Éd. de la Plume (p. 223-233).

X

Le conteur parle

Depuis une quinzaine de jours, les mouches, rares auparavant, abondaient et devenaient insupportables.

Et tous les Maories de se réjouir : les bonites et les thons allaient monter des bas-fonds. Les mouches annonçaient la saison de la pêche, la saison du travail. Mais n’oublions pas qu’à Tahiti le travail est un plaisir.

Chacun vérifiait la solidité de ses lignes, de ses hameçons. Femmes et enfants, avec une activité insolite, s’employaient à trainer des filets, ou plutôt de longues barrières en feuilles de cocotier, sur les bords du rivage, sur les coraux qui garnissent le fond de la mer, entre la terre et les récifs. On parvient à prendre ainsi certains petits poissons dont les thons sont friands.

Quand les préparatifs furent achevés, ce qui ne demanda pas moins de trois semaines, on lança à la mer deux grandes pirogues accouplées, garnies à l’avant d’une très longue perche, susceptible d’être relevée vivement au moyen de deux cordes fixées à l’arrière : la perche est pourvue d’un hameçon et d’un appât ; quand le poisson a mordu, il est aussitôt tiré de l’eau et emprisonné dans l’embarcation.

Nous primes la mer (j’étais — naturellement — de la fête) un beau matin et nous eûmes vite franchi la ligne des récifs. Nous nous aventurions, maintenant, assez loin au large. Je vois encore une tortue, la tête hors de l’eau, qui nous regarde passer.

Tous les pêcheurs étaient d’humeur joyeuse et ramaient vivement

Nous arrivons à un endroit ou la mer est très profonde et qu’on nomme le Trou aux Thons, en face des Grottes de Mara[1]. C’est là, dit-on, que ces poissons, la nuit, vont dormir, à des profondeurs inaccessibles au requins.

Un nuage d’oiseaux de mer plane au dessus du trou, épie les thons. Dès qu’un poisson apparait à la surface, les oiseaux se laissent tomber à la mer avec une inconcevable rapidité, puis remontent, un lambeau de chair au bec.

Ainsi, partout, dans la mer et dans l’air, et jusque sur nos pirogues, de toutes parts on médite le carnage ou on l’accomplit.

Comme je demandais à mes camarades pourquoi ils ne filaient pas une longue ligne à fond dans le Trou aux Thons, il me fut répondu que défait impossible : lieu sacré.

— Là réside le Dieu de la mer.

Je pressentais une légende, j’obtins sans peine qu’on me la contât.

Roüa Hatou, espèce de Neptune tahitien, dormait au fond de la mer, dans cet endroit.

Un Maorie fut assez imprudent pour y aller pêcher, et, son hameçon s’étant accroché aux cheveux du Dieu, le Dieu s’éveilla.

Furieux, il monta à la surface pour voir qui avait eu l’insolence de troubler son repos, et, quand il sut que le coupable était un homme, il décida aussitôt que toute la race humaine, pour expier l’impiété d’un seul, périrait.

Du châtiment, pourtant — mystérieuse indulgence — fut excepté précisément l’auteur du crime.

Le Dieu lui ordonna d’aller, avec toute sa famille, sur le Toa Marama[2], qui, d’après les uns, est une île ou me montagne, et, d’après les autres, une pirogue, une « arche ».

Quand le pêcheur et sa famille se furent rendus au lieu dit, les eaux de la mer commencèrent à monter. Elles ouvrirent peu à peu jusqu’aux sommets les plus élevés, et firent périr tous les vivants, à l’exception de ceux qui s’étaient réfugiés sur (ou dans) le Toa Marama.

Plus tard, ils repleuplèrent les Îles[3].

Nous dépassâmes donc le Trou aux Thons, et un homme fut désigné par le patron des pirogues pour enfoncer la perche dans la mer et jeter Phameeon.

On attendit, de longues minutes durant. Aucun thon ne venait mordre.

