CHAPITRE XXXI.

Les frères Cheeryble font toutes sortes de déclarations, soit en leur nom, soit pour d’autres. Tim Linkinwater n’en fait qu’une, mais c’est pour son compte.

Quelques semaines se passent, et le premier choc de ces événements commence à s’amortir. Madeleine a été retirée de la maison de Mme Nickleby, Frank a fait une absence ; Nicolas et Catherine se sont mis sérieusement à la besogne pour essayer d’étouffer leurs regrets, de ne plus vivre que l’un pour l’autre et pour leur mère, beaucoup moins résignée qu’eux à ces révolutions imprévues, lorsqu’un soir M. Linkinwater arrive chargé par les frères d’une invitation à dîner, pour le surlendemain. Elle n’était pas adressée seulement à Mme Nickleby, à Catherine, à Nicolas, mais elle comprenait aussi Mlle la Creevy, dont le nom était spécifié d’une manière toute particulière.

« Ah ça ! mes chers amis, dit Mme Nickleby quand ils eurent reçu le message avec l’honneur qu’il méritait, et que M. Timothée fut retourné chez les frères, qu’est-ce que vous pensez de cela ?

— Et vous, ma mère, dit en souriant Nicolas, qu’est-ce que vous en pensez vous-même ?

— Mon cher fils, je vous le répète, reprit-elle avec un air de mystère impénétrable, qu’est-ce que signifie cette invitation à dîner ? quelle en est l’intention et le but ?

— Moi, dit Nicolas, j’ai grande envie de conclure de là qu’en cette circonstance ils vont nous donner à boire et à manger chez eux, et que l’intention et le but pourraient bien être de nous faire plaisir.

— Belle conclusion, ma foi !

— Ma chère mère, je n’ai pas encore pu en tirer de plus sérieuse que celle-là.

— Eh bien ! alors, je vais vous dire une chose, continua Mme Nickleby. Si cela vous étonne, voilà tout. Je vous dirai donc que ce dîner là sera suivi de quelque chose.

— D’un thé, peut-être, ou d’un souper, reprit Nicolas.

— Vous feriez bien, mon cher, de ne pas dire des absurdités, répliqua Mme Nickleby avec dignité. Cela n’est jamais bienséant, mais ça vous va moins qu’à personne. Ce que je veux dire, c’est que les MM. Cheeryble ne nous inviteraient pas avec tant de cérémonie à dîner, si ce n’était pas pour quelque chose. N’ayez pas peur, vous verrez. Je sais bien qu’il suffit que je dise quelque chose pour que vous ne vouliez pas le croire. Attendez, je ne vous dis que cela : je ne peux pas mieux dire pour tout le monde ; c’est le moyen d’éviter toute discussion. Seulement, rappelez-vous bien ce que je vous dis, et n’allez pas dire après que je ne l’avais pas dit. »

Après avoir ainsi bien stipulé son droit, Mme Nickleby, qui ne cessait pas d’avoir l’esprit troublé jour et nuit par l’apparition d’un exprès venant à bride abattue annoncer à Nicolas de la part des frères, qu’ils l’avaient enfin associé à leur maison, abandonna ce sujet pour passer à un autre.

« C’est une chose bien extraordinaire, ajouta-t-elle, bien extraordinaire qu’ils aient invité miss la Creevy. Cela m’étonne ; je n’en reviens pas. Certainement j’en suis bien aise, j’en suis charmée, et je ne doute pas qu’elle ne se tienne très bien, comme toujours. C’est un grand plaisir pour nous de penser que nous ayons pu lui procurer l’honneur d’être introduite en pareille société, et j’en suis toute contente, plus qu’on ne peut dire, car c’est assurément une petite personne excellente et de très bon ton. Je voudrais pourtant bien qu’on lui dît, en ami, de ne pas attifer son bonnet d’une manière si comique et de ne pas faire tant de révérences superflues ; mais, comme de raison, c’est impossible, et si cela lui plaît de se rendre ridicule, après tout elle en a le droit. On ne se connaît jamais bien soi-même ; cela a toujours été et cela sera toujours. »

Cette réflexion morale lui rappelant la nécessité de faire quelque frais pour la circonstance, ne fût-ce que pour corriger le mauvais effet de miss la Creevy par sa mise élégante, Mme Nickleby tint conseil avec sa fille relativement à certains rubans, à ses gants, à sa parure. Question compliquée et dont l’importance sans égale eut bientôt mis en déroute tous les autres sujets de conversation secondaire.

