Nord contre sud/Deuxième partie/4

J. Hetzel (p. 251-266).

IV

coup de vent de nord-est


Les condamnés n’avaient plus, maintenant, qu’une chance de salut — une seule : c’était qu’avant douze heures, les fédéraux fussent maîtres de la ville. En effet, le lendemain, au soleil levant, James et Gilbert Burbank devaient être passés par les armes. De leur prison, surveillée ainsi que l’était la maison de M. Harvey, comment auraient-ils pu fuir, même avec la connivence d’un geôlier ?

Cependant, pour s’emparer de Jacksonville, on ne devait pas compter sur les troupes nordistes, débarquées depuis quelques jours à Fernandina, et qui ne pouvaient abandonner cette importante position au nord de l’État de Floride. Aux canonnières du commandant Stevens incombait cette tâche. Or, pour l’accomplir, il fallait, avant tout, franchir la barre du Saint-John. Alors, la ligne des embarcations étant forcée, la flottille n’aurait plus qu’à s’embosser à la hauteur du port. De là, quand elle tiendrait la ville sous ses feux, nul doute que les milices battissent en retraite à travers les inaccessibles marécages du comté. Texar et ses partisans se hâteraient certainement de les suivre, afin d’éviter de trop justes représailles. Les honnêtes gens pourraient aussitôt reprendre la place, dont ils avaient été indignement chassés, et traiter avec les représentants du gouvernement fédéral pour la reddition de la ville.

Or, ce passage de la barre, était-il possible de l’effectuer, et cela dans un si court délai ? Y avait-il quelque moyen de vaincre l’obstacle matériel que le manque d’eau opposait toujours à la marche des canonnières ? C’était désormais très douteux, comme on va le voir.

En effet, après le prononcé du jugement, Texar et le commandant des milices de Jacksonville s’étaient rendus sur le quai pour observer le cours inférieur du fleuve. On ne s’étonnera pas que leurs regards fussent alors obstinément fixés vers le barrage d’aval, et leurs oreilles prêtes à recueillir toute détonation qui viendrait de ce côté du Saint-John.

« Rien de nouveau n’a été signalé ? demanda Texar, après s’être arrêté à l’extrémité de l’estacade.

— Rien, répondit le commandant. Une reconnaissance que je viens de faire dans le nord me permet d’affirmer que les fédéraux n’ont point quitté Fernandina pour se porter sur Jacksonville. Très vraisemblablement, ils resteront en observation sur la frontière géorgienne, en attendant que leurs flottilles aient forcé le chenal.

— Des troupes ne peuvent-elles venir du sud, après avoir quitté Saint-Augustine, et passer le Saint-John à Picolata ? demanda l’Espagnol.

— Je ne le pense pas, répondit l’officier. Comme troupes de débarquement, Dupont n’a que ce qu’il faut pour occuper la ville, et son but est évidemment d’établir le blocus sur tout le littoral depuis l’embouchure du Saint-John jusqu’aux derniers inlets de la Floride. Nous n’avons donc rien à craindre de ce côté, Texar.

— Reste alors le danger d’être tenu en échec par la flottille de Stevens, si elle parvient à remonter la barre devant laquelle elle est arrêtée depuis trois jours…

— Sans doute, mais cette question sera décidée d’ici quelques heures. Peut-être, après tout, les fédéraux n’ont-ils d’autre but que de fermer le bas cours du fleuve, afin de couper toute communication entre Saint-Augustine et Fernandina ?

« Je vous le répète, Texar, l’important pour les nordistes, ce n’est pas tant d’occuper la Floride en ce moment, que de s’opposer à la contrebande de guerre qui se fait par les passes du sud. Il est permis de croire que leur expédition n’a pas d’autre objectif. Sans cela, les troupes, qui sont maîtresses de l’île Amélia depuis une dizaine de jours, auraient déjà marché sur Jacksonville.

— Vous pouvez avoir raison, répondit Texar. N’importe ! Il me tarde que la question de la barre soit définitivement tranchée.

— Elle le sera aujourd’hui même.

— Cependant, si les canonnières de Stevens venaient s’embosser devant le port, que feriez-vous ?

