Nos travers/Celles qui écrivent

C.O. Beauchemin & Fils (p. 62-67).

CELLES QUI ÉCRIVENT

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ON connaît le proverbe anglais : Familiarity breeds contempt. La familiarité engendre le mépris. Il est un de ceux qui ne font pas honneur à la race humaine, car il donne à supposer qu’on ne gagne rien à se laisser connaître à fond.

C’est cependant à la lumière de cette vérité que les très habiles dirigent leur conduite. Il est de fait que ces personnages impénétrables, dont on ne peut jamais se flatter d’avoir lu la pensée, que l’on ne saurait prendre à nier, à affirmer quelque chose ou à contredire quelqu’un, qui, interrogés quant à leurs opinions, opposent à toute curiosité indiscrète un sourire connaisseur et mystérieux, sont ceux qu’à tort ou à raison l’on respecte forcément.

Ces sphynx vivants s’attirent l’estime que l’ignorance accorde toujours à ce qu’elle ne comprend pas, et ceux-là sont rares qui refusent le tribut de la crainte admirative à ce Silence d’or dont le veau des Israélites donna le premier exemple.

Plus d’un puissant de nos jours n’est qu’un « poseur », et doit son élévation à la solennité silencieuse dont il voile la profondeur de sa nullité.

La Rochefoucauld a dénoncé ces roués avant nous tous. Il appelle la gravité de certaines gens : « Un mystère du corps cachant l’infirmité de l’esprit. » « Je me suis quelquefois repenti d’avoir trop parlé, dit l’auteur de l’Imitation, rarement de m’être tu. »

Il reste donc avéré que la sagesse consiste à ne se livrer jamais entièrement, et à réserver, en règle générale, au moins la moitié de ce que l’on pense, ayant eu soin de choisir préalablement dans ses impressions ce qu’il est le plus avantageux de montrer. C’est à ce triage mental qu’on doit consacrer le temps requis par les sept évolutions de la langue que recommande le sage avant de permettre à cet organe de traduire nos sentiments.

Il va de soi que pour les esprits paresseux le mouvement de rotation peut se prolonger indéfiniment. Je me figure même que c’est à ce moulinet intérieur que les individus énigmatiques dont nous parlions tout à l’heure emploient les moments qu’ils mettent à ne pas répondre.

Ce qui est vrai des paroles l’est bien davantage des écrits, « qui restent, » eux, pour perpétuer les résultats de nos inconséquences et de nos erreurs.

L’expérience nous force à constater ce fait :

Que les ordres, les injonctions et les prières des parents sont presqu’entièrement impuissants à prévenir les étourderies de la jeunesse en ce qui concerne les affaires soi-disant « de cœur, » en ces temps surtout où la surveillance se relâche.

Pas plus en ces sortes d’affaires que pour le reste, l’expérience de ceux qui ont pratiqué la vie ne profite aux autres qui la commencent. Toujours les jeunes papillons iront brûler leurs ailes à la fascinatrice et traîtresse flamme où se blessèrent leurs aînés.

Il n’en faudrait pas conclure pourtant que les sages avertissements, sont absolument inutiles. On rencontre encore parmi les adolescents des esprits prudents et assez soucieux de leur bonheur futur pour songer à se garer de certaines fautes dont ils voient souffrir les autres.

Demandez, mesdemoiselles, à vos amies mariées si elles ne donneraient pas une année de leur vie pour rentrer en possession de tous ces billets parfumés qu’elles semèrent comme autant de plumes au vent à l’époque des rapides et changeantes amourettes. Apprenez comment leur dignité de femme et de mère s’accommode de la pensée que ces feuillets innombrables, floraisons des caprices passés et éteints, subsistent toujours, témoins éternellement indiscrets sinon accusateurs ; et s’il leur plaît que ces otages de leur réputation si délicate, si aisément et gravement atteinte du moindre souffle de la calomnie, reposent entre des mains étrangères, hostiles peut-être.

Un principe de convenance que pratiquait la génération de laquelle est issue la jeunesse d’aujourd’hui, et en honneur encore à cette heure dans les familles qui n’ont pas fait toutes les concessions à l’esprit d’émancipation, exige que, sous aucun prétexte, une jeune fille n’écrive à un jeune homme de son monde à moins d’être irrévocablement liée à lui par l’anneau des fiançailles.

Les Américaines, on le sait, ne sont pas des modèles de cette réserve un peu hautaine, qui est comme une charmante relique des mœurs chevaleresques d’antan, alors que les femmes moins accommodantes avaient des adorateurs plus respectueux. Toutefois, l’éducation toute particulière des filles des États-Unis, leur grande instruction et l’impartialité réelle de leur esprit, qui fait qu’elles choisissent aussi bien dans un sexe que dans l’autre leurs amis, donnent en général à leur correspondance une allure virile, une absence de sentimentalité lui servant de palliatif.

