un excellent administrateur. Le directeur de l’Enseignement primaire en Jugea ainsi, l’ « essaya », comme on l’a vu, rue de Grenelle, estima qu’il avait là sous la main l’autre créateur qui lui était nécessaire ; et, sans se préoccuper outre mesure des règles de la hiérarchie, l’envoya défricher l’un des deux grands domaines… en espérance, Saint-Cloud.

Ceux qui furent associés dès le début à cette tâche ont gardé de ces premières années un souvenir profond et comme la Joie d’avoir fait, chacun pour sa part, un peu de bien avec tant de plaisir. On a emprunté des maîtres à la Sorbonne, au Collège de France, au Muséum, aux Lycées de Paris ; plusieurs sont illustres, d’autres n’apportent que leur expérience professionnelle : le commun dévouement fait de ces éléments divers et inégaux un véritable corps de professeurs ; il y a, sans concert préalable, sans programmes rigides, harmonie entre leurs efforts, parce qu’ils ont tous la claire vision du but à atteindre et la conscience du service à rendre au pays. Leur enseignement devient peu à peu plus pénétrant en devenant plus intime. Leurs méthodes sont renouvelées par la connaissance qu’ils acquièrent, chaque jour davantage, des besoins de leurs élèves. De leurs leçons se dégage insensiblement une pédagogie, qui ne se réclame d’aucun système, qui ne cherche aucune formule, qui descendant de degrés en degrés doit aller jusqu’à la plus modeste école de village préparer de bons citoyens pour une démocratie éclairée. Ainsi se trouvera réalisé le problème que la troisième République a reçu de la Révolution, l’unité de l’éducation nationale.

Les élèves ? Ils apportent à l’École qui s’ouvre pour eux, et cela n’est pas si commun, les mêmes dispositions que leurs maîtres. Comme eux, ils sentent que l’honneur d’être à Saint-Cloud implique de grands devoirs et de grands efforts, Ils apprennent vite qu’il n’y a de véritable élite que modeste : s’ils avaient gardé quelque orgueil d’être recrutés parmi les meilleurs élèves-maîtres ou instituteurs de France, cet orgueil ne saurait tenir longtemps devant ces professeurs qui descendaient des plus hautes chaires pour se mettre si simplement à leur portée. S’ils avaient pu être grisés de leur savoir hâtivement acquis et dûment constaté par des concours, ils n’auraient pas tardé à apprendre là qu’il faut toujours apprendre, qu’il n’y a pas de science toute faite ni faite une fois pour toutes. Aussi s’offraient-ils à nos leçons à la fois avec une docilité charmante et avec une avidité qui nous ravissait. « Quelle bonne terre à ensemencer : » disions-nous souvent. Et puis, dans cette terre, tous les terroirs de la vieille France avaient mis un peu de leur saveur. Penser en commun, sentir et s’exprimer diversement, selon ses traditions et sa race, c’est une des formes de l’unité nationale que nos grandes Écoles ont la fonction de conserver.

Le cadre de cette vie scolaire avait été choisi à souhait : une grande maison, simple et confortable, à l’orée d’un parc sans rival, en arrière d’une terrasse dont l’horizon incomparable semble fait pour élargir les idées. Point de clôtures, ni de barrières, que morales. Avec un minimum de règlement, la liberté et les obligations qu’elle comporte pour qui se respecte et respecte sa maison. Avec cela, la proximité de Paris ; les ressources offertes à la curiosité scientifique par la visite des établissements industriels ou des services publics ; pour les délicats, la possibilité d’aller entendre une parole éloquente, écouter un des chefs-d’œuvre de l’art ou de la poésie ; le rayonnement du grand foyer, sans le risque de s’y consumer.