— J’exécuterais l’ordre que j’ai reçu d’emmener les milices dans l’intérieur, afin d’éviter tout contact avec les fédéraux. Qu’ils s’emparent des villes du comté, soit ! Ils ne pourront les garder longtemps, puisqu’ils seront coupés de leurs communications avec la Géorgie ou les Carolines, et nous saurons bien les leur reprendre !

— En attendant, répondit Texar, s’ils étaient maîtres de Jacksonville, ne fût-ce qu’un jour, il faudrait s’attendre à des représailles de leur part… Tous ces prétendus honnêtes gens, ces riches colons, ces anti-esclavagistes, reviendraient au pouvoir, et alors… Cela ne sera pas !… Non !… Et plutôt que d’abandonner la ville… »

L’Espagnol n’acheva pas sa pensée ; il était facile de la comprendre. Il ne rendrait pas la ville aux fédéraux, ce qui serait la remettre entre les mains de ces magistrats que la populace avait renversés. Il la brûlerait plutôt, et peut-être ses mesures étaient-elles prises en vue de cette œuvre de destruction. Alors, les siens et lui, se retirant à la suite des milices, trouveraient dans les marécages du sud d’inaccessibles repaires où ils attendraient les événements.

Toutefois, on le répète, cette éventualité n’était à craindre que pour le cas où la barre livrerait passage aux canonnières, et le moment était venu où se résoudrait définitivement cette question.

En effet, un violent reflux de la populace se produisait du côté du port. Un instant suffit pour que les quais fussent encombrés. Des cris plus assourdissants éclatèrent.

« Les canonnières passent !

— Non ! elles ne bougent pas !

— La mer est pleine !…

— Elles essaient de franchir en forçant de vapeur !

— Voyez !… Voyez !…

— Nul doute ! dit le commandant des milices. Il y a quelque chose ! – Regardez, Texar ! »

L’Espagnol ne répondit pas. Ses yeux ne cessaient d’observer, en aval du fleuve, la ligne d’horizon fermée par le chapelet des embarcations embossées par son travers. Un demi-mille au delà se dressaient la mâture et les cheminées des canonnières du commandant Stevens. Une épaisse fumée s’en échappait, et, chassée par le vent qui prenait de la force, se rabattait jusqu’à Jacksonville.

Évidemment, Stevens, profitant du plein de la marée, cherchait à passer, poussant ses feux à « tout casser » comme on dit. Y parviendrait-il ? Trouverait-il assez d’eau sur le haut fond, même en le raclant avec la quille de ses canonnières ? Il y avait là de quoi provoquer une violente émotion dans tout ce populaire réuni sur la rive du Saint-John.

Et les propos de redoubler avec plus d’animation, suivant ce que les uns croyaient voir et ce que les autres ne voyaient pas.

« Elles ont gagné d’une demi-encablure !

— Non ! Elles n’ont pas plus remué que si leur ancre était encore par le fond !

— En voici une qui évolue !

— Oui ! mais elle se présente par le travers et pivote, parce que l’eau lui manque !

— Ah ! quelle fumée !

— Quand ils brûleraient tout le charbon des États-Unis, ils ne passeront pas !

— Et maintenant, voici que la marée commence à perdre !

— Hurrah pour le Sud !

— Hurrah. »

Cette tentative, faite par la flottille, dura dix minutes environ — dix minutes qui parurent longues à Texar, à ses partisans, à tous ceux dont la prise de Jacksonville eût compromis la liberté ou la vie. Ils ne savaient même à quoi s’en tenir, la distance étant trop grande pour que l’on pût aisément observer la manœuvre des canonnières. Le chenal était-il franchi, ou allait-il l’être, en dépit des hurrahs prématurés qui éclataient au milieu de la foule ? S’allégeant de tout le poids inutile, se délestant pour relever ses lignes de flottaison, le commandant Stevens ne parviendrait-il pas à gagner le peu d’espace qu’il lui fallait pour retrouver une eau plus profonde, une navigation facile jusqu’à la hauteur du port ? C’était toujours à craindre, tant que durerait l’étale de la mer haute.

Cependant, ainsi qu’on le disait, déjà la marée commençait à perdre. Or, le jusant une fois établi, le niveau du Saint-John s’abaisserait très rapidement.