Le grand jour arrive, et Mme Nickleby se met entre les mains de Catherine une heure après le déjeuner, fait sa toilette à son aise, et se trouve prête assez tôt pour laisser à sa fille le temps de s’occuper de la sienne : ce qui ne fut pas long, tant elle y mit de simplicité ; et pourtant elle s’en acquitta avec tant de goût, qu’elle n’avait jamais eu un air plus charmant ni plus aimable. Miss la Creevy, de son côté, arriva avec deux cartons (dont le fond, par parenthèse, tomba par terre en les sortant de l’omnibus) et un petit paquet enveloppé soigneusement dans un journal, sur lequel un monsieur avait eu la maladresse de s’asseoir quand elle était descendue : il fallut un coup de fer pour réparer le dommage. Enfin voilà tout le monde en grande tenue, y compris Nicolas, qui était venu les chercher dans une voiture envoyée exprès par les frères. Mme Nickleby, pendant ce temps-là, se creusait la tête à deviner ce qu’on leur donnerait à dîner, et fatiguait Nicolas de questions sur ce qu’il avait pu en savoir le matin à la ville ; s’il avait senti de la cuisine l’odeur de la tortue ou de quelque autre bonne chose. Elle entremêlait ses interrogations de réminiscences sur les dîners où elle avait assisté il y avait quelque vingt ans ; elle en détaillait le menu, sans oublier d’énumérer aussi le nom des convives, peu intéressant pour ses auditeurs, qui n’en connaissaient malheureusement pas un.

Le vieux maître d’hôtel les reçut avec un profond respect et des sourires de satisfaction en les introduisant dans le salon, où les frères leur firent un accueil si cordial et si tendre, que Mme Nickleby, dans son embarras, eut à peine assez de présence d’esprit pour ne pas oublier de présenter Mlle la Creevy. Catherine fut encore plus émue de la cérémonie de la réception ; car elle savait que les frères étaient instruits de tout ce qui s’était passé entre elle et leur neveu, position embarrassante dont elle sentait toute la délicatesse. Aussi son bras tremblait-il sur celui de Nicolas, quand M. Charles lui offrit le sien pour la conduire à son fauteuil.

« Avez-vous vu Madeleine, ma chère demoiselle, dit-il, depuis qu’elle est sortie de chez vous ?

— Non, monsieur, répliqua-t-elle, pas encore.

— Et vous n’avez pas entendu parler d’elle ? Quoi ! elle ne vous a pas donné de ses nouvelles ?

— Je n’en ai reçu qu’une fois, et par lettre, répondit doucement Catherine. Je n’aurais jamais cru qu’elle dût m’oublier sitôt.

— Ah ! dit le vieux gentleman en lui serrant la main et en lui parlant avec l’affection qu’il aurait pu montrer pour une fille chérie ; pauvre petite ! Qu’est-ce que vous dites de cela, frère Ned ? Madeleine qui ne lui a écrit qu’une fois, une seule fois, Ned ; et Mlle Nickleby n’aurait jamais cru qu’elle l’oubliât sitôt.

— Ah ! c’est mal, c’est mal, très-mal ! » dit le frère.

Ils échangèrent ensemble un coup d’œil, et, regardant quelque temps Catherine sans mot dire, ils se donnèrent une poignée de main et se firent des signes de tête comme s’ils se félicitaient mutuellement de quelque particularité secrète qui leur faisait beaucoup de plaisir.

