Notes d’un condamné politique de 1838/11

Librairie Saint-Joseph (p. 125-127).


XI

HOBART-TOWN ET UN DIGNE MILITAIRE.


Le peu que j’ai pu voir de la ville capitale de Van-Diémen, du pont de notre navire, m’a laissé une impression favorable de son site. Des maisons et des édifices, en apparence bien bâtis, bordent une rade superbe, qui contenait en ce moment beaucoup de navires, dont plusieurs portaient des pavillons qui n’étaient pas ceux de l’Angleterre. Une haute montagne sert de fond au tableau et couronne pittoresquement la ville et les bosquets qui l’entourent.

Le 16, des berges conduites par des hommes du gouvernement vinrent accoster notre navire ; elles venaient chercher les prisonniers du Haut-Canada : ceux-ci reçurent aussitôt l’ordre de descendre dans ces embarcations. Nous pûmes, forçant un peu la consigne, dire adieu à ces malheureux compagnons de malheur. Nous étions étrangers les uns aux autres, étrangers par les croyances, par le sang, par la langue, par les mœurs ; nous ignorions, pour la plupart, leurs noms, ils ignoraient les nôtres, beaucoup d’entre nous ne pouvaient se comprendre, cependant nous nous serrâmes la main avec affection ; nos yeux, à défaut de nos discours, leur offraient nos souhaits de bonheur ; nous les sentions plus malheureux que nous.

Nous eûmes, pendant notre séjour dans le port d’Hobart-town, la visite d’un homme dont je suis fâché de ne pouvoir donner le nom, mais dont la noble figure ne s’effacera jamais de ma mémoire. C’était un officier des troupes anglaises stationnées dans l’endroit ; j’ignore quel était son grade, qui, cependant, devait être élevé, à en juger par les états de service dont il eut occasion de nous parler, et par l’autorité que sa parole semblait exercer sur les officiers du bord, apparemment peu flattés de son discours.

Ce digne militaire, dont le langage et les manières dénotaient une éducation parfaite, nous donna, de suite en nous voyant, les marques de la plus cordiale sympathie. Parcourant nos rangs, en nous saluant avec bonté, il nous disait d’espérer des jours meilleurs : — « Vous n’êtes pas des criminels, nous disait-il, et votre exil ne durera pas toujours. » Puis, assimilant, avec un sentiment de délicatesse qui nous pénétrait, de reconnaissance, notre sort à celui qui l’avait frappé lui-même, il nous disait que, lui aussi, avait été prisonnier de guerre, alors qu’il servait en Espagne : il avait souffert l’ennui et les misères de la captivité. Avant de nous quitter, il couronna ses bons procédés par ces mots, que je reproduis de mémoire, mais, j’en suis certain, sans trop m’éloigner du littéral : « Messieurs, vous n’avez pas besoin de rougir, je ne vois rien de flétrissant pour votre honneur dans la cause de votre exil. »

On ne pourrait exprimer tout le bien que font au cœur, ulcéré par d’indignes traitements, de si douces et si nobles paroles. Il nous semblait que nous étions vengés de toutes les insultes du Nibblett et des duretés d’autres officiers et employés du navire. À côté de ce noble visage de notre visiteur, leurs piètres figures faisaient pitié. Nous nous sentions comme autorisés, désormais, à les regarder de haut, ; eux étaient forcés de baisser les yeux. Je dois dire à leur louange qu’ils avaient, en effet, l’air de se sentir humiliés.

Nous demeurâmes cinq jours dans la rade d’Hobart-town, pendant lesquels on nous fit donner de la viande fraîche et des légumes : ces aliments nous faisaient du bien ; et tel était le besoin de nos pauvres estomacs délabrés que les quantités qu’on nous servait nous paraissaient à peine suffisantes pour apaiser notre faim. Nos constitutions, ruinées par les souffrances, et nos pauvres corps, rongés par les insectes, avaient tant besoin de réparation de substance que ce n’était pas de l’appétit que nous ressentions mais une véritable rage.