Notes d’un condamné politique de 1838/15

Librairie Saint-Joseph (p. 152-157).


XV

UNE AVENTURE ET SES SUITES.


Cependant, une singulière circonstance vint changer, à notre égard, les dispositions de notre surintendant. À dater de ce moment, son mauvais vouloir fit place à la confiance. Voici comment la chose eut lieu et cela vaut la peine d’être raconté.

Comme je l’ai déjà dit, notre garde se composait d’une escouade de police et d’une escouade de soldats : plusieurs de ces hommes étaient mariés, et notre surintendant était un célibataire, se respectant aussi peu qu’il était peu respectable. Un soir donc que le surintendant et ses hommes s’étaient réunis dans un des appartements où résidaient des hommes de police avec leurs familles, pour boire et s’amuser, il arriva que le digne chef et ses dignes subordonnés s’enivrèrent au point de ne plus distinguer les rangs et les grades. Le surintendant s’étant oublié jusqu’à en venir à insulter publiquement la femme d’un des hommes de police, le mari de celle-ci tomba bel et bien sur son capitaine et lui administra une volée de coups de poing qui ramenèrent, de suite, celui-ci au sentiment de son autorité ; alors il ordonna à ses subalternes de s’emparer de l’assaillant et de le mener au cachot, cellule sombre faite pour les prisonniers en punition.

Il faut croire que quelques-uns se mirent du côté du chef et que d’autres prirent fait et cause pour le mari insulté ; car il s’ensuivit une mêlée terrible : nous entendions, de nos dortoirs, les cris et le bruit des meubles et de la vaisselle qui se brisaient au milieu de la bagarre.

Dans l’embarras où il se trouvait, notre surintendant, oubliant ses préjugés et ses injustes préventions, accourut vers nos petites prisons, ouvrit les portes et nous appela dehors : ce que nous pûmes faire sans délai, attendu que, à raison du froid et de l’insuffisance de couvertures, nous couchions d’ordinaire tout habillés. Une fois réunis, ce qui fut l’affaire d’un instant, le surintendant nous ordonna de nous emparer de tous les hommes de police et des soldats, et de mettre sous clef, dans une des remises, toute la force préposée à notre garde. Nous obéîmes, sans savoir alors un mot de l’origine et des causes de la querelle, et sans prévoir quelles seraient les suites de cette aventure extraordinaire. Un seul homme, un sergent, n’avait pas été arrêté : ce fut lui qui fut chargé seul de nous garder pendant le reste de la nuit.

Voilà comment nous gagnâmes les bonnes grâces de notre supérieur ; au point que nous osâmes lui représenter que nos couvertures étaient insuffisantes pendant les nuits froides, et au point qu’il fut de notre avis, fit des représentations au gouvernement et se montra fort mécontent du refus qui suivit sa demande.

Peu d’étrangers échappent à la dysenterie, à leur arrivée dans ce pays ; il va sans dire que nous, placés dans les conditions que j’ai décrites, n’y échappâmes pas ; plusieurs de nous en furent même très malades.

Notre patience au milieu de toutes ces souffrances, notre docilité, triomphèrent enfin, jusqu’à un certain point, des préjugés, de la malveillance et de la calomnie. Au bout de trois mois, les autorités retirèrent la force armée, qui nous gardait si bien, et nous fûmes laissés seuls à Long-Bottom, sous les ordres de notre surintendant, qui avait moins de chicanes avec nous qu’avec ses hommes, et qui avait bien compris au fond, dès le commencement, que nous n’étions pas des misérables.

Les charges de contre-maîtres, de gardes de nuit, de portiers, de cuisiniers, d’hommes de service, furent données à ceux de nous qui étaient les moins habitués au travail manuel, ou qui semblèrent au surintendant les plus aptes à les remplir. Pour ma part, je fus fait factionnaire de nuit avec M. le notaire Huot.

On comprend que ce changement, si radical, améliorait considérablement notre situation : il n’y avait pas jusqu’à la cuisine qui ne s’en ressentît un peu ; nos aliments furent tenus avec plus de soin et de propreté et infiniment mieux apprêtés que par le passé ; mais c’est, surtout, du côté du cœur que ce changement nous était un énorme soulagement.