Soudain les bras se tendirent vers l’aval du fleuve, et ce cri domina tous les autres :

« Un canot !… un canot ! »

En effet, une légère embarcation se montrait près de la rive gauche, où le courant de flux se faisait encore sentir, tandis que le reflux prenait de la force au milieu du chenal. Cette embarcation, enlevée à force de rames,
L’officier grimpa lestement les degrés de l’échelle.
s’avançait rapidement. À l’arrière se tenait un officier, portant l’uniforme des milices floridiennes. Il eut bientôt gagné le pied de l’estacade et grimpa lestement les degrés de l’échelle latérale, engagée dans le quai. Puis, ayant aperçu Texar, il se dirigea vers lui, au milieu des groupes qui s’étouffaient pour le voir et l’entendre.

« Qu’y a-t-il ? demanda l’Espagnol.

— Rien, et il n’y aura rien ! répondit l’officier.


Les canonnières étaient embossées devant Jacksonville.

— Qui vous envoie ?

— Le chef de nos embarcations, qui ne tarderont pas à se replier vers le port.

— Et pourquoi ?…

— Parce que les canonnières ont vainement essayé de remonter la barre, aussi bien en s’allégeant qu’en forçant de vapeur. Désormais, il n’y a plus rien à redouter…

— Pour cette marée ?… demanda Texar.

— Ni pour aucune autre – au moins d’ici quelques mois.

— Hurrah !… Hurrah ! »

Ces hurlements emplirent la ville. Et si les violents acclamèrent une fois de plus l’Espagnol comme l’homme dans lequel s’incarnaient tous leurs instincts détestables, les modérés furent atterrés en songeant que, pendant bien des jours encore, ils allaient subir la domination scélérate du Comité et de son chef.

L’officier avait dit vrai. À partir de ce jour, la mer devant décroître chaque jour, la marée ne ramènerait qu’une moindre quantité d’eau dans le lit du Saint-John. Cette marée du 12 mars avait été une des plus fortes de l’année, et il s’écoulerait un intervalle de plusieurs mois avant que le cours du fleuve se relevât à ce niveau. Le chenal étant infranchissable, Jacksonville échappait au feu du commandant Stevens. C’était la prolongation des pouvoirs de Texar, la certitude pour ce misérable d’accomplir jusqu’au bout son œuvre de vengeance. En admettant même que le général Sherman voulût faire occuper Jacksonville par les troupes du général Wright, débarquées à Fernandina, cette marche vers le sud exigerait un certain temps. Or, en ce qui concernait James et Gilbert Burbank, leur exécution étant fixée au lendemain dès la première heure, rien ne pouvait plus les sauver.

La nouvelle, apportée par l’officier, se répandit en un instant dans tous les environs. On se figure aisément l’effet qu’elle produisit sur cette portion déchaînée de la populace. Les orgies, les débauches, reprirent avec plus d’animation. Les honnêtes gens, consternés, devaient s’attendre aux plus abominables excès. Aussi la plupart se préparèrent-ils à quitter une ville qui ne leur offrait aucune sécurité.

Si les hurrahs, les vociférations, arrivant jusqu’aux prisonniers, leur apprirent que toute chance de salut venait de s’évanouir, on les entendit aussi dans la maison de M. Harvey. Ce que fut le désespoir de M. Stannard et de miss Alice, on ne l’imagine que trop aisément. Qu’allaient-ils tenter maintenant pour sauver James Burbank et son fils ? Essayer de corrompre le gardien de la prison ? Provoquer à prix d’or la fuite des condamnés ? Ils ne pouvaient seulement pas sortir de l’habitation dans laquelle ils avaient trouvé refuge. On le sait, une bande de sacripants la gardaient à vue, et leurs imprécations retentissaient incessamment devant la porte.

La nuit se fit. Le temps, dont on pressentait le changement depuis quelques jours, s’était sensiblement modifié. Après avoir soufflé de terre, le vent avait sauté brusquement dans le nord-est. Déjà, par grandes masses grisâtres et déchirées, les nuages, n’ayant pas même le temps de se résoudre en pluie, chassaient du large avec une extrême vitesse et s’abaissaient presque au ras de la mer. Une frégate de premier rang aurait certainement eu le haut de sa mâture perdu dans ces amas de vapeurs, tant ils se traînaient au milieu des basses zones. Le baromètre s’était rapidement déprimé aux degrés de tempête. Il y avait là des symptômes d’un ouragan né sur les lointains horizons de l’Atlantique. Avec la nuit qui envahissait l’espace, il ne tarda pas à se déchaîner avec une extraordinaire violence.

