Notes sur l’enseignement de la langue chinoise (revue)

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 289-298).

NOTES SUR L’ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE CHINOISE
(Leçon faite au Collège de France le 12 décembre 1898)[1]


La langue chinoise a été jusqu’ici et est encore enseignée aux Européens suivant deux méthodes très différentes qui ont inspiré deux genres d’ouvrages, des manuels et des grammaires. Ces manuels sont des recueils de textes offrant habituellement des difficultés graduées, initiant l’étudiant à la pratique du langage et lui donnant sous forme de notes plus ou moins parcimonieuses des explications sur l’emploi et les rapports des mots. C’est à partir du commencement du xixe siècle que ce système a été adopté surtout par des auteurs anglais et qu’il s’est peu à peu répandu ; parmi les œuvres de ce genre, il faut citer avant tout celles de Sir Th. Wade[2] qui ont formé déjà plusieurs générations de sinologues de toutes nationalités ; en France, le Comte Kleczkowski à son cours de l’École des Langues orientales, donna un enseignement analogue fondé uniquement sur l’explication de textes du langage officiel parlé et écrit[3] ; Camille Imbault-Huart, dans son Cours éclectique, graduel et pratique[4], suivit les mêmes principes, tout en faisant aux notes une place plus considérable, tandis que, en tête de son Manuel pratique de la langue chinoise parlée[5], il mit un traité détaillé de grammaire, complétant ainsi ce que des notes dispersées ont habituellement d’insuffisant. Il est vrai que le but de ces sinologues était de former des interprètes et que, pour l’interprète, la connaissance de la langue est surtout une affaire de mémoire ; le mot, la tournure de phrase doivent être reconnus sans hésitation par son oreille, doivent se présenter d’eux-mêmes à sa langue, seule la pratique lui peut tenir lieu de cet instinct qu’on a naturellement pour la langue maternelle. Vraies pour l’usage oral de n’importe quelle langue, ces remarques le sont encore plus pour la langue chinoise ; les tournures du langage parlé sont fixées par la coutume, l’emploi d’un tour nouveau rend la phrase non pas bizarre, mais presque incompréhensible, il n’est pas permis d’inventer et l’on doit se borner à répéter ce qui se dit couramment ; la traduction d’une phrase française ne consiste nullement à mettre des mots chinois sous les mots français et ensuite à les disposer laborieusement dans un ordre donné, mais à repenser la phrase française à la chinoise, à trouver, parmi les tournures chinoises, celle qui, bien que différente à l’analyse de la tournure française, a cependant une valeur générale comparable. On a pu parler grec et latin en français, mais l’on ne saurait parler français en chinois. Un autre écueil, non moins dangereux, c’est de parler comme un livre : s’il s’agit de la plupart des langues européennes, il peut y avoir là un ridicule, mais le langage demeure intelligible ; en chinois, la langue écrite diffère de la langue parlée comme le latin du français ou de l’espagnol, et employée oralement, elle n’est pas comprise ; la lecture, à la différence de ce qui se passe ailleurs, n’est d’aucun secours pour apprendre à parler. Ainsi pour former un interprète, il faut s’adresser à sa mémoire et lui faire apprendre par cœur des phrases toutes faites, des dialogues : l’emploi des manuels de conversation est indispensable.

Mais ce que l’on peut reprocher à ces manuels, c’est qu’habituellement ils manquent de méthode ; la grammaire y paraît occasionnellement et sans suite ; si l’on établit quelques rapprochements entre des faits analogues, on ne s’élève pas aux lois générales de la langue. Ce vice tient sans doute à la nature même d’un recueil de textes et de mots, où il est difficile de faire entrer dans un ordre logique des exemples de tous les faits grammaticaux ; mais il serait écarté, si l’on adjoignait au recueil un exposé dogmatique des règles avec des numéros de renvoi : c’est ce qui a été fait trop rarement. De la sorte l’étudiant n’a que des notions dispersées ; s’il se rend compte de l’insuffisance de ses connaissances sur un point donné, il ne sait où les compléter ; il ne saisit qu’un petit nombre d’analogies, d’où un surcroît de difficulté ; telle tournure, éloignée de l’esprit français et qu’un rapprochement bien choisi éclairerait, demeure inexplicable ; tel genre d’expressions justes et délicates reste totalement ignoré et est remplacé par des à peu près. Si l’on ne peut se passer de manuels de conversation, il est non moins nécessaire d’en éclairer l’usage par l’étude méthodique de la grammaire.