On imaginera facilement, d’ailleurs, que nous pouvions, sans manquer à ce que nous devions à nos devoirs, nous permettre une foule de petites libertés, qui nous étaient auparavant interdites sous les peines les plus sévères. Notre surintendant, qui était devenu moins grossier et moins brutal, dormait à sa guise, tant la confiance que nous avions su lui inspirer par notre conduite était grande. J’ai déjà dit combien nous souffrions, la nuit, dans nos petites prisons, du froid le plus souvent, quelquefois de la chaleur, et toujours de l’air confiné : nous pûmes, profitant des libertés dont nous laissait jouir le nouveau régime, apporter quelque soulagement à cette misère. Nous pouvions, en ouvrant la porte de nos logements, aller nous chauffer à un feu fait dans la cuisine, pendant les nuits froides de l’hiver, et prendre l’air, pendant les nuits chaudes de l’été.

Notre cuisinier avait trouvé le moyen de confectionner, avec de la farine de maïs grillée et la viande de nos rations, des ragoûts, incomparablement préférables au gruau dégoûtant et au bouilli malpropre de notre ancien ordinaire.

Peu de temps après le retrait des gardes, notre surintendant nous permit d’exercer, entre les heures du travail réglementaire, une petite industrie qui consistait à recueillir, sur le rivage de la Baie près de laquelle nous travaillions, des coquillages que nous vendions aux chauliers ; car, dans ce pays, la chaux se confectionne avec des coquillages, qui sont en abondance sur tous les rivages. De cette sorte, nous pouvions nous procurer quelques sous, avec lesquels nous achetions un peu de riz et de sucre pour notre cuisine du dimanche, et des rafraîchissements pour nos malades.

La ration de blé-d’inde, accordée par le gouvernement aux bœufs de travail, était plus que suffisante ; nous pûmes employer à notre profit le petit surplus, que nos gardiens vendaient à leur bénéfice auparavant, en le transformant, par le broyage et la cuisson, en une espèce de café, dont nous préparions un breuvage que nos lecteurs imagineront à bon droit détestable, mais qui, cependant, valait mieux que l’eau de nos citernes sans mélange.

Avec la nouvelle saison chaude arrivèrent les maringouins du pays, les pires de tous les maringouins du monde, de l’aveu unanime de tous les voyageurs qui ont visité la Nouvelle-Galles du Sud. Nous eûmes à en souffrir énormément : la situation de notre établissement, la construction de nos logements, et l’absence totale des moyens qu’on prend pour diminuer l’effet de ce fléau, nous rendaient de faciles victimes de la méchanceté de ces cruels insectes. Le fléau dont je parle est tel que l’usage de moustiquaires de gazes pour les lits est général dans le pays : de fait cet article est compté parmi les choses de première nécessité ; inutile de dire que nous n’en avions pas.

Après avoir été, pendant environ dix mois, employés à casser de la pierre, comme je l’ai dit plus haut, nous fûmes ensuite mis, les uns à transporter cette même pierre sur le chemin de Sydney à Paramata, les autres à couper du bois en blocs pour le pavage des rues de la ville de Sydney. Tous ces travaux s’exécutaient sans l’intervention de qui que ce fût, à l’exception de notre surintendant qui nous donnait des ordres généraux, nous abandonnant le soin de la mise à exécution. C’était, comme on voit, un grand changement, qui traduisait un revirement complet dans l’opinion de ceux qui étaient dépositaires de l’autorité : ceci, cependant, n’avait pas lieu sans exciter les réclamations, plus ou moins malveillantes, de gens qui s’obstinaient à vouloir nous confondre avec les grands criminels dont ces colonies pénales sont remplies, et dans lesquelles ils commettent très souvent d’horribles déprédations. Cependant, comme le gouvernement trouvait son compte dans le nouvel ordre de choses, et que nul inconvénient n’était résulté de la confiance qu’on avait fini par reposer en nous, nous en fûmes quittes, cette fois, pour des sottises débitées dans la presse et répétées par la crédulité malveillante autant qu’ignorante d’un certain public.