Nos travers/Le sentiment religieux

C.O. Beauchemin & Fils (p. 172-178).

LE SENTIMENT RELIGIEUX

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Il y a peut-être une illusion à laquelle nous devons encore renoncer : celle d’être un peuple foncièrement chrétien, modèle de moralité dans un monde païen et corrompu.

Après la perte de la douce certitude d’avoir gardé « intacte » la pure tradition de la langue de Corneille, cette nouvelle concession sera pénible.

Voyons, cependant, en toute franchise et équité, en toute humilité aussi, si nous ne devons pas la faire.

Voyons si notre conduite est le digne résultat de l’éducation austère acquise dans nos pieuses familles et dans les institutions religieuses auxquelles est dévolu le soin de nous instruire.

Je ne crains pas de répondre négativement.

Il y a peu de pays où soient invoqués plus souvent les grands principes religieux.

La fidélité et l’attachement d’un peuple catholique comme nous à ses croyances font une obligation à ceux qui briguent ses suffrages de refléter les mêmes sentiments de foi et de ferveur. De là le manque de sincérité d’un si grand nombre. De là l’hypocrisie forcée de tant d’hommes publics faisant marcher de front les pratiques extérieures d’un chrétien avec les habitudes plus ou moins cachées d’une vie scandaleuse.

Ne parlons pas de l’exploitation sacrilège de la religion par les partis politiques qui a été la conséquence naturelle de l’hypocrisie. Cette exploitation est telle que certaines réformes concernant les rapports de l’Église et de l’État, désirées de part et d’autre, ne s’accomplissent pas par la crainte réciproque de voir les adversaires tirer profit d’une initiative trop hardie et l’imputer à crime à ceux qui la tenteraient.

N’épiloguons pas sur chacun des maux produits par l’absence d’un pivot moral d’où devraient rayonner les actes de notre conduite.

Ce que nous voulons tenter aujourd’hui, c’est de mettre en regard un singulier état d’âme et l’éducation théorique dont il est issu. C’est de soumettre ce problème étrange : des effets révoltés contre leur cause, aux penseurs et aux sages, en laissant à leur compétence le soin d’expliquer et de conclure.

Nous diront-ils ces philosophes, pourquoi, en dépit des exemples de mères dévotes et des habitudes rigoureuses du pensionnat, la vraie, la solide piété — celle qui régit les paroles et les actions, celle qui fait de la vie d’une personne chrétienne un modèle de fermeté, d’obéissance et de fidélité à sa foi — est si souvent étrangère à notre jeunesse, même féminine ?

Établiront-ils la genèse de cet opportunisme relâché en ce qui touche à l’honneur — frère noble de l’honnêteté — de tant de jeunes gens, héritiers des noms les plus estimés ? Sauront-ils expliquer comment cette garantie d’un nom respecté avec celle d’une éducation religieuse, ont si souvent déçu les patrons dans le choix des titulaires de poste de confiance.

Et comment il se fait qu’au cours des luttes pour le pouvoir, les journaux, au lieu de livrer la bataille des idées, assaillent les candidats d’accusations de vol, de malversations, de félonie ? que l’on dise ouvertement : Un tel s’est enrichi dans tel emploi public au moyen de contrats véreux.

Et comment il se fait qu’on ose mettre si souvent en doute l’impartialité du magistrat et le désintéressement d’un mandataire du peuple ?

Nous diront-ils enfin pourquoi le pivot moral dont nous parlions, c’est-à-dire la conscience, manque à un si grand nombre d’entre nous ?… La question, assurément, vaut qu’on l’approfondisse.

Dans nos institutions religieuses la jeunesse est nourrie de la saine doctrine catholique, laquelle, mise en pratique, non seulement guide les actes, mais purifie l’intention et prévient les écarts. Quoiqu’il soit moins facile de répondre de l’éducation de la famille, il semble cependant que dans une foule de cas, l’exemple ou le souvenir de la probité paternelle, dussent suffisamment tracer la voie aux hommes d’aujourd’hui.