Pour la langue écrite, la situation n’est pas très différente. Wade et d’autres[6] ont publié des recueils de pièces officielles ayant pour objet de faire connaître le style usité dans les bureaux administratifs ; l’immense trésor de la littérature chinoise fournit, d’autre part ample matière aux explications de textes proprement littéraires ; l’exercice de la version a donc été, est tous les jours pratiqué. Mais il ne faut pas perdre de vue que, convenable pour l’étude d’un auteur, il est à lui seul insuffisant pour initier à l’ensemble de la langue, parce qu’un texte unique contient un nombre restreint de mots et de tournures, parce qu’une collection de textes, à moins que le choix n’en ait été guidé par un principe grammatical, ne saurait présenter des exemples de tous les faits qu’il est important de connaître : nous verrons, d’ailleurs, que ces idées ont eu, dès longtemps, un cours bien plus général en ce qui concerne la langue littéraire que pour la langue parlée et le style officiel écrit. Quant à l’exercice du thème, rendu spécialement difficile par les particularités de la composition chinoise qui n’admet guère que l’emploi d’expressions toutes faites, de tournures consacrées (expressions et tournures d’ailleurs extrêmement nombreuses), ce n’est que bien récemment qu’il a été inauguré à l’École des Langues orientales vivantes ; jusqu’ici un Européen ayant à écrire en chinois, a dû recourir au lettré indigène, non seulement pour donner le dernier poli à la rédaction, mais encore pour trouver de sa pensée l’expression correcte ou même exacte : cela dit, sans oublier de très remarquables exceptions et parmi les anciens missionnaires, et parmi les étrangers qui ont vécu en Chine depuis quarante ans ou qui y vivent encore.

Si le thème a été introduit aussi tardivement dans l’enseignement du chinois, ce n’est point toutefois faute de grammaires exposant les règles de la langue littéraire on en trouve dès le XVIIe siècle[7], le XVIIIe en a laissé une excellente[8], enfin il est superflu de rappeler des ouvrages aussi célèbres que ceux d’Abel Rémusat, de Stanislas Julien[9] ; il faut noter que l’œuvre du P. Gonçalves[10], connue récemment surtout par le recueil de dialogues qu’elle renferme, comprend aussi entre autres sections une grammaire et une syntaxe et que, de même, le Cursus litteraturœ sinicœ du P. Zottoli[11] ne néglige pas l’étude de la grammaire, ou plus exactement des particules. De ces traités grammaticaux tous ceux qui sont antérieurs à la Syntaxe nouvelle, sont construits sur le plan de la grammaire latine, ou du moins donnent aux parties du discours, telles qu’elles sont admises chez nous, une attention soutenue ; la plupart vont jusqu’à parler de conjugaisons et de déclinaisons, quelques-uns en donnent des paradigmes. Sans doute, le P. de Prémare a écrit : « mihi videtur ineptum velle linguœ sinicœ adaptare pleraque vocabula quibus utuntur nostri grammatici » ; Stanislas Julien nous avertit qu’il est « obligé, pour se faire mieux comprendre, d’employer des termes qui appartiennent à la syntaxe des langues classiques », ce qui est un « langage de convention ».

