Notice historique sur la vie et les écrits de Mme Cottin/Notice

Anonyme
Foucault, libraire (p. --lxxx).

NOTICE SUR LA VIE ET SUR LES OUVRAGES DE Mme COTTIN.


Madame Sophie Ristaud Cottin n’a éprouvé ni les grandes passions qu’elle a peintes avec autant d’énergie que de vérité, ni les agitations qui en sont la suite nécessaire ; sa vie n’a été troublée par aucun de ces événemens qui s’écartent du cours ordinaire des choses. Cette notice n’offrira donc que le tableau de ses études, de ses travaux et de ses vertus.

Née à Tonneins en 1773, elle fut élevée à Bordeaux, sous les yeux d’une mère dont elle étoit tendrement aimée, et qui, n’étant étrangère ni aux arts, ni aux lettres, pouvoit diriger et surveiller elle-même son éducation. La jeune Sophie annonçoit dès son enfance un caractère sérieux et réfléchi ; elle montroit plus d’éloignement que de goût pour les plaisirs bruyans de son âge ; elle étudioit avec docilité et sans répugnance ; elle profitoit des leçons qu’on lui donnoit, mais rien ne faisoit soupçonner en elle cette imagination brillante, qui, plus tard, a créé des ouvrages si séduisans. On la maria, en 1790, à M. Cottin, riche banquier de Paris, et elle fut obligée de quitter la solitude, qui faisoit son bonheur, pour venir habiter l’un des plus beaux hôtels de la capitale ; elle ne fut point séduite par le tourbillon du monde, au milieu duquel elle se trouvoit tout-à-coup jetée, et qui d’ordinaire a tant d’attraits pour une femme de dix-sept ans : elle vit la société sans en être éblouie, et sans y chercher les succès que son esprit pouvoit lui procurer ; elle conserva ses goûts simples et modestes : malgré sa jeunesse, elle apprécia bientôt à sa juste valeur cette agitation que l’on nomme plaisir, et qui n’est trop souvent qu’une fatigue insipide ; et elle sut trouver en elle-même des jouissances plus vraies et plus solides. Une fortune considérable lui permettoit de satisfaire son penchant à la bienfaisance, et les secours qu’elle prodiguoit aux malheureux, lui faisoient oublier la contrainte à laquelle elle se voyoit condamnée. Son temps étoit partagé entre l’étude et les devoirs de la société, qu’elle ne se dispensoit jamais de remplir, parce qu’elle savoit sacrifier ses goûts à ses devoirs.

Telle étoit la position de madame Cottin, qui, au milieu du fracas dont elle étoit entourée, s’étoit créé des plaisirs qu’elle devoit croire à l’abri des coups du sort, lorsqu’un événement fatal vint détruire son bonheur ; la mort lui enleva un époux qu’elle chérissoit, cette perte étoit d’autant plus cruelle, qu’à cette désastreuse époque (c’étoit en 1793) les malheurs publics faisoient plus vivement sentir le besoin des affections de famille, qui seules pouvoient offrir quelques consolations. La mort de son mari l’avoit plongée dans une affliction profonde ; les crimes de la révolution augmentoient son éloignement pour le monde qu’elle n’avoit jamais aimé ; son caractère naturellement triste prit alors une teinte plus mélancolique ; et à peine âgée de vingt ans elle ne chercha plus, au sein de la retraite qu’elle s’étoit choisie, d’autres distractions à ses chagrins que dans l’étude et dans l’amitié. Des circonstances, dont il est inutile de donner le détail, venoient de détruire presque entièrement sa fortune ; elle supporta ce nouveau malheur avec courage, on pourroit même dire avec indifférence ; un revenu modique sufiisoit à ses goûts ; et si elle regretta ses richesses, ce fut moins pour elle que pour les infortunes dont elle ne pouvoit plus être l’appui.

