Nos travers/Toujours le luxe

C.O. Beauchemin & Fils (p. 121-125).

TOUJOURS LE LUXE

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Avant de laisser ce sujet des couvents, il me reste à signaler d’autres abus où l’orgueil entraîne un grand nombre de familles.

Sur toutes les élèves qui apprennent les arts d’agrément, le dessin, la peinture, le piano, la harpe, la guitare, combien en est-il à qui ces choses profiteront et pour lesquelles un pareil enseignement ne soit pas une charge aussi onéreuse que superflue ?

Beaucoup de petites filles, sans y apporter la moindre application, exigent de leurs parents qu’ils leur fassent apprendre tout cela, afin de n’être pas dans une condition d’infériorité vis-à-vis de leurs amies opulentes.

Le temps qu’on perd ainsi à des occupations pour lesquelles on n’a aucune aptitude pourrait être consacré avec plus d’avantage à cultiver d’autres talents, fussent-ils plus modestes. Chacun a les siens, et les parents, mettant de côté toute vanité puérile, devraient s’appliquer à développer chez leur enfant la faculté dominante.

Qu’obtiennent-ils autrement ? Des sujets comme on en voit tant, qui possèdent sur une foule de choses des notions nuageuses : qui pianotent, barbouillent sur porcelaine, déclament, c’est-à-dire récitent fort mal les vers, et, en somme, n’excellent en rien.

Il faut surtout considérer comme un fléau l’invasion de la musique dans les plus humbles missions de la campagne. Qu’est-ce qu’une fille de fermiers, riche ou non, dont le sort est de devenir fermière et le devoir de se consacrer à des occupations pratiques peut bien faire de la science musicale au milieu de ses graves et nombreux soucis ?

Il y aurait pourtant une différence à faire entre les écoles des grandes villes et celles des districts ruraux.

La population de ces derniers a des besoins différents, et les raffinements qu’on introduit dans l’éducation de ses enfants n’aboutissent qu’à faire des déclassées qui sont le malheur et la ruine des familles.

Un notaire de ma connaissance a vu plus d’une fois un pauvre cultivateur venir hypothéquer sa terre pour acheter un piano à sa fille. Que ne leur montre-t-on plutôt à tricoter, à tisser, à raccommoder, à tailler, à coudre, à broder comme dans les écoles primaires de France ? Et s’il faut aborder la science, s’il faut sacrifier à l’art, que ce soit donc au moins d’une façon profitable.

Un peu de chimie vulgaire, quelques connaissances médicales rudimentaires si précieuses dans les habitations isolées de la campagne, des notions pratiques d’histoire naturelle vaudront mieux que l’algèbre et l’astronomie.

Les quelques familles en dehors des grands centres, qui souhaiteraient pour leurs filles une éducation plus accomplie, ne feraient pas autrement qu’elles font presque toutes aujourd’hui : elles porteraient leur clientèle aux couvents des villes.

Pour ce qui est des arts, il en est d’utiles qui ne coûtent rien à celles qui les pratiquent, qui peuvent au contraire leur rapporter quelque chose et devenir un métier lucratif dans le cas où l’on viendrait à dépendre de soi-même pour sa subsistance.

Il y aurait, par exemple, une industrie à créer ou à implanter parmi nous : c’est celle de la dentelle ; et la maison d’éducation, l’institution enseignante qui voudrait en prendre l’initiative aurait un rôle bienfaisant à accomplir dans notre pays.

Ce qui nous manquent totalement ce sont encore des établissements pour former à leur état les serviteurs. Chaque métier a son apprentissage, seul celui de cuisinière ou de servante se fait aux dépens des patrons. Pourquoi les communautés religieuses ne fonderaient-elles pas dans certains districts de la campagne des maisons spécialement dévouées à cet objet ?

Le Conseil National des Femmes poursuit justement ce but pratique. À chacune de ses sessions on s’applique à trouver les moyens d’introduire dans les écoles l’enseignement des arts manuels.

Cette innovation serait un bienfait non seulement pour les populations des campagnes, mais aussi pour nos jolies citadines, qu’elle rendrait plus pratiques.

Car, sans vouloir nous faire une querelle avec quelques-unes de nos jeunes lectrices, il faut avouer que nous avons dans notre sac quelques vérités à leur dire. Sur ce chapitre du luxe nous aurions un gros sermon à faire si les sermons n’étaient si ennuyeux, et pour qui les écoutent et pour qui les fait. Qu’elles nous permettent seulement de leur indiquer quelques occasions où on les voit le plus souvent céder à la séduction du luxe.

Un grand nombre, du reste, ne sont en ceci coupables que d’inconscience. Elles obéissent à un entraînement contre lequel on ne les met pas assez en garde. Elles font… comme les autres, et usent de la latitude qu’on leur donne.