Véritablement il est difficile, en parlant de grammaire ou de syntaxe, d’écarter totalement ces concepts qui sont devenus pour nous des formes de la pensée, et, si on les met de côté, on est embarrassé pour choisir des termes intelligibles capables de définir les faits ; les Japonais, qui étudient le chinois depuis bien plus longtemps que nous, ont eu à résoudre le même problème et, pour expliquer la phrase chinoise, ils l’ont coulée dans un moule japonais. Il faut reconnaître que la nature amorphe du mot chinois se prête assez bien à ces manipulations et que, si le traducteur a les connaissances et la précision d’esprit suffisantes ; l’habitude de la langue corrigeant ce que la méthode a de factice, le sens n’en sort pas altéré ; cependant les véritables rapports des mots sont voilés, il faut sans cesse recourir pour l’explication des règles à des sous-entendus, à des raisons d’euphonie, à des inversions ; en étirant la langue sur ce lit de Procuste, on la mutile et on la défigure. Comment, en vérité, parler d’un génitif, d’un accusatif quand le mot est invariable ? Comment parler d’un complément indirect et d’un complément direct, qui tantôt n’ont aucune marque spéciale, tantôt sont notés par une particule, souvent par un verbe, et qui usent en commun de plusieurs de ces modes d’expressions ? Comment distinguer l’adjectif et l’adverbe, le verbe et la préposition, le verbe et l’adjectif, le nom et la postposition, quand le même mot remplit tour à tour, côte à côte toutes ces fonctions ? Si nous voulons nous abstenir de ces divisions artificielles, de cette terminologie impropre, nous n’avons d’ailleurs qu’à nous conformer rigoureusement au précepte du P. de Prémare, que je rappelais tout à l’heure, et à suivre jusqu’au bout la voie ouverte par Stanislas Julien.

Ce grand sinologue, en effet, bien qu’il renvoie pour compléter sa Syntaxe nouvelle, aux grammaires déjà en usage, a réalisé un sensible progrès en modelant son exposé sur la langue chinoise même : il conserve la terminologie européenne, mais il n’essaie plus de faire rentrer le chinois dans le cadre du latin. Dans les Monographies (il se trouve déjà plusieurs monographies dans l’œuvre du P. de Prémare), il étudie un certain nombre de mots dans tous les rôles qu’ils sont aptes à remplir, méthode vraiment scientifique, parce que l’auteur y considère les faits en face et sans préjugé. Après un long intervalle, la Syntaxe nouvelle a suscité deux ouvrages qui participent à ses qualités : je veux parler du Wen-chien Tzu-chü Ju-mên, Notes on the Chinese Documentary Style[12] du Dr F. Hirth, et des Rudiments de parler et de style chinois (1er vol. , 1re moitié, pp.  32-248, Mécanisme du langage, 1895) par le P. Léon Wieger. Aux notes de M. Hirth, je ne reprocherai que trop de brièveté ; à la grammaire du P. Wieger, grammaire toute consacrée à la langue parlée, je ferai une objection un peu plus grave ; c’est tout en analysant avec autant de précision que de finesse l’essence même du mot chinois dans ses emplois variés, d’avoir conservé le plan des grammaires européennes ; les rapprochements avec les modes d’expression du français ont sans doute leur intérêt, mais je crois qu’à les présenter comme accessoires, l’auteur eût donné plus de clarté à son livre. À côté de ces deux ouvrages et inspirée comme eux de la Syntaxe nouvelle, j’ai aussi à mentionner la méthode d’enseignement inaugurée en 1889, à l’École des Langues orientales, par mon maître, M. Devéria, qui malheureusement n’a pas encore publié son cours. Ainsi l’étude de la langue et l’enseignement avec elle, sont entrés dans une nouvelle voie, abandonnant les formes de la grammaire classique et cherchant à démêler les vrais rapports des mots dans la phrase. C’est surtout sur les hiu tseu qu’a porté l’effort d’analyse, c’est-à-dire sur ces caractères qui, presque entièrement vidés de leur sens premier, relient les mots principaux de la phrase, les mots pleins, chi tseu, tiennent lieu de marques de cas et de temps, de prépositions et de conjonctions. En cela, les sinologues se sont conformés à l’usage des Chinois : ceux-ci, et j’entends parler des lettrés les plus accomplis, ne connaissent leur langue que par l’habitude, leur mémoire est remplie de tournures et de phrases qu’ils copient textuellement ou qu’ils imitent, mais ils n’ont jamais eu l’idée d’en tirer une règle ; seule la phonétique, sous l’influence des bonzes hindous et de leurs disciples, et d’autre part les hiu tseu, les particules, ont attiré l’attention de quelques auteurs[13].