Madame Cottin étoit loin de penser, lorsque dans sa solitude elle jetoit alors sur le papier quelques idées éparses, ou lorsqu’elle s’essayoit sur divers sujets en vers ou en prose, que jamais elle dû rien livrer au public. Ses amis, sa famille même n’étoient point dans la confidence de ses travaux ; non-seulement elle les enveloppoit de l’ombre du mystère, mais elle ne cherchoit point à briller dans la conversation la plus intime ; elle parloit peu, et se faisoit plutôt remarquer par la solidité de son jugement que par des traits et des saillies ; aussi ne la considéroit-on guère que comme une femme simple et sensée, et l’on étoit loin de deviner que, sous cette simplicité apparente, se cachoit le germe d’un beau talent. L’arrivée d’une de ses cousines dévoila le secret de son mérite ; madame Cottin entretenoit avec elle depuis long-temps une correspondance suivie, dans laquelle, en laissant courir sa plume, elle déployoit cette richesse d’imagination, cette sensibilité vive et profonde qui a fait le succès de ses ouvrages : la cousine de madame Cottin ne pouvoit se lasser d’admirer les lettres de sa jeune parente. Quelle fut sa surprise en arrivant, lorsqu’elle vit que personne ne connoissoit, ne soupçonnoit même le mérite d’une femme qui annonçoit de si rares dispositions. Elle n’eut pas de peine à prouver que son admiration étoit fondée, et madame Cottin fut alors dans l’impossibilité de refuser à ses amis la lecture de quelques-uns de ses essais. Chacun fut frappé de la facilité avec laquelle elle rendoit ses idées, du charme de ses descriptions, et de la grâce dont elle savoit embellir les moindres détails ; on regretta de voir un talent si remarquable, disséminé, et perdu dans des fragmens informes ; on désira qu’elle composât un ouvrage, mais sa modestie craignoit les regards du public ; elle n’ambitionnoit pas d’autres suffrages que ceux de ses amis ; satisfaite de leur plaire, de contribuer à leur amusement, elle paroissoit décidée à ne travailler que pour eux seuls.

Il étoit difficile néanmoins qu’elle résistât longtemps à leurs sollicitations pressantes, et à l’impulsion plus pressante encore de son imagination qui avoit besoin de s’épancher. Voici comment elle explique elle-même la circonstance qui la porta à écrire son premier ouvrage : « Le dégoût, le danger ou l’effroi du monde, ayant fait naître en moi le besoin de me retirer dans un monde idéal, déjà j’embrassois un vaste plan qui devoit m’y retenir long — temps, lors- qu’une circonstance imprévue m’arracha à ma solitude, et à mes amis, me transporta sur les bords de la Seine, aux environs de Rouen, dans une superbe campagne, au milieu d’une société nombreuse. Ce n’est pas là que jé pouvois travailler, je le savois : aussi avois-je laissé derrière moi tous mes essais. Cependant la beauté de l’habitation, le charme puissant des bois et des eaux, éveillèrent mon imagination et remuèrent. mon cœur : il ne me falloit qu’un mot pour. tracer un plan, ce mot fut dit par une personne de la société, etc. »

Ayant une fois fait les premiers pas dans la carrière, elle ne devoit plus s’arrêter, aussi dans la Préface de Claire d’Albe, annonce-t-elle un nouvel ouvrage dent elle médite déjà le plan.

Mais avant d’examiner les productions littéraires de madame Cottin, les idées se portent naturellement sur cette question si souvent débattue : est-il convenable qu’une femme se livre au jugement du public en faisant imprimer ses ouvrages ? On a beaucoup écrit pour et contre, en vers et en prose ; et suivant l’usage, chacun est resté dans son opinion. Plusieurs femmes ont continué d’écrire, et le public qui, lorsqu’il lit un livre nouveau, ne cherche que son amusement, sans trop s’embarrasser du sexe de l’auteur, a traité les femmes à peu près comme il traite les hommes : il a sifflé ce qui étoit mauvais et applaudi ce qui étoit bon. Je n’ai pas l’intention de reproduire ici cette inutile discussion, mais je pense que le lecteur doit être curieux de connoître l’opinion de madame Cottin dans une question qui ne pouvoit manquer de l’intéresser essentiellement.

Dès sa première jeunesse, il paroît qu’elle sentoit ce qu’il y avoit d’étrange dans la position d’une femme auteur : excitée d’un côté par le sentiment intérieur et irrésistible qui force le talent à se produire, elle étoit en même temps retenue par sa modestie, et par son aversion pour tout ce qui pouvoit attirer l’attention sur elle. On voit dans la Préface de Claire d’Albe, combien elle a combattu avant de rien livrer au public, avant même de s’exposer à la tentation en mettant la dernière main à un ouvrage. Elle avoit fait quelques esquisses, mais elle n’avoit rien terminé. Enfin le sujet de Claire d’Albe se présente, la séduit et l’entraîne ; elle se décide : mais elle ne peut dissimuler l’inquiétude qui l’agite ; elle se borne ; dit-elle, à écrire le récit fait par une personne de sa société ; elle l’écrit avec rapidité, sans se donner la peine ni le temps de le revoir, « Je sais bien, ajoute-t-elle, que pour le public le temps ne fait ries à l’affaire ; aussi fera-t-il bien de dire du mal de mon ouvrage s’il l’ennuie ; mais sil m’ennuyoit encore plus de le corriger, j’ai bien fait de le laisser tel qu’il est ». Une fois son parti pris, elle semble craindre de se laisser le temps de la réflexion,

Mais dès son deuxième ouvrage elle ne peut s’empêcher d’aborder la question des femmes auteurs, et elle la traite avec autant de franchise que de modestie ; peut-être même beaucoup de personnes y trouveront-elles trop de sévérité. Madame Cottin ayant supprimé tout ce passage dans la deuxième édition de Malvina, on a respecté ses intentions et on ne l’a pas rétabli dans le roman. Mais pour ne pas priver entièrement le lecteur des sages réflexions d’une femme aussi éclairée et aussi raisonnable, sur une matière dont elle avoit fait l’objet de ses méditations, on citera ici quelques fragmens du chapitre supprimé.