« Allons ! allons ! dit le frère Charles, passez dans cette chambre, ma petite, la porte là-bas, et voyez si vous n’y trouverez pas une lettre d’elle pour vous. Je crois qu’il y en a une sur le guéridon. Si vous en trouvez une, vous n’avez que faire de vous presser pour la lire. Prenez votre temps ; nous ne dînons pas encore. Vous avez bien le temps de revenir ici ; ne vous pressez pas. »

Catherine se retira sur cette invitation. Frère Charles suivit des yeux sa gracieuse personne et se retourna vers Mme Nickleby en lui disant :

« Nous avons pris la liberté de vous inviter une heure avant de nous mettre à table, madame, parce que nous voulions, d’ici là, vous entretenir d’une petite affaire. Ned, mon cher frère, voudriez-vous vous charger de dire à madame ce dont nous sommes convenus ? Monsieur Nickleby, voulez-vous avoir la complaisance de venir avec moi ? »

Sans autre explication, il laissa ensemble Mme Nickleby, miss la Creevy et son frère Ned. Nicolas suivit M. Charles dans son cabinet particulier, où il fut tout étonné de trouver Frank, qu’il croyait bien loin.

« Allons ! jeunes gens, dit M. Cheeryble, qu’on se donne une poignée de main.

— Ma foi ! dit Nicolas tendant la sienne, je ne me ferai pas prier pour ça.

— Ni moi, » répliqua Frank en la serrant fortement.

Le vieux gentleman, en les regardant avec délices, se disait qu’il était impossible de voir à côté l’un de l’autre deux jeunes gens mieux faits ni mieux tournés. Il fut quelque temps avant de détacher ses yeux de ce spectacle, puis, rompant le silence, il leur dit, en allant s’asseoir à son bureau :

« Je désire vous voir toujours amis, de bons et solides amis, et, sans cette assurance, je ne sais pas si j’aurais le courage de vous dire ce que je vais vous dire. Frank, venez près de moi, et vous, M. Nickleby, voulez-vous vous placer de l’autre côté ? »

Les deux jeunes gens s’avancèrent l’un à la droite, l’autre à la gauche du frère Charles, qui tira de son secrétaire un papier et le déplia en disant :

« Voici une copie du testament du grand-père maternel de Madeleine, par lequel il lui lègue la somme de trois cent mille francs, payables à l’époque de sa majorité ou de son mariage. Il paraît que ce brave homme, fâché contre elle (son unique parente) de ce qu’elle n’avait pas voulu, malgré ses instances répétées, venir se mettre sous sa protection, à la condition de se séparer de son père, fit d’abord un testament pour assurer cette somme, c’est-à-dire tout son bien, à un établissement charitable. Mais apparemment qu’il se repentit plus tard de cette détermination, car, trois semaines après, il se décida à faire celui-ci, qui fut soustrait frauduleusement à l’époque de sa mort, pendant que l’autre, trouvé seul dans sa succession, fut enregistré et exécuté. Des négociations amiables, qui ne viennent que de se terminer, ont été entamées, depuis que ce titre a passé dans nos mains, et, comme l’authenticité en est incontestable, et qu’on a fini par trouver des témoins, l’argent est restitué ; en conséquence, Madeleine est rentrée dans ses droits, et se trouve ou se trouvera, à l’époque désignée de son mariage ou de sa majorité, maîtresse de sa fortune. Vous m’avez bien compris ?

— Certainement, » dit Frank. Nicolas, qui n’osait pas dire un mot, de peur que le timbre de sa voix ne trahît sa faiblesse, inclina seulement la tête par forme d’assentiment.

« C’est vous, Frank, qui avez bien voulu vous charger du recouvrement de ce titre. La fortune n’est pas considérable ; mais nous avons de l’amitié pour Madeleine, et, quelle que soit la modicité de son bien, nous aimerions mieux vous voir allier avec elle qu’avec tout autre demoiselle de notre connaissance qui aurait le triple de la dot ; vous conviendrait-il de demander sa main ?