Il me faut ici donner quelques exemples pour rendre intelligibles ces questions spéciales à ceux qui ignorent la langue chinoise. Dans la phrase pou yi (ne pas — employer, ne pas employer comme ministre par exemple), le mot yi conserve toute sa valeur, c’est un mot plein ; mais si l’on écrit tsheu yi (ceci — employer) à cause de ceci, cha jen yi thing (tuer — homme — employer bâton) tuer un homme avec un bâton, tshiu yu jen yi oei chan (prendre — à — hommes — employer — faire — bien) prendre modèle sur les hommes pour faire le bien, fen jen yi tshai (partager — hommes — employer — richesses) distribuer des richesses aux hommes, yi signifie successivement à cause de, avec, pour, il n’est plus qu’un signe grammatical, indiquant, si l’on veut, l’instrumental et, dans le dernier cas, l’accusatif. Je prends maintenant le mot ki qui veut dire écouler ; ki yue (écouler — lunaison), c’est le mois écoulé ; mais dans oen oang ki mo (Oen — roi — écouler — disparaître), le roi Oen est mort, ki n’est plus qu’une marque de passé et, dans ki jan (écouler — être ainsi) les choses étant ainsi, d’où puisque, ki tient lieu d’une conjonction ; dans le premier cas, ki est un mot plein, dans les deux autres, c’est un mot vide.

Si les mots pleins ont été négligés, c’est qu’ils présentaient des difficultés spéciales. Dans une particule qui réapparaît souvent comme mot de liaison, l’esprit s’accoutume vite à oublier le sens propre du mot, à ne tenir compte que du rapport abstrait et il est tout prêt à n’y plus voir qu’un agent grammatical ; l’habitude de la langue fait ici la moitié du travail. Mais le mot plein reste bien plus engagé dans la phrase à laquelle il donne sa valeur spéciale ; il est délicat d’y séparer le sens du rôle, puisque le rôle n’est habituellement marqué ni dans l’écriture ni dans la prononciation. Il est vrai que háo jen signifie aimer les hommes et que hào jen veut dire des hommes bons ; ici, la différence phonique bien qu’existante, est rarement notée dans l’écriture ; mais le même hào signifiera aussi la bonté, les bons, être bon, bonnement[14] ; il est assez difficile sous cette unité de forme de se rendre compte de ces emplois multiples et de les rattacher logiquement les uns aux autres ; seul le concept de bonté paraît commun à toutes ces expressions et il ne semble pas qu’une ressemblance formelle, grammaticale, puisse être trouvée entre quelques-unes d’entre elles et les grouper en les opposant à un autre groupe. Encore cet exemple est simple ; mais le mot tchi qui signifie : 1o aller, 2o ceci ou lui et 3o qui est, pour prendre la terminologie usuelle, une marque de génitif, est plus difficile à interpréter[15]. On comprend que, devant cette matière amorphe, ces molécules toutes semblables, ces idées nues et sans revêtement que sont les mots de sa langue, le Chinois, après avoir étudié les particules, se soit arrêté et ait, non pas ignoré, mais tenu pour peu de chose l’élément formel du reste du langage. Cependant, les particules dans la phrase ne sont, si l’on veut, que les parties saillantes du squelette, parties bien engagées dans les tissus, puisqu’il en est fort peu qui ne paraissent à l’occasion comme mots pleins, avec leur sens intrinsèque (nous l’avons vu tout à l’heure pour les mots yi et ki) ; mais il y a d’autres éléments formels, noyés encore davantage dans le tissu même de la phrase, faisant corps avec le sens : ce sont ces variations de prononciation ou de ton (hào, bon ; háo, aimer — ngō, mauvais ; oou, haîr — san oâng, les trois rois ; oáng thien hia, gouverner l’empire) auxquelles je faisais allusion tout à l’heure et qui ont été trop peu étudiées ; c’est aussi cette activité interne du mot chinois qui le rend apte à divers rôles et en fait un antécédent ou un conséquent en raison du rôle même qu’il doit jouer. Ainsi dans tseu tseu (fils-fils), le deuxième tseu joue le rôle d’un verbe et la phrase signifie le fils agit en fils ; dans tseu chou min, aimer le peuple d’un amour paternel (mot à mot considérer comme fils — le peuple), tseu devient un verbe transitif. De là découlent les fameuses règles de position si importantes pour l’interprétation des textes ; loin de déterminer la nature grammaticale des mots, elles n’entrent en jeu que comme conséquence de cette nature et elles n’ont peut-être pas, par suite, la valeur absolue qu’on leur a parfois prêtée[16].