Mistriss Clare n’ayant pas une fortune considérable, et se trouvant obligée de pourvoir sécrètement aux besoins d’une sœur, malheureuse victime de la séduction, a cherché des ressources dans la publication de quelques romans. On la blâme : une femme, dit-on, qui se jette dans cette carrière, ne sera jamais qu’une pédante ou un bel esprit ; le temps qu’elle donne au public est pris aux dépens de ses devoirs ; lors même qu’une mère ne s’instruiroit que pour ses enfans, la science la plus utile ne remplacera jamais le mal que leur fait son absence : pendant qu’elle écrit sur l’éducation, elle livre ses enfans à des mains mercenaires, et tandis qu’elle disserte sur l’importance de ses devoirs, c’est un autre qui remplit les siens. Mistriss Clare, qui n’ignore point les jugemens que l’on porte sur elle, et qui tient à se justifier aux yeux de Malvina, lui explique sa conduite, sa position et ses motifs.

« Si je vous entretiens de moi, dit-elle, c’est uniquement pour me justifier d’un tort que vous connoissez déjà, et que les circonstances qui m’y ont entraînée excuseront peut-être à vos yeux.

» Vous voyez que dans cette retraite je dois avoir beaucoup de loisir. Sans enfans, sans liens, ne paroissant tenir dans le monde qu’à mon père, peu de devoirs m’assujettissent ; dégoûtée du monde et de ses plaisirs, jamais ils n’occupent un seul de mes momens, et ma solitude, ouverte à peu d’amis, n’est jamais troublée par aucun importun : il a donc fallu me suffire à moi-même, et trouver le moyen d’abréger, par diverses occupations, des journées dont l’oisiveté m’eût fait un fardeau. Passant alternativement des arts aux soins domestiques, des plaisirs champêtres aux lectures sérieuses, je n’ai pas cru plus mal faire en écrivant quelques pages qui plaisoient à mon imagination, qu’en chantant quelques-ariettes, ou en peignant quelques tableaux. Je vous l’avoue, d’ailleurs, ce nouveau genre d’occupation m’a séduite ; il m’étoit doux de retrouver sous ma plume les chimères dont j’avois en vain cherché la réalité dans le monde, et si je me suis livrée à mon goût, c’est en me rendant le témoignage qu’en le satisfaisant je ne nuisois à personne. En effet, qu’une femme écrive un roman, apprenne une science, ou travaille à l’aiguille, cela est fort égal, pourvu qu’elle reste dans son obscurité ; ce n’est pas le genre de ses occupations, mais l’usage qu’elle en fait, qu’on doit censurer : qu’elle amuse ses amis d’une historiette sortie en jouant de sa plume, personne n’a rien à lui dire si elle en reste là ; mais en la faisant imprimer, elle semble avouer le prix qu’elle y attache, et de ce moment la critique doit s’attacher avec sévérité à ce que l’amitié eût traité avec indulgence : d’ailleurs, en se livrant ainsi au public, ce n’est pas seulement le livre, mais l’auteur qu’on lui soumet. Si une femme dit les foiblesses de son sexe, on les lui attribuer ; si elle en peint les, vertus, on la taxera d’orgueil ; on croira toujours qu’elle puise le développement des passions daus son cœur, et celui des situations dans sa mémoire. Combien une femme court de risques dans cette carrière, et qu’il lui faut de témérité pour oser s’y hasarder ! — Ah ! mon Dieu ! s’écria Malvina, vous paroissez si bien en sentir tous les dangers, que je ne vous demande plus la cause qui a dû vous y entraîner ; elle doit être si puissante, que je croirois commettre une indiscrétion en vous demandant de me la révéler. — Je vous sais bon gré de votre réserve, reprit mistriss Clare ; elle nie met à mon aise, car je vois que je m’étois trop avancée, en m’engageant à expliquer le motif de ma conduite ; il tient à un secret si essentiel, si important, que le monde entier, que mon père même l’ignore…… — Hé bien, qu’il n’en soit plus question, chère mistriss Clare, interrompit Malvina, et dites-moi seulement pourquoi, au lieu de vous borner aux romans, vous n’exercez pas votre plume sur des sujets plus utiles ? — Celui-là seul convient à mon esprit, réplique mistriss Clare ; je n’ai point ce qu’il faut pour aller au-delà : d’ailleurs, je crois que les romans sont le domaine des femmes ; elles commencent à les lire à quinze ans, elles les réalisent à vingt, et n’ont rien de mieux à faire que d’en écrire à trente : de plus, je crois qu’à d’exception de quelques grands écrivains qui se sont distingués dans ce genre, elles y sont plus propres que personne ; car, sans doute, c’est à elles qu’appartient de saisir toutes les nuances d’un sentiment qui est l’histoire de leur vie, tandis qu’il est à peine l’épisode de celle des hommes. — Ainsi, reprit Malvina, vous bornez nos talens À savoir peindre : la tendresse, et vous ne nous croyez pas faites pour aller plus loin ? — Peut-être pourra-t-il y avoir des exceptions un jour, reprit mistriss Clare ; il seroit téméraire de poser des bornes à notre intelligence, mais, jusqu’à — présent, je n’en ai connu aucune[1]. Les femmes n’ayant ni profondeur dans leurs aperçus, ni suite dans leurs idées, ne peuvent avoir de génie. On a beau rejeter cette vérité démontrée par les faits, sur.le genre de leur éducation, on a tort ; car, combien n’a-t-on pas vu d’hommes nés de parens misérables, dela plus basse extraction ; entourés de préjugés, sans ressources, sans moyens, plus ignorans que la plupart des femmes, s’élever eux-mêmes, par la force de leur génie, du sein de l’obscurité jusqu’à la palme de la gloire, éclairer leur siècle, et percer jusque dans l’immense avenir : nulle femme, que je sache, n’a encore fait ce chemin. — Mais, reprit Malvina, du moment que les femmes ne peuvent prendre la plume que pour mpntrer leur insuffisance, ne vaudroit-il pas mieux qu’elles ne s’en servissent jamais, et qu’elles se consacrassent uniquement aux soins et aux devoirs de leur sexe ? — Assurément, répliqua mistriss Clare ; mais prenez bien garde que je ne permets d’écrire qu’à celles qui se trouvent dans ma situation, et c’est le très-petit nombre. Les épouses, les mères de famille composent la plus grande partie de notre sexe ; l’importance de leurs devoirs ne leur laisse pas le temps de s’occuper des ouvrages d’imagination ; tout entières au soin de former des hommes, elles doivent laisser à d’autres celui de les amuser, et sentir que la même main qui jette une statue de bronze, ne doit pas jouer avec des pompons ».