Que la pensée de leurs torts viennent seulement à les frapper, et il est certain que le premier pas sera fait vers leur amendement.

D’abord, mesdemoiselles — c’est à vous que je m’adresse — c’est un luxe que de perdre son temps.

Songez que Dieu a dit à l’homme : Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! Personne dans la pensée du Créateur n’a été dispensé de cette peine, et tous ceux qui vivent dans l’oisiveté le font aux dépens des autres.

Réfléchissez aussi — cela vient d’être démontré scientifiquement — que la terre actuellement ne produit pas assez pour nourrir tous ses habitants ; que si l’on partageait également entre les hommes vivants ses ressources présentes, personne n’en aurait « à sa faim. »

Ne répugnez-vous pas à être du nombre des parasites et des inutiles ? Ne sentez-vous pas qu’il y a mieux à faire que de gaspiller les heures et les jours en de vains passe-temps ?

C’est un grand luxe, vous dis-je, que de consacrer chaque jour une partie de votre matinée à crêper, à friser vos cheveux et à élaborer le savant édifice de votre coiffure. Luxe aussi ces causeries oiseuses et ces promenades quotidiennes, sans autre but que de battre l’asphalte et se montrer à ses concitoyens. Et au surplus quel mauvais noviciat, quelle triste-préparation au rôle d’épouses sérieuses et de bonnes petites mères auxquels vous êtes appelées, qu’une vie aussi nulle !

Un grand nombre de celles qui gaspillent leurs journées de cette façon sont les aînées de grandes familles, qui voient leur mère surchargée de mille tracas et leur père user ses forces pour apporter l’aisance à tout son monde.

D’occuper leurs jolis doigts à confectionner, à réparer les vêtements des petites sœurs ou à faire leur propre raccommodage, de partager la responsabilité de la maîtresse de la maison, d’alléger le fardeau des parents, l’idée ne leur en vient pas.

Depuis nos bonnes grand’mères, assujettissant la mode au bon sens et portant leur belle robe aussi longtemps qu’elle voulait bien durer, les choses ont bien changé. C’est maintenant deux ou trois toilettes par saison qu’il faut à une femme élégante, et il n’est pas de condition de fortune qui dispense de ce renouvellement incessant.

C’est ainsi que s’écoule l’argent si péniblement gagné et que le père de famille, qui lutte de jour en jour plus fiévreusement, se trouve dans l’impossibilité d’amasser quelque chose pour ses vieux jours ou d’assurer l’existence des siens pour le cas où il viendrait à mourir.

En dépit de toutes ces complications dans la manière de vivre autrefois si simple, avec l’aggravation des charges pour celui qui soutient une famille, la femme est devenue moins industrieuse. Une dame, il y a cinquante ans, ne rougissait pas de faire ses robes. Combien de jeunes filles aujourd’hui pourraient s’en vanter ? On leur passerait peut-être d’ignorer un art bien utile quoique prosaïque si elles se distinguaient dans les autres. Mais quel talent cultive-t-on, quel chef-d’œuvre peut-on montrer ?

Aux jeunes filles ayant de la fortune, à celles qui font la mode et donnent le ton à la société, je conseillerais de montrer l’exemple de la simplicité, sinon en considération d’un père qui use sa vie à leur service, à cause du bien qui en résulterait chez les moins favorisées tenant à honneur de les imiter, mais surtout, dans leur propre intérêt.

Je suppose qu’elles n’aient rien à craindre pour l’avenir, il y a encore un emploi plus intelligent à faire de leur superflu que de le convertir en kilomètre de soie, en musée de bijouterie ou en un magasin de chapeaux.

Étant donné qu’il est un luxe permis (proposition fort combattue par ces temps de socialisme), je suggère aux dépensières un peu de discernement, dans celui qu’on leur accorde.

Faut-il vous apprendre, belles extravagantes, qu’il existe une telle chose que des livrets de caisse d’épargne ?

Ayez-en un en votre nom, et confiez-lui ce que vous pouvez distraire de votre budget en vue d’un voyage intéressant, de l’acquisition d’une œuvre d’art ou de quelque livre précieux.

Vous vous marierez un jour. L’élu de votre cœur ne sera peut-être pas M. Vanderbilt. Il est possible qu’il n’ait à vous offrir avec son cœur qu’une chaumière. C’est alors que vos économies viendront à point s’ajouter, pour l’embellir, aux libéralités du papa.

La crainte de voir mes suggestions prendre la tournure d’un sermon a failli m’empêcher d’ajouter qu’il y a une jouissance délicate à user de sa bourse pour faire des heureux et à retrancher quelque chose de son superflu pour donner à ceux qui souffrent le nécessaire.

Ce plaisir se concilie fort heureusement avec la prescription évangélique qui dit à tous : Faites l’aumône.