Nos travers/La vie des champs

C.O. Beauchemin & Fils (p. 26-28).

LA VIE DES CHAMPS

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J’aime cette parole d’un saint, qui fut en même temps un homme d’esprit — ce qui ne gâte rien : « Il faut demeurer en la barque en laquelle on est. »

Il y a au delà de deux cents ans que l’aimable évêque de Genève, François de Sales, écrivait cela. Il est donc à présumer qu’on voyait déjà de son temps, des gens cherchant le bonheur dans l’impossible et en dehors de la sphère où Dieu a voulu qu’ils le trouvassent.

Ce travers est commun de nos jours. Souvent la tranquillité, le contentement, l’aisance sont là tout près de nous et nous faisons de grands frais pour courir les chercher au loin.

Quand on voit des milliers de nos frères vivant sous un ciel étranger, on se demande avec tristesse si notre pays n’était pas assez grand pour les contenir, ou si les lois en étaient trop dures ou le climat trop inhospitalier.

Dans aucune de ces alternatives on ne trouve la raison déterminante de l’exil de nos compatriotes. C’est pour d’autres motifs qu’ils vont porter le trésor de leur activité, le formidable effort de leur nombre et les ressources du génie national chez une nation étrangère que ce concours enrichit, comme, sous Louis XIV, les Français huguenots le firent en faveur de l’Angleterre et d’autres pays ennemis.

Pourquoi ce besoin contagieux de s’expatrier ?

D’où vient cette insouciance qui fait qu’on passe d’un cœur léger de la situation de maître chez soi à l’état de serviteur de l’étranger, qu’on change l’air libre du champ natal pour l’emprisonnement du tenement des villes manufacturières des States ?

Est-ce pour trouver loin de la patrie, plus de loisirs, plus de jouissances, plus de fortune et moins de travail ?

Non ; pas plus que le Canada, la grande République n’est un pays de Cocagne pour les paresseux. La lutte pour la vie, au contraire, est plus rude, plus féroce j’oserais dire, de l’autre côté de la frontière que partout ailleurs.

Encore une fois, quelle est donc la raison qui fait préférer l’esclavage de l’usine américaine à la fière existence du citoyen canadien ?

C’est qu’on s’obstine à ne pas vouloir rester dans la barque en laquelle le Bon Dieu nous a mis.

Dans notre beau et riche pays la Providence a manifestement voulu qu’on exploitât les ressources du sol. La fertilité de nos vallées, l’abondance de nos inépuisables forêts fatigueraient les bras de bien d’autres nations.

Si le Canadien obéissait au commandement de Dieu qui le destine à la plus noble, à la plus libre de toutes les professions, l’agriculture, il n’y aurait pas de race plus heureuse et plus prospère que la nôtre. L’habitant dans nos campagnes, plus indépendant qu’un roi, mangerait un pain qu’il ne doit qu’à lui-même ; son pied ne foulerait, son œil n’embrasserait qu’un domaine dont il est le maître et le toit sous lequel il vieillit, après avoir abrité ses ancêtres, conserverait encore son souvenir à la génération de ses enfants.

Les douces mœurs d’autrefois refleuriraient et notre race reviendrait à son antique vaillance. Au lieu d’être de mauvais yankees ou des Anglais inférieurs, nous serions de vrais Canadiens, fiers de notre origine et loyaux au drapeau libéral qui nous abrite.

Disons donc à nos filles que rien n’est plus noble que d’être une bonne fermière.

Prenons garde qu’elles ne dédaignent cette belle existence à laquelle peut-être la Providence leur fait la faveur de les appeler et dont plus d’une citadine leur envie la douce liberté, le calme et l’indépendance.

Pour moi rien n’est au-dessus du cultivateur. Je salue avec respect sur le seuil de leurs demeures ces braves familles qui vivent au sein de la belle et honnête nature, dans la pure atmosphère des champs, plus près de Dieu que nous. Pour un de leur jour serein et laborieux je donnerais un mois de nos vaines agitations.

Enseignons aussi à nos fils, s’ils sont nés au milieu des champs, qu’un brevet de médecin, d’avocat ou de notaire ne les élève pas. Qu’ils soient fiers de recueillir la succession paternelle et qu’ils n’avilissent pas, en la méprisant, une profession qui n’a pas de supérieure.

Instruisons-nous, si nous voulons et sachons, en la relevant, faire de l’agriculture, l’aristocratie de notre peuple.

C’est d’elle, aussi bien, que nous vient ce que nous avons de meilleur. C’est des réserves de nos campagnes, c’est du sein de leurs familles patriarcales que surgissent constamment les hommes qui font l’honneur de notre pays.

Si l’on a le bonheur d’y appartenir, restons-y attachés. Ne changeons pas de barque.

Prions plutôt que les malheureux galériens des grands centres songent à quitter leur bord pour devenir de joyeux nautoniers voguant entre les rives fleuries d’un ruisseau campagnard.