Il est aisé de reconnoître que mistriss Clare n’est là que l’interprète des sentimens de madame Cottin, qui a voulu peindre sa propre situation,’ saufles différences quelerang qu’elle occupoit dans le monde mettoient entre elle et ce personnage de roman. Je dois même faire remarquer un point de ressemblance, trop honorable à madame Cottin, pour être passé sous silerice. Mistriss Clare publioit ses ouvrages pour soutenir sa sœur ; madame Cottin, quoiqu’elle eût perdu la presque totalité de son immense fortune, jouissoit d’un revenu suffisant vu la simplicité de ses goûts. Mais il ne lui étoit plus possible, comme auparavant, de venir au secours des malheureux, et elle se trouvoit ainsi privée de l’une de ses plus douces jouissances. Le produit de ses ouvrages y suppléoit : il étoit entièrement consacré à des actes de bienfaisance ; le prix même qu’elle reçut de Malvina, fut employé à sauver un de ses amis qui venoit d’être proscri et qui mandquoit d’argent pour sortir de France. Ainsi, ce qu’elle présentoit comme un devoir de famille chez mistriss Clare, étoit chez elle un besoin de charité et de bienfaisance, et sa modestie ne vouloit pas même laisser soupçonner le secret de ses vertus. Quel plus noble emploi d’an beau talent !

Si quelques personnes s’obstinoient à ne voir dans les discours de mistriss Clare qu’un jeu d’esprit, qu’une de ces déclamations vagues que souvent un auteur met sans intention marquée dans la bouche de ses personnages, il sufiroit, pour lever tous les doutes, de citer le commencement de la Préface d’Amélie Mansfeld, le premier roman publié après Malvina. « J’ai dit dans Malvina qu’une femme étoit répréhensible lorsqu’elle faisoit imprimer ses productions. Quelques personnes ont censuré cette observation ; elles ont eu raison, non parce que mon observation étoit fausse, mais parce qu’il étoit déplacé de l’établir dans un ouvrage que je livrois au public. Je contrariois le précepte par l’exemple ».