Cependant leur action quelque anodine qu’elle soit n’en est pas moins une déchéance de la dignité féminine. Pour elles, comme pour mes compatriotes et pour toutes les femmes des nations civilisées, cette dignité fait leur unique prestige ; elle est à la fois l’ornement et la protection de leur faiblesse. Si elles y renoncent pour traiter le sexe plus fort d’égal à égal, elles se mettent dans une condition d’infériorité.

Un homme dont les tiroirs sont encombrés par les lettres d’une femme pourra conserver à son égard de l’estime, mais il ne la respectera jamais autant qu’avant le déluge des épanchements. Le seul ton de ses paroles quand il lui parle suffit à le prouver aux indifférents. Dans ces cas où la familiarité n’engendre pas le mépris, l’amitié prend le caractère de la camaraderie d’homme à homme ; or, il n’est pas contestable qu’on manque à une femme en la traitant comme un homme.

J’excepte à peine de cette loi les fiancés, mieux garantis que les autres naturellement contre la satiété et le désenchantement. Chez ceux-là même, les assurances passionnées, les déclarations brillantes, intempérées que certaines jeunes filles se croient permises à la veille du mariage, minent sourdement et pour toujours ce respect exalté qui est le plus délicat hommage de l’amour qu’on leur porte et ce qu’il a de meilleur.

Ces exubérantes ne comprennent donc pas qu’elles ne gagnent rien à vider leur cœur jusqu’à le retourner et à en secouer les moindres miettes sur l’Idole.

Quelles ressources leur reste-t-il quand elles ont une fois renversé la coupe des virginales tendresses ? Ne vaut-il pas mieux les mesurer goutte par goutte à la ferveur d’un communiant jamais lassé ?

Une jeune fille se vantait d’avoir correspondu pendant un an avec son fiancé sans avoir jamais écrit le mot aimer, l’infinitif divin.

— Oh ! la vérité y était toute entière pourtant, disait-elle, mais il fallait la trouver entre les lignes ou la reconnaître sous le travestissement de cette figure de rhétorique qui s’appelle « litote. »

Je parie que ces exquises trouvailles faites sous la tendresse pudique des phrases ravissaient le destinataire autrement que ne l’aurait fait la vérité toute crue.

Si les jeunes filles qui n’éprouvent aucune répugnance à prodiguer leur écriture assistaient une fois à l’inventaire que les garçons font de temps à autre des papiers de leurs poches, elles auraient la sensation de l’incongruité de leur complaisance.

En voyant exhumer de ce magasin de variétés, — avec des parcelles de tabac dont le brutal arôme a tué son délicat parfum — souillé et méconnaissable, le billet, où s’étale la gracieuse cursive, leur délicatesse serait froissée ; et la pudeur naturelle de leur âme ressentirait comme une injure la flétrissure de cette page sortie si blanche de leurs mains.

Les hommes ne sont pas tous assez discrets pour dérober à la curiosité de leurs amis de pareilles marques de confiance. Et pourquoi, mesdemoiselles, dites-le moi, se montreraient-ils plus soucieux de votre dignité que vous ne l’êtes vous-mêmes ? En général ils ne se font point faute de se les exhiber réciproquement, non sans un certain orgueil, et c’est là un indice du prix qu’ils attachent encore aux privilèges de votre trop grande condescendance. La chose se passera peut-être comme ceci :

Dans une réunion de célibataires, jeunes ou vieux, tenant leurs séances dans une garçonnière quelconque, l’un des fumeurs usera d’un habile stratagème pour se vanter sans en avoir l’air. Faisant mine de pêcher avec difficulté une allumette au fond de son gousset, il le débarrasse machinalement des papiers qu’il contient ; ses regards tombant aussi machinalement sur le premier, il dit avec nonchalance, comme un homme habitué à tout :

— Tiens, la lettre de la petite Chose.

— Ah ! toi aussi ? fait un second piqué au jeu et soulevant le pan de son habit pour aller chercher dans l’arrière-fond d’une poche profonde un document identique.

Alors, selon que la petite Chose a plus ou moins de connaissances dans ce cercle de mondains, il circulera de mains en mains un certain nombre de petits feuillets dont la comparaison s’établit au milieu d’une gaîté pas toujours bienveillante.

Peut-être l’un d’eux, dans la confusion des échanges, tombera-t-il dans le crachoir. Pardon, mesdames, de la supposition, mais, malgré l’horreur de son sort, ce naufragé me semble le plus heureux ; sa carrière est finie.

Les douces missives qu’on envoie à celui qui, dans un avenir rapproché, doit être son époux ne courent pas de tels risques. Un fiancé est trop jaloux de la dignité et du prestige de celle qu’il considère comme sienne pour profaner les confidences émues de son cœur en les publiant : il est trop heureux pour ne pas se renfermer à leur égard dans le mutisme dédaigneux du bonheur assuré.