Or, par suite de son orientation, cet ouragan donna naturellement de plein fouet à travers l’estuaire du Saint-John. Il soulevait les eaux de son embouchure comme une houle, il les y refoulait à la façon de ces mascarets des grands fleuves, dont les hautes lames détruisent toutes les propriétés riveraines.

Pendant cette nuit de tourmente, Jacksonville fut donc balayée avec une effroyable violence. Un morceau de l’estacade du port céda aux coups du ressac projeté contre ses pilotis. Les eaux couvrirent une partie des quais, où se brisèrent plusieurs dogres, dont les amarres cassèrent comme un fil. Impossible de se tenir dans les rues ni sur les places, mitraillées par les débris de toutes sortes. La populace dut se réfugier dans les cabarets, où les gosiers n’y perdirent rien, et leurs hurlements luttèrent, non sans avantage, contre les fracas de la tempête.

Ce ne fut pas seulement à la surface du sol que ce coup de vent exerça ses ravages. À travers le lit du Saint-John, la dénivellation des eaux provoqua une houle d’autant plus violente qu’elle se décuplait par les contrecoups du fond. Les chaloupes, mouillées devant la barre, furent surprises par ce mascaret avant d’avoir pu rallier le port. Leurs ancres chassèrent, leurs amarres se rompirent. La marée de nuit, accrue par la poussée du vent, les emporta vers le haut fleuve — irrésistiblement. Quelques-unes se fracassèrent contre les pilotis des quais, tandis que les autres, entraînées au delà de Jacksonville, allaient se perdre sur les îlots ou les coudes du Saint-John à quelques milles plus loin. Un certain nombre des mariniers qui les montaient perdirent la vie dans ce désastre, dont la soudaineté avait déjoué toutes les mesures à prendre en pareilles circonstances.

Quant aux canonnières du commandant Stevens, avaient-elles appareillé et forcé de vapeur pour chercher un abri dans les criques d’aval ? Grâce à cette manœuvre, avaient-elles pu échapper à une destruction complète ? En tout cas, soit qu’elles eussent pris ce parti de redescendre vers les bouches du Saint-John, soit qu’elles se fussent maintenues sur leurs ancres, Jacksonville ne devait plus les redouter, puisque la barre leur opposait maintenant un obstacle infranchissable.

Ce fut donc une nuit noire et profonde qui enveloppa la vallée du Saint-John, pendant que l’air et l’eau se confondaient comme si quelque action chimique eût tenté de les combiner en un seul élément. On assistait là à l’un de ces cataclysmes qui sont assez fréquents aux époques d’équinoxe, mais dont la violence dépassait tout ce que le territoire de la Floride avait éprouvé jusqu’alors.

Aussi, précisément en raison de sa force, ce météore ne dura pas au delà de quelques heures. Avant le lever du soleil, les vides de l’espace furent rapidement comblés par ce formidable appel d’air, et l’ouragan alla se perdre au-dessus du golfe du Mexique, après avoir frappé de son dernier coup la péninsule floridienne.

Vers quatre heures du matin, avec les premières pointes du jour qui blanchirent un horizon nettoyé par ce grand balayage de la nuit, l’accalmie succédait aux troubles des éléments. Alors la populace commença à se répandre dans les rues qu’elle avait dû abandonner pour les cabarets. La milice reprit les postes désertés. On s’occupa autant que possible de procéder à la réparation des dégâts causés par la tempête. Et, en particulier, au long des quais de la ville, ils ne laissaient pas d’être très considérables, estacades rompues, dogres désemparés, barques disjointes, que le jusant ramenait des hautes régions du fleuve.