Maintenant donc que nous sommes bien certains de connoître l’opinion de madame Cottin sur le genre de composition qu’une femme peut se permettre, lorsqu’elle n’est pas d’ailleurs retenue par ses devoirs comme mère de famille, maintenant qu’elle nous a découvert sa manière de voir et de présenter les choses, jetons un coup d’œil sur ses romans.

L’action de Claire d’Albe est tellement simple, tellement dégagée d’événemens accessoires et de personnages épisodiques, qu’un auteur ordinaire y auroit à peine trouvé le sujet d’une nouvelle, Au moment où le roman commence, Claire qui, à l’âge de quinze ans, a épousé un hamme de soixante, est mère de deux enfans ; un jeune parent de son mari est admis dans sa maison, devient amoureux d’elle ; elle partage ses sentimens, oublie tous ses devoirs et meurt de chagrin. Les caractères à la première vue ne semblent guère plus susceptibles de développement que l’action principale, Claire, modeste et vertueuse, réunit les qualités du cœur à celles qui peuvent faire briller dans le monde, mais elle vit à la campagne, dans la retraite la plus absolue. On ne remarque dans son mari qu’une extrême bonté et une confiance sans bornes. Frédéric a la franchise, la brusquerie, l’impétuosité d’un jeune homme dont la société n’a point encore poli les mœurs ; il ignore ou dédaigne les convenances, et ne sait pas dissimuler ses impressions. Madame Cottins étoit donc privée des ressources que pouvaient lui offrir la coquetterie et la séduction ; elle n’a eu à peindre que la naissance et les progrès involontaires d’une passion funeste et criminelle dans deux jeunes cœurs qui sembloient nés pour la vertu. Mais quel parti elle a su tirer d’une combinaison qui paroissoit d’abord si peu féconde !

Elle débute par faire le tableau le plus gracieux des occupations paisibles et des innocentes jouissances de Claire avant l’arrivée de Frédéric. Lorsque M. d’Albe annonce le projet de faire. venir le jeune homme, auquel il tient lieu de père, sa jeune épouse commence à sentir l’isolement de son cœur ; elle est tourmentée par ces idées vagues qui presque toujours précèdent ’Les grandes passions, et qui montrent qu’une ame est susceptible de les éprouver. Ainsi dès l’exposition on entrevoit les combats que la vertu de Claire aura à soutenir.

Il seroit difficile de mieux peindre les premiers mois du séjour de Frédéric chez M. d’Albe. Claire s’amuse de sa franchise, qui tient un peu de la rudesse : elle provoque ses brusqueries ; Frédéric ne cherche point à lui plaire, mais il se sent en- traîné près d’elle par un attrait irrésistible ; ils s’aiment tous les deux, et Claire croit à peine avoir de l’amitié pour lui ; Frédéric ne voit en elle qu’un être parfait, tous ses désirs se bornent à trouver une femme qui lui ressemble. Cette situation, prolongée et variée dans ses gradations, est traitée avec goût et délicatesse ; elle est embellie par des détails charmans.

Mais il falloit déchirer le voile. Claire est si loin de penser qu’elle aime Frédéric, qu’elle propose elle-même à M. d’Albe de le marier. On fait rencontrer le jeune homme avec une demoiselle dont l’esprit, les grâces et la beauté séduisent à la première vue, mais qui ne possède que des qualités extérieures ; il croit d’abord voir cette autre Claire qui seule peut faire son bonheur ; il lui adresse ses vœux en présence de madame d’Albe. Celle-ci, sans se rendre compte de ce qu’elle éprouve, tombe dans un abattement qui altère sa santé. Cependant elle repoussé jusqu’à l’idée d’une passion qu’elle n’oseroit s’avouer à elle-même. Quant à Frédéric, il s’aperçoit bientôt de son erreur ; c’est madame d’Albe, c’est la femme de son protecteur qu’il aime ; l’honneur, les droits de l’hospitalité, la reconnoissance, ne peuvent plus l’arrêter ; il s’abandonne à son amour avec toute l’ardeur, toute l’impétuosité de son caractère.

Cette nouvelle situation, beaucoup plus forte que la première, n’est pas traitée avec moins de talent. Rien de plus énergique et de plus passionné que les aveux de Frédéric ; Claire n’y répond pas, mais elle s’attendrit malgré elle ; elle croit encore ne pas aimer, mais elle n’ose plus voir ce jeune homme. On lui écrit, elle ne répond pas ; on la menace de se tuer, un demi-aveu lui échappe. C’est ici que se trouvent les scènes les plus fortes de l’ouvrage, celles qui prouvent une plus profonde connoissance du cœur humain. Claire, honteuse d’avoir laissé entrevoir sa foiblesse à Frédéric, lui écrit une lettre froide et laconique : elle le rappelle à ses devoirs et le menace de sa haine et de son mépris s’il ne part sur-le-champ. Satisfaite de la victoire qu’elle vient de remporter sur elle-même ; réconciliée avec sa conscience, elle descend au salon afin de confirmer par sa présence tout ce qu’elle a écrit. Elle entre, elle voit Frédéric pâle, abattu, désespéré ; toutes ses résolutions sent oubliées. M. d’Albe est obligé de sortir ; Claire réunit tout ce qui lui reste de force et de vertu pour le suivre ; Frédéric la retient ; elle ne peut plus dissimuler son amour, se montre aussi passionnée que son amant, et n’arrête ses transports que implorant sa pitié.