S’oublier aux souvenirs « le Saint-Cloud, ce n’est pas oublier M. Jacoulet. Les deux ne font qu’un d’ailleurs ; dans le tableau qu’on vient d’esquisser, l’image du Directeur n’est ni au centre, ni à l’arrière-plan, elle est partout. Les professeurs le trouvent à la porte de leur salle de conférences, leur demandant un avis, leur donnant au besoin un de ces conseils brefs et discrets qui, pour eux, remplacent avec avantage les instructions et les circulaires. Les jeunes gens sont habitués à le voir au retour de leurs Joyeuses promenades, où sur le seuil de leurs études ; il vient mettre, quand il le faut, le hola à leurs batailles d’idées, et leur rappeler que les plus belles discussions ont une fin. Il sera, le soir, assis au milieu d’eux pour diriger avec un goût très sûr leurs exercices de lectures des textes ou leurs exposés de morale, pour leur dire ce que peut dire un homme comme lui sur la fermeté du caractère, le souci de tous les droits, le respect de toutes les consciences, la dignité de la vie. Mais le vrai centre de leur vie morale, c’est le cabinet de M. Jacoulet, Ils y sont tous entrés, et souvent, le cœur gros d’un chagrin, abattus par un échec, peut-être inquiets des suites d’une faute. Ils y ont toujours entendu les bonnes paroles qui consolent, redressent ou relèvent.

Plus tard, lancés dans la vie, où tout est bien plus grave, les chagrins, les échecs et les fautes, ils y sont revenus demander une direction, chercher un réconfort. C’était chose curieuse et touchante que de voir, tous Les ans, le jour de la réunion des anciens élèves, la longue file des « fidèles », attendant l’heure d’entretien intime, s’offrant avec empressement à cette action qui s’exerçait d’homme à homme, de cœur à cœur. Imbu des principes d’une ferme discipline, au fond, M. Jacoulet n’a Jamais rien abdiqué de son autorité ; son art et sa force furent de la faire accepter, rechercher même, en l’adaptant aux caractères et aux circonstances, par un appel direct et affectueux à ce qu’on peut trouver de raison et de générosité dans l’âme des jeunes gens. Pour résumer sa direction, je ne trouve qu’une formule, devenue banale il est vrai, mais qui garde ici sa plénitude de sens : il fit de Saint-Cloud une grande famille.

Il avait au reste les traits extérieurs et la physionomie de son rôle. Avec sa taille élevée, son large front, son regard dont la sévérité s’adoucissait volontiers, sa voix profonde et sa parole grave qui savaient s’égayer ou s’attendrir, ce fut vraiment une grande figure de Pire.

Qu’ajouterais-je ? Les annales de Saint-Cloud sont ses Œuvres complètes. Il a peu écrit, il n’a point été un pédagogue ex cathedra. Mais, à plusieurs reprises, dans des allocutions familières, dont le bulletin des anciens élèves portait l’écho aux absents, il a essayé de fixer ce qu’il appelait « l’esprit de Saint-Cloud ». Je trouve dans le Livre-Souvenir de 1906 un portrait du maître qu’il rêvait de former ; ces lignes achèveront de nous faire connaître le maître qu’il fut. « Cet esprit, écrivait-il, est d’abord laïque et républicain, et je n’ai pas besoin d’en dire les raisons. D’autre part il est fait de bonne camaraderie… Il est fait aussi d’attachement à la maison où vous avez été formés et de respectueuse reconnaissance pour les maîtres qui vous ont guidés. Il est fait encore de simplicité ; car, si vous avez une haute idée de vos fonctions, vous pensez modestement de vos personnes, sachant bien que, pour avoir une culture supérieure à certains égards, vous ne détenez que quelques parcelles de la vérité et de la science et qu’il vous reste beaucoup à apprendre. Il est fait, enfin, de tolérance, non pas seulement les uns envers les autres, mais envers tous ceux qui ne pensent pas comme vous, et de respect pour tout ce qui est respectable. Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, qu’il est fait de dévouement professionnel, ce qui est encore la meilleure façon de prouver son patriotisme, et qu’il y entre surtout beaucoup de bonté pour ceux que vous avez mission de former ou de diriger, ayant appris par expérience que, pour atteindre les intelligences, il faut d’abord gagner les cœurs. » Voilà l’idéal qu’il léguait, avec son exemple, à ses disciples et à ses très dignes successeurs.