— Non, monsieur ; quand je me suis occupé de lui faire rendre ses droits, je la croyais déjà engagée de cœur avec une personne qui a tous les titres du monde à sa reconnaissance, et, si je ne me trompe, à son affection ; des titres que personne ne saurait lui disputer. J’ai peur de m’être trop pressé dans mon jugement à cet égard, mais…

— Vous n’en faites jamais d’autres, cria le frère Charles oubliant son air de dignité empruntée ; toujours trop pressée dans vos jugements. Comment pouvez-vous croire, Frank, que nous vous laisserons marier par intérêt, quand vous pouvez épouser par amour une jeune fille aimable et belle, un vrai modèle de mérite et de vertu ? Comment avez-vous eu la hardiesse d’aller faire la cour à la sœur de M. Nickleby, sans nous faire part de vos intentions, et sans nous charger de faire votre déclaration ?

— Je n’osais pas espérer…

— Ah ! vous n’osiez pas espérer ? Alors, raison de plus pour ne pas vous passer de notre entremise. Monsieur Nickleby, je suis bien aise de vous dire que Frank, ordinairement trop pressé dans ses jugements, ne s’est pourtant pas trompé cette fois-ci, par hasard. Il a jugé vrai. Le cœur de Madeleine est engagé. Donnez-moi la main, monsieur ; oui il est engagé avec vous, et elle ne pouvait pas faire un choix plus naturel et plus honorable. Sa petite fortune est donc à vous, mais elle vous apporte, monsieur, dans sa personne, un trésor plus précieux que si elle vous donnait cinquante fois plus. C’est vous qu’elle préfère, monsieur Nickleby : et nous, ses meilleurs amis, nous lui aurions conseillé nous-mêmes cette préférence. Quant à M. Frank, la préférence qu’il donne ailleurs n’est pas moins sûre de notre agrément. Il faut qu’il ait la petite main de votre sœur, monsieur, quand elle l’aurait refusée un million de fois ; il le faut et il l’aura ! Vous vous êtes conduit noblement, avant de connaître nos sentiments, mais, maintenant que vous les connaissez, monsieur, vous devez faire ce qu’on vous dit. Comment ! n’êtes-vous pas les enfants d’un digne gentleman ? Il a été un temps, monsieur, où mon cher frère et moi, nous n’étions que deux pauvres petits garçons, allant à l’aventure, presque nu-pieds, chercher fortune. Que sommes-nous de plus aujourd’hui, sauf les années et une position plus avantageuse dans le monde ? Nous n’avons pas changé. Non, non, Dieu merci !… Ah ! Ned, Ned, quel heureux jour pour vous et pour moi ! Si notre pauvre mère était seulement encore de ce monde pour nous voir à présent, frère Ned, quelle joie pour sa chère âme, comme elle eût été fière de ses enfants ! »

Le frère Ned, qui venait d’entrer avec Mme Nickleby, sans être aperçu par les deux jeunes gens, répondit à cet appel en courant serrer tendrement son frère Charles dans ses bras.

« Amenez-moi ma petite Catherine, dit celui-ci après un moment de silence. Amenez-la moi, frère Ned. Que je la voie, cette chère Catherine, que je l’embrasse. J’en ai le droit maintenant. J’en avais déjà bien envie la première fois qu’elle est venue : je me suis retenu vingt fois… Ah ! Eh bien ! mon petit colibri, n’avez-vous pas trouvé la lettre ? N’avez-vous pas trouvé plutôt Madeleine elle-même qui était là à vous attendre et à vous espérer ? N’avez-vous pas reconnu qu’elle n’avait pas oublié tout à fait son amie, sa garde-malade, sa douce compagne ? Mais que je vous embrasse ; voilà le meilleur de la chose.

— Laissez donc, mon frère, laissez donc, dit Ned, vous allez rendre Frank jaloux comme un tigre, et il faudra vous couper la gorge avec lui avant le dîner ; la belle affaire !