N’ayant pas intention de faire une analyse de l’ouvrage, mais seulement d’examiner les situations, je passe sur les remords qui suivent cette foiblesse de Claire, et sur le départ de Frédéric dont elle exige l’éloignement. Ils gémissent séparés l’un de l’autre, et l’on essaie de les guérir d’une passion funeste en leur persuadant mutuellement qu’ils s’oublient. Cette combinaison amène des développemens nouveaux. En voyant la sombre résignation de Frédéric, la douleur plus calme et non moins profonde de Claire, on ne peut s’empêcher de plaindre ces deux victimes d’un amour criminel à la vérité, mais contre lequel ils ont lutté en vain.

Après avoir admiré avec franchise le talent remarquable que l’auteur a déployé dans ce charmant ouvrage, j’éprouve quelque regret à parler d’une circonstance qui gâte le dénouement. Que madame Cottin ait cru devoir rendre Claire coupable, peut-être cette combinaison entroit-elle nécessairement dans le plan qu’elle avoit conçu ; peut-être étoit-il bon de montrer que la vertu ne suffit pas toujours pour échapper au danger, qu’il ne faut pas avoir trop de confiance dans ses propres forces, et que l’on n’est plus maître de soi, si l’on ne résiste pas aux premières impressions. Tel paroît avoir été le but moral de l’auteur. Claire joue, pour ainsi dire, avec la passion naissante de Frédéric, quand elle en aperçoit les premiers symptômes ; elle est certaine de ne jamais la partager, elle ne se met point en garde contre sa propre foiblesse ; elle cherche à s’abuser sur la nature des sentimens qu’elle éprouve ; et, lorsque descendant enfin dans son cœur, elle y trouve une passion que la vertu condamne, elle se croit assez de force pour la vaincre. Mais il n’est plus temps, son bonheur est détruit pour toujours, elle est entraînée malgré elle ; toutes ses précautions sont vaines, elle finit par succomber.

Mais ne pouvoit-on choisir un autre lieu : que le tombeau de son père pour la rendre coupable ? Comment madame Cottin, qui possédoit à un si haut degré le sentiment des convenances, n’a-t-elle pas repoussé une pareille idée ? Je sais qu’elle étoit fort jeune quand elle composa ce premier ouvrage ; il est probable qu’elle a cherché tous les moyens possibles d’augmenter l’effet d’une scène déjà très— forte par elle-même, et qu’elle s’est livrée sans examen à la fougue de son imagination. Dans le feu d’une première composition on se laisse facilement entraîner au-delà des bornes ; mais la scène dont il s’agit se retrouve dans toutes les éditions. On a donc lieu d’être étonné que l’auteur n’ait pas senti plus tard ce qu’elle avoit de révoltant, et que ses amis, parmi lesquels on comptoit des hommes aussi recommandables par leurs lumières que par la pureté de leur goût, n’aient pas exigé la suppression d’une circonstance d’ailleurs inutile.