Ce fut le tour d’un autre rameur, et, cette fois, un superbe thon mordit, fit ployer la perche. Quatre bras vigoureux soulevèrent l’arbuste en tirant les cordes à l’arrière, et le thon parut à la surface. Mais aussitôt un gros requin bondit sur les vagues : quelques coups des terribles dents, et nous n’avions plus, au croc de l’hameçon, qu’une tête coupée.

Le patron me fit signe. Je jetai l’hameçon.

Au bout de très peu de temps, nous pêchions un thon énorme. — J’entendis, sans trop y prendre garde, mes voisins rire entre eux et chuchoter. — Assommé à coups de bâton sur la tête, l’animal ; frémissant des spasmes de l’agonie, s’agitait dans la pirogue, et son corps, transformé en miroir brillanté de facettes, jetait les éclairs de mille feux.

Une seconde fois, je fus aussi heureux.

Décidément, le Français portait chance ! Mes compagnons me félicitaient joyeusement, protestant que j’étais un homme de bien, et moi, tout glorieux, je ne disais pas non.

Mais, dans le concert des louanges, je distinguai, comme lors de mon premier exploit, des chuchotements et des rires inexplicables.

La pêche continua jusqu’au soir.

Quand la provision de petits poissons amorces fut épuisée, le soleil allumait de flammes rouges l’horizon et dix magnifiques thons surchargeaient la pirogue.

On se prépara au retour.

Pendant qu’on mettait tout en ordre, je demandai à un jeune garçon le sens des paroles échangées tout bas et des rires qui avaient accueilli mes deux captures. Il refusa de me répondre. Mais j’insistai, sachant combien peu le Maorie possède de force de résistance, comme il se rend vite quand on le presse énergiquement.

Mon interlocuteur finit par me confier que, si le poisson est pris par l’hameçon à la mâchoire inférieure — et mes deux thons avaient été pris ainsi — cela signifie infidélité de la vahiné pendant l’absence du tané.

Je souris, incrédule.

Et nous revînmes.

La nuit, aux tropiques ; tombe vite. Il s’agit de la devancer. Vingt-deux alertes pagaies plongeaient et replongeaient ensemble dans la mer, et les rameurs, pour s’exciter, criaient en cadence. Un sillage phosphorescent s’ouvrait derrière nos pirogues.

J’eus la sensation d’une fuite folle : les redoutables maîtres de l’océan nous poursuivaient ; autour de nous bondissaient, comme des troupeaux fantastiques, aux formes infinies, les poissons effrayés et curieux.

Deux heures après, nous approchions de l’entrée des récifs. La mer y déferle furieusement, et le passage est dangereux à cause de la lame. Ce n’est pas une manœuvre aisée, que de bien présenter le devant de la pirogue à la barre. Mais les indigènes sont adroits et, avec un vif intérêt, non sans un peu de crainte aussi, je suivis l’opération, qui s’exécuta parfaitement.

Devant nous, la terre s’éclairait de feux mouvants flammes de torches énormes que fournissent des branches sèches de cocotiers. Et le spectacle était admirable : sur le sable, au bord des flots illuminés, les familles des pêcheurs nous attendaient. Quelques figures se tenaient assises, immobiles, d’autres couraient le long du rivage en agitant les torches ; les enfants sautaient çà et là et on entendait de loin leurs cris aigus.

D’un puissant élan, la pirogue s’éleva sur le sable.

Aussitôt on procéda au partage du butin.

Tous les poissons furent déposés à terre, et le patron les divisa en autant de parts égales qu’il y avait eu de personnes — hommes, femmes, enfants, — pour concourir à la pêche aux thons et à la pêche aux petits poissons-amorces.

Cela fit trente-sept parts.

Sans perdre de temps, ma vahiné prit la hache, fendit le bois, alluma le feu, tandis que je faisais un peu de toilette et que je me couvrais à cause de la fraîcheur de la nuit.

De nos deux parts, l’une fut cuite, et Téhura garda la sienne crue.