Cependant, on ne voyait passer ces épaves que dans un rayon de quelques yards au delà des berges. Un brouillard très dense s’était accumulé sur le lit même du Saint-John en s’élevant vers les hautes zones, refroidies par la tempête. À cinq heures, le chenal n’était pas encore visible en son milieu, et il ne le deviendrait qu’au moment où ce brouillard se serait dissipé sous les premiers rayons du soleil.

Soudain, un peu après cinq heures, de formidables éclats trouèrent l’épaisse brume. On ne pouvait s’y tromper, ce n’étaient point les roulements prolongés de la foudre, mais les détonations déchirantes de l’artillerie. Des sifflements caractéristiques fusaient à travers l’espace. Un cri d’épouvante s’échappa de tout ce public, milice ou populace, qui s’était porté vers le port.

En même temps, sous ces détonations répétées, le brouillard commençait à s’entrouvrir. Ses volutes, mêlées aux fulgurations des coups de feu, se dégagèrent de la surface du fleuve.

Les canonnières de Stevens étaient là, embossées devant Jacksonville, qu’elles tenaient sous leurs bordées directes.

« Les canonnières !… Les canonnières !… »

Ces mots, répétés de bouche en bouche, eurent bientôt couru jusqu’à l’extrémité des faubourgs. En quelques minutes, la population honnête, avec une extrême satisfaction, la populace, avec une extrême épouvante, apprenaient que la flottille était maîtresse du Saint-John. Si l’on ne se rendait pas, c’en était fait de la ville.

Que s’était-il donc passé ? Les nordistes avaient-ils trouvé dans la tempête une aide inattendue ? Oui ! Aussi les canonnières n’étaient-elles point allées chercher un abri vers les criques inférieures de l’embouchure. Malgré la violence de la houle et du vent, elles s’étaient tenues au mouillage. Pendant que leurs adversaires s’éloignaient avec les chaloupes, le commandant Stevens et ses équipages avaient fait tête à l’ouragan, au risque de se perdre, afin de tenter un passage que les circonstances allaient peut-être rendre praticable. En effet, cet ouragan, qui poussait les eaux du large dans l’estuaire, venait de relever le niveau du fleuve à une hauteur anormale, et les canonnières s’étaient lancées à travers les passes. Et alors, forçant de vapeur, bien que leur quille raclât le fond de sable, elles avaient pu franchir la barre.

Vers quatre heures du matin, le commandant Stevens, manœuvrant au milieu du brouillard, s’était rendu compte par l’estime qu’il devait être à la hauteur de Jacksonville. Il avait alors mouillé ses ancres, il s’était embossé. Puis, le moment venu, il avait déchiré les brumes par la détonation de ses grosses pièces et lancé ses premiers projectiles sur la rive gauche du Saint-John.

L’effet fut instantané. En quelques minutes, la milice eut évacué la ville, à l’exemple des troupes sudistes à Fernandina comme à Saint-Augustine. Stevens, voyant les quais déserts, commença presque aussitôt à modérer le feu, son intention n’étant point de détruire Jacksonville, mais de l’occuper et de la soumettre.

Presque aussitôt un drapeau blanc se déployait à la hampe de Court-Justice.

On se figure aisément avec quelles angoisses ces premiers coups de canon furent entendus dans la maison de M. Harvey. La ville était certainement attaquée. Or, cette attaque ne pouvait venir que des fédéraux, soit qu’ils eussent remonté le Saint-John, soit qu’ils se fussent approchés par le nord de la Floride. Était-ce donc enfin la chance de salut inespérée — la seule qui pût sauver James et Gilbert Burbank ?

M. Harvey et miss Alice se précipitèrent vers le seuil de l’habitation. Les gens de Texar, qui la gardaient, avaient pris la fuite et rejoint les milices vers l’intérieur du comté.

M. Harvey et la jeune fille gagnèrent du côté du port. Le brouillard s’étant dissipé, on pouvait apercevoir le fleuve jusqu’aux derniers plans de la rive droite.

Les canonnières se taisaient, car déjà, visiblement, Jacksonville renonçait à faire résistance.

En ce moment, plusieurs canots accostèrent l’estacade et débarquèrent un détachement armé de fusils, de revolvers et de haches.

Tout à coup, un cri se fit entendre parmi les marins que commandait un officier.

L’homme qui venait de jeter ce cri se précipita vers miss Alice.