— En ce cas, Ned, qu’il l’emmène, qu’il l’emmène ! Madeleine est dans la chambre voisine : que tous les amoureux nous laissent tranquilles, qu’ils aillent causer ensemble de l’autre côté, s’ils ont quelque chose à se dire. Mettez-les dehors, Ned, tous. »

Et le frère Charles commença l’exécution en conduisant à la porte la jeune fille confuse, et en la congédiant avec un baiser. Frank ne se le fit pas dire deux fois pour la suivre. Quant à Nicolas, c’était lui qui avait ouvert la marche. Il ne resta donc plus que Mme Nickleby et miss la Creevy, qui sanglotaient à qui mieux mieux, les deux frères et Tim Linkinwater, qui circulait à la ronde distribuant à tout le monde de joyeuses poignées de main, sa ronde face toute rayonnante et pleine de sourires.

« Eh bien ! M. Tim Linkinwater, dit le frère Charles, qui avait toujours la parole en main. Voilà toute cette jeunesse heureuse, monsieur !

— C’est égal, vous n’avez pas pu y tenir : vous ne les avez pas fait languir aussi longtemps que vous l’aviez dit, répondit Timothée d’un air goguenard. Vous deviez tant, selon vous, garder M. Nickleby et M. Frank dans votre cabinet, je ne sais pas combien d’heures, et leur dire je ne sais pas combien de choses avant d’en venir au fait !

— Là ! a-t-on jamais vu un vilain homme comme ce Timothée ? Je vous le demande, frère Ned, a-t-on jamais vu son pareil ? Ne voilà-t-il pas qu’il m’accuse d’impatience. Cela lui va bien, à lui qui n’a pas cessé de nous ennuyer du matin jusqu’au soir, et de nous persécuter pour lui permettre d’aller leur vendre la mèche, avant que nous eussions dressé toutes nos batteries ni arrangé un seul mariage. Ah ! le vilain traître !

— Vous avez bien raison, frère Charles, répliqua Ned, Timothée n’est qu’un vilain traître. Tenez ! voulez-vous que je vous dise, c’est de plus un jeune fou. Il n’a ni gravité ni caractère. Que voulez-vous ? il faut que jeunesse se passe. Quand il aura jeté son premier feu, qui sait si ce ne sera pas plus tard un membre respectable de la société ? »

Accoutumés comme ils étaient à ce genre de badinage aux dépens de Tim Linkinwater, ils en riaient tous les trois de bon cœur, et riraient encore, si les frères, s’apercevant que Mme Nickleby n’en pouvait plus, et qu’elle était à la lettre accablée de son bonheur, ne lui avaient pas pris un bras chacun pour l’emmener, sous prétexte d’avoir à la consulter sur des arrangements de la dernière importance.

On sait que Tim Linkinwater et miss la Creevy s’étaient souvent rencontrés ensemble, et qu’à chaque fois ils avaient toujours fourni une conversation agréable et surtout animée, comme une bonne paire d’amis. C’était bien le moins qu’aujourd’hui Timothée, la voyant sangloter encore, trouvât tout naturel de chercher à la consoler. Or, miss la Creevy était assise sur un grand divan de forme antique, où il y avait de la place de reste pour deux personnes. Il était donc naturel encore que Timothée y prît place auprès d’elle. Et, si Timothée, dans un grand jour de fête comme celui-là, se montrait plus éveillé qu’à l’ordinaire et même plus coquet dans sa mise, quoi de plus naturel encore ?

Tim était donc assis à côté de miss la Creevy, les jambes croisées l’une sur l’autre, de manière que le bout de son pied (il avait le pied mignon, que faisaient mieux valoir encore aujourd’hui des souliers vernis et des bas de soie noire bien tirés) donna, nous parlons au figuré, dans l’œil de sa voisine, quand il lui dit, pour la calmer :

« Ne pleurez pas.

