Nord contre sud/Deuxième partie/7

J. Hetzel (p. 300-316).

VII

derniers mots et dernier soupir


Ce jour même, 17 mars, James et Gilbert Burbank, M. Stannard et sa fille, rentraient avec le mari de Zermah à la plantation de Camdless-Bay.

On ne put cacher la vérité à Mme Burbank. La malheureuse mère en reçut un nouveau coup, qui pouvait être mortel dans l’état de faiblesse où elle se trouvait.

Cette dernière tentative pour connaître le sort de l’enfant n’avait pas abouti. Texar s’était refusé à répondre. Et comment l’y eût-on obligé, puisqu’il prétendait ne point être l’auteur de l’enlèvement ? Non seulement il le prétendait, mais, par un alibi non moins inexplicable que les précédents, il prouvait qu’il n’avait pu être à la crique Marino au moment où s’accomplissait le crime. Puisqu’il avait été absous de l’accusation lancée contre lui, il n’y avait plus à lui donner le choix entre une peine et un aveu qui aurait pu mettre sur la trace de ses victimes.

« Mais, si ce n’est pas Texar, répétait Gilbert, qui donc est coupable de ce crime ?

— Il a pu être exécuté par des gens à lui, répondit M. Stannard, et sans qu’il ait été présent !

— Ce serait la seule explication à donner, répliquait Edward Carrol.

— Non, mon père, non, monsieur Carrol ! affirmait miss Alice. Texar était dans l’embarcation qui entraînait notre pauvre petite Dy ! Je l’ai vu… je l’ai reconnu, au moment où Zermah jetait son nom dans un dernier appel !… Je l’ai vu… je l’ai vu ! »

Que répondre à la déclaration si formelle de la jeune fille ? Aucune erreur de sa part n’était possible, répétait-elle à Castle-House, comme elle l’avait juré devant le Conseil de guerre. Et pourtant, si elle ne se trompait pas, comment l’Espagnol pouvait-il se trouver à ce moment parmi les prisonniers de Fernandina, détenus à bord de l’un des bâtiments de l’escadre du commodore Dupont ?

C’était inexplicable. Toutefois, si les autres pouvaient avoir un doute quelconque, Mars, lui, n’en avait pas. Il ne cherchait pas à comprendre ce qui paraissait être incompréhensible. Il était résolu à se jeter sur la piste de Texar, et, s’il le retrouvait, il saurait bien lui faire avouer son secret, dût-il le lui arracher par la torture !

« Tu as raison, Mars, répondit Gilbert. Mais il faut, au besoin, se passer de ce misérable, puisqu’on ignore ce qu’il est devenu !… Il faut reprendre nos recherches !… Je suis autorisé à rester à Camdless-Bay tout le temps qui sera nécessaire, et dès demain…

— Oui, monsieur Gilbert, dès demain ! » répondit Mars.

Et le métis regagna sa chambre, où il put donner un libre cours à sa douleur comme à sa colère.

Le lendemain, Gilbert et Mars firent leurs préparatifs de départ. Ils voulaient consacrer cette journée à fouiller avec plus de soin les moindres criques et les plus petits îlots, en amont de Camdless-Bay et sur les deux rives du Saint-John.

Pendant leur absence, James Burbank et Edward Carrol allaient prendre leurs dispositions pour entreprendre une campagne plus complète. Vivres, munitions, moyens de transport, personnel, rien ne serait négligé pour qu’elle pût être menée à bonne fin. S’il fallait s’engager jusque dans les régions sauvages de la Basse-Floride, au milieu des marécages du sud, à travers les Everglades, on s’y engagerait. Il était impossible que Texar eût quitté le territoire floridien. À remonter vers le nord, il aurait trouvé la barrière de troupes fédérales qui stationnaient sur la frontière de la Géorgie. À tenter de fuir par mer, il ne l’aurait pu qu’en essayant de franchir le détroit de Bahama, afin de chercher asile dans les Lucayes anglaises. Or, les navires du commodore Dupont occupaient les passes depuis Mosquito-Inlet jusqu’à l’entrée de ce détroit. Les chaloupes exerçaient un blocus effectif sur le littoral. De ce côté, aucune chance d’évasion ne s’offrait à l’Espagnol. Il devait être en Floride, caché sans doute là où, depuis quinze jours, ses victimes étaient gardées par l’Indien Squambô. L’expédition projetée par James Burbank aurait donc pour but de rechercher ses traces sur tout le territoire floridien.

