Notes et impressions d’une parisienne/30


Les Obsèques
de Mademoiselle Zelenine


9 avril 1901.


C’est hier qu’ont eu lieu les obsèques de la pauvre petite Russe, qui depuis près de trois mois agonisait sur un lit d’hôpital. La cérémonie funèbre était annoncée pour deux heures, mais dès midi une foule énorme encombre les abords de l’église de la rue Daru.

Avec grand’peine les gardiens tentent de refouler les curieux, il en arrive de tous côtés, et les fenêtres des maisons voisines sont noires de monde. Les photographes n’ont eu garde d’oublier cet événement, et, leur kodak en main, ils essayent de se caser tant bien que mal pour prendre quelques instantanés.

À deux heures précises, un fourgon des pompes funèbres amène de l’Hôtel-Dieu le cercueil de la jeune fille. M. Zelenine accompagne le corps de sa sœur.

Un terrible remous se produit dans la foule et les agents de ville doivent s’interposer ; quelques femmes effrayées crient, des enfants qu’on a eu l’imprudence d’amener se trouvent mal.

Le fourgon pénètre dans la cour de l’église, et bientôt le cercueil de chêne apparaît.

L’archiprêtre Smirnof, premier aumônier de l’église de l’ambassade de Russie, vêtu d’une dalmatique de drap d’argent, vient, entouré de son clergé, recevoir le corps à l’entrée de l’église.

Selon le rite russe, M. Zelenine lui remet l’image sainte qui accompagne le mort dans les enterrements orthodoxes.

Les prêtres officient à peu près comme dans nos cérémonies catholiques. Par trois fois, les lourds encensoirs jettent leur fumée odorante et le cercueil franchit le seuil de la chapelle pour aller prendre place au milieu de la nef. Sous la coupole dorée où se détachent les peintures des apôtres, un catafalque est dressé, entouré de cierges. Un drap de soie blanche recouvre le corps de la pauvre enfant, et l’on dispose sur le cercueil un coussin de velours noir sur lequel sont épinglées les deux médailles d’honneur accordées à Mlle Zelenine au lendemain du sombre drame du Collège de France.

L’église est archicomble et les derniers arrivés ne peuvent trouver de place aux premiers rangs ; tout près du catafalque se tiennent M. Nœrischkine, conseiller d’ambassade et représentant l’ambassadeur de Russie ; le consul général de Russie à Paris, M. et Mme Émile Deschanel, M. et Mme Paul Deschanel, le général Florentin, gouverneur de Paris, MM. Lépine, préfet de police, de Valles, juge d’instruction, Abel Lefranc, secrétaire du Collège de France, représentant M. Gaston Paris, absent de Paris, Michel Bréal, etc…

Les étudiantes et les étudiants russes sont presque tous présents, et quelques jeunes femmes pleurent silencieusement.

On se demande si Véra Gélo, si la malheureuse meurtrière qui, voulant tuer M. Émile Deschanel, blessa mortellement son amie, a obtenu d’assister à la cérémonie, et on cherche des yeux la pauvre fille. Elle n’y est point, sa douleur eût été trop grande.

Durant près d’une heure, des chants très doux, psalmodiés sur un rythme mélancolique par les voix fraîches des enfants de chœur, montent sous la voûte dorée. Les officiants, dans leur longue dalmatique de drap d’argent, tournent et retournent autour du cercueil, récitant leurs prières, tandis que les fidèles se signent fréquemment et se frappent par instant la poitrine à petits coups.

Enfin l’absoute est donnée ; le frère de Mlle Zelenine, suivi de la famille Deschanel et de quelques amis russes, baise, suivant la tradition de son pays, le cercueil de la morte.

La sortie de l’église est pénible, elle dure près d’une demi-heure. Pendant ce temps, sur le parvis, au nom des professeurs du Collège de France, M. Bréal prononce un très beau discours d’une voix émue.