Les Chinois n’ont pas ignoré la différence de rôle de leurs mots pleins, puisqu’ils ont reconnu que ceux-ci peuvent être, suivant le cas, des seu tseu, mots morts, ou des hoo tseu, mots vifs, pour traduire par analogie, des noms ou des verbes. Ainsi koo, excéder, passer, est un verbe, un mot vif dans koo ho, traverser le fleuve, dans koo heou (passer, après) quand la chose est passée, après coup, — dans koo khieou (excéder demander) demander trop ; mais c’est un mot mort dans yeou koo (pardonner, excéder) pardonner les fautes ; le même mot apparaît comme particule, comme mot vide dans la langue parlée : kien koo (voir, passer) avoir vu. Mais les Chinois ne paraissent pas avoir usé de cette distinction des mots vifs et des mots morts pour faire la théorie grammaticale de leur langue ; ce qu’ils n’ont pas fait, c’est aux sinologues de le faire ; l’œuvre a déjà été tentée et, si la Chinesische Grammatik de M. von der Gabelentz[17] pèche par un peu de confusion, elle marque cependant une grande pénétration dans l’analyse de la phrase chinoise. Nous proposant le même but, nous ne nous contenterons pas non plus de l’étude des hiu tseu et, pour compléter le tableau de la langue chinoise, nous y joindrons celle des chi tseu sous leur double forme. En nous appuyant sur cette distinction chinoise, qui est vraiment conforme aux faits grammaticaux, nous mettrons résolument de côté tous nos concepts européens ; ce qui correspond à nos verbes et à nos adjectifs, à nos prépositions, à nos conjonctions, à nos adverbes, va se montrer dans une étrange confusion, avec des liaisons inattendues ; pour celui qui est habitué aux langues aryennes ou sémitiques, il semblera que le terrain manque sous le pied. Mais, depuis 3 000 ans que les Chinois s’entendent entre eux avec ce langage qui sert aujourd’hui à 300 millions d’hommes, il faut bien que tout n’y soit pas livré au caprice individuel, qu’il s’y trouve quelques lois générales : ce sont ces lois que nous rechercherons. Nous éprouverons quelque difficulté à les formuler, les termes grammaticaux usuels n’y étant pas adéquats : le petit nombre et la généralité des principes, la multiplicité des cas qui se rangent sous chacun d’eux, seront une autre cause d’embarras quoi que nous en ayons, il nous faudra user, à titre accessoire seulement, de plusieurs des termes habituels de la grammaire, mais nous nous rappellerons toujours que les énoncés formulés de la sorte sont partiels, qu’ils découpent dans les faits grammaticaux chinois des fragments isolés, nous rapprocherons les divers énoncés ainsi obtenus pour nous faire une idée aussi complète que possible de la loi que chacun exprime partiellement. Nous tâcherons ainsi de compléter les grammaires existantes par l’étude des mots pleins et de leurs rapports avec les mots vides : tel est l’essai que nous tenterons cette année, sans négliger d’exposer aussi les règles des mots vides, à peu près telles qu’elles ont déjà été formulées.