« Mars !… Mars !… dit la jeune fille, stupéfaite de se trouver en présence du mari de Zermah, que l’on croyait noyé dans les eaux du Saint-John.

— Monsieur Gilbert !… Monsieur Gilbert ?… répondit Mars. Où est-il ?

— Prisonnier avec monsieur Burbank !… Mars, sauvez-le… sauvez-le, et sauvez son père !

À la prison ! » s’écria Mars, qui, se retournant vers ses compagnons, les entraîna.

Et tous, alors, de courir pour empêcher qu’un dernier crime fût commis par ordre de Texar.

M. Harvey et miss Alice les suivirent.

Ainsi, après s’être jeté dans le fleuve, Mars avait pu échapper aux tourbillons de la barre ? Oui ! et, par prudence, le courageux métis s’était bien gardé de faire savoir à Castle-House qu’il était sain et sauf. Aller y demander asile, c’eût été compromettre sa propre sécurité, et il fallait qu’il restât libre pour accomplir son œuvre. Ayant regagné la rive droite à la nage, il avait pu, en se faufilant à travers les roseaux, la redescendre jusqu’à la hauteur de la flottille. Là, ses signaux aperçus, un canot l’avait recueilli et reconduit à bord de la canonnière du commandant Stevens. Celui-ci fut aussitôt mis au courant de la situation, et, devant ce danger imminent qui menaçait Gilbert, tous ses efforts tendirent à remonter le chenal. Ils avaient été infructueux, on le sait, et l’opération allait être abandonnée, lorsque, pendant la nuit, le coup de vent vint relever le niveau du fleuve. Cependant, sans une pratique de ces passes difficiles, la flottille eût encore risqué de s’échouer sur les hauts fonds du fleuve. Heureusement, Mars était là. Il avait adroitement piloté sa canonnière, dont les autres suivirent la direction, malgré le déchaînement de la tempête. Aussi, avant que le brouillard eût empli la vallée du Saint-John, étaient-elles embossées devant la ville qu’elles tenaient sous leurs feux.

Il était temps, car les deux condamnés devaient être exécutés à la
Les signaux aperçus, un canot l’avait recueilli.
première heure. Mais, déjà, ils n’avaient plus rien à craindre. Les magistrats de Jacksonville avaient repris leur autorité usurpée par Texar. Et, au moment où Mars et ses compagnons arrivaient devant la prison, James et Gilbert Burbank en sortaient, libres enfin.

En un instant, le jeune lieutenant eut pressé miss Alice sur son cœur, tandis que M. Stannard et James Burbank tombaient dans les bras l’un de l’autre.


« Vivant ! » s’écria James Burbank.

« Ma mère ?… demanda Gilbert tout d’abord.

— Elle vit… elle vit !… répondit miss Alice.

— Eh bien, à Castle-House ! s’écria Gilbert. À Castle-House…

— Pas avant que justice soit faite ! » répondit James Burbank.

Mars avait compris son maître. Il s’était lancé du côté de la grande place avec l’espoir d’y trouver Texar.

L’Espagnol n’aurait-il pas déjà pris la fuite, afin d’échapper aux représailles ? Ne se serait-il pas soustrait à la vindicte publique, avec tous ceux qui s’étaient compromis pendant cette période d’excès ? Ne suivait-il pas déjà les soldats de la milice qui battaient en retraite vers les basses régions du comté ?

On pouvait, on devait le croire.

Mais, sans attendre l’intervention des fédéraux, nombre d’habitants s’étaient précipités vers Court-Justice. Arrêté au moment où il allait prendre la fuite, Texar était gardé à vue. D’ailleurs, il semblait s’être assez facilement résigné à son sort.

Toutefois, quand il se trouva en présence de Mars, il comprit que sa vie était menacée.

En effet, le métis venait de se jeter sur lui. Malgré les efforts de ceux qui le gardaient, il l’avait saisi à la gorge, il l’étranglait, lorsque James et Gilbert Burbank parurent.

« Non… non !… Vivant ! s’écria James Burbank. Il faut qu’il parle !

— Oui !… il le faut ! » répondit Mars.

Quelques instants plus tard, Texar était enfermé dans la cellule même où ses victimes avaient attendu l’heure de l’exécution.