Après avoir rappelé l’acte de bravoure, accompli simplement avec l’insouciance de la jeunesse, de la pauvre petite victime dont le geste devait sauver M. Émile Deschanel, M. Bréal s’adresse aux étudiants russes :

« Jeunes gens qui venez de si loin, et dont le deuil est attesté par vos couronnes et vos gerbes de fleurs, vous surtout, étudiants russes, pour qui ce chagrin vient s’ajouter à d’autres tristesses, nous ne doutons pas de vos sentiments, nous restons de cœur avec vous ! »

L’orateur termine sur une pensée de pitié pour la meurtrière et par un témoignage d’estime adressé à M. Émile Deschanel :

« Quel châtiment pourra égaler l’amertume des regrets de Véra Gélo ? Durant la vie entière, sa pensée sera obsédée par cette tragédie. Nous demandons pour elle, — ce fut le dernier vœu de Zelenine, — nous demandons pour elle la pitié des hommes et nous souhaitons pour elle que sa conscience troublée, son intelligence agitée trouvent un jour, loin de ces lieux qui lui ont été funestes, un peu de calme et de repos.

« Et vous, mon cher collègue, qui avez été autrefois mon excellent maître et qui avez la douleur, sur le soir de la vie, d’assister à cette funèbre scène, je souhaite que vous trouviez dans l’affection et l’estime dont les témoignages s’empressent autour de vous un réconfort et une consolation. »


Enfin le cortège s’ébranle ; la pauvre petite Russe s’en va vers le cimetière de Saint-Ouen, sous une moisson fleurie, sourire de printemps, sous le printanier soleil.

On remarque surtout les couronnes de M. Deschanel, en roses blanches, celle du préfet de police, en camélias et lilas blancs ; celle du Collège de France, également en roses et lilas blancs ; de la caisse des victimes du devoir, en boules de neige et lilas. Une toute petite couronne de fleurs artificielles porte cette inscription : « Souvenir d’un groupe ému d’étudiants et d’étudiantes russes de Paris. »

Véra Gélo a aussi envoyé son souvenir, et sur la moire blanche on lit ces mots :

À sa meilleure amie,
Véra Gélo.

Une foule compacte accompagne longtemps le corbillard, qui chemine entre une haie de curieux sans cesse renouvelés.

Aux abords du cimetière de Saint-Ouen, l’affluence est considérable.

Les larges trottoirs de l’avenue, les terrasses des marchands de vin sont noires de têtes. La foule gaie, endimanchée, est venue là comme elle se serait rendue au Bois de Boulogne pour se promener. La journée est tiède, et par ce lundi de Pâques tous les Parisiens semblent s’être répandus dans la banlieue.

Arrivée au cimetière un peu avant le cortège, je me glisse jusqu’à la tombe fraîchement creusée où tout à l’heure on va déposer la triste victime.

À l’angle de la deuxième allée, tout près du grand rond-point, au milieu des lilas dont les bourgeons commencent à verdir, entre des tombes et des tombes encore, quelques pieds de terre inoccupés : c’est là.

À perte de vue, dans l’immense champ de repos, on aperçoit, entassées les unes sur les autres, des croix et des colonnes. C’est un enchevêtrement de couronnes de toutes nuances ; en considérant ce macabre fouillis, on se prend à regretter les paisibles cimetières de village où les morts dorment sous les gazons verts que mai émaille de fleurs. Dans le cimetière parisien, la douleur ne trouve même pas un coin de solitude ; c’est une vraie cohue, et on éprouve la sensation que les pauvres morts doivent souffrir des promiscuités dernières de ce champ de repos d’une macabre banalité d’auberge.

Pendant cet enterrement rendu sensationnel par le drame qui causa la mort de la pauvre petite étudiante, le coup d’œil du cimetière Saint-Ouen est vraiment pittoresque. On se croirait dans un parc de sous-préfecture ou dans un jardin public. Les larges allées sont envahies par les visiteurs. Ils sont venus en famille ; les enfants, par bandes joyeuses, courent, folâtrent à travers les étroits sentiers bordés de tombes.

Naturellement on s’entretient du drame qui amène dans ce cimetière français cette jeune Russe victime de son dévoûment : les opinions les plus étranges circulent sur la malheureuse Véra Gélo.