Puis elle m’interrogea longuement sur les divers incidents de la pêche et je satisfis avec complaisance sa curiosité. Elle s’égayait de tout, contente et naïve, et je l’observais sans rien lui laisser voir de mes secrètes préoccupations. Au fond de moi, une inquiétude sans plausible causes s’était éveillée et ne voulait plus dormir. Je brûlais de faire à Téhura une question, une certaine question… et j’avais beau me dire : À quoi bon ? je me répondais à moi-même : Qui sait ?

Vint l’heure du coucher, et, quand nous fùmes tous deux étendus côte à côte, je dis tout à coup :

— Tu as été bien sage ?

— Oui.

— Et ton amant d’aujourd’hui, était-il à ton goût ?

— Je n’ai pas eu d’amant.

— Tu mens ! le poisson a parlé.

Téhura se leva et me considéra fixement. Son visage était empreint d’un caractère inouï de mysticisme et de majesté, d’une grandeur étrange, inconnue et que je n’aurais jamais attendue de sa physionomie naturellement enjouée, de ses traits presque puérils encore.

Une atmosphère nouvelle venait de se créer dans notre petite case : je sentais que Quelqu’un d’auguste venait de se lever entre nous. Oui, malgré moi, je subissais l’ascendant de la Foi, j’attendais l’avertissement d’en haut, et, tout en faisant un rapide et pénible retour sur la stérile vanité de notre scepticisme comparé aux certitudes ardentes d’une croyance et fût-ce d’une superstition quelconque, je ne doutais pas que l’avertissement ne dut venir.

Téhura, doucement, alla s’assurer que notre porte était bien close, et, revenue au milieu de la chambre, fit à haute voix cette prière :

Sauvez-moi ! Sauvez-moi !
Il est soir, il est soir des Dieux !
Veillez près de moi, ô mon Dieu !
Veillez sur moi, ô mon Seigneur !
Gardez-moi des enchantements et des mauvais conseils ;
Gardez-moi de la mort subite,
De souhaiter le mal et de maudire ;
Gardez-moi des querelles pour le partage des terres.
Que la paix règne autour de nous !
Ô mon Dieu, gardez-moi contre les guerriers furieux !
Gardez-moi contre celui qui erre en menaçant,
Qui se plaît à faire peur,
Contre celui dont les cheveux : sont toujours hérissés !
Que moi et mon esprit iwus vivions,
Ô mon Dieu !

Ce soir-là, certes, avec Téhura, moi aussi j’ai prié.

Sa prière finie, elle s’approcha de moi et me dit, les yeux pleins de larmes :

— Il faut me battre, beaucoup me frapper.

Et devant l’expression profonde de ce visage, et devant la beauté parfaite de cette statue vivante, j’eus la vision de la Divinité elle-même que Téhura venait d’invoquer.

Que mes mains soient à jamais maudites si elles osaient se lever sur un chef-d’œuvre de la nature !

Ainsi, nue, les yeux calmes dans les pleurs, elle me semblait revêtue du manteau de pureté jaune-orangé, du manteau jaune-orangé de Bhixu

Elle répéta :

— Il faut me battre, beaucoup me frapper, sinon tu seras courroucé longtemps et tu seras malade.

Je l’embrassai.

Et maintenant, l’aimant sans défiance et autant que je l’admirais, je murmurais en moi-même ces paroles du Bouddha : « Oui, c’est par la douceur qu’il faut vaincre la violence, par le bien, le mal, par la vérité, le mensonge. »

Cette nuit fut divine comme tant d’autres, plus que toutes les autres. — et le jour se leva radieux.

Dès la première heure, belle-maman nous apporta quelques cocos frais.

Du regard, elle interrogeait Téhura. Elle savait.

Avec un jeu très fin de physionomie, elle me dit :

— Tu as péché, hier. Tout s’est bien passé !

Je répondis :

— J’espère recommencer bientôt.

  1. Le mot mara se retrouve dans la langue des bouddhistes, ou il signifie mort et, par déduction, péché.
  2. Toa Mamma signifie « Le guerrier de la Lune ». Cette étymologie donne à penser que la maléfique Hina fut pour quelque chose, selon les croyances populaires, dans le cataclysme du déluge.
  3. Cette légende est une des nombreuses explications maories du déluge.