Quant à la méthode, puisque nous avons à notre disposition des textes nombreux, nous puiserons des exemples dans ces textes ; nous rapprocherons les groupes de mots, les propositions, les phrases en raison de leur analogie de construction, de leur similitude de valeur formelle, en ayant soin d’aller des groupes peu nombreux aux groupes plus nombreux, du simple au complexe ; nous nous efforcerons en même temps, par l’analyse des expressions, d’y séparer la partie concrète, le sens, de la forme grammaticale abstraite, d’atteindre les modes généraux de la pensée chinoise, modes dont le lettré n’a guère conscience, mais qui n’en existent pas moins, de ranger enfin logiquement ces modes généraux sous des lois encore plus générales, qui ne sont autres que la distinction des caractères en pleins et vides, l’emploi des premiers en qualité de morts ou de vifs, les règles de position enfin qui en résultent et dont nous aurons à examiner l’application à l’union des mots en petits groupes équivalant à la formation des mots dans les langues d’un autre type, au groupement aussi des mots simples ou complexes en propositions, des propositions en phrases, ce qui correspond aux règles d’accord et à la syntaxe. Nous construirons ainsi une grammaire raisonnée, se dégageant des textes mèmes. Les exemples seront pris dans les livres classiques, les historiens de l’époque des Han et des Thang, le style officiel contemporain et nous mettront sous les yeux trois formes assez différentes de la langue chinoise ; si l’occasion s’en présente, je recourrai aussi aux poésies, aux œuvres des philosophes, aux documents officiels ou lapidaires anciens ou modernes ; je ne négligerai pas de citer quelques faits tirés du style des romans et de la langue parlée et qui montreront où en est arrivée l’évolution du langage chinois : on peut dire, en effet, d’une façon générale que les chefs-d’œuvre de l’époque des Thang et des Song ont fixé la langue, en ont arrêté le développement pour les genres proprement littéraires et que seules les formes qui touchent à la vie quotidienne, style administratif, style des romans, langue parlée, ont continué de se modifier ; ce n’est donc pas tant par époque que l’on peut étudier le développement du chinois que bien plutôt par genres littéraires. Dans mon choix d’exemples, j’écarterai systématiquement les œuvres d’un style trop particulier, par exemple Tao te king, Tchhou tsheu, recueils épistolaires qui donneraient lieu sans doute à des remarques intéressantes, mais dépourvues de portée générale. Pour donner plus de clarté aux résultats de ces recherches et pour guider dans la complexité des styles, chaque exemple sera pourvu d’une indication de source et mis en place d’après son époque.

Ainsi, en construisant une grammaire raisonnée, nous découvrirons les linéaments d’une grammaire historique, mais ici nous nous contentons des linéaments ; ce serait sans doute trop d’ambition que de vouloir atteindre un double but. Encore bien moins ferons-nous l’étude du chinois au point de vue de la grammaire comparée ; et cependant nous serons forcés, pour éclairer quelques-uns des faits que nous aurons à élucider, de les rapprocher de faits étrangers analogues ; ces comparaisons, établies surtout avec le coréen, le japonais, le mantchou, langues bien différentes du chinois et cependant de type moins éloigné que les langues aryennes, demeureront pour nous tout à fait accessoires, nous ne chercherons nullement à leur donner la continuité systématique qu’exigerait un travail de linguistique comparative. Il n’est pas temps encore de définir la place que la langue chinoise occupe parmi les différentes familles de langues, mais peut-être les recherches que nous allons faire cette année, fourniront-elles quelques données nouvelles pour la solution de ce problème[18].