Du reste, ce territoire jouissait maintenant d’une tranquillité complète, due à la présence des troupes nordistes et des bâtiments qui en bloquaient la côte orientale.

Il va sans dire que le calme régnait également à Jacksonville. Les anciens magistrats avaient repris leur place dans la municipalité. Plus de citoyens emprisonnés pour leurs opinions tièdes ou contraires. Dispersion totale des partisans de Texar, qui, dès la première heure, avaient pu s’enfuir à la suite des milices floridiennes.

Au surplus, la guerre de sécession se continuait dans le centre des États-Unis à l’avantage marqué des fédéraux. Le 18 et le 19, la première division de l’armée du Potomac avait débarqué au fort Monroe. Le 22, la seconde se préparait à quitter Alexandria pour la même destination. Malgré le génie militaire de cet ancien professeur de chimie, J. Jackson, désigné sous le nom de Stonewal Jackson, le « mur de pierre », les sudistes allaient être battus, dans quelques jours, au combat de Kernstown. Il n’y avait donc actuellement rien à craindre d’un soulèvement de la Floride, qui s’était toujours montrée un peu indifférente, on ne saurait trop le signaler, aux passions du Nord et du Sud.

Dans ces conditions, le personnel de Camdless-Bay, dispersé après l’envahissement de la plantation, avait pu rentrer peu à peu. Depuis la prise de Jacksonville, les arrêtés de Texar et de son Comité, relatifs à l’expulsion des esclaves affranchis, n’avaient plus aucune valeur. À cette date du 17 mars, la plupart des familles de noirs, revenues sur le domaine, s’occupaient déjà de relever les baracons. En même temps, de nombreux ouvriers déblayaient les ruines des chantiers et des scieries, afin de rétablir l’exploitation régulière des produits de Camdless-Bay. Perry et les sous-régisseurs y déployaient une grande activité sous la direction d’Edward Carrol. Si James Burbank lui laissait le soin de tout réorganiser, c’est qu’il avait, lui, une autre tâche à remplir — celle de retrouver son enfant. Aussi, en prévision d’une campagne prochaine, réunissait-il tous les éléments de son expédition. Un détachement de douze noirs affranchis, choisis parmi les plus dévoués de la plantation, furent désignés pour l’accompagner dans ses recherches. On peut être sûr que ces braves gens s’y appliqueraient de cœur et d’âme.

Restait donc à décider comment l’expédition serait conduite. À ce sujet, il y avait lieu d’hésiter. En effet, sur quelle partie du territoire les recherches seraient-elles d’abord dirigées ? Cette question devait évidemment primer toutes les autres.

Une circonstance inespérée, due uniquement au hasard, allait indiquer avec une certaine précision quelle piste il convenait de suivre au début de la campagne.

Le 19, Gilbert et Mars, partis dès le matin de Castle-House, remontaient rapidement le Saint-John dans une des plus légères embarcations de Camdless-Bay. Aucun des noirs de la plantation ne les accompagnait pendant ces explorations qu’ils recommençaient chaque jour sur les deux berges du fleuve. Ils tenaient à opérer aussi secrètement que possible, afin de ne point donner l’éveil aux espions qui pouvaient surveiller les abords de Castle-House par ordre de Texar.

Ce jour-là, tous deux se glissaient le long de la rive gauche. Leur canot, s’introduisant à travers les grandes herbes, derrière les îlots détachés par la violence des eaux à l’époque des fortes marées d’équinoxe, ne courait aucun risque d’être aperçu. Pour des embarcations naviguant dans le lit du fleuve, il n’eût même pas été visible. Pas davantage de la berge elle-même, dont la hauteur le mettait à l’abri des regards de quiconque se fût aventuré sous son fouillis de verdure.

Il s’agissait, ce jour-là, de reconnaître les criques et les rios les plus secrets que les comtés de Duval et de Putnam déversent dans le Saint-John.

Jusqu’au hameau de Mandarin, l’aspect du fleuve est presque marécageux.
Gilbert et Mars s’enfoncèrent sous les arbres.
À mer haute, les eaux s’étendent sur ses rives, extrêmement basses, qui ne découvrent qu’à mi-marée, lorsque le jusant est suffisamment établi pour ramener le Saint-John à son étiage normal. Sur la rive droite, toutefois, le niveau du sol est plus en relief. Les champs de maïs y sont à l’abri de ces inondations périodiques qui n’auraient permis aucune culture. On peut même donner le nom de coteau à cet emplacement où s’étagent les quelques maisons de Mandarin, et qui se termine par un cap projeté jusqu’au milieu du chenal.
Gilbert s’agenouilla près du mourant.