— Je ne puis pas m’en empêcher.

— Non, ne pleurez pas : je vous en prie. Je vous en prie, ne pleurez pas.

— Je suis si heureuse ! dit la petite femme en sanglotant plus fort.

— C’est le cas de rire alors, dit Timothée. Riez plutôt. »

On n’a jamais pu savoir ce que faisait par là le bras de Timothée, mais il se donna un coup de coude contre le coin de la fenêtre, de l’autre côté de miss la Creevy : il est évident qu’il n’avait que faire là.

« Riez donc, dit Timothée, ou bien vous allez me faire pleurer aussi.

— Et pourquoi donc iriez-vous pleurer ? demanda-t-elle en souriant.

— Parce que je suis heureux aussi : je ne le suis pas moins que vous et je veux faire comme vous. »

À coup sûr, il n’y a jamais eu d’homme qui se soit autant trémoussé que Timothée en ce moment. Son pauvre coude ! Il le cogna encore contre la fenêtre, toujours à la même place, et miss la Creevy lui demanda si c’est qu’il avait fait vœu de casser les vitres.

« Je me faisais un plaisir de penser d’avance à celui que vous causerait ce coup de théâtre, dit Timothée plus rassis.

— C’est bien aimable à vous d’avoir pensé à moi, répondit miss la Creevy, et vous ne vous trompiez pas. Rien au monde ne pouvait me faire la moitié autant de plaisir. »

Pourquoi donc miss la Creevy et Tim Linkinwater se disaient-ils cela tout bas ? Il n’y avait pourtant pas là de mystère. Pourquoi donc aussi Tim Linkinwater regardait-il si obstinément miss la Creevy, et pourquoi miss la Creevy regardait-elle si obstinément le parquet ?

« Comme c’est agréable pour des gens comme nous, qui avons passé toute notre vie seuls au monde, de voir unir des jeunes gens que nous aimons, avec tant d’années de bonheur devant eux !

— Ah ! oui ! cria la petite femme, faisant explosion de tout son cœur.

— Quoique pourtant cela fasse sentir davantage, poursuivit Timothée, le vide d’une existence solitaire et comme exilée du monde, n’est-ce pas ? »

Miss la Creevy dit qu’elle ne savait pas trop. Pourquoi donc disait-elle qu’elle ne savait pas trop ? car enfin elle devait bien savoir si c’était vrai ou faux.

« Il me semble, continua Timothée, que cela devrait nous donner l’envie de nous marier tous ; qu’en dites-vous ?

— Quelle folie ! répliqua miss la Creevy en riant. Est-ce que nous ne sommes pas trop vieux ?

— Ma foi non ! dit Timothée ; nous sommes plutôt trop vieux pour rester dans le célibat. Pourquoi, par exemple, ne nous marierions-nous pas tous les deux, au lieu de rester là, tout le long de l’hiver, seuls au coin de notre feu respectif ? Nous pourrions faire l’économie d’une cheminée, en mariant nos feux ensemble.

— Ah ! monsieur Linkinwater, vous vous moquez.

— Moi ! non, du tout. Bien loin de là. Tenez ! si vous voulez, je veux bien. Allons ! un petit oui.

— On en rirait trop dans le monde.

— Laissez-les rire, cria Timothée d’une voix de stentor. Nous avons un bon caractère ; nous rirons avec les autres. Combien de fois n’avons-nous pas déjà ri à cœur joie depuis que nous nous connaissons !

— Pour ça, c’est vrai, cria miss la Creevy prête à céder, à ce qu’il sembla à Timothée.

— C’est bien le plus heureux temps que j’aie passé dans toute ma vie… au moins, loin des affaires de la maison Cheeryble frères, dit-il. Allons, ma chère, dites donc que vous le voulez bien.

— Non, non ! il ne faut pas penser à cela. Et que diraient les frères ?