Maurice Courant.
  1. L’auteur de ces notes a été appelé à tenir la place de M. Éd. Chavannes, qui se trouve éloigné momentanément du Collège de France ; il forme des vœux pour que la chaire de chinois retrouve prochainement le professeur qui y a déjà montré une si grande activité scientifique.
  2. The Hsin Ching luh or Book of Experiments ; 1859 (cf. Bibliotheca sinica de M. H. Cordier, col. 776). — Yü-yen Tzu-erh Chi. A progressive course designed to assist the student ot colloquial Chinese ; 1867 et 1886 (Bibl. sin., 716 et 1840).
  3. Voir son ouvrage : Cours graduel et complet de chinois parlé et écrit, 1876 (Bibl. sin., 764).
  4. Publié de 1887 à 1889 (Bibl. sin., 1845).
  5. Publié en 1892 (Bibl. sin., 1833).
  6. Wen-chien Tzu-erh Chi. A Series of papers selected as specimens of Documentary Chinese. by Thomas Francis Wade ; 1867 (Bibl. sin., 777). — Hsin-Kuan Wen-chien lu. Text book of Documentary Chinese. by F. Hirth ; 1885 et 1888 (Bibl. sin., 1844). — Documents à l’usage des élèves de l’École des Langues Orientales vivantes, par Maurice Jametel ; 1886 (Bibl. sin., 1846). — Choix de documents, lettres officielles, par S. Couvreur. S. J., 1894 (Bibl. sin., 2185).
  7. Grammaire chinoise et espagnole. Fokien, 1682 (Bibl. sin., 757).
  8. Notitia lingue sinica, auctore P. Premare (Bibl. sin., 764-768).
  9. Éléments de la Grammaire chinoise ou Principes généraux du Kou-wen, par M. Abel-Rémusat ; 1822 (Bibl. sin., 762). — Syntaxe nouvelle de la langue chinoise, par M. Stanislas Julien ; 1869, 1870 (Bibl. sin., 772).
  10. Arte China constante de Alphabeto e Grammatica, par J. A. Gonçalves 1829 (Bibl. sin., 763).
  11. 1878 à 1882 (Bibl. sin., 780).
  12. 1888 (Bibl. sin., 1844).
  13. On cite un traitement grammatical, Yen siu tshao thang pi ki écrit par Pi Hoa tchen et trouvé par le Dr. Edkins en 1852 ; M. von Rosthorn au Congrès de Genève a parlé d’un autre traité qui paraît être grammatical d’après le bref compte-rendu de la séance. Les ouvrages de ce genre, s’il en existe d’autres, sont très peu nombreux et sont ignorés des Chinois.
  14. Jen hào (homme bon) signifie les hommes sont bons ; hào kieou (bon — longtemps) veut dire très longtemps ; ping hào liao (maladie-bon-achever) veut dire la maladie est guérie (liao, marque de passé). — Jen, humain, est, suivant notre terminologie, adjectif : jen jen (humain-homme) un homme humain ; substantif : thi jen, (substance-humain) incarner la vertu d’humanité ; verbe : jen min (humain-peuple) traiter humainement le peuple.
  15. Tchi jen (aller-charge) se rendre à son poste. — Tchi oei (le-dire) cela s’appelle. — Min tchi fou mou (peuple-de-père-mère) père et mère du peuple. – Tchhi tchi tchi fa (gouverner-le-de-moyen), le moyen de gouverner le royaume,
  16. Voir l’un des exemples donnés pour le mot yi : à cause de ceci ; si la règle de position était absolue, il faudrait yi tsheu.
  17. 1881 (Bibl. sin.. 1837).
  18. Voir Revue du 15 février 1899, p. 141, l’article de M. Courant sur l’Université de Pékin (N. de la Réd.)