Au delà, de nombreuses îles occupent le lit plus rétréci du fleuve, et c’est en reflétant les panaches blanchâtres de leurs magnifiques magnoliers que les eaux, divisées en trois bras, montent avec le flux ou descendent avec le reflux — ce dont le service de la batellerie peut profiter deux fois par vingt-quatre heures.

Après s’être engagés dans le bras de l’ouest, Gilbert et Mars fouillaient les moindres interstices de la berge. Ils cherchaient si quelque embouchure de rio ne s’ouvrait pas sous le branchage des tulipiers, afin d’en suivre les sinuosités jusque dans l’intérieur. Là on ne voyait déjà plus les vastes marécages du bas fleuve. C’étaient des vallons hérissés de fougères arborescentes et de liquidambars dont les premières floraisons, mélangées aux guirlandes de serpentaires et d’aristoloches, imprégnaient l’air de parfums pénétrants. Mais, en ces différents endroits, les rios ne présentaient aucune profondeur. Ils ne s’échappaient que sous la forme de filets d’eau, impropres même à la navigation d’un squif, et le jusant les laissait bientôt à sec. Aucune cabane sur leur bord. À peine quelques huttes de chasseurs, vides alors, et qui ne paraissaient pas avoir été récemment occupées. Parfois, à défaut d’êtres humains, on eût pu croire que divers animaux y avaient établi leur domicile habituel. Aboiements de chiens, miaulements de chats, coassements de grenouilles, sifflements de reptiles, glapissements de renards, ces bruits variés frappaient tout d’abord l’oreille. Cependant, il n’y avait là ni renards, ni chats, ni grenouilles, ni chiens, ni serpents. Ce n’étaient que les cris d’imitation de l’oiseau-chat, sorte de grive brunâtre, noire de tête, rouge-orange de croupion, que l’approche du canot faisait partir à tire d’aile.

Il était environ trois heures après-midi. À ce moment, la légère embarcation donnait de l’avant sous un sombre fouillis de gigantesques roseaux, lorsqu’un violent coup de la gaffe, manœuvrée par Mars, lui fit franchir une barrière de verdure qui semblait être impénétrable. Au delà s’arrondissait une sorte d’entaille, d’un demi-acre d’étendue, dont les eaux, abritées sous l’épais dôme des tulipiers, ne devaient jamais s’être échauffées aux rayons du soleil.

« Voilà un étang que je ne connaissais pas, dit Mars, qui se redressait afin d’observer la disposition des berges au delà de l’entaille.

— Visitons-le, répondit Gilbert. Il doit communiquer avec le chapelet des lagons, creusés à travers cette lagune. Peut-être sont-ils alimentés par un rio, qui nous permettrait de remonter à l’intérieur du territoire ?

— En effet, monsieur Gilbert, répondit Mars, et j’aperçois l’ouverture d’une passe dans le nord-ouest de nous.

— Pourrais-tu dire, demanda le jeune officier, en quel endroit nous sommes ?

— Au juste, non, répondit Mars, à moins que ce ne soit cette lagune qu’on appelle la Crique-Noire. Pourtant, je croyais, comme tous les gens du pays, qu’il était impossible d’y pénétrer et qu’elle n’avait aucune communication avec le Saint-John.

— Est-ce qu’il n’existait pas autrefois, dans cette crique, un fortin élevé contre les Séminoles ?

— Oui, monsieur Gilbert. Mais, depuis bien des années déjà, l’entrée de la crique s’est fermée sur le fleuve, et le fortin a été abandonné. Pour mon compte, je n’y suis jamais allé, et, maintenant, il ne doit plus en rester que des ruines.

— Essayons de l’atteindre, dit Gilbert.

— Essayons, répondit Mars, quoique ce soit probablement bien difficile. L’eau ne tardera pas à disparaître, et le marécage ne nous offrira pas un sol assez résistant pour y marcher.

— Évidemment, Mars. Aussi, tant qu’il y aura assez d’eau, devrons-nous rester dans l’embarcation.

