KIOTO


Deux voies nous étaient ouvertes pour aller à Kioto, celle d’eau, par la rivière Fukugawa, et celle de terre par nos petites voitures. Nous préférâmes celle-ci, nous réservant de revenir par la rivière que nous aurions à descendre, ce qui serait plus agréable et plus prompt.

Depuis trois semaines que nous courions Osaka dans tous les sens avec nos mêmes bipèdes attelés à nos djïnrikichas, ces hommes s’étaient mis au courant de nos goûts et de nos idées, de sorte que nous n’avions presque plus à les conduire, à chaque devanture de magasin où pouvait se cacher un bibelot ils s’arrêtaient avec ensemble, repartant s’ils s’étaient trompés, pour s’arrêter un peu plus loin. Aussi étaient-ils contents de nous traîner à Kioto et depuis le point du jour, renforcés chacun d’un aide, ils nous attendaient devant la maison.

La distance d’Osaka à Kioto est de 40 kilomètres et comme nous n’étions pas pressés, nous partîmes à huit heures du matin, munis du nécessaire pour déjeuner en route et vers les six heures du soir nous étions aux portes de Kioto.

La ville s’étend dans la plaine, mais la plus jolie partie, celle des temples, des bonzeries, des maisons de thé est bâtie en amphithéâtre sur des coteaux, c’est cette dernière que nous avions choisie pour nous installer pendant notre séjour, chez un Japonais, hôtelier à Osaka qui, pour le temps de l’exposition, avait ouvert à Kioto un hôtel semi-européen, Il avait simplement loué les bâtiments affectés aux bonzes desservant un grand temple, et, à l’aide de cloisons mobiles en papier peint, il avait divisé en chambres cet immense emplacement. On arrivait à l’hôtel après une ascension assez longue et une montée d’environ cent marches, mais quel coup d’œil féerique lorsque au milieu des bambous et des arbres fruitiers en fleurs, nous nous reposâmes sur la vérandah en fumant nos cigarettes ; la ville sainte du Japon, l’antique capitale si longtemps fermée, inaccessible aux Européens s’étendait sous nos pieds, les lanternes de papier peint s’allumaient de tous côtés, de tous côtés aussi s’élevaient des chants joyeux, des sons de guitares et de biwas, alternés avec les craquements des pétards chinois dont les Japonais sont très amateurs. C’était une fête continuelle, ininterrompue, car toute la nuit dans les maisons de thé c’étaient des festins, des danses, des réjouissances et tout le jour cela recommençait.

Notre hôtelier comptant sur la visite des Européens, avait installé une salle pour y vendre des curiosités ; malheureusement pour nous, ce n’étaient que des objets médiocres dont nous choisîmes cependant quelques-uns pour lui faire plaisir.

L’exposition avait été installée dans un grand temple situé à peu près au centre de la ville ; on y avait réuni outre les produits naturels et les produits manufacturés du pays, une quantité d’objets d’art anciens prêtés par S. M. le Mikado, les princes, les particuliers, aussi nous avait-on prévenus que nous ne pourrions rien y acheter, à l’exception des objets modernes exposés par les fabricants dans le seul but de s’en défaire.

Malgré cette perspective, nous étions le matin à huit heures à l’exposition et dès l’entrée nous voyions des beaux objets qui nous faisaient envie et demandions à un gardien si on pouvait acheter. La réponse des propriétaires ne se faisait pas longtemps attendre. Tout était à vendre, excepté les objets appartenant à S. M. l’Empereur, nous n’avions qu’à choisir et à débattre ensuite nos intérêts avec les propriétaires.

Le premier objet était un magnifique plat de Delft de 40 centimètres de diamètre décoré d’un sujet mythologique et daté 1692. Le bord du plat était garni d’une monture en argent faite au Japon pour le préserver des ébréchures. Je l’ai payé 16 francs, à côté, une jardinière aussi en Delft, les bords à jour. Deux magnifiques et grandes soupières à couvercle de la plus belle qualité d’Imari ancien pour 650 francs, une garde de sabre extraordinaire en fer incrusté d’or et décorée de papillons et d’armoiries en émaux translucides, renfermée dans une belle boîte en ancien laque, 100 francs. Un bel album de dessins à la main, les coins de la reliure finement cloisonnés, imitant des turquoises incrustées 33 francs. Un beau vase en bronze, les anses formées par deux aigles aux ailes déployées, 11 francs. Quatre grands livres contenant des échantillons d’étoffes de soie et de tissus imprimés, très intéressants. Une très belle étagère en bois des îles, finement travaillée avec application de figurines de diverses matières… etc.