Cette critique est la seule à laquelle le joli roman de Claire d’Albe paroisse pouvoir donner lieu ; tout le reste ne mérite que de justes éloges, L’action est bien conduite, les situations se lient entre elles sans gêne et sans effort ; elles sont habilement graduées : mais la partie essentielle, la parte la plus estimable de l’ouvrage, est le tableau des progrès successifs de cette passion qui s’empare de Claire et de Frédéric, qui les subjugue et qui finit par les perdre tous deux. Ce tableau, tracé de main de maître, est d’une effrayante vérité. Madame Cottin a su se préserver d’un écueil que peu d’auteurs auroient évité. Il étoit difficile de sauver M. d’Albe du ridicule ; elle est parvenue à le rendre intéresPage:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/30 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/31 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/32 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/33 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/34 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/35 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/36 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/37 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/38 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/39 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/40 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/41 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/42 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/43 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/44 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/45 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/46 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/47 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/48 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/49 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/50 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/51 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/52 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/53 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/54 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/55 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/56 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/57 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/58 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/59 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/60 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/61 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/62 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/63 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/64 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/65 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/66 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/67 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/68 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/69 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/70 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/71 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/72 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/73 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/74 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/75 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/76 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/77 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/78 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/79 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/80 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/81 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/82 Page:Anonyme - Notice sur la vie et les ecrits de madame Cottin.djvu/83 Cottin leur a donné les sentimens de religion qui étoient profondément gravés dans son propre cœur ; et les idées religieuses qui dominent — dans les divers caractères, y ajoutent un nouveau charme. Quoique née dans la religion prétendue réformée, elle s’est plue à mettre en scène des femmes qui appartenoient à la religion catholique ; c’est dans cette religion qu’elle a trouvé ses deux chefs-d’œuvre, Mathilde et Elisabeth ; — elle y a puisé ses sifuations les plus fortes et les plus touchantes, les mouvemens les plus généreux, les sentimens les plus nobles et les plus purs, les actes de la résignation la plus sublime. Cette religion avoit plus d’attraits pour elle que le culte protestant, qui est dégagé de toutes formes extérieures. Il est aisé de reconnoître combien elle étoit vivement frappée des beautés de la religion catholique, par l’enthousiasme véritable qui l’anime lorsqu’elle décrit la pompe.des cérémonies, et lorsqu’elle trace le tableau de la piété fervente de ses héroïnes. Malgré cette prédilection marquée pour un culte qui n’étoit pas le sien, malgré les dispositions que quelques personnes ont cru apercevoir en elle, elle n’a point quitté la religion dans laquelle elle avoit été élevée ; et peut-être, en peignant les combats intérieurs de Malek Adhel, n’a-t-elle fait que peindre sous certains rapports la situation de son ame. Ce qu’il y a de certain c’est que, quelque temps avant de mourir, elle avoit entrepris d’écrire un livre sur la religion chrétienne prouvée par les sentimens, et que le catholicisme devoit, dans un pareil sujet, lui offrir plus de ressources que la réforme.

Madame Cottin vivant isolée, et babituellement plongée dans la méditation, préparoit et mûrissoit les sujets qu’elle se proposoit de traiter. Aussi, lorsqu’elle prenoit la plume, écrivoit-elle avec une prodigieuse facilité, et son travail n’étoit-il jamais arrêté par l’embarras de rendre ses idées. Cette rapidité de composition donnoit de la chaleur et du mouvement à son style, mais ne lui permettoit pas d’y mettre cette pureté et ce fini qui caractérisent nos grands écrivains. On remarque dans ses ouvrages des incorrections, des tournures forcées ; quelquefois l’expression. est hasardée et bizarre ; mais on voit que l’auteur ne l’a point cherchée, qu’elle s’est présentée d’elle-même ; et comme elle ajoute presque toujours à l’énergie de la pensée, on la préfère souvent à une expression moins hardie, et par conséquent moins forte.

En parlant de cette facilité de madame Cottin, je suis loin de prétendre que ses ouvrages lui aient coûté peu de travail. Elle les écrivoit avec rapidité, mais c’étoit après les avoir médités longtemps. Le roman de Claire d’Albe, qui a paru en 1798, et que l’on dit avoir été composé en quinze-jours, est un cadre dans lequel elle n’a fait que développer des scènes, des idées et des sentimens sur lesquels elle avoit beaucoup réfléchi à l’avance. Les masses principales, les détails même existoient dans sa tête ; il ne s’agissoit plus que de les adapter à un plan donné. Malvina lui a coûté deux ans de travail[2] ; Amélie Mansfield, sujet plus dificile à traiter, et dont elle s’occupoit depuis plusieurs années, n’a été publiée qu’en 1802 ; trois ans entiers ont été consacrés à la composition de Mathilde[3], et nous n’avons eu Elisabeth qu’en 1866. On voit donc que madame Cottin, loin d’abuser de son extrême facilité, sacrifioit à ses ouvrages tout le temps nécessaire, et qu’elle ne les livroit au public qu’après avoir fait tout ce qui dépendoit d’elle pour leur perfection.

Ses premiers romans ont été publiés sans nom d’auteur ; elle écrivoit pour satisfaire son goût, pour épancher les sentimens qui remplissoient sou ame, et non pour obtenir une célébrité que sa modestie redoutoit. Lorsque plusieurs succès eurent trahi l’incognito qu’elle avoit d’abord résolu de garder, elle regrettoit sincèrement le temps où, ignorée du public, son existence se renfermoit dans sa famille et dans le cercle de ses amis. Loin de se montrer rebelle ou sensible à la critique, elle étoit toujours disposée à se condamner elle-même, et à approuver les jugemens les plus sévères ; elle profitoit des conseils qu’elle trouvoit dans les journaux, ou qu’elle recevoit de ses amis, pour revoir et pour corriger ses ouvrages, dont les dernières éditions offrent toutes des changemens heureux, des additions ou des coupures dictées par le goût, et dont le style est beaucoup plus châtié.