— Ne perdons pas un instant, monsieur Gilbert. Il est déjà trois heures, et la nuit viendra vite sous ces arbres. »

C’était la Crique-Noire, en effet, dans laquelle Gilbert et Mars venaient de pénétrer, grâce à ce coup de gaffe, qui avait lancé leur embarcation à travers la barrière de roseaux. On le sait, cette lagune n’était praticable que pour de légers squifs, semblables à celui dont se servait habituellement Squambô, lorsque son maître ou lui s’aventurait sur le cours du Saint-John. D’ailleurs, pour arriver au blockhaus, situé vers le milieu de cette crique, à travers l’inextricable lacis des îlots et des passes, il fallait être familiarisé avec leurs mille détours, et, depuis de longues années, personne ne s’y était jamais hasardé. On ne croyait même plus à l’existence du fortin. De là, sécurité complète pour l’étrange et malfaisant personnage qui en avait fait son repaire habituel. De là, le mystère absolu qui entourait l’existence privée de Texar.

Il eût fallu le fil d’Ariane pour se guider à travers ce labyrinthe toujours obscur, même au moment où le soleil passait au méridien. Toutefois, à défaut de ce fil, il se pouvait que le hasard permît de découvrir l’îlot central de la Crique-Noire.

Ce fut donc à ce guide inconscient que durent s’abandonner Gilbert et Mars. Lorsqu’ils eurent franchi la première entaille, ils s’engagèrent à travers les canaux, dont les eaux grossissaient alors avec la marée montante, même dans les plus étroits, lorsque la navigation y semblait praticable. Ils allaient comme s’ils eussent été entraînés par quelque pressentiment secret, sans se demander de quelle façon ils pourraient revenir en arrière. Puisque tout le comté devait être exploré par eux, il importait que rien de cette lagune n’échappât à leur investigation.

Après une demi-heure d’efforts, à l’estime de Gilbert, le canot devait s’être avancé d’un bon mille à travers la crique. Plus d’une fois, arrêté par quelque infranchissable berge, il avait dû se retirer d’une passe pour en suivre une autre. Nul doute, pourtant, que la direction générale eût été vers l’ouest. Le jeune officier ni Mars n’avaient encore essayé de prendre terre — ce qu’ils n’auraient pas fait sans difficulté, puisque le sol des îlots était à peine élevé au-dessus de l’étiage moyen du fleuve. Mieux valait ne pas quitter la légère embarcation, tant que le manque d’eau n’arrêterait pas sa marche.

Cependant, ce n’était pas sans de grands efforts que Gilbert et Mars avaient franchi ce mille. Si vigoureux qu’il fût, le métis dut prendre un peu de repos. Mais il ne voulut le faire qu’au moment où il eut atteint un îlot plus vaste et plus haut de terrain, auquel arrivaient quelques rayons de lumière à travers la trouée de ses arbres.

« Eh, voilà qui est singulier ! dit-il.

— Qu’y a-t-il ?… demanda Gilbert.

— Des traces de culture sur cet îlot », répondit Mars.

Tous deux débarquèrent et prirent pied sur une berge un peu moins marécageuse.

Mars ne se trompait pas. Les traces de culture apparaissaient visiblement ; quelques ignames poussaient çà et là ; le sol se bossuait de quatre à cinq sillons, creusés de main d’homme ; une pioche abandonnée était encore fichée dans la terre.

« La crique est donc habitée ?… demanda Gilbert.

— Il faut le croire, répondit Mars, ou, tout au moins, est-elle connue des quelques coureurs du pays, peut-être des Indiens nomades, qui y font pousser quelques légumes.

— Il ne serait pas impossible alors qu’ils eussent bâti des habitations… des cabanes…

— En effet, monsieur Gilbert, et, s’il s’en trouve une, nous saurons bien la découvrir. »

Il y avait grand intérêt à savoir quelles sortes de gens pouvaient fréquenter cette Crique-Noire, s’il s’agissait de chasseurs des basses régions, qui s’y rendaient secrètement, ou de Séminoles, dont les bandes fréquentent encore les marécages de la Floride.

Donc, sans songer au retour, Gilbert et Mars reprirent leur embarcation, et s’enfoncèrent plus profondément à travers les sinuosités de la crique. Il semblait qu’une sorte de pressentiment les attirât vers ses plus sombres réduits. Leurs regards, faits à l’obscurité relative que l’épaisse ramure entretenait à la surface des îlots, se plongeaient en toutes directions. Tantôt, ils croyaient apercevoir une habitation, et ce n’était qu’un rideau de feuillage, tendu d’un tronc à l’autre. Tantôt ils se disaient : « Voilà un homme, immobile, qui nous regarde ! » et il n’y avait là qu’une vieille souche bizarrement tordue, dont le profil reproduisait quelque silhouette humaine. Ils écoutaient alors… Peut-être ce qui ne leur arrivait pas aux yeux, arriverait-il à leurs oreilles ? Il suffisait du moindre bruit pour déceler la présence d’un être vivant en cette région déserte.