À la sortie de l’exposition, une femme, devant nous, peignait des éventails avec un goût parfait et une extrême rapidité, je lui en achetai, comme souvenir, une douzaine au prix de 0 fr. 45 cent. pièce, qu’elle me demanda.

En sortant de l’exposition, mon ami nous conduisit chez un des grands marchands de Kioto où il avait vu, deux ans auparavant, une admirable boîte en laque qu’il n’avait pas achetée à cause du prix exorbitant de 1,500 francs qui lui en avait été demandé.

Ce marchand nous reçut avec une grande affabilité, nous offrit le thé, des gâteaux, nous ne pouvions voir les objets qu’il avait à vendre, car ils étaient tous enveloppés d’une étoffe de soie, ou d’une contre-boîte en bois léger, en outre l’estomac nous criait très haut que nous étions debout depuis six heures du matin et qu’il était plus de midi, nous priâmes donc le marchand de nous conduire à un restaurant japonais et d’y partager notre déjeuner, ce qu’il accepta sans difficulté.

La petite salle dans laquelle on nous servit était au-dessus d’un petit bras de la rivière, qui, au moyen de deux claies servant de barrage, formait un vivier dans lequel nous pouvions choisir le poisson que nous désirions manger. On nous offrit des anguilles rôties sur la braise, du poulet cuit dans le saké, des œufs et l’inévitable vin de riz que notre japonais lampait à pleines tasses, si bien que nous le ramenâmes chez lui, la figure écarlate, les jambes un peu molles, mais bien ami des To-Jins (étrangers) et tout disposé à faire des ventes.

C’est chez cet homme que j’ai acheté une boîte qui, malheureusement, plus tard, à Paris, n’a pu trouver un acheteur et a été détaillée, séparée, entre plus de vingt amateurs. Quelle merveille ! quel splendide objet que cette boîte, dont le couvercle représentait des cerfs en laque d’or, broutant, sous le couvert d’Érables à feuilles rouges, au bord d’une rivière dans le courant de laquelle flottaient des feuilles tombées. À l’intérieur de la boîte, plus de cinquante objets divers, outils en miniature, boîtes à parfums, boîtes à jeu à jetons d’ivoire laqués aux douze signes du Zodiaque, petites étagères, pot à feu pour allumer les pipes, j’en oublie et des plus beaux ; alors, cela formait un tout complet, une de ces rares boîtes que les Daïmios japonais portaient partout avec eux dans leurs déplacements ; aujourd’hui, la boîte extérieure, démolie, a servi à reproduire le dessus de la table de Marie-Antoinette, du Louvre, les autres objets dont on trouverait un spécimen dans chaque collection, sont presque tous venus par hasard se rassembler à une exposition de l’art japonais. Quatre cent cinquante francs j’avais payé cet ensemble de chefs-d’œuvre ! Une jolie petite hotte formant boîte en laque d’or, l’intérieur pailleté d’or : 80 francs. Un fauteuil pouvant se fermer comme un pliant ; le siège était formé par une jolie broderie représentant sur fond crème, le cheval sacré de la déesse « Benten » blanc aux yeux rouges, le fauteuil était très finement laqué d’or aventuriné, le dossier représentant des grues dans des bambous ; au coin, les armoiries de la famille du Taïkoun pièce ; très importante par sa dimension et d’une très belle exécution, que j’acquis pour 275 francs.

J’ai trouvé, quelques semaines plus tard, à Yokohama, chez Tchodjiro, le plus riche marchand de la ville, le pendant de cette chaise pour laquelle il me demandait mille dollars. Je suppose qu’il doit l’avoir encore, s’il a maintenu son prix.