J’ai gardé le souvenir d’une grande fête et d’un grand deuil à Saint-Cloud ; la fête lui fut offerte en 1895, lorsqu’il eut été nommé officier de la Légion d’honneur ; le deuil fut celui de la séparation, en 1900. Il y eut en ces deux journées, à côté des témoignages de la plus ingénieuse reconnaissance, des paroles jaillies du cœur et des émotions silencieuses, également éloquentes. Pour M. Jacoulet, le dévouement à l’Université ne pouvait avoir d’autres limites que celles de ses forces. Lorsqu’il crut, à notre grand étonnement à tous, que celles-ci ne suffiraient plus à la tâche, il pria le Ministre de le relever de son poste, puis il en avertit ses anciens élèves : « Pour me résigner à un tel parti, leur écrivait-il, il a fallu que j’eusse des motifs bien impérieux et que vous devinez sans peine : l’âge, la fatigue, le besoin qu’éprouve tout homme de se recueillir au déclin de la vie ». On ne voulut pas laisser se rompre à la fois tout lien entre son œuvre et lui. Il fut nommé vice-président du Comité consultatif de l’enseignement primaire et « chargé d’une mission à l’effet d’étudier les questions relatives à l’organisation des écoles normales primaires et des écoles primaires supérieures ». Il put ainsi, pendant quelque temps encore, suivre et soutenir, dans leurs fortunes diverses, les dix-huit générations qu’il avait formées, les fortifier dans l’éducation saine, virile, bien française qu’il leur avait donnée.

Il avait choisi l’heure de sa retraite, il en choisit le lieu. Il se fixa dans cette ville de Saint-Cloud à laquelle son cœur restait attaché comme son nom, sur la hauteur, assez près de l’École pour entendre encore bourdonner la ruche. Confiné de plus en plus dans « cette maison du sage », comme il le laissait dire volontiers, il se consacra tout entier à son autre famille, très nombreuse aussi et très belle, que nous avions vue, dans « la maison du travail », grandir, s’accroître, s’élargir par les plus heureuses alliances. Il eut la joie de s’assurer que son héritage, habitudes de travail, traditions de forte culture, don entier de soi-même à l’Université et au pays, resterait entre bonnes mains. Il y éprouva aussi de grandes douleurs : c’est le sort de ceux que la mort épargne longtemps ; et des coups terribles, frappés à ses côtés, purent seuls troubler parfois la sérénité de cette belle vieillesse.

J’ai parlé déjà des fêtes du vingt-cinquième anniversaire, au mois de juin 1906. Des élèves de Fontenay et de Saint-Cloud en avaient pris l’initiative. Le gouvernement de la République choisit cette occasion pour dresser le bilan de son œuvre scolaire. M. Jacoulet, seul survivant des deux fondateurs, reçut dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne un hommage unanime de gratitude et de respect. Celui d’une affection filiale lui avait été apporté la veille, dans une inoubliable réunion sous les grands arbres du jardin de l’École. Il y parla, non de lui, mais de nous encore, d’une voix tremblante et avec une émotion qui redoubla la nôtre.

Ce fut la dernière manifestation à laquelle il se prêta. Il n’aimait guère ces démonstrations retentissantes. Il avait, pour son œuvre et pour lui, l’aversion de la publicité tapageuse et l’horreur de tout ce qui ressemble à la réclame. Sa devise favorite était : « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien ». Il y fut fidèle jusqu’au bout et tint à s’en aller sans bruit. Le croyant qu’il avait toujours été ne permit, au bord de sa tombe, d’autres paroles que les dernières prières. Le bon citoyen qui avait consacré toutes ses forces au développement de l’école publique et de l’éducation républicaine ne voulait être loué, c’est ce que J’ai tâché de faire, que par son œuvre et en elle.