— Mais, Dieu merci ! cria Timothée dans son innocence, il me semble que c’est une chose à laquelle je peux bien penser sans leur demander conseil. Et puis, est-ce que vous croyez que, s’ils nous ont laissés seuls ici, c’était pour autre chose ?

— Je ne pourrai plus jamais les regarder en face, s’écria miss la Creevy, qui ne résistait plus que faiblement.

— Allons ! dit Timothée, nous ferons un couple fort heureux. Nous demeurerons dans cette vieille maison que j’habite déjà depuis quarante-quatre ans. Nous irons ensemble à la vieille église, où je n’ai pas manqué d’aller tous les dimanches, depuis le même temps. Nous aurons sous la main toutes mes vieilles connaissances, Dick, le portique, la pompe, les pots de fleurs, et les enfants de M. Frank, et les enfants de M. Nickleby, à qui nous servirons de grand-père et de grand-mère. Soyons cet heureux couple, pleins de petits soins l’un pour l’autre. Et s’il nous arrivait de devenir sourds, ou infirmes, ou aveugles, ou perclus, ne serions-nous pas bien aises d’avoir là quelqu’un que nous aimons, pour causer avec nous et nous tenir compagnie ? Soyons ce couple heureux. Je vous en prie, ma chère demoiselle. »

Cinq minutes après cette proposition honnête et directe, la petite Mlle la Creevy et Timothée jasaient ensemble à leur aise, comme s’ils étaient mariés depuis vingt ans, sans jamais s’être querellés. Et puis, cinq minutes après encore, quand miss la Creevy eut le temps d’aller voir dans la glace si elle n’avait pas les yeux rouges et de rajuster ses cheveux, Timothée se rendit d’un pas majestueux au salon, s’écriant en chemin : « Il n’y a pas une femme comme elle dans toute la ville de Londres ; non, il n’y en a pas. »

Cependant le maître d’hôtel, à la face apoplectique, ne savait que devenir en voyant différer si longtemps le dîner sans qu’on l’eût prévenu. Nicolas, dont mes lecteurs et mes lectrices peuvent deviner par eux-mêmes ou par elles-mêmes quelles avaient été pendant ce temps-là les occupations, descendit en courant les escaliers, docile à l’appel impatient du fidèle serviteur. Mais là il rencontra une surprise nouvelle.

Il aperçut, sur son chemin, dans un corridor, un étranger élégamment vêtu de noir, qui se dirigeait aussi du côté de la salle à manger. Comme il boitait un peu et marchait lentement, Nicolas ralentissait le pas par derrière, et le suivait de près, se demandant qui ce pouvait être, quand l’autre se retourna tout à coup et lui prit les deux mains.

« Newman Noggs ! cria Nicolas enchanté.

— Oui, Newman, votre vrai Newman, votre vrai, vieux, fidèle Newman. Mon brave garçon, mon petit Nick, je vous souhaite joie, santé, bonheur, tout ce que vous pouvez désirer. Je suis tout saisi de vous revoir ; c’est trop fort pour moi, mon cher ami, j’en suis comme un enfant.

— Qu’est-ce donc que vous êtes devenu ? Qu’avez-vous fait tout ce temps-là ? dit Nicolas. Que de fois j’ai demandé de vos nouvelles et toujours reçu la même réponse, que j’entendrais parler de vous avant peu !

— Je le sais, je le sais, reprit Newman. Ils n’étaient pas moins impatients que vous de nous réunir tous. Je leur ai donné un petit coup de main. Et moi, moi, regardez-moi, Nick, regardez-moi donc.

— Je vois bien, dit Nicolas d’un ton de doux reproche. Ce n’est pas de moi que vous auriez jamais voulu accepter cela.