Sa mélancolie, son aversion pour le monde, n’avoient point entaché son caractère de cette misanthropie qui repousse toute affection tendre : elle éprouvoit le besoin d’aimer et d’être aimée ; et comme elle sut toujours se préserver des passions, elle reportoit sur sa famille et sur ses amis toute la sensibilité de son ame. Avec quelle simplicité touchante elle parle elle : même de ses sentimens ! « S’il m’a fallu, dit-elle dans la préface d’Elisabeth, aller jusqu’en Sibérie pour trouver le trait principal de cette histoire, je ne puis m’empêcher de dire que pour le caractère, les expressions de la piété filiale, et surtout le cœur d’une bonne mère, je n’ai pas été les chercher si loin ».

Elle peignoit l’amitié comme elle l’éprouvoit, par des actions et non par des protestations frivoles. Dans Mathilde veut-elle donner une idée de l’amitié qui unit Malek Adhel et Kaled, elle ne les compare point à Oreste et à Pilade, elle met les deux amis en situation de se prouver leur attachement. Malek vient de conduire Mathilde au monastère du Mont-Carmel, qui n’est pas éloigné du camp des Chrétiens : abîmé de douleur, il reste immobile. « Oublie-tu, lui dit Kaled, que sur la terre où nous sommes chaque instant qui s’écoule peut nous perdre. Fuis, Kaled, ma vie est ici, s’écrie le prince en montrant le monastère, je ne veux pas quitter ma vie, — Si tu demeures, reprend froidement Kaled, je demeure avec toi ; si tu péris, je jure de te suivre » ; et il s’assied tranquillement à côté du prince. Malek le regarde, il voit que son parti est pris ; le sien l’est aussi. « Puisqu’elle est en sûreté, songeons à sauver mon ami ». Il dit, et s’éloigne.

Les amis de madame Cottin trouvoient en elle cette franchise d’attachement qui fait le charme de pareilles liaisons ; elle leur lisoit avec complaisance ses ouvrages et même ses essais, et ne voyoit dans leurs éloges comme dans leurs critiques, qu’une preuve de leur amitié, se trouvoit-elle dans la société, il étoit impossible de la faire parler de ses productions ou de ses travaux ; elle éprouvoit même une sorte de gêne quand on en parloit devant elle : elle seule sembloit ignorer son mérite ; et jamais peut-être tant de modestie ne se trouva réunie à un talent plus vrai.

Au moment où elle fut atteinte de la maladie qui l’enleva aux lettres et à ses amis, elle travailloit à un roman sur l’éducation, dont elle avoit déjà écrit les deux premiers volumes. C’étoit sur cet ouvrage, qui avoit un but d’utilité réelle, qu’elle vouloit fonder sa réputation, et obtenir, disoit-elle, la seule gloire qu’une femme puisse desirer. Il ne lui fut point permis de le terminer ; sa maladie prit bientôt un caractère sérieux : ses derniers momens furent adoucis par les consolations de l’amitié et de la religion. Elle mourut, le 25 août 1807, à l’âge de trente-quatre ans.

A. P.
  1. « Non, aucune, pas même cette Sapho toujours citée par les défenseurs de la gloire littéraire de notre sexe ; car, lors même qu’elle ne devroit pas sa célébrité autant aux malheurs de sa passion qu’à l’éclat de ses talens, il n’en résulteroit pas moins « que ses talens se sont bornés à peindre avec chaleur ce qu’elle éprouvoit, et certes, je suis loin de refuser-celui-là aux femmes ; mais qu’on m’en cite une qui ait tracé un ouvrage philosophique, une pièce de théâtre, enfin, une de ces productions vastes qui demandent une méditation longue et réfléchie, et qui puisse se mettre au niveau de-celles de nos littérateurs de la seconde classe ? je me tairai, et je conviendrai que cette femme peut ressembler aux hommes ; et j’en serai bien fâchée pour elle, parce que, selon moi, elle aura beaucoup perdu ; car il na toujours semblé que l’équitable nature, en dispensant ses dons entre les deux sexes, avoit tout fait pour l’esprit de l’un, et ont pour le cœur de l’autre ; c’est à savoir lequel des deux lois vaut le mieux ; pour moi, je pense que les femmes peuvent se contenter du leur ; aussi Champfort a-t-il dit quelque part : « Qu’il semble que, dans le partage des deux sexes, les femmes eurent une case de moins dans la tête, et une fibre de plus dans le cœur ». (Note de madame Cottin.)
  2. Ce roman a été publié en 1800.
  3. La première édition de Mathilde a paru en 1808.