De jeunes ouvrières de Saint-Ouen se promènent en cheveux, bras dessus, bras dessous, coquettes dans leur parure du dimanche, avec leurs chemisettes de soie claire qui jettent une note fraîche dans la gaieté de cette vesprée ensoleillée.

Beaucoup de promeneurs ont profité de la circonstance pour visiter leurs morts ; en attendant la venue du char de la jeune Russe, ils s’égrènent dans les travées du cimetière, distribuant leurs bouquets de fleurs aux tombes aimées.

Pour quelques ouvriers cette journée revêt un caractère vraiment champêtre, et ils jardinent avec complaisance les minuscules carrés de terre sous lesquels reposent les leurs, bêchant, plantant, taillant, à qui mieux mieux.

Par la grande porte, sans interruption la foule s’engouffre toujours. Les tramways amènent de minute en minute des curieux qui entrent en courant et se bousculent pour être mieux placés. Les bancs sont pris d’assaut, j’ai vu le moment où l’on demanderait à y louer une place pour grimper à l’arrivée du corbillard. Le cortège ne vient toujours point. Les têtes se tendent anxieuses, d’autant plus que le radieux soleil s’est caché et que de gros nuages noirs menacent de crever.

Enfin la cloche qui annonce l’entrée des enterrements tinte. On aperçoit, fendant avec peine la foule compacte, le corbillard empanaché de couronnes blanches.

— Les voilà ! Les voilà !

Aussitôt de tous les points du cimetière on accourt. C’est une galopade effrénée. Hommes, femmes, enfants occupés à faire leur petit ménage funèbre, arrivent sans avoir eu le temps de déposer celui-ci son plumeau, cet autre son arrosoir, ceux-là des pelles ou des balais.

Il y a quelques cris de douleur, quelques pieds écrasés. Des gamins, sans respect pour le lieu, grimpent dans les arbres, comme pour une cavalcade.

Tout le monde est persuadé que la meurtrière involontaire de Mlle Zelenine, que la triste Véra Gélo assiste à cette cérémonie ; on interroge pour savoir où elle est. Un groupe entoure même le corbillard pour questionner le conducteur, un très jeune homme, qui fait « non » de la tête.

Le landau du président de la Chambre, où ont pris place M. et Mme Émile Deschanel, M. Paul Deschanel et sa jeune femme, est entouré ; on se presse aux portières, des centaines d’yeux plongent dans la voiture.

On se désigne du doigt le vieillard en cheveux blancs qui occupe avec son fils la banquette du devant et auquel le geste de Mlle Zelenine sauva la vie.

Enfin le cercueil de chêne est lentement descendu dans la fosse ; le frère de la victime, M. Zelenine, accompagné d’une de ses coreligionnaires, regagne la voiture qui l’a amené. Il est très pâle, ses yeux rougis brillent d’un éclat fiévreux.

Il est bientôt désigné aux curieux, qui s’approchent, veulent le voir et lui témoigner par de respectueux saluts la pitié de la population parisienne pour la pauvre petite morte qui va dormir son dernier sommeil, loin des siens et du sol natal, dans ce grand cimetière où elle reposera au milieu d’inconnus, comme un pauvre oiseau exilé.

Lentement la foule s’écoule. Il ne reste plus dans la ville des morts que quelques tristes visiteurs en vêtements de deuil entrés avec de nouveaux convois, et les jardiniers funèbres qui se hâtent d’achever leur besogne avant la tombée de la nuit.

Aux alentours du cimetière on est tout de suite repris par la vie bourdonnante de ce quartier populaire. Une fête foraine bat son plein, les orgues de Barbarie mêlent leurs airs langoureux aux flonflons d’un bal de barrière. De tous côtés on rit, on chante, on festoie, les cabarets regorgent de clients ; sur des tables en plein air, les ouvriers boivent du gros bleu en mangeant dans des cornets de papier jaune des moules ou des petits poissons frits.

Au milieu de cette gaieté grasse de kermesse flamande, je me sens triste et ma pitié va vers cette pauvre fille, vers cette malheureuse Véra Gélo, qui là-bas, dans sa prison de Saint-Lazare, pleure et se lamente sur l’amie de son cœur, dont la fatalité fit sa victime.