— Que voulez-vous ? à cette époque-là, je ne savais pas seulement où j’en étais. Je n’aurais jamais eu le courage de m’habiller comme un monsieur. Cela m’aurait rappelé mon ancien temps, et je n’en aurais été que plus misérable. Mais, à présent, je suis un autre homme, mon petit Nick. Mon brave garçon, ah ! je ne peux seulement pas parler ; ne me dites rien ; n’ayez pas mauvaise opinion de moi, de ce que je pleure comme cela. Vous ne savez pas du tout ce que je sens aujourd’hui, vous ne pouvez pas le savoir, vous ne le saurez jamais. »

Ils entrèrent ensemble dans la salle à manger, bras dessus, bras dessous, et se mirent à table auprès l’un de l’autre.

Jamais, depuis que le monde est monde, il n’y eut pareil dîner. Il y avait d’abord un commis suranné de la banque, l’ami de Tim Linkinwater ; il y avait après cela une vieille demoiselle joufflue, la sœur de Tim Linkinwater. Et puis tant de prévenance de la part de la sœur de Tim Linkinwater pour miss la Creevy, et puis tant de plaisanteries amusantes de la part du commis suranné de la banque ! Et Tim Linkinwater, lui-même, était-il gai et léger comme un papillon, et la petite Mlle la Creevy, était-elle comique ! à eux seuls ils auraient fait la plus charmante réunion qu’on pût voir. Et Mme Nickleby donc, avec ses airs de grandeur et de condescendance ! et Madeleine avec Nicolas, tous doux la rougeur au front, quel joli couple ! Nicolas et Frank étaient tout empressés, tout fiers de leurs conquêtes. À eux quatre ils ne faisaient pas grand bruit, c’était le silence timide et tremblant du bonheur. Il y avait ensuite Newman avec sa joie immodérée qu’il croyait modérer pourtant. Enfin, les deux frères jumeaux, nageant dans la joie, et échangeant entre eux de tels regards, que le vieux maître d’hôtel en restait transpercé derrière la chaise de ses maîtres et sentait ses yeux s’obscurcir pendant qu’il les promenait tout humides autour de la table.

Quand la première fraîcheur, qui gâte toujours un dîner au début, fut passée, et que chacun se fut mis à son aise, la conversation devint plus générale, ce qui ne fit qu’ajouter, s’il est possible, à l’harmonie universelle et doubler le plaisir de tout le monde. Les frères étaient en extase, et leur insistance polie pour ne laisser sortir personne de table, avant qu’ils eussent adressé leurs compliments individuellement à toutes les dames à la ronde, donna l’occasion au commis suranné de dire tant d’excellentes choses, qu’il se surpassa en vérité et se fit la réputation d’un homme d’un esprit prodigieux.

« Ma chère Catherine, dit Mme Nickleby, prenant sa fille dans un petit coin sitôt qu’elles furent remontées au salon, ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas, ce que vous me dites là de miss la Creevy avec M. Linkinwater ?

— Si, vraiment, maman.

— Ce n’est pas possible. Je n’ai jamais rien vu de pareil de ma vie ! s’écria Mme Nickleby.

— Pourquoi pas ? reprit Catherine ; M. Linkinwater est un excellent homme, et bien conservé pour son âge.

— Lui ! c’est vrai, ma chère, répondit Mme Nickleby ; oui, certainement, personne n’a rien à dire contre lui, si ce n’est que, sur ma parole, c’est l’homme le plus faible et le plus léger que j’aie jamais vu. Mais elle, direz-vous qu’elle est bien conservée pour son âge ? Aller proposer sa main à une femme qui doit avoir, oh ! certainement le double du mien ! Et elle, avoir le front de l’accepter ! cela n’est pas possible. Tenez ! cette femme me dégoûte. »

Et elle se mit à secouer la tête d’un air très significatif, en se retirant là-dessus. Et toute la soirée, au milieu de la gaieté et des réjouissances qui suivirent le repas, et dont elle prit sa part, sauf cette exception, elle garda avec miss la Creevy, qu’elle tint à distance, un air majestueux, destiné à lui faire comprendre ce qu’elle pensait de l’inconvenance de sa conduite, et à lui déclarer sans feinte et sans ménagement son mécontentement extrême de la trouver en flagrant délit d’indélicatesse.