Ce qui tient du phénomène c’est que ce double pouvoir ait si peu de prise sur l’âme contemporaine. On dirait que les enseignements recueillis au collège et au couvent pendant la demi-heure d’instruction religieuse, sont une routine d’école, une superfétation que la pratique de la vie vous contraint à reléguer comme le grec ou la zoologie dans la « chambre de débarras » de votre cerveau. Et pourquoi cela ? Serait-ce que dans la formation des jeunes caractères on oublie trop souvent d’unir étroitement le sentiment religieux et les notions pratiques de la moralité et de l’honneur ?…

Le sentiment de supériorité que donne au débutant moderne notre âge de progrès, l’affranchit à sa majorité de la discipline rigoureuse des bonnes gens.

— « Pauvre père ! » dit avec un sourire d’indulgence le fils émancipé à qui on prêche, ou les habitudes d’une économie bourgeoise et surannée, ou le sacrifie ; d’intérêts chers à un principe de probité.

S’il n’a pas d’objection à jouir largement de l’argent amassé par le bonhomme, il se réserve de railler doucement sa méthode d’acquérir.

C’est que le jeune civilisé a des idées plus « larges » que son « pauvre père. »

Comparée à ses moyens perfectionnés, à lui, cette méthode naïve et d’une prudence puérile rappelle l’aspect minable et ridicule des vieilles diligences à côté du fringuant tramway électrique.

Car le jeune homme est « arriviste », et pour arriver il adopte l’interprétation toute moderne que les grands faiseurs américains ont donné à la loi évangélique : — “Do others or they’ll do you.” Or, voilà justement, son excuse, ou plutôt son mobile, car il ne croit même pas avoir besoin d’excuses :

— « Tout le monde agit ainsi ! »

— « Autant duper soi-même qu’être tondu ! » D’après ce principe, les âmes simples, les natures droites qui, dans la pénible alternative d’être exploiteur ou victime, se résignent au sacrifice, ne méritent même pas l’estime des gens.

— « Il est trop honnête ! » telle est l’énormité qu’on a souvent entendu tomber des lèvres de citoyens notables pour reprocher à certains hommes d’État d’avoir su sacrifier les intérêts de leur parti à ceux du peuple. Où est la trace d’une éducation chrétienne dans tout cela ?

Notre société à nous, hommes et femmes qu’on a élevés dans la prévision d’une vie future, dans la connaissance de la loi d’abnégation, ne sait plus que sourire quand on la rappelle, au milieu de ses pirateries légales ou de sa vie inconsciente, au sentiment du devoir.

À quels sarcasmes ne s’exposerait pas l’excentrique officieux qui se lèverait dans nos cercles mondains pour crier : « Mais l’honnêteté ! Il y a une telle chose que l’honnêteté, et cette chose n’est pas faite pour être méconnue, foulée aux pieds. On ne saurait avoir là-dessus qu’une manière de voir. Croyez-vous en Dieu ? Croyez-vous à l’immortalité de votre âme ?… Suivez alors le sentier que votre foi vous trace, ou bien renoncez au titre de chrétien ! »

Notre âme ! assurément que nous y croyons ; mais nous la traitons comme Napoléon traita son auguste prisonnier le pape Pie VII. Avec tous les égards dus à sa haute dignité, nous reléguons cyniquement l’immortelle hôtesse de notre corps, dans une retraite si lointaine et si obscure que sa voix n’arrive pas à se faire entendre. Et nous croyons avoir donné à la royale captive une ration suffisante après avoir accompli quelques-uns des rites faciles et strictement obligatoires du culte — pratiques auxquelles, d’ailleurs, l’esprit ne prend aucune part.