Une demi-heure après leur première halte, tous deux étaient arrivés près de l’îlot central. Le blockhaus en ruine s’y cachait si complètement au plus épais du massif qu’ils n’en pouvaient rien apercevoir. Il semblait même que la crique se terminait en cet endroit, que les passes obstruées devenaient innavigables. Là, encore une infranchissable barrière de halliers et de buissons se dressait entre les derniers détours des canaux et les marécageuses forêts, dont l’ensemble s’étend à travers le comté de Duval, sur la gauche du Saint-John.

« Il me paraît impossible d’aller plus loin, dit Mars. L’eau manque, monsieur Gilbert…

— Et cependant, reprit le jeune officier, nous n’avons pu nous tromper aux traces de culture. Des êtres humains fréquentent cette crique. Peut-être y étaient-ils récemment ? Peut-être y sont-ils encore ?…

— Sans doute, reprit Mars, mais il faut profiter de ce qui reste de jour pour regagner le Saint-John. La nuit commence à se faire, l’obscurité sera bientôt profonde, et comment se reconnaître au milieu de ces passes ? Je crois, monsieur Gilbert, qu’il est prudent de revenir sur nos pas, quitte à recommencer notre exploration demain au point du jour. Retournons, comme d’habitude, à Castle-House. Nous dirons ce que nous avons vu, nous organiserons une reconnaissance plus complète de la Crique-Noire dans de meilleures conditions…

— Oui… il le faut, répondit Gilbert. Cependant, avant de partir, j’aurais voulu… »

Gilbert était resté immobile, jetant un dernier regard sous les arbres, et il allait donner l’ordre de repousser l’embarcation, lorsqu’il arrêta Mars d’un geste.

Le métis suspendit aussitôt sa manœuvre, et, debout, l’oreille tendue, il écouta.

Un cri, ou plutôt une sorte de gémissement continu qu’on ne pouvait confondre avec les bruits habituels de la forêt, se faisait entendre. C’était comme une lamentation de désespoir, la plainte d’un être humain — plainte arrachée par de vives souffrances. On eût dit le dernier appel d’une voix qui allait s’éteindre.

« Un homme est là !… s’écria Gilbert. Il demande du secours !… Il se meurt peut-être !

— Oui ! répondit Mars. Il faut aller à lui !… Il faut savoir qui il est !… Débarquons ! »

Ce fut fait en un instant. L’embarcation ayant été solidement attachée à la berge, Gilbert et Mars sautèrent sur l’îlot et s’enfoncèrent sous les arbres.

Là, encore, il y avait quelques traces sur des sentes frayées à travers la futaie, même des pas d’hommes, dont les dernières lueurs du jour laissaient apercevoir l’empreinte.

De temps en temps, Mars et Gilbert s’arrêtaient. Ils écoutaient. Les plaintes se faisaient-elles encore entendre ? C’était sur elles, sur elles seules, qu’ils pouvaient se guider.

Tous deux les entendirent de nouveau, très rapprochées cette fois. Malgré l’obscurité qui devenait de plus en plus profonde, il ne serait sans doute pas impossible d’arriver à l’endroit d’où elles partaient.

Soudain un cri plus douloureux retentit. Il n’y avait pas à se tromper sur la direction à suivre. En quelques pas, Gilbert et Mars eurent franchi un épais hallier, et ils se trouvèrent en présence d’un homme, étendu près d’une palissade, qui râlait déjà.

Frappé d’un coup de couteau à la poitrine, un flot de sang inondait ce malheureux. Les derniers souffles s’exhalaient de ses lèvres. Il n’avait plus que quelques instants à vivre.

Gilbert et Mars s’étaient penchés sur lui. Il rouvrit les yeux, mais essaya vainement de répondre aux questions qui lui furent faites.

« Il faut le voir, cet homme ! s’écria Gilbert. Une torche… une branche enflammée ! »

Mars avait déjà arraché la branche d’un des arbres résineux qui poussaient en grand nombre sur l’îlot. Il l’enflamma au moyen d’une allumette, et sa lueur fuligineuse jeta quelque clarté dans l’ombre.

Gilbert s’agenouilla près du mourant. C’était un noir, un esclave, jeune encore. Sa chemise écartée laissait voir un trou béant à sa poitrine dont le sang s’échappait. La blessure devait être mortelle, le coup de couteau ayant traversé le poumon.