En courant d’un marchand à l’autre, nous visitions en même temps les monuments curieux de la ville. Ce sont en général des temples renommés soit par le Dieu auquel ils sont consacrés, soit par le souvenir de celui qui les fit élever, soit encore par quelque légende. Un jour nous voyons en passant Mimidzouka, énorme tumulus, sous lequel, dit-on, reposent les oreilles du roi de Corée, fait prisonnier par Taiko Sama. À quelque distance, une immense statue de Bouddha, en bois, au sommet de laquelle on parvient par un escalier, un homme peut, à l’aise passer dans une de ses narines. Cette statue est la représentation exacte de celle en bronze qui fut détruite dans un incendie au siècle dernier ; depuis cette époque, les fidèles apportent leurs offrandes qui, jusqu’à présent, n’ont pu suffire aux frais de fonte d’un nouveau Dieu en métal.

Ici, c’est le temple des trente-trois mille trois cent trente-trois divinités, et le nombre des statues et statuettes s’y aligne au complet, sur une longueur de 450 pieds environ, sur plusieurs rangs de profondeur. C’est sur la vérandah de ce temple, sous son immense toit, qu’au beau temps de la féodalité, les célèbres archers japonais venaient rivaliser d’adresse. Le but était à l’une des extrémités, et leurs flèches devaient décrire une parabole sous le toit dont les longues poutres, formant chevrons, étaient bardées de fer. On nous montrait les lames de fer déchiquetées par les flèches, et les flèches elles-mêmes, enfoncées dans le bois lorsque les archers les avaient mal dirigées.

L’exposition nous attirait encore, de temps en temps, bien qu’il n’y eût plus rien, pour nous, à acheter. Un magnifique objet excitait notre convoitise mais, malgré des offres brillantes, nous ne pûmes arriver à l’obtenir. C’était une armoire en laque noir appartenant à S. M. le Mikado. Ce meuble de cinq pieds environ de hauteur, ouvrait par deux portes s’abattant. Sur l’une était le cheval blanc sacré, sur l’autre, un Kougué jouant de la flûte. Sur l’un des côtés du meuble un coq, sur l’autre un paon. Ces quatre décors, de la plus belle qualité de laque que j’aie vue avec des épaisseurs de plusieurs centimètres d’or dans lequel l’artiste avait ciselé des détails d’une grande finesse. C’était vraiment un objet rare, une pièce unique peut-être. En interrogeant les uns et les autres on finit par nous désigner l’habile artiste qui l’avait fait et l’on nous conduisit à sa demeure : mais lorsque nous l’interrogeâmes à ce sujet, il nous répondit qu’il n’était que l’élève du vieillard qui avait produit ce chef-d’œuvre et nous affirma que son maître y avait travaillé plus de trente ans de sa vie. C’était une commande d’un prince de Satsuma, qui l’avait, offert au Mikado. Ce merveilleux objet ne remontait donc comme ancienneté, qu’aux premières années de notre siècle.

Chez notre bon ami japonais, en repassant un jour, dans nos diverses promenades, nous trouvâmes une armure fort intéressante et très complète. Le casque tout incrusté d’or et d’argent d’un très beau travail rappelait les travaux italiens du XVIe siècle, il avait plutôt la forme persane que japonaise.

L’armure était formée de petites plaques, imitant les écailles de poisson, chacune d’elles incrustée d’argent, l’étoffe sur laquelle avaient été appliquées ces écailles, conservait encore quelques traces du riche dessin qui l’avait autrefois ornée, mais elle était en très mauvais état. J’achetai cette armure 1,275 francs, influencé sans doute par le racontar du marchand qui la faisait remonter à Taiko-Sama et m’affirmait qu’il l’avait achetée d’un membre de la famille de ce prince.

Avec cette pièce, j’acquis deux très beaux sabres, c’est-à-dire le sabre et le poignard. Les fourreaux en laque aventuriné d’or aux armes de Tokugawa, les gardes représentant sur chacudo des singes traînant un chapelet de crânes humains. Ces gardes ne portaient aucune