Après cela, la vie morale et la vie pratique ne sont pas pour nous deux cercles concentriques. Nulle communication, nul rapport n’existent entre notre prétendue croyance et notre conduite. Corrigeant l’Évangile dont on continue de se dire les disciples, on entreprend de servir deux maîtres. Il y a une morale « de famille » et une morale pour les affaires. On va à la messe et on pratique l’usure ; on dit son chapelet et on se prête aux abus de confiance qu’autorise le mot de « politique. » On fait ses Pâques, sans cesser pour cela d’encourager la subornation et le parjure dans les luttes électorales ou judiciaires. Notre religion n’est plus alors qu’une sorte de bienséance ; affaire « d’origine ou d’étiquette. »

Encore une fois, où est donc la délicatesse de conscience qu’a pour effet de développer la discipline catholique ?

Jules Lemaître, au cours d’une de ses critiques de théâtre, jette un cri d’alarme à ses concitoyens : (À la stupeur d’un grand nombre, on constatera que le sévère jugement s’applique aussi bien à une notable partie de notre peuple qu’à celui de France, si souvent taxé d’impiété) :

« Dans cette vie que nous menons, où l’on n’a, au fond, pour objectif, que l’argent, la vanité et le plaisir, et où, d’ailleurs, les principes manquent au nom desquels on se jugerait, la notion du bien et du mal finit par s’abolir en nous, et presque aucun de nous ne sait plus ce qu’il vaut moralement, ni ne se doute combien il vaut peu. »

Assurément nous n’avons pas le monopole de l’immoralité. (Il ferait beau voir, vraiment, que nous l’eussions !) Au demeurant il ne faut pas trop s’étonner de voir pêcher les hommes ; ce qui ne se peut tolérer toutefois c’est qu’on profane le titre de catholique, c’est qu’on le compromette et qu’on l’avilisse aux yeux de ses adversaires en en faisant le bouclier de tant de turpitudes.

Si l’on tient, vraiment à ce titre, et si l’on veut être conséquent, il faut cesser de regarder comme une excentricité le courage de conformer ses actes aux principes qu’on prétend avoir. Il faut chercher ailleurs que dans les mauvais exemples le modèle de sa vie.

Je sais trop à quoi je m’exposerais en recommandant à mes concitoyens la lecture de l’Imitation et celle de la vie des grands saints, qui feraient pourtant un excellent contrepoids à la pratique de l’équité légale et de la justice humaine.

Dans la crainte de paraître du premier coup excessive, je m’arrêterai à mi-chemin. Manquant de l’autorité que demande le genre de la prédication, je me bornerai à émettre un humble conseil :

Que mes concitoyens — pour ne parler que de leur devoir de patriotes — lisent les « Vies illustres » de Plutarque. Qu’ils écoutent ces paroles d’un homme d’état français qui, dans l’âge corrompu où nous vivons a donné en politique, l’exemple d’une probité impeccable :

« Je crois que nous tournons le dos à la vérité, en prenant pour but de nos efforts l’accroissement du seul bien-être des hommes ; nous oublions que le véritable levier du monde et la cause la plus certaine de tout bonheur, c’est le sacrifice et la joie de se sacrifier. »

« L’individu est un monstre dans la nature, et il ne revient à l’équilibre et à la santé qu’en se subordonnant à un ensemble le plus vaste possible, et finalement à un idéal. »

« Tout admirateur que je suis des philosophes grecs et de Socrate surtout, je pense que le Christ a prononcé la plus haute parole qui ait été entendue des oreilles humaines : « que le royaume du monde et des cieux est à celui qui saura aimer et se sacrifier. »

« Ces idées sont loin, en apparence, de diriger ceux qui dirigent actuellement les États et les sociétés ; il faut pourtant nous y attacher, parce que la vérité défendue avec une obstination suffisante doit finir par triompher. »

Le civisme de ce disciple — volontaire ou non — du Christ a de quoi faire rougir plus d’une de nos soi-disant vertus.

Il est de l’essence de notre foi de produire, comme une floraison naturelle, des caractères d’une pareille trempe.

Tâchons donc de mériter notre titre de « peuple chrétien, » en tendant vers l’idéal qu’un tel nom représente.

Et que ceux qui aiment à s’en prévaloir fassent en sorte de ne plus mériter qu’on écrive à la porte de leurs assemblées :

« On demande du sens moral. »