« Qui es-tu ?… Qui es-tu ? » demanda Gilbert.

Nulle réponse.

« Qui t’a frappé ? »

L’esclave ne pouvait plus proférer une seule parole.

Cependant Mars agitait la branche, afin de reconnaître le lieu où ce meurtre avait été commis.

Il aperçut alors la palissade, et, à travers la poterne entrouverte, la silhouette indécise du blockhaus. C’était, en effet, le fortin de la Crique-Noire dont on ne connaissait même plus l’existence dans cette partie du comté de Duval.

« Le fortin ! » s’écria Mars.

Et, laissant son maître près du pauvre noir qui agonisait, il s’élança à travers la poterne.

En un instant, Mars eut parcouru l’intérieur du blockhaus, il eut visité les chambres qui s’ouvraient de part et d’autre sur le réduit central. Dans l’une, il trouva un reste de feu qui fumait encore. Le fortin avait donc été récemment occupé. Mais à quelle sorte de gens, Floridiens ou Séminoles, avait-il pu servir de retraite ? Il fallait à tout prix l’apprendre, et de ce blessé qui se mourait. Il fallait savoir quels étaient ses meurtriers, dont la fuite ne devait dater que de quelques heures.

Mars sortit du blockhaus, il fit le tour de la palissade à l’intérieur de l’enclos, il promena sa torche sous les arbres… Personne ! Si Gilbert et lui fussent arrivés dans la matinée, peut-être auraient-ils trouvé ceux qui habitaient ce fortin. À présent, il était trop tard.

Le métis revint alors près de son maître et lui apprit qu’ils étaient au blockhaus de la Crique-Noire.

« Cet homme a-t-il pu répondre ? lui demanda-t-il.

— Non… répondit Gilbert. Il n’a plus sa connaissance, et je doute qu’il puisse la retrouver !

— Essayons, monsieur Gilbert, répondit Mars. Il y a là un secret qu’il importe de connaître, et que personne ne pourra plus dire lorsque cet infortuné sera mort !

— Oui, Mars ! Transportons-le dans le fortin… Là, peut-être reviendra-t-il à lui… Nous ne pouvons le laisser expirer sur cette berge !…

— Prenez la torche, monsieur Gilbert, répondit Mars. Moi j’aurai la force de le porter. »
Le personnel de l’expédition était réuni sur le pier de Camdless-Bay.

Gilbert saisit la résine enflammée. Le métis souleva dans ses bras ce corps, qui n’était plus qu’une masse inerte, gravit les degrés de la poterne, pénétra par l’embrasure qui donnait accès dans l’enclos, et déposa son fardeau dans une des chambres du réduit.

Le mourant fut placé sur une couche d’herbes. Mars, prenant alors sa gourde, l’introduisit entre ses lèvres.

Le cœur du malheureux battait encore, quoique bien faiblement et à de longs intervalles. La vie allait lui manquer… Son secret ne lui échapperait-il donc pas avant son dernier souffle ?

Ces quelques gouttes d’eau-de-vie semblèrent le ranimer un peu. Ses yeux se rouvrirent. Ils se fixèrent sur Mars et Gilbert, qui essayaient de le disputer à la mort.

Il voulut parler… Quelques sons vagues s’échappèrent de sa bouche, un nom peut-être !

« Parle !… parle !… » s’écriait Mars.

La surexcitation du métis était vraiment inexplicable, comme si la tâche, à laquelle il avait voué toute sa vie, eût dépendu des dernières paroles de ce mourant !

Le jeune esclave essayait vainement de prononcer quelques paroles… Il n’en avait plus la force…

En ce moment, Mars sentit qu’un morceau de papier était placé dans la poche de sa veste.

Se saisir de ce papier, l’ouvrir, le lire à la lueur de la résine, cela fut fait en un instant.

Quelques mots y étaient tracés au charbon, et les voici :

« Enlevées par Texar à la Crique Marino… Entraînées aux Everglades… à l’île Carneral… Billet confié à ce jeune esclave… pour M. Burbank… »

C’était d’une écriture que Mars connaissait bien.

« Zermah !… » s’écria-t-il.

À ce nom, le mourant rouvrit les yeux, et sa tête s’abaissa comme pour faire un signe affirmatif.

Gilbert le souleva à demi, et, l’interrogeant :

« Zermah ! » dit-il.

— Oui !

— Et Dy ?…

— Oui !

— Qui t’a frappé ?

— Texar !… »

Ce fut le dernier mot de ce pauvre esclave, qui retomba mort